Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 1/Chapitre 3/5

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Maurice Lamertin (6p. 109-120).
V

Les ennemis de la France n’auraient pas manqué de tirer parti, s’ils l’avaient pu, de cet état de l’opinion. Ils ne s’étaient pas fait faute de répandre dans le pays de fausses nouvelles et d’y envoyer des agents secrets pour y nourrir le mécontentement. Les émigrés belges, pour la plupart établis en Allemagne, leur venaient spontanément en aide. Depuis le mois d’octobre 1797, plusieurs d’entre eux avaient rejoint à Emmerich, sur la rive droite du Rhin, non loin de la frontière hollandaise, des Orangistes expulsés par la République Batave. Une sorte de comité politique s’était formé là, en rapport avec les cabinets de Vienne et de Londres, ainsi qu’avec le prince d’Orange. On y faisait de la propagande clandestine, et on y élaborait de ces vagues projets dont se nourrissent toujours la tristesse et l’espoir des exilés. Les uns comptaient intéresser Dumouriez à un plan d’insurrection de la Belgique, d’autres rêvaient de la reconstitution des dix-sept provinces sous le sceptre du prince d’Orange[1].

Ces menées n’échappaient pas à la police du Directoire. Il ne s’en inquiétait guère, sans négliger pourtant de prendre des mesures de précaution. Au mois d’octobre 1796, il avait imposé par prudence, à la République Batave, l’arrestation du vieux van der Noot, dont le nom eût pu servir de ralliement aux « statistes »[2]. En janvier 1797, le baron J.-J. de Meer avait été fusillé pour avoir tenté de provoquer un soulèvement. Un peu plus tard, les lois contre l’Église avaient permis d’expulser du pays van Eupen, le chanoine Duvivier et le cardinal de Franckenberg. On sentait bien que des mécontents s’agitaient ça et là, mais l’impuissance de leurs efforts témoignait de l’absence de tout péril sérieux. Le baron d’Hartemberg, un des émissaires les plus actifs du Comité d’Emmerich, n’aboutissait à rien[3]. Et on peut supposer que le « club monarchique », que le Commissaire Mallarmé se vante d’avoir fait fermer en mars 1798, n’était pas bien redoutable. Les seuls excitateurs à craindre étaient les moines, dont la dispersion favorisait d’autant plus les manœuvres que l’interdiction de porter l’habit les rendait plus difficiles à dépister.

Tout cela était gênant sans doute, mais rien de plus. En 1795, en pleine guerre, les agents de la République avaient encore pu croire à l’explosion d’une « nouvelle Vendée ». Après la paix de Campo-Formio, plus rien de tel n’est à redouter. Il est trop évident que toute tentative d’insurrection serait écrasée dans l’œuf. Le Directoire est si rassuré qu’il a réduit au strict minimum l’occupation militaire du pays. Au milieu de 1798, les troupes stationnées dans la Dyle comprenaient à peine 700 hommes. Il n’y en avait certainement pas plus de sept à huit mille dans toute la Belgique.

On en était là quand l’approche d’une nouvelle coalition contre la France poussa le Corps législatif à voter, le 3 septembre 1798, la loi organisant la conscription. Elle déclarait soldats et répartissait en cinq classes tous les hommes non mariés de 20 à 25 ans. La première classe, convoquée le 24 septembre (3 vendémiaire an VII) devait fournir un contingent de 200,000 hommes. En Vendée, où les appels de 1793 avaient déchaîné l’insurrection, on différa par prudence la levée des conscrits. Mais le gouvernement se croyait si sûr de la Belgique, qu’il ne songea pas à lui appliquer un tempérament analogue.

