Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 4/Chapitre 1/3

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Maurice Lamertin (6p. 388-400).

III

Pourtant, le calme qu’ils prêchaient était impossible. La certitude de la victoire enflammait les esprits et ne permettait pas aux masses enfiévrées de contenir leur impatience. De Bruxelles, le mouvement se répandait dans tout le pays. Les insurrections locales des premiers jours s’unissaient en une même impulsion gravitant vers la capitale. Une députation liégeoise venait mettre à la disposition de « ses frères de Bruxelles tous les secours qui seraient jugés nécessaires en hommes, fusils, munitions et même artillerie ». Des localités voisines, des bandes de jeunes gens accouraient s’offrir aux chefs de la garde bourgeoise. Dès le 1er septembre, les premiers étaient arrivés de Wavre. La Flandre s’associait aux autres provinces. Le 3 septembre, le drapeau tricolore flottait à Grammont, le 6, à Alost, à Ninove, à Deynze ; en se généralisant, les couleurs brabançonnes devenaient les couleurs belges. On n’en voyait plus d’autres dans les provinces wallonnes. Seul le Luxembourg se réservait encore.

Le mot d’ordre est désormais la séparation du royaume. Personne ne croit plus à la possibilité du statu quo. C’est l’opinion des diplomates étrangers comme celle des fonctionnaires hollandais[1]. L’impatience est d’ailleurs égale à la confiance. Un même espoir d’affranchissement et de liberté soulève le peuple et les jeunes démocrates de la bourgeoisie. À Liège surtout, l’enthousiasme déborde. Charles Rogier, endossant la blouse bleue, agit en tribun. La Commission de sûreté, désemparée, laisse faire. Il serait aussi dangereux de réprimer l’opinion déchaînée que de la laisser s’énerver dans l’attente. À Bruxelles même, la Régence écrit piteusement au roi « qu’elle adhère pleinement aux vœux des Belges » pour la séparation[2].

Mais quelle décision le roi va-t-il prendre ? Il en cherchait une sans la trouver. Cet obstiné n’était pas un volontaire. Écrasé par le sentiment de ses responsabilités envers l’Europe et envers son peuple, blessé dans son amour-propre, doutant pour la première fois de lui-même, il hésite et semble atterré. « Il n’a plus son air d’assurance, son air moqueur. On voit qu’il se sent humilié ; il est entièrement à bas »[3]. Un instant, au début des troubles, il avait compté sur l’aide de la Prusse. Le 28 août il suppliait Frédéric-Guillaume d’intervenir. Sans doute, il n’ignore pas que si l’armée prussienne entre dans les Pays-Bas, l’armée française y entrera aussi. Mais une guerre générale tranchera la question qu’il n’ose résoudre. Il se persuade qu’il appartient aux Puissances qui lui ont donné la couronne de le défendre à l’heure du péril.

Cependant la Prusse ne marchera pas sans l’Angleterre et l’Angleterre est résolue à ne pas marcher. Wellington ne veut ni rompre avec Louis-Philippe ni, à la veille des élections dont dépend son ministère, provoquer l’opinion libérale qui se prononce avec force en faveur des Belges. S’il refuse au cabinet de Paris d’entreprendre une action commune pour amener Guillaume à céder, il est pourtant décidé à ne pas tirer l’épée en sa faveur. D’ailleurs il ne croit pas que les Belges iront jusqu’à braver l’Europe et il ne les prend pas au sérieux. « Messieurs les Bruxellois, dit-il en riant, connaissent les traités aussi bien que nous, et ils ne voudront pas se faire conquérir et soumettre par les Puissances alliées »[4].

Ils ne le voulaient certainement pas, mais ils le craignaient encore moins. Confiants dans l’aide immanquable de la France en cas de conflit, l’idée d’une guerre générale ne les effrayait pas plus qu’elle n’effrayait le roi. Si souvent, au cours des siècles, le sort de la Belgique avait dépendu des rivalités internationales ! Pourquoi devraient-ils sacrifier leur liberté à la paix du monde ? Il ne tenait qu’à Guillaume de la sauvegarder en leur faisant justice. D’ailleurs, il lui fallut bientôt se résigner à son sort. Le 7 septembre, Frédéric-Guillaume s’excusait de ne pouvoir lui venir en aide.

