Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 2/Chapitre 4/1

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Maurice Lamertin (6p. 198-204).
I

De toutes les causes qui, après le 18 brumaire, avaient concilié les Belges à Bonaparte, la principale avait été la proclamation du Concordat. Sans doute, il restait bien en deçà de ce que l’opinion catholique eût souhaité. Mais puisque le pape l’approuvait, quel motif eût-on pu invoquer pour n’accepter point de bon cœur le bienfait de la paix religieuse enfin restaurée après une si longue persécution ? Au lieu de s’étonner des difficultés que les « insermentés » lui suscitèrent encore jusqu’en 1803, il faut plutôt admirer la facilité avec laquelle le clergé s’y rallia dans son ensemble. Le sentiment public était trop avide de repos pour persister plus longtemps dans la résistance. L’agitation que Stevens s’obstinait à fomenter s’apaisa à partir de 1806. Les fidèles n’étaient point d’humeur à discuter sur les « articles organiques » ; il leur suffisait que les églises se rouvrissent et qu’ils pussent, le dimanche, s’éveiller au son des cloches annonçant la messe. On sentait vaguement que l’inévitable s’était accompli et que, dans l’ordre nouveau des choses, les privilèges ecclésiastiques avaient aussi définitivement disparu que les privilèges nobiliaires.

Le clergé régulier se résigna sans mot dire à sa dépossession, commencée d’ailleurs sous l’Ancien Régime, achevée sous la Révolution et légalisée par le Concordat. Il se courba sous la force et disparut sans bruit. Les moines se confinèrent dans leurs familles ou s’adonnèrent soit à l’enseignement, soit au ministère paroissial. Les religieuses, pieusement associées en petits groupes dans des maisons louées, se consacrèrent à l’instruction des filles, aux soins des malades et à des travaux d’aiguille. En 1808, le préfet de l’Ourthe vantait leur dévouement et rendait hommage à l’innocence de leurs mœurs et de leurs sentiments. Évidemment, la police pouvait dormir tranquille. Il n’y avait rien à craindre des survivants des corporations supprimées : chaque année la mort diminuait leur nombre, et on pouvait prévoir le moment où il n’en subsisterait plus que le souvenir[1].

Quant aux prêtres séculiers, le désintéressement dont ils firent preuve frappa vivement les contemporains. Dans la plupart des communes, la cure avait été vendue comme bien national, et ils s’accommodèrent sans protester d’installations de fortune. La résistance de beaucoup d’entre eux à prêter le serment d’obéissance aux nouveaux évêques ne s’explique que par des scrupules de conscience. Elle mit souvent à une rude épreuve la patience des préfets et provoqua çà et là des violences fâcheuses. À Malines, la police arrêta l’abbé de Lantsheere qu’elle accusait de soutenir les protestataires. Il fallut que Portalis lui-même intervînt pour prêcher le calme et la soumission. Enfin, en 1803, toutes les difficultés furent aplanies et, l’année suivante, l’assistance du pape au couronnement de Napoléon fit disparaître ce qui pouvait subsister encore d’une agitation à laquelle le chef suprême de l’Église enlevait lui-même ses derniers prétextes.

Tandis qu’en 1559, Philippe II n’avait guère désigné que des Belges pour administrer les nouveaux diocèses[2], Napoléon ne nomma que des Français aux évêchés réorganisés par le Concordat. Il agit en cela, et pour les mêmes motifs, comme il avait agi pour les préfets. Mais ses choix ne furent pas aussi heureux. Sauf l’évêque de Namur, Mgr. Bexon, qui, âgé de soixante-treize ans, scandalisa ses ouailles par des aventures galantes trop bruyantes, leurs mœurs étaient aussi correctes que leur orthodoxie. Par considération de l’ultramontanisme du pays, on avait eu soin de les recruter tous en dehors du clergé constitutionnel. En revanche, on n’avait tenu nul compte de l’esprit et des traditions du clergé qu’ils allaient avoir à administrer. L’archevêque de Malines, Jean-Armand de Roquelaure, était un prélat d’Ancien Régime, jadis aumônier de Louis XVI, qui, à quatre-vingt-un ans, conservait les allures et les habitudes d’un grand seigneur, et dont « les formes lestes, ouvertes et entièrement françaises, contrastent singulièrement avec les formes lourdes et ténébreuses des prêtres brabançons »[3]. À Gand, Mgr. Fallot de Beaumont se considère bientôt comme en exil et on doit, en 1807, le remplacer par un favori de l’empereur, Mgr. de Broglie. À Liège, l’Alsacien Zaepfel et à Tournai, son compatriote F.-J. Hirn s’adaptèrent plus facilement à l’esprit de leur entourage. Pourtant, cette première rencontre entre des éléments si disparates n’alla point sans froissements de toutes sortes. En 1807, Roquelaure faisait part à Portalis de son intention d’envoyer à Paris ou à Lyon une partie de ses séminaristes « pour franciser la Belgique en peu de temps » Ibid., t. II, p 102. — D’après la marquise de La Tour du Pin, Mémoires, t. II, p. 314, son successeur, de Pradt, aurait dénoncé au commissaire général de la police, les prêtres anti-concordataires.. Au reste, il n’y eut ni éclat ni rupture. L’accoutumance usa peu à peu les premières aspérités du début. Certains évêques se laissèrent même assez rapidement conquérir par leur clergé. Hirn à Tournai et de Broglie à Gand ne tardèrent pas à tomber sous l’influence de leurs grands vicaires, Duvivier et van de Velde, qui s’étaient signalés jadis par l’outrance de leur opposition aux édits de Joseph II.

