Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 4/Chapitre 1/1

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Maurice Lamertin (6p. 363-368).
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I

L’agitation politique provoquée en 1828 par l’union des catholiques et des libéraux devait prendre tôt ou tard un caractère révolutionnaire. Elle le prit très tôt. Dès les premiers mois de 1830 on ne peut plus se faire d’illusions sur ses tendances. De simple opposition constitutionnelle qu’elle était au début, le sentiment populaire et le sentiment national qu’elle a déchaînés l’ont bientôt poussée à une lutte de front contre le gouvernement. Pourtant les griefs qu’elle invoquait à l’origine avec tant d’âpreté n’existent plus. Il n’y a plus de Collège philosophique, plus d’arrêté de 1815, plus d’abatage et de mouture ; le Concordat est maintenant appliqué, et le 4 juin le roi retirera même les mesures linguistiques imposées en 1819. Ces concessions, qui auraient dû mettre fin au mouvement, n’ont fait qu’en augmenter la violence, car, si elles lui ont enlevé ses prétextes, elles n’en ont pas atteint la cause profonde. Il apparaît désormais que cette cause gît dans l’existence même du royaume. Ce qui arrive, c’est ce que de bons juges avaient prédit dès 1815 : la dissolution de l’ « amalgame » prématuré de deux nations trop différentes l’une de l’autre.

Avec des ménagements, de la souplesse et de la prudence, il eût sans doute été possible de consolider l’État et de lui assurer un avenir aussi heureux pour lui-même que pour l’Europe. Au rôle international qui lui était dévolu pouvait correspondre une civilisation également internationale où serait venu confluer, comme au XVIe siècle, les grands courants de la pensée européenne : la française par l’intermédiaire de la Belgique, l’allemande par celui de la Hollande. Une tolérance largement humaine pouvait naître du rapprochement des catholiques du Sud et des protestants du Nord. Mais pour accomplir une œuvre aussi grandiose, le temps était indispensable. La précipitation gâta tout. Il aurait fallu essayer d’une lente accoutumance, d’une assimilation graduelle, d’une marche par étapes qui eût permis aux peuples de se comprendre et de se joindre dans la communauté des mêmes destinées. En la leur imposant prématurément on la rendit impossible, et son impossibilité conduisit à la rupture.

Sans doute, les premiers froissements ne parurent pas bien inquiétants. Aussi longtemps que l’opposition se confina dans le pays légal, le gouvernement en vint facilement à bout. Mais du jour où elle atteignit les masses, tout fut perdu. Ce n’était plus le fonctionnement du régime, c’était le régime lui-même qui se trouvait mis en question. Que les chefs du mouvement s’en soient nettement rendu compte, on en peut douter. Bien rares certainement étaient ceux qui, au commencement de 1830, se proposaient la destruction du royaume.

Les censitaires ne souhaitaient rien au delà d’une réforme constitutionnelle et parlementaire. S’ils étaient tous gagnés au principe de la responsabilité ministérielle, aucun d’eux n’en voulait la conquête par la violence. Leur conflit avec le roi était d’ordre purement politique ; leur loyalisme demeurait intact et leur agitation conforme aux lois. Leur lutte contre le gouvernement se confinait dans l’enceinte des États-Généraux. Ce petit groupe de privilégiés ne compte que sur lui-même. Les associations constitutionnelles qu’il organise pour agir sur les élections et diriger la propagande parmi la bourgeoisie respectent soigneusement la légalité. Les réunions de plus de vingt personnes étant interdites, elles se composent de dix-neuf membres, délibérant à huis-clos en politiciens de bonne compagnie, et, à l’exemple de leurs modèles, les doctrinaires français, profondément convaincus de leur importance.