À défaut de la solution militaire, restait la solution diplomatique. La constitution des Pays-Bas, découlant du traité des huit articles, il appartenait aux Puissances de prendre la responsabilité de sa révision. Elles se refuseraient sans doute à y porter atteinte et le roi, fort de leur sentence et couvert par elles, n’aurait plus qu’à l’imposer aux Belges. Il suggéra dans cet espoir, au cabinet de Londres, de convoquer à La Haye une conférence des signataires du traité. Comme la France ne l’avait pas signé, elle serait exclue des délibérations, et c’était là le principal avantage de l’expédient. Car la complaisance du gouvernement français pour les Belges ne faisait pas de doute. En dépit de ses assurances officielles, il laissait franchir la frontière aux auxiliaires que Paris envoyait à Bruxelles et il ne répondait pas aux instances du cabinet de La Haye le pressant d’interdire à de Potter de rentrer en Belgique[5]. En attendant que l’Europe mît fin à ses perplexités, Guillaume se décida pourtant à une concession qui dut lui être cruelle. Le 3 septembre, il acceptait la démission de van Maanen. Ce dur sacrifice venait trop tard. Qu’importait encore van Maanen à un peuple qui déjà considérait comme accomplie sa séparation d’avec la Hollande ?

La surexcitation croissante de l’opinion ne permettait pas, en effet, d’attendre que ses désirs devinssent une réalité légale. Les modérés, qui avaient promis au prince d’Orange de demeurer dans l’expectative jusqu’à la décision des États-Généraux, étaient désormais débordés. On n’arrête pas une révolution et la révolution était commencée. Elle l’était puisque la volonté populaire s’arrogeait le droit de disposer de la nation et se substituait à la loi. L’enthousiasme national s’alliait à l’enthousiasme démocratique et le gouvernement apparaissait doublement odieux, comme l’instrument de l’étranger et comme celui de la réaction. On le méprisait trop pour le redouter. Personne ne se souciait plus des autorités, et la facilité avec laquelle elles se laissaient déposséder attestait qu’elles considéraient la séparation comme irrévocable.

L’armée elle-même commençait à se dissoudre. Dès le 5 septembre, un manifeste était répandu parmi les troupes engageant les soldats belges à ne pas imiter « la poignée de misérables qui à Paris s’est couverte d’infamie en tirant sur les citoyens »[6], et tout de suite des bandes de déserteurs se mettaient à quitter les drapeaux. On apprenait que Louvain venait de chasser sa garnison (2 septembre). De jour en jour, l’aspect de Bruxelles devenait plus menaçant. Charles Rogier y entrait le 7 septembre à la tête de volontaires liégeois, ouvriers pour la plupart, bien armés, pleins d’élan et d’ardeur révolutionnaire[7]. De Paris arrivaient pêle-mêle avec des Belges accourant au secours de leurs compatriotes, des jacobins, des vagabonds, des aventuriers, des agents politiques, pêcheurs en eau trouble, entrepreneurs d’émeutes et maîtres ès-barricades. Déjà des bandes indisciplinées sortaient des portes et échangeaient des coups de feu avec les avant-postes hollandais. Et à ces provocations, le prince Frédéric, toujours campé à Vilvorde, ne répondait que par la promesse de disloquer incessamment ses troupes.

Le manifeste du roi convoquant les États-Généraux pour le 13 septembre vint à souhait pour porter l’agitation à son comble. C’était provoquer l’opinion que de lui parler, en un tel moment, de la Loi fondamentale et des traités et de lui annoncer que les États allaient examiner « s’il y avait lieu à modifier les institutions nationales ». C’était faire le jeu des « agitateurs » que d’engager les « bons citoyens » à se séparer d’eux. En vain d’Hoogvorst s’efforçait-il de calmer l’effervescence et de conserver « cette dignité qui convient à notre belle position »[8] ; en vain promettait-il au peuple la récompense prochaine « de son beau dévouement », les têtes se montaient de plus en plus. Déjà, sans attendre d’ordres, on abattait les arbres des boulevards et on élevait de nouvelles barricades, Les étrangers affluaient de plus en plus ; ils trompaient leur désœuvrement par l’agitation politique qui s’accroissait en durant. L’état-major de la garde bourgeoise s’effrayait de leur outrance. Le 8 septembre, il faisait afficher une proclamation, où tout en les remerciant de leur zèle, il les engageait « à suspendre momentanément leur marche et à se tenir prêts à voler au secours de leurs frères de Bruxelles si l’intérêt de la patrie l’exige »[9]. L’attitude du peuple avivait encore ses inquiétudes. Il défendait « d’exciter les bons ouvriers à se rassembler et à se porter à des excès », et il leur promettait du travail « pour faire disparaître le malaise qui est la conséquence nécessaire des événements qui viennent de se passer »[10].