Ce que le gouvernement exigeait avant tout des évêques, c’était une conformité absolue à ses desseins et une obéissance passive à ses ordres. Il put compter sur l’une et sur l’autre. Tous acceptèrent de se conduire, dans leurs rapports avec lui, en « préfets ecclésiastiques » et de dresser leur clergé au service de l’État. Les curés eurent à chanter les innombrables Te Deum requis par les victoires et les événements du règne, à exposer au prône les beautés de la conscription et les bienfaits de la vaccine. Les grands vicaires s’empressaient de communiquer à l’examen du préfet le texte de leurs sermons. L’adulation était de règle. En 1804, le supérieur du séminaire de Malines exprimait au ministre de l’Intérieur la joie qu’il avait ressentie en apprenant l’élévation à l’Empire « du grand Bonaparte envoyé de Dieu comme un autre Cyrus pour rétablir la religion et la paix, tant dans l’ancienne France que dans les départements réunis »[4]. Et pour être exubérante dans son expression, cette joie n’en était sûrement pas moins sincère. Car si l’Église servait l’empereur, l’empereur la comblait de bienfaits très réels. Partout les séminaires et les petits séminaires s’organisaient, les fabriques d’église rentraient en possession de leurs biens non aliénés, le clergé, jusqu’au grade de sous-diacre, était exempté du service militaire.

Pourtant la lune de miel de l’État et de l’Église ne pouvait durer bien longtemps. Napoléon plus encore que Joseph II entendait soumettre celle-ci à celui-là et en faire un instrument de règne. Dans sa volonté d’en ajuster les institutions aux nécessités de la société moderne, il était peu à peu entraîné au delà du point de rupture. Au lieu de laisser la société ecclésiastique se développer et agir à côté et en dehors de la société civile, il avait résolu de l’y faire entrer de force et de l’y soumettre. Depuis 1806, ses exigences croissantes le précipitent fatalement à un conflit avec la papauté.

L’obligation imposée aux prêtres d’enseigner le catéchisme impérial commence à provoquer une fermentation dangereuse. En France, où le gallicanisme était courant, elle fut assez facilement acceptée ; en Belgique, elle raviva aussitôt les cendres encore chaudes de la querelle fébronienne. Des brochures commencent à circuler sous le manteau[5]. Çà et là, les curés cessent de chanter le Domine salvum fac imperatorem. Les séminaristes s’agitent et aussitôt les autorités et la police d’entrer en campagne. Les préfets organisent la traque aux catéchismes prohibés, les font saisir chez les imprimeurs et les libraires, ordonnent aux maires de signaler les incartades des prêtres, se font rendre compte des sermons et instruisent des moindres incidents de l’agitation cléricale le ministre de la police. De département en département, ils se signalent les prédicateurs ambulants et jusqu’aux marchands qui débitent des papiers à filigrane suspect[6]. Le plus grave, c’est que le conflit du pape et de l’empereur commence à se répercuter sur l’organisation de l’Église. En 1808, l’abbé de Praet, désigné comme successeur à Mgr. de Roquelaure à Malines, ayant reçu de Rome des bulles motu proprio, le gouvernement refuse de les lui remettre, si bien que, ne pouvant les exhiber en prenant possession de son siège, il y fait figure d’intrus.