Ces modérés avaient vu tout d’abord avec satisfaction les jeunes libéraux et le clergé se lancer dans la lutte politique. Mais s’ils s’étaient flattés de trouver en eux des auxiliaires bénévoles, ils ne tardèrent pas à se détromper. Ils durent se convaincre que l’agitation, à mesure qu’elle allait s’élargissant, leur échappait. Ils la voyaient avec inquiétude affecter des allures de plus en plus populaires et démocratiques, et ses chefs, encouragés par le succès, ne prendre conseil que d’eux-mêmes. En somme, le mouvement débordait maintenant le pays légal. Entre l’opposition parlementaire des députés aux États-Généraux et l’opposition nationale suscitée par les partis, il n’y avait ni point de contact ni entente. Les jeunes « jacobins »[1] menaient la propagande libérale comme les curés et les vicaires, la propagande catholique, ceux-là sans s’inquiéter des associations constitutionnelles, ceux-ci sans se soucier de leurs évêques. Le nonce du pape s’effrayait de leur audace et de leur fougue. Ils placent au-dessus de tout, écrit-il, l’autorité du Saint-Siège. Mais ils sont tellement « imbus et infatués » de leur ultramontanisme libertaire et du système politique de Lamennais que si même le Saint-Siège l’essayait, il ne parviendrait pas à les modérer[2].

Ils se déchaînent contre le gouvernement et ne cachent plus leur hostilité à la personne du roi. Beaucoup de prêtres cessent de prononcer son nom en chantant le Te Deum. Et la presse catholique et libérale ne montre pas plus de retenue. On distribue gratuitement les journaux dans les campagnes flamandes ; pour les rendre accessibles au peuple, on traduit leurs articles les plus sensationnels que l’on glisse sous les portes des fermes. Un des plus zélés informateurs du gouvernement, l’instituteur allemand Bergman, constate que les paysans, jadis si apathiques, sont maintenant transformés en politiciens de cabarets (heethoofdige politieke tinnegieters). L’exaspération, avoue-t-il au ministre van Maanen, est générale, et « si Votre Excellence me demandait dans quelle classe de la population le gouvernement compte encore des partisans, je serais forcé de répondre dans aucune »[3]. Au sein du prolétariat industriel, l’effervescence provoquée par l’introduction récente de machines perfectionnées qui font appréhender aux ouvriers la perte de leur gagne-pain, favorise dangereusement les effets de l’excitation politique. Des symptômes menaçants annoncent des émeutes. Et brochant sur tout cela, une campagne dirigée de Paris s’ingénie à exploiter le mécontentement en faveur des projets d’annexion échafaudés par Polignac. Le ton des journaux français est inquiétant. Une brochure retentissante du général de Richemont démontre la nécessité pour la France de s’agrandir des Pays-Bas.

Ainsi, le trouble était partout. La Belgique, travaillée tout à la fois par une opposition constitutionnelle, par une opposition nationale et par les intrigues de l’étranger, semblait destinée à sombrer dans l’anarchie. En dépit de sa confiance en lui-même, le roi se sentait déconcerté. L’œuvre dont il était si fier s’écroulait sous ses yeux, et son insuccès le compromettait devant l’Europe. En vain, il avait essayé tout à la fois de la modération et de la violence. Ses concessions n’avaient été prises que pour des preuves de faiblesse ; ses rigueurs n’aboutissaient qu’à des provocations ou à des insolences. Des médailles étaient frappées en l’honneur des fonctionnaires révoqués[4], des acclamations saluaient les pamphlétaires condamnés par les tribunaux. De toutes parts et jusque parmi les industriels qui lui devaient leur prospérité, on lui rapportait des bravades insupportables. À Bruges, le président de la Chambre de commerce ayant refusé l’Ordre du Lion belgique, ses collègues lui avaient présenté en corps leurs félicitations[5]. Malgré les procès de presse, les gazettes ne craignaient plus de parler haut et clair. La personne même du souverain était prise directement à partie, et en quels termes ! « Il ne faut qu’une minute, imprimait le Journal de Louvain (mai 1829), pour attacher une corde de chanvre à un cou royal. Il n’en a pas fallu plus pour attacher un Capet sur la planche de la guillotine »[6].