Le moment était venu où le pouvoir qu’il avait lui-même usurpé allait glisser de ses mains. En prêchant la modération et la légalité, il semblait renier l’illégalité de ses origines et sa prudence, le rendant suspect, le discréditait. Pour se maintenir, il devait se transformer : il l’essaya. Le 11 septembre, avec l’assentiment de la Régence, les huit sections de la garde nommèrent une Commission de sûreté dans laquelle une place fut faite aux éléments les plus avancés de la bourgeoisie[11]. Son programme dépassait de beaucoup celui d’un simple corps municipal. Elle ne prétendait pas agir pour Bruxelles seulement. Si elle avait à veiller au maintien de l’ordre, elle devait aussi s’occuper de la séparation du royaume. Elle fut la première institution nationale que provoqua le cours irrésistible des événements.

Depuis le début des troubles, les libéraux n’avaient cessé de jouer le rôle prépondérant. Beaucoup plus nombreux, mais plus conservateurs et plus timides, les catholiques les laissaient faire, se bornant à les soutenir de leur adhésion. Rien d’étonnant, dès lors, si l’influence de Paris se marque si visible dans les agitations de Bruxelles. Conduite par des libéraux, la révolution belge devait nécessairement s’inspirer de celle de juillet. La Commission de sûreté n’est en somme qu’une réplique du gouvernement provisoire installé sous la présidence de La Fayette, à la veille de l’avènement de Louis-Philippe.

L’analogie des principes explique suffisamment l’analogie des événements. L’imitation fut spontanée. Le cabinet de Paris n’eut qu’à laisser faire. Il s’abstint d’intervenir non seulement parce que son intervention l’eût brouillé avec l’Europe, mais encore parce qu’elle était inutile. « Ce ne sont pas les armes de la France, écrit très justement Mercy-Argenteau, qui triompheront de nous (c’est-à-dire du gouvernement). Elle ne l’essayera même pas : ce sont ses principes libéraux. Il n’y a pas de force contre cela, ni moyen de se garantir »[12]. Au reste, les libéraux belges étaient bien résolus, en cas d’échec, à s’unir à la France. Ils la considéraient, en quelque sorte, comme une position de repli, comme un refuge assuré. Et en cela, leurs alliés catholiques pensaient comme eux. « La presque totalité des Belges, écrit le ministre d’Autriche, ne désire pas d’être réunie à la France. Mais si leurs désirs pour la refonte entière de leur constitution et leur séparation de la Hollande rencontraient une forte opposition et s’ils prévoyaient d’être soumis par la force des armes, alors ils préféraient de devenir province française plutôt que de rentrer sous la domination de la Hollande »[13].

Tout ce que l’on sait confirme l’exactitude de ces paroles. Le vœu général réclamait un gouvernement à la fois constitutionnel et national : la liberté dans l’indépendance. Ni les fonctionnaires hollandais ni les ministres étrangers dont nous possédons les témoignages ne font la moindre allusion à l’existence d’un parti travaillant de propos délibéré en faveur de l’annexion à la France. Il est certain d’ailleurs que les républicains français qui voulaient à Paris forcer la main à Louis-Philippe et le lancer dans la guerre, trouvèrent en Belgique un certain nombre d’adhérents, soit parmi les soldats et les fonctionnaires de l’Empire que Napoléon avait « ensorcelés », soit parmi les impatients qui doutaient de la possibilité pour les Belges de l’emporter sur le gouvernement hollandais, soit parmi les exaltés auxquels la France imposait irrésistiblement son prestige. À peine installée, la Commission de sûreté s’inquiétait de leurs menées. Le 11 septembre, elle proclamait la nécessité « de faire converger les opinions et les efforts des citoyens vers un même but patriotique, en sorte qu’ils ne soient détournés de cet intérêt légitime par aucune influence étrangère »[14].

Ce n’était plus aux seuls Bruxellois qu’elle s’adressait. Elle voulait agir « de commun accord avec les autres villes », c’est-à-dire prendre la direction du mouvement national. Mais pour en assurer le succès, elle se voyait forcée à son tour de recommander le calme et la légalité. Comme d’Hoogvorst, elle se défiait des étrangers qui poussaient aux résolutions extrêmes. Elle les engageait à rentrer chez eux ou à se faire inscrire à l’hôtel de ville. Elle recommandait aux industriels de rouvrir leurs ateliers et, pour occuper les ouvriers que leur oisiveté livrait aux manœuvres des intrigants ou des impatients, elle décrétait des travaux à la porte de Hal et à la porte d’Anderlecht.