Jamais la conscription n’avait été connue dans le pays. Sous le régime espagnol comme sous le régime autrichien, l’armée ne s’y était recrutée que par engagements volontaires. Le tirage au sort, que Louis XIV avait voulu introduire pendant l’éphémère occupation française de 1701, avait soulevé des fureurs. S’il n’avait pas provoqué de troubles graves, c’est sans doute que le clergé, au lieu d’attiser la rage du peuple, s’était appliqué à la calmer au profit d’un roi ennemi des jansénistes[4]. Mais pouvait-on espérer le voir agir de même en faveur de la République qui le persécutait ? Eh quoi ! Il allait falloir porter les armes non seulement pour soutenir un régime impie, mais pour le défendre contre l’ennemi extérieur qui promettait de le détruire ! On allait être forcés de combattre au profit des contempteurs de l’Église et du pape ! Dans les campagnes flamandes, où la foi était si vive et où le clergé seul avait prise sur les paysans dont il parlait la langue, l’exaspération monta tout de suite à son paroxysme. Quelle impression devaient faire sur un peuple ainsi disposé les proclamations des administrations départementales ! Il était trop facile de retourner contre la République leurs belles phrases sur le devoir de chacun de se dévouer « à la société qui le protège », et sur le soldat qui n’est plus « l’instrument de la tyrannie de quelques despotes ».

Dès le commencement du mois d’octobre, la Campine et le nord de la Flandre sont en fermentation. Dans plusieurs communes les agents municipaux ne veulent pas ou n’osent pas faire proclamer la loi. « Elle est regardée comme une calamité ». Les affiches tricolores qui en contiennent le texte sont arrachées ou couvertes d’immondices. Nulle préparation d’ailleurs dans cette révolte. Elle fut toute spontanée et son explosion surprit autant ses fauteurs que ses adversaires. C’est un simple sursaut de fureur, une impulsion irrésistible bientôt propagée de proche en proche par la contagion de l’exemple et la communauté des sentiments. Que veulent les insurgés ? Au fond ils n’en savent rien si ce n’est qu’ils haïssent la République, et cette haine les dresse contre elle. Sur quels alliés peuvent-ils compter ? Sur aucun, puisque la paix règne en ce moment[5]. S’ils avaient agi en vertu d’un plan concerté, ils eussent attendu la nouvelle guerre qui s’annonçait inévitable. Manifestement ils n’obéissent pas à un mot d’ordre, ils ne sont les instruments de personne. Leur piété contrariée et leur liberté violentée sont les seuls mobiles de la terrible aventure dans laquelle ils se lancent avec une naïve audace[6].

Il leur fallait un signe de ralliement et un drapeau. Faute de mieux ils prirent les couleurs autrichiennes et crièrent Vive l’Empereur. Mais leurs bandes s’appellent l’armée catholique ou l’armée chrétienne, et les proclamations qu’ils sèment dans les villages s’adressent à la « roomsch katholijke jonkheid ». En marchant ils chantent des cantiques, et des images pieuses ornent leurs chapeaux. Ils sont armés à la diable de fusils de chasse, de fourches, de faulx, de bâtons. Pour chefs, ils ont d’anciens soldats autrichiens ou plus souvent des fils de notables de campagne, notaires ou juges de paix, flanqués de prêtres ou de moines.

L’insurrection débuta le 12 octobre 1798 à Overmeire près de Termonde. Ce ne fut qu’une simple échauffourée que la gendarmerie réprima sans peine. Mais l’élan était donné. Partout sonne le tocsin ; les « jongens » s’assemblent et leurs troupes vigoureuses se mettent à parcourir les villages. Dès qu’elles arrivent dans une commune, elles abattent l’arbre de la liberté, rouvrent l’Église et brûlent les registres de l’état-civil parce qu’ils renferment les noms des conscrits. Parfois on pille la caisse municipale, et s’il arrive qu’un fonctionnaire fasse de l’opposition, on le force à crier Vive l’Empereur. Les brutalités furent nombreuses ; il y eut çà et là des meurtres abominables, mais dans l’ensemble, rien de comparable aux atrocités de la chouannerie.

Du pays de Waes, l’insurrection s’étendit rapidement à toute la région flamande. Elle provoqua même dans le Luxembourg, tout au moins dans le Luxembourg de langue allemande, un soulèvement parallèle. Mais elle n’entraîna que les masses rurales et c’est à juste titre qu’elle a conservé le nom de « guerre des paysans » (Boerenkrijg). Sa violence surprit et effaroucha la bourgeoisie. Par crainte du pillage, les villes fermèrent leurs portes à « l’armée catholique ». À Lierre, où des bandes s’introduisirent un moment, la population épouvantée monta la garde jusqu’à leur départ. Au surplus, il suffisait du moindre bon sens pour comprendre que les insurgés ne pouvaient réussir. La soudaineté de leur soulèvement avait pris les autorités au dépourvu. Mais leur triomphe sur de pauvres gens convaincus que les images bénites fixées à leurs vêtements les protégeraient contre le canon[7], n’était que trop certain.