Pour être exceptionnel, ce langage n’en est pas moins significatif. Il est grave surtout parce que c’est le roi lui-même qui l’a provoqué. Par son obstination à soutenir, malgré l’unanimité de l’opinion, un ministre aussi odieux que van Maanen, il a jeté aux Belges un défi qu’ils ont relevé. Son message du 11 décembre l’a mis en conflit direct avec eux. De parti-pris, il s’est dénoncé comme l’organe de ce gouvernement personnel qu’ils s’accordent tous à combattre. Au lieu de laisser ses ministres le couvrir, c’est lui qui les couvre. Et comment échapperait-il désormais aux coups qu’on leur porte ? Il se fait gloire de s’y exposer couronne en tête et sceptre à la main. Les emblèmes de la monarchie sont devenus ses armes ; rien d’étonnant si on cherche à les lui arracher. Fidèle à la devise de sa maison, il est d’ailleurs bien décidé à « maintenir » ce pouvoir dont il a fait l’enjeu de la lutte. S’il le faut, il n’hésitera pas à recourir à un coup d’État et à violer cette Loi fondamentale que l’opposition l’accuse d’ailleurs de fouler aux pieds. Il fait pressentir à ce sujet le roi de Prusse et le tsar. Les fonctionnaires disent qu’en cas d’insurrection des troupes prussiennes entreront dans le royaume, et les démentis officiels ne persuadent personne[7]. En janvier 1830, le ministre autrichien écrit que le public est convaincu que le gouvernement veut provoquer des émeutes pour avoir un prétexte de changer la constitution[8].

En réalité, entre le roi et l’opposition, il n’y a plus de conciliation possible. On est dans une impasse : il faut que l’un ou l’autre des adversaires capitule. Les diplomates étrangers à La Haye ou à Bruxelles ne se font aucune illusion sur la gravité du conflit. Si la légalité n’a pas encore été heurtée de front, on sent qu’elle le sera bientôt. Dès le mois de novembre 1829, le prince d’Orange reconnaît que l’on va à une catastrophe[9]. « Je suis persuadé, écrit en février 1830 le chargé d’affaires du Danemark, que la marche des choses dans ce pays conduit tout droit à l’anarchie pour ne pas dire à la révolution »[10]. Le Français La Moussaye ne pense pas autrement[11]. En véritable parlementaire, son collègue anglais ne voit aucun remède à la situation si le roi ne prend au plus tôt des ministres responsables, n’introduit l’ordre et la clarté dans les finances et « n’adopte pas une balance parfaitement égale entre la Hollande et la Belgique »[12]. L’internonce s’attend au pire, et le cardinal Albani ne se rassure qu’en songeant qu’une révolution ne serait pas tolérée par l’Europe[13]. Mais parmi les chefs du mouvement, déjà les plus avancés ne s’embarrassent plus de ce scrupule. S’ils attendent, ce n’est pas qu’ils hésitent, mais que le moment ne leur semble pas venu encore de recourir à la force.

Les événements de Paris ne firent donc que brusquer un dénouement qui était fatal. « Ce que la révolution belge a de plus mauvais, écrira Bartels, sa date, ne nous appartient pas… Elle est descendue dans les carrefours avant d’avoir suffisamment pénétré les esprits »[14]. Cela paraît la vérité même. Les journées de juillet n’ont pas moins surpris le gouvernement que l’opposition. On flottait entre un coup d’État et une révolution. Elles ont empêché le premier et déchaîné la seconde.

  1. À partir de 1828, c’est ainsi que les ministériels désignent habituellement les jeunes libéraux.
  2. Terlinden, op. cit., t. II, p. 411.
  3. Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 663.
  4. V. Tourneur, Catalogue des médailles du royaume de Belgique, t. I, (1830-1847), p. 2, 3 (Bruxelles, 1911).
  5. Archives Générales du Royaume. Chambres de commerce, n° 212.
  6. De Gerlache, op. cit., t. II, p. 34.
  7. Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 149, 174, 176, 179. Sur ces projets, voy. Ibid., p. 379, et H. T. Colenbrander, De Belgische Omwenteling, p. 148.
  8. Gedenkstukken, ibid., p. 329.
  9. Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 673.
  10. Ibid., t. I, p. 436.
  11. Ibid., p. 145.
  12. Ibid., p. 172. Cf. ibid., t. II, p. 745.
  13. Terlinden, op. cit., t. II, p. 379, 428.
  14. Ad. Bartels, Les Flandres et la Révolution belge, p. 4, 6.