Cette prudence n’était plus de mise. À mesure que l’agitation se généralisait et attirait à elle la « populace », elle s’imprégnait de tendances démocratiques et républicaines. Ses promoteurs Rogier, Ducpétiaux, Gendebien, Lesbroussart, correspondaient avec de Potter et s’enthousiasmaient à l’idée de fonder la souveraineté du peuple. Ils se laissaient entraîner par les souvenirs de la Révolution française. Déjà des clubs s’ouvraient, où dans un langage renouvelé des Jacobins, on parlait d’arrêter les suspects, de prendre des mesures de salut public et de courir aux armes contre les « tyrans ». Un manifeste accusait le gouvernement de La Haye de pousser à la guerre civile. Il faut, disait-il, « aux résolutions fortes faire succéder l’action prompte et énergique », et il encourageait les Belges à voler au secours de Bruxelles, « généreuse cité qui la première arbora le drapeau tricolore à l’ombre duquel se fonderont et se consolideront nos libertés »[15].

Les nouvelles du pays entretenaient et augmentaient l’agitation. On apprenait qu’à Liège, quelques citoyens s’étaient emparés du fort de la Chartreuse (20 septembre), que le fort de Huy était tombé aux mains du peuple, qu’à Alost 300 hussards avaient été désarmés par la foule, qu’à Mons, à Namur, à Louvain, les esprits étaient aussi montés qu’à Bruxelles. Le Luxembourg, qui avait d’abord hésité, envoyait une députation chargée de réclamer la séparation du royaume. De plus en plus, les déserteurs affluaient de l’armée et le nombre des auxiliaires venus des provinces allait croissant de jour en jour. La Brabançonne, récemment composée par Jenneval, remplaçait maintenant la Marseillaise. Il y était encore question du roi, mais du roi sommé d’obéir au peuple[16]. Le maintien de la dynastie n’était plus qu’une formule vide. On tolérait encore la couronne à condition qu’elle sanctionnât le fait accompli.

Ainsi, à la légalité dont la Commission de sûreté s’efforçait encore de sauvegarder les apparences, s’opposait nettement l’action révolutionnaire. Vis-à-vis du roi, les avancés prenaient l’attitude qui avait été au XVIe siècle celle de Guillaume d’Orange vis-à-vis de Philippe II. Sans rompre formellement avec lui, ils étaient résolus à n’en pas tenir compte et à lui imposer leur volonté. Aussi avaient-ils tout mis en œuvre pour empêcher les députés belges de se rendre à la session des États-Généraux. La solution légale du conflit eût sans doute rallié les modérés et restitué au gouvernement une influence que redoutaient également les démocrates et les patriotes les plus exaltés. Au point où l’on en était arrivé, il n’était plus question de s’embarrasser de scrupules constitutionnels, de Loi fondamentale et de respect des traités. La souveraineté nationale s’était prononcée, et c’était la mettre en doute que de se rendre à la convocation du roi.

Mais les députés se faisaient un point d’honneur de respecter la constitution. Leur modération s’effrayait d’ailleurs de l’allure prise par les événements. Les mêmes motifs qui détournaient les démocrates d’une pacification la leur faisaient souhaiter. La séparation qu’ils voulaient comme eux, ils ne voulaient y arriver que par la voie légale. En dépit des menaces et des objurgations, ils partirent. Les cris de mort et les injures qui les accueillirent à La Haye leur montrèrent qu’ils n’y arrivaient pas en représentants du royaume, mais en ennemis. Ce n’étaient plus des partis, c’étaient deux peuples qui allaient s’affronter dans la salle des États. Le discours du trône qui ouvrit la session le 13 septembre détonna par son style officiel et ambigu. Rien de plus maladroit que l’affectation qu’il mettait à cacher la nécessité inéluctable de la séparation et à faire l’apologie du gouvernement au moment même où il venait de provoquer une révolution. Cette révolution, le roi, il est vrai, n’y voyait qu’une « émeute » (oproer) devant laquelle il se déclarait décidé à ne pas plier. Et cette menace, après les tergiversations dont il n’avait cessé de faire preuve depuis le 25 août, trahissait bien plus son désarroi que son énergie. Son but n’était d’ailleurs que de gagner du temps grâce à la lenteur de la procédure parlementaire et de réserver l’avenir.