Tout de suite les commandants de place avaient proclamé l’état de siège. Dans le département de l’Escaut, l’administration menaçait de faire brûler les maisons d’où on tirerait sur les troupes et organisait une « traque générale ». Le 25 octobre, le Directoire requérait les administrateurs du Nord, des Ardennes, de l’Aisne, de la Somme et du Pas-de-Calais de mettre des colonnes mobiles de gardes nationaux à la disposition du général commandant la division de Bruxelles. La consigne était donnée de ne voir dans les insurgés que des « brigands », réunis pour « piller les propriétés et massacrer les fonctionnaires publics », et de les traiter comme tels.

Dès la fin d’octobre, le mouvement était enrayé. Il avait atteint à ce moment la région de Roulers et de Courtrai en Flandre, d’où il cherchait à déborder sur le Tournaisis. Du Luxembourg, le Klüppelkrieg, se propageant vers le Nord et vers l’Ouest, avait menacé un instant Saint-Hubert et Stavelot. La technique des paysans de cette région boisée était celle que les Vendéens avaient pratiquée. « Ils se réunissent en masse pour résister ; sont-ils rompus et repoussés, ils se sauvent chacun chez eux et la troupe qui les poursuit les rencontre à travailler paisiblement dans les champs et dans les villages »[8].

La lutte fut le plus opiniâtre en Campine. Un chef énergique et habile, Emmanuel-Benoit Rollier, avait réussi à en prendre la direction. Il avait constitué entre le canal de Willebroeck, le Rupel et l’Escaut, une sorte de camp retranché où il parvint à se maintenir assez longtemps. Sur le point d’être tourné, il s’était échappé par une adroite retraite et, au moment où le général Collaud, croyant tout danger écarté, venait de lever l’état de siège à Bruxelles, il paraissait tout à coup devant Diest et s’en emparait. Aussitôt encerclé par les troupes du général Jardon qui le poursuivaient, il refusa de se rendre, contint l’ennemi par de vigoureuses sorties et, à la faveur de la nuit, se glissa hors de la place en traversant les marais du Démer (15 novembre). Durant quelques jours, traqué par les Français, il manœuvra entre Diest, Tirlemont et Saint-Trond, puis se jeta enfin dans Hasselt (4 décembre). Trois mille cinq cents paysans le suivaient encore. À l’aube du jour suivant, sur la Grand’Place, des prêtres leur donnèrent l’absolution générale. On combattit de dix heures du matin à quatre heures du soir. Mais les insurgés étaient vaincus d’avance. Leur courage céda lorsque le canon eut abattu les portes de la ville. Les survivants s’enfuirent en désordre à travers les morts et les blessés qui encombraient les rues, et la cavalerie française n’eut plus qu’à les « hacher » le long des routes. La guerre des paysans était finie : elle avait duré un peu moins de deux mois. Durant quelque temps, des bandes de désespérés errèrent encore par les bois, poursuivis par les colonnes mobiles. Puis ces derniers remous de l’agitation s’apaisèrent : avant le commencement du printemps, l’ordre régnait de nouveau dans les campagnes.