Incessamment d’ailleurs, la querelle du sacerdoce et de l’empire avive et aggrave le mécontentement et l’inquiétude non seulement du clergé mais des fidèles. En 1809, coup sur coup, l’annexion de États du Pape (17 mai), l’excommunication tacite de Napoléon (10 juin), l’enlèvement de Pie VII (5 juillet) augmentent une indignation à laquelle le divorce de l’empereur, prononcé par le Sénat le 16 décembre, ajoute le scandale. On commence à se demander si le nouveau Cyrus n’est pas l’Anté-Christ. Pendant le voyage de 1810, ses fureurs contre les prêtres l’ont encore plus diminué à leurs yeux qu’elles ne les ont effrayés. Ils se sentent maintenant soutenus par l’opinion. Les béguines d’Anvers, dont le curé a été saluer Napoléon lors de son passage dans la ville, rompent tout rapport avec lui[7]. À Liège, le chanoine Barrelt s’oppose énergiquement à reconnaître l’évêque nommé, Mgr. Lejeas, et plutôt que de céder se laisse exiler à Besançon[8]. Évidemment, contre le renouveau du joséphisme qui se manifeste plus brutal encore que jadis, l’opposition se reforme. Stevens publie de nouveaux pamphlets contre le « héros philosophe » qu’il qualifie de renégat et de sectateur de Mahomet. Les grands vicaires van de Velde et Duvivier dirigent la conduite de leurs évêques, à Gand, celle de Broglie, à Tournai, celle de Hirn. Nommés pour servir d’instruments à la politique napoléonienne, l’un et l’autre, gagnés par l’ultramontanisme de leurs ouailles[9], ont passé à l’opposition. En 1811, au concile national de Paris, ils résistent courageusement aux desseins de l’empereur. Seul parmi les prélats français, l’évêque de Troyes s’est rangé à leurs côtés.

On ne peut douter que le clergé belge ne se soit exprimé par leurs bouches, et c’est lui qui est châtié aussitôt en leurs personnes. Leur emprisonnement à Vincennes ne fait d’ailleurs que surexciter la résistance. Il est trop tard pour arrêter un mouvement que la persécution accélère. À Bruxelles, Mme  d’Houdetot cherche vainement à amadouer l’opinion en se faisant recevoir prévote de la Sainte-Vierge dans l’église de N.-D. du Bon Secours[10]. La passion religieuse se déchaîne désormais contre l’empereur. Des curés cherchent visiblement à soulever les paysans. D’étranges récits commencent à circuler. À Meldert, une image de la Vierge s’est décollée du mur et est venue sonner les cloches. Ailleurs, on a remarqué sur les feuilles des avoines des signes miraculeux[11]. Cependant, les évêques envoyés à Tournai et à Gand pour prendre la place des confesseurs de la foi que le despote a jetés dans les fers, sont accueillis par une opposition obstinée. Les séminaristes se montrent indomptables. En vain, les préfets essayent tour à tour sur eux de la conviction et de la menace. En vain leur affirme-t-on que Hirn et de Broglie ont donné leur démission. Plutôt que de céder, ils se laisseront enrôler dans l’armée. Cent quatre-vingt-treize d’entre eux furent envoyés de Gand dans les casemates de Wezel, où plusieurs moururent de maladie[12].

  1. Correspondance du préfet de l’Ourthe aux Archives de l’État à Liège, 30 mai 1808.
  2. Histoire de Belgique, t. III, 3e édit., p. 413.
  3. Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 410.
  4. Archives Nationales de Paris, F. 1, c. III. Deux-Nèthes, 5.
  5. Il en existe une collection considérable à la Bibliothèque de l’Université de Gand. L’une de celles que j’y ai vues porte cette note manuscrite : « Ontvangen door eene onbekende hand ».
  6. J’emprunte ces détails à la Correspondance du préfet de l’Ourthe aux Archives de l’État à Liège.
  7. Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 272.
  8. Daris, Histoire du diocèse et de la principauté de Liège, 1724-1852 t. IV, p. 232.
  9. En arrivant à Gand, de Broglie avait déclaré les Belges « plus ultramontains que les Italiens mêmes ». Voy. son autobiographie publiée par R. van den Gheyn dans les Annales de la Soc. Hist. de Gand, t. XVII [1923], p. 47.
  10. Galesloot, Chronique des événements les plus remarquables arrivés à Bruxelles de 1780 à 1827, t. II, p. 95. (Bruxelles, 1870-72).
  11. Archives Nationales de Paris. F. 1. c. III. Deux-Nèthes, 5.
  12. Voy. la relation de ces événements dans la relation imprimée à la fin de la Chronique publiée par Galesloot, t. II, p. 191 et suiv. Add. J. van der Moere, De jonge levieten van het seminarie van Gent te Wezel (Bruxelles, 1856) ; Claeys-Bouwaert, Un séminaire belge sous la domination française. Le séminaire de Gand (Gand, 1913).