Les débats se déroulèrent au milieu des passions qu’attisaient encore les nouvelles arrivées de Belgique. Pendant que les députés délibéraient, le roi dévoilant son jeu, faisait attaquer Bruxelles par le prince Frédéric. Manifestement, ce n’était point des États mais de ses troupes qu’il attendait la réponse au discours du trône. Les fusillades du Parc en décidèrent et les États ne firent que ratifier la victoire des « émeutiers » dont le roi, quelques jours auparavant, parlait de si haut, quand, le 29 septembre, ils se prononcèrent par 55 voix contre 43 pour la séparation des deux parties de l’État. Les députés belges poussèrent le scrupule jusqu’à prendre part à ce vote. À la date où il fut émis il n’était plus qu’une formalité vide de sens, la dernière manifestation d’une assemblée expirante. Le royaume des Pays-Bas avait vécu. La compétence des États-Généraux ne s’étendait plus en fait qu’à la Hollande.

Leur convocation avait hâté la rupture qu’elle devait éviter. L’espoir même qu’elle inspirait aux modérés et aux timides avait poussé aux extrêmes, chez les avancés, l’impatience d’en finir et de couper les ponts. Les réticences et l’ambiguïté du discours du trône, dont le texte fut connu à Bruxelles dans la soirée du 14 septembre, avaient renforcé leur influence et découragé leurs adversaires. Que pouvaient-ils répondre encore à ceux qui accusaient le roi de tromper l’opinion et de préparer la guerre, et le prince d’Orange d’avoir menti en se portant fort des intentions de son père ? Le soir même, au milieu d’un banquet offert aux officiers des volontaires liégeois, Rogier faisait crier aux armes. Au dehors, la foule s’ameutait ; on brûlait le discours royal et il fallut que la garde bourgeoise déblayât les abords de l’hôtel de ville où la Commission de sûreté siégeait en permanence.

Les troubles s’aggravèrent le lendemain. Les Liégeois, suivis par des bandes d’étrangers auxquels s’adjoignent les démocrates de Bruxelles conduits par l’avocat Ducpétiaux, exigent la constitution d’un gouvernement provisoire. Le club de la salle Saint-Georges vote une adresse aux députés, les sommant de quitter les États-Généraux si la séparation n’est pas immédiatement décidée. L’anarchie commence à s’emparer de la ville livrée aux auxiliaires qui continuent à y affluer du dehors. Les impôts ne rentrant plus, la caisse communale est vide et la Société Générale refuse à la Commission de sûreté l’avance de quelques milliers de florins. Cependant, l’audace des Liégeois ne cesse de croître. Le 19, ils vont faire le coup de feu contre les Hollandais postés à Tervueren et à Vilvorde, s’emparent des chevaux de la « maréchaussée » et arrêtent la diligence d’Amsterdam. La Commission de sûreté qu’ils compromettent leur inflige un blâme. C’en est assez pour qu’ils l’accusent de trahison et marchent tambour battant sur l’hôtel de ville, entraînant à leur suite des bandes de peuple. La nuit se passe en agitations et en clameurs. D’Hoogvorst tente vainement de ramener le calme ; son prestige ne suffit plus à en imposer. Aucun chef ne possède assez d’autorité pour dominer les événements : ils échappent à toute direction, n’obéissant plus qu’à l’impulsion des plus violents. Au matin du 20, la garde bourgeoise se laisse désarmer par la foule, abandonne ses postes et cède ses fusils. La Commission de sûreté se dissout ; l’hôtel de ville est envahi et le peuple est maître de Bruxelles.

Parcourue par des bandes armées défilant en bon ordre le long des rues où toutes les boutiques ont clos leurs fenêtres, la ville présente un aspect formidable et sinistre. Nul pillage ; les vainqueurs ne songent évidemment qu’à la lutte. Aux troubles des derniers jours succède un calme impressionnant. Le club Saint-Georges, où se rassemblent les chefs du mouvement, cherche à organiser un gouvernement provisoire. Des noms sont répandus parmi les masses, discutés dans les sections, inscrits sur les drapeaux des volontaires. On propose de Mérode et van de Weyer pour Bruxelles, d’Oultremont et Raikem pour Liège, de Stassart pour Namur, Gendebien pour Mons, van Meenen pour Louvain, de Potter pour Bruges, et le choix de ces hommes, presque tous démocrates ou passant pour tels, est caractéristique. Mais, au milieu de l’émotion générale, comment procéder à des élections ? On vit dans la fièvre et dans l’attente. Des bruits de toute sorte circulent. On raconte que 10,000 gardes nationaux accourent de Paris, que le général Exelmans a passé la frontière. Seul d’Hoogvorst installé à l’hôtel de ville représente encore un semblant d’autorité au milieu de l’insurrection que la rapidité de son triomphe et l’absence de chefs font s’agiter en remous confus.