On ne peut s’étonner ni de l’issue ni de la courte durée de la lutte. Elle ne rappelle en rien l’insurrection de la Vendée ou celle qui devait, en 1808, éclater dans le Tyrol. Les Vendéens prirent les armes au moment où la guerre civile déchirait la République ; l’Angleterre leur faisait passer des munitions et de l’argent ; des nobles et d’anciens officiers les dirigeaient et la confiance dans le retour du roi soutenait leur énergie. En Tyrol, le loyalisme traditionnel pour la maison de Habsbourg et l’attachement aux antiques libertés locales, n’expliquent pas seuls le succès de la révolte[9]. Elle fut favorisée par la nature de ce pays de montagnes et il ne faut pas oublier que sans les troupes régulières de l’archiduc Jean et l’habileté des mesures prises par le marquis du Chasteler, Andréas Hofer n’eut pas eu, peut-être, plus de bonheur que Rollier. De ces circonstances favorables, tout manqua aux paysans belges. Avec les Tyroliens et les Vendéens, ils n’eurent de commun que le catholicisme, la haine de la conscription et le courage. Privés de tout secours extérieur, abandonnés par la noblesse et la bourgeoisie, ne pouvant compter et d’ailleurs ne comptant pas sur l’Autriche, ils devaient fatalement succomber sans retard au moindre effort du pouvoir militaire. Ce fut une fronde campagnarde, un mouvement de simples conduits par des simples, vif et court comme un feu de paille. Les insurgés n’avaient que trop raison de compter sur le miracle ; c’en eût été un que leur succès. Il ne semble pas même qu’ils aient fait grand peur au gouvernement. Les forces mobilisées contre eux ne furent que de médiocre importance et somme toute vinrent facilement à bout d’une lutte vraiment trop inégale. Cependant la répression fut impitoyable. Jusqu’à la fin de 1799, des centaines de malheureux furent condamnés par les Conseils de guerre à la guillotine ou à la fusillade. Des otages répondirent sur leur tête de la tranquillité du pays. Le tribunal de la Somme fut chargé de recevoir les plaintes des victimes de la révolte et d’infliger des réparations collectives aux communes coupables.

Le clergé expia cruellement les sympathies qu’il avait montrées à « l’armée catholique ». L’occasion était bonne de mater définitivement les « coquins sacerdotaux ». Le 4 novembre 1798, un mois avant la fin des troubles, neuf arrêtés collectifs conçus dans les mêmes termes, accusant les « prêtres et moines des départements réunis » de s’être montrés les plus cruels ennemis de la France, d’avoir « avili les institutions républicaines, aigri les passions…, dénoncé les fonctionnaires publics au poignard des assassins… et organisé l’insurrection générale qui vient d’éclater dans ces contrées », condamnaient à la déportation 7,478 d’entre eux. On n’en put saisir que quatre à cinq cents qui furent internés aux îles de Ré et d’Oléron[10]. Pêle-mêle on avait inscrit sur les listes tous les prêtres insermentés, et l’énormité même du chiffre des bannis ne permettait pas de songer à les atteindre tous. Évidemment, on avait voulu terroriser et forcer au silence ce clergé indomptable. Les autorités municipales, parfois même les Commissaires départementaux chargés de l’exécution des arrêtés ne les appliquèrent qu’avec mollesse sinon avec répugnance. Si quelques-uns firent du zèle, beaucoup fermèrent les yeux et laissèrent les habitants cacher leurs prêtres. « On ne sait lequel doit le plus surprendre, écrivait le Commissaire du département des Forêts, ou de la force de séduction (du clergé) ou de l’accord unanime d’un peuple chez lequel, dans un si petit espace, tant d’individus errants et fugitifs trouvèrent partout protection et sûreté »[11].

La guerre des paysans et la persécution du clergé eurent pour conséquence une recrudescence de sévérité et d’arbitraire chez les fonctionnaires français et d’apathie chez les administrés. Plus que jamais, les fonctions publiques semblaient odieuses et plus que jamais on s’efforçait d’y échapper. Dans plusieurs communes il n’y avait plus d’administration municipale. Les « chauffeurs » et les brigands, favorisés par le désarroi général, sévissaient de plus belle. L’anarchie provoquait chez les Commissaires départementaux des excès de pouvoir intolérables. Aux Cinq-Cents, les députés belges stigmatisaient leur conduite « proconsulaire ». Frison, représentant des Deux-Nèthes, proposait une motion tendant à dénoncer au Directoire les « abus qui se commettaient dans les départements réunis et à l’inviter à les faire cesser ». Mallarmé, le commissaire central de la Dyle, dut être destitué et remplacé par Rouppe ; celui de l’Escaut était cassé et son ennemi, van Wambeke, lui succédait ; à Liège, Hauzeur-Simonon était substitué à Lambert Bassenge.

Ces changements de personnel s’expliquent par l’évolution du Directoire, que le coup d’État du 30 prairial (18 juin 1799) venait de soumettre à l’influence du Corps législatif renouvelé par des élections anti-jacobines. Un député de l’Ourthe, Digneffe, ne craignait pas de comparer Merlin de Douai à Verrès et au duc d’Albe, et d’affirmer que « d’un bout de la Belgique à l’autre, il n’y avait qu’un cri sur sa politique astucieuse ».[12]

Cependant, la guerre avait repris et cette fois elle menaçait la Belgique. Le pays était rempli d’agents étrangers dont les menées se contrariaient. Les uns, soudoyés par l’Angleterre qui dès lors songe à relever contre la France la barrière des Pays-Bas, travaillent pour le prince d’Orange. Les autres sont au service de l’Autriche, dont le gouvernement revendique de nouveau les provinces, soit pour les conserver, augmentées au détriment de la France, soit pour les échanger avantageusement après la victoire. Mais il est trop tard pour soulever une opinion découragée. L’énergie des paysans, déclanchée prématurément l’année précédente, était épuisée. D’ailleurs dans le pays maintenant plein de troupes, quelle chance pourrait avoir une insurrection ? Personne ne bougea lorsque, le 19 mai, les Anglais s’emparèrent d’Ostende. Le commandant de Bruges, Keller, les repoussa facilement et la tentative n’eut pas de lendemain. La présence du prince d’Orange, appuyée par un corps anglo-russe de 50,000 hommes débarqué au Helder, ne souleva point la République Batave, et après la défaite infligée par Brune aux envahisseurs, ils reprirent la mer pour ne plus reparaître.

Les Autrichiens ne réussirent pas mieux. Une proclamation du général Starhay appelant les « braves Belges à se ranger sous les drapeaux de leur ancien et auguste maître » fut inutilement semée sur les routes par des agents en cabriolet. Elle n’eut d’autre résultat que de faire sortir Charles de Loupoigne de la retraite où il se cachait depuis trois ans. Il devait trouver la mort dans le coup de main ou plutôt dans le coup de désespoir qu’il risqua au milieu de l’apathie générale. Découvert le 30 juillet près de Neeryssche, il fut tué en se défendant. Le lendemain sa tête était exposée par le bourreau sur la Grand’Place de Bruxelles. Ni les succès des alliés sur le Rhin, ni la proclamation de la patrie en danger par le Directoire (13 juillet 1799) ne produisirent aucun mouvement. Évidemment personne n’espérait plus secouer la domination française.

Pourtant elle pesait plus lourdement que jamais sur la nation. Ce n’est pas que l’on puisse apercevoir chez elle de bien vifs regrets de l’Ancien Régime. Sauf le petit groupe de ceux qui en avaient profité, le peuple en avait accepté sans peine la disparition. Il semble bien que l’on s’était accoutumé tout de suite à la simplicité logique des institutions nouvelles. Bouteville remarquait déjà la faveur avec laquelle avaient été accueillies, à peine introduites, la réforme du notariat et celle du régime hypothécaire[13]. On reconnaissait que l’organisation judiciaire présentait des garanties jadis inconnues. Le jury était devenu tout de suite populaire et, grâce à lui, bien des ennemis du gouvernement et bien des prêtres avaient été acquittés[14]. Quant à la suppression des dîmes, des droits féodaux, des péages, on l’avait certainement reçue comme un bienfait. On se fût même accommodé sans doute de la séparation de l’Église et de l’État si elle n’avait été le prétexte de la persécution religieuse. En somme, ce n’était pas tant le régime que l’on trouvait odieux, que la manière dont il était appliqué. On était excédé et dégoûté de se sentir sous le joug. Proclamés Français, les Belges s’indignaient de n’être point traités comme tels. Ils ne sentaient que trop leur subordination et qu’en fait ils restaient les sujets de leurs nouveaux compatriotes. Pourquoi leur refusait-on de présider eux-mêmes à l’exercice des droits qui leur avaient été octroyés ? Pourquoi étaient-ils écartés, dans leur patrie, de tous les postes importants ? Il n’était personne qui ne se plaignît d’être administré « par des individus venus de l’intérieur de la France, sans moyens d’existence sur le sol qui les a vus naître, étrangers aux mœurs, aux coutumes du pays, dénués de toute connaissance locale, qui, pour la plupart, regardant leur mission comme des privilèges pour vexer, en aggravaient le poids par la manière dont ils la remplissaient et qui, après être entrés dans le pays dans un état de dénuement absolu, y insultaient à la misère commune par le luxe scandaleux qu’ils étalaient ou s’en retournaient chargés des dépouilles de ses habitants »[15].