Le moment est venu qu’espérait le roi. Il a prévu qu’en durant l’agitation sombrerait dans l’anarchie et lui fournirait l’occasion qu’il attend. Il sait que parmi les modérés beaucoup lui reviennent, et que la terreur d’une révolution sociale les détourne de la révolution politique. Les revendications des ouvriers épouvantent les fabricants. La séparation violente des deux parties du royaume les menace d’ailleurs de perdre le marché des Indes et la protection rémunératrice de la couronne. À Gand, dès le 8 septembre, la Chambre de commerce, la Société Industrielle, les quatre loges maçonniques pétitionnent en faveur de l’unité de l’État, et, le 13, leur exemple est imité à Anvers. De Bruxelles, des avis parviennent au prince Frédéric, le suppliant de profiter du désordre pour entrer dans la ville, l’assurant qu’il n’y rencontrera pas de résistance. De La Haye, l’ordre lui arrive de se préparer à marcher. Il concentre ses régiments à Vilvorde et, le 21, ses patrouilles de cavalerie se répandent aux alentours de la capitale. Une proclamation annonce son arrivée « à la demande des meilleurs citoyens » et promet un pardon généreux dont ne seront exclus que les étrangers et les fauteurs d’actes trop criminels.

Mais le même jour, le premier sang a coulé. Des Liégeois sortis à la rencontre de quelques partis de dragons ont vu tomber plusieurs de leurs hommes. La lutte est commencée et ses instigateurs sont décidés à la soutenir. Ils font demander des secours à Liège, à Louvain, à Wavre et jusque dans le Borinage. Des villages de la banlieue, où sonne le tocsin, des paysans se mettent en marche. Pendant que des familles aisées prennent la fuite, la ville se prépare au combat. On renforce les barricades, on en construit de nouvelles. Les anciens militaires gradés sont invités à se présenter à l’hôtel de ville. On passe en revue les compagnies de volontaires parmi lesquelles figurent nombre de soldats en uniforme au milieu des blouses bleues. D’Hoogvorst abandonne le commandement de la garde bourgeoise mais continue à en porter le costume. De Louvain arrivent trois cents hommes conduits par Adolphe Roussel. Le bruit de la fusillade crépite en dehors des murs. Le 22, 2000 hommes ont tenté une sortie vers Dieghem. Les Hollandais ne sont plus qu’à une lieue de Bruxelles. Le 23, à huit heures et quart du matin, retentit le premier coup de canon annonçant leur attaque.




  1. Voy. dans Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p, 99, l’opinion de Schuermans, celle du ministre de Prusse (Ibid., t. III, p. 6) et celle du ministre d’Autriche (Ibid., p. 152).
  2. Esquisses, p. 110.
  3. Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 153.
  4. Ibid., t. I, p. 13.
  5. Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 22.
  6. Esquisses, p. 124.
  7. Voy. dans Discailles, Charles Rogier, t. I, p. 198, la liste de ses 124 compagnons.
  8. Esquisses, p. 129.
  9. Esquisses, p. 138.
  10. Ibid., p. 138.
  11. Les pourparlers à ce sujet avaient commencé le 8. Voy. le curieux récit des Esquisses, p. 141 et suiv.
  12. Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 109.
  13. Ibid., t. III, p. 152.
  14. Esquisses, p. 157.
  15. Esquisses, p. 159.
  16. Le texte primitif de la Brabançonne, chanté pour la première fois par La Feuillade au théâtre de la Monnaie le 12 septembre 1830, exprime l’espoir de
    … greffer l’Orange
    Sur l’arbre de la Liberté.

    Il s’achève pourtant par la menace de la faire « tomber » si le roi ne renonce pas à « l’arbitraire ». Après les journées de septembre, Jenneval modifia des paroles qui ne répondaient plus ni à la situation ni au sentiment public. Il acheva le premier couplet par ces mots :

    La mitraille a brisé l’Orange
    Sur l’arbre de la Liberté.

    On sait que cette seconde version de la Brabançonne est restée officielle jusqu’à son remaniement par Charles Rogier en 1860. Voy. Bullet. de l’Académie Roy. de Belgique. Classe des Beaux-Arts, 1922, p. 158 et suiv.