Protestations aussi justifiées qu’inutiles ! Ceux qui les formulaient ne remarquaient pas que le gouvernement n’eût pu y satisfaire qu’en abdiquant devant eux. Il était trop évident qu’enlevés à son contrôle, les Belges eussent aussitôt appliqué à leur guise les lois révolutionnaires. Leur abandonner le recrutement de l’administration, c’eût été reconstituer en fait leur autonomie. Laissés à eux-mêmes, ils ne se fussent pas emboîtés dans l’uniformité du régime que la réunion leur avait imposé sans se soucier de l’adapter à leurs mœurs et à leurs besoins. Bon gré mal gré, ils devaient rester en tutelle aussi longtemps que le sentiment national ne se serait point évanoui — et il ne s’évanouissait pas. Ceux-là seuls chez qui l’étouffaient l’intérêt ou la passion politique, anticléricaux comme Lambrechts et Rouppe ou acheteurs de biens nationaux, supportaient une situation qui s’accordait avec leurs principes ou qui garantissait leur fortune récente. Les autres en étaient à ce point où l’on accepte tout changement pourvu qu’il mette fin aux maux dont on souffre. Qu’il vînt de France, ou qu’il vînt des alliés, on attendait un sauveur. Le coup d’État du 18 brumaire devait être salué comme une délivrance.




  1. P. Verhaegen, op. cit., t. II, p. 426 et suiv.
  2. P. Verhaegen, La détention d’Henri van der Noot en 1796-1797. Bulletin de la Commission royale d’Histoire, 5e série, t. I [1891], p. 167 et suiv.
  3. P. Verhaegen, Le baron d’Hartemberg. Mém. in-8o de l’Académie de Belgique, 2e série, t. VII [1910].
  4. Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 99.
  5. Tout au plus leur vint-il un peu d’argent et quelques munitions par la Hollande où les Orangistes sympathisaient avec eux.
  6. Pour la guerre des paysans, l’ouvrage fondamental reste celui d’A. Orts, La guerre des paysans, 1798-1799 (Bruxelles, 1863). On le complétera par les renseignements empruntés par Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 219 et suiv., aux archives françaises. Voir aussi A. Thijs, De Belgische conscrits in 1798 en 1799 (Louvain, 1890) avec une riche documentation de provenance belge. Le centenaire de la révolte a provoqué la publication de plusieurs ouvrages destinés à la glorifier et pour lesquels il suffira de renvoyer ici aux Archives belges de 1898, p. 11 et suiv. Voy. encore F. van Caneghem, Onze boeren verheerlijkt (Ypres, 1904) et P. F. Gebruers, Eenige aanteekeningen over den besloten tijd en den boerenkrijg in de Kempen (Gheel, 1899-1900, 2 vol.). On consultera pour le Klüppel-Krieg : J. Engling, Geschichte des sogenannten Klüppel-Kriegs (3e édit. Luxembourg, 1858) et Zorn, Der Luxembürger Klüppel-Krieg (Luxembourg, 1898).
  7. Bergman, Geschiedenis der stad Lier, p. 465.
  8. Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 228.
  9. Sur le vrai caractère de celle-ci, voy. von Voltelini, Forschungen und Beiträge zur Geschichte des Tiroler Aufstandes im Jahre 1809 (Gotha, 1909).
  10. De la Gorce, op. cit., t. IV, page 264 et suiv. ; Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 237 et suiv. ; Victor Pierre, op. cit. ; A. Thys, La persécution religieuse sous le Directoire (Anvers, 1898). Sur l’existence des déportés, voy. le curieux journal de A. de Braeckenier, Description de la route et du lieu d’exil, publ. par A. de Mets (Anvers, 1913).
  11. Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 244.
  12. A. Orts, op. cit., p. 318.
  13. Dans le Compte rendu de sa mission, p. 17, il dit que « les départements réunis paraissent plutôt disposés à devancer les anciens qu’à demeurer en arrière sur cette salutaire institution ».
  14. Voy. la Correspondance de Bouteville aux Archives générales du royaume, reg. I, n° 60 ; A. Orts, La guerre des paysans, p. 48.
  15. Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 299.