Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 4/Chapitre 3/2

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Maurice Lamertin (6p. 436-442).
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II

Le Congrès de 1830 n’a pas reçu seulement son nom du Congrès de la Révolution brabançonne, il lui ressemble encore en ceci qu’il est comme lui une assemblée souveraine succédant au monarque dépossédé. La ressemblance, il est vrai, s’arrête là. Elle fait place au contraste le plus absolu dès que l’on compare et la composition et l’esprit des deux assemblées. L’une ne s’ouvre qu’à un petit nombre de privilégiés prétendant exercer, en vertu des antiques constitutions du pays, la souveraineté nationale : elle fonde ses droits et sa légitimité sur le passé, et c’est en vertu de la tradition qu’elle se substitue à l’empereur[1]. L’autre, au contraire, ne s’attribue les pouvoirs du roi que parce que ces pouvoirs, d’après la théorie révolutionnaire, n’appartiennent qu’à la nation dont elle émane et qu’elle représente. Le Congrès de 1789 invoque, en face de Joseph II, les droits acquis ; celui de 1830, en face de Guillaume, invoque les droits de l’homme. L’indépendance nationale que celui-là voulait organiser par un retour à l’Ancien Régime, celui-ci la fonda conformément à la pure doctrine du libéralisme politique.

Un seul, parmi les membres du gouvernement provisoire, eût souhaité d’aller plus loin et de profiter des circonstances, non seulement pour réformer la constitution politique mais la constitution elle-même de la société. Louis de Potter appartenait à ce groupe de démocrates pour lesquels la liberté n’était que le prélude de l’égalité économique. Humanitaire et radical, il s’intéressait au sort des prolétaires et des humbles, exploités par le « boueux bourgeoisisme » qui en France venait de détourner la révolution à son profit. Son idéal paraît avoir été celui d’une république de citoyens jouissant des mêmes droits, où il n’y aurait ni riches ni pauvres et où la médiocrité des conditions et des désirs répondrait à un gouvernement économe et faible. Pour mieux assurer encore la liberté, cette république serait fédérative, la centralisation du pouvoir poussant nécessairement ses détenteurs à en abuser. Par une contradiction curieuse, il entendait imposer au peuple le bonheur qu’il lui réservait. Défiant du suffrage universel, qui d’ailleurs eût infailliblement soumis le pays aux catholiques, il rêvait d’une réforme venant d’en haut. Le Gouvernement provisoire lui paraissait tout désigné pour purifier le « cloaque d’immondices » qu’était la société. À ses yeux, il avait le droit de se servir pour le bien général du pouvoir dictatorial qui lui avait été délégué par la nation. La révolution avait été faite par le peuple ; le moment était venu de la terminer pour le peuple en faisant régner la justice. S’en remettre aux décisions d’une assemblée, ce serait fatalement capituler entre les mains de la bourgeoisie et sans doute, comme en France, retomber bientôt sous le joug d’un roi. S’il fallait absolument convoquer un Congrès, du moins convenait-il de borner sa mission à l’acceptation pure et simple de la constitution qui lui serait proposée par le Gouvernement provisoire[2].

Peut-être l’ambition personnelle ne laissa-t-elle pas d’influencer l’attitude de de Potter. Sa popularité lui permettait d’aspirer à la présidence de cette république belge dont il portait le plan dans son esprit. Mais ses collègues avaient les meilleures raisons du monde de ne pas le suivre. Tout d’abord, la loyauté les poussait à déposer le plus tôt possible une autorité qu’ils n’avait prise que pour suppléer à la carence de tout pouvoir. Ils étaient bien décidés à remettre leur démission au Congrès, organe de la souveraineté nationale, au lieu de profiter de leur situation pour disposer des destinées du peuple. Leur libéralisme s’effarouchait et de l’esprit autoritaire de de Potter et de ses projets de réforme sociale. Leur programme n’allait pas au delà de la liberté politique. Sincèrement démocrates et même pour la plupart républicains, ils considéraient que, pour servir le peuple, il suffisait de lui donner la liberté.

Il serait aussi injuste qu’inexact de les soupçonner d’avoir voulu, de propos délibéré, fonder la domination de la bourgeoisie. Ce qui est vrai, c’est que, comme tous les démocrates de leur temps, ils se défiaient de l’ignorance et de l’incapacité des masses. Par respect pour la souveraineté du peuple, ils voulaient en garantir la durée et l’efficacité en n’appelant à y coopérer que ceux-là seulement qui en seraient dignes. Ce n’est point pour donner un privilège à la fortune et à l’instruction qu’ils exigèrent des électeurs du Congrès le payement d’un cens et des conditions de capacité : c’est parce qu’ils voulurent entourer leurs votes de toutes les garanties de l’indépendance[3]. Dans la situation où se trouvaient alors les classes populaires, ce ne sont point les conservateurs qu’effrayait le suffrage universel, car il eût joué, sans doute possible, en faveur de la réaction, et c’est parce que les libéraux et les démocrates en étaient convaincus qu’ils laissèrent subsister le suffrage restreint. Leur bonne foi apparaît d’ailleurs dans les précautions qu’ils prirent pour le mettre à l’abri de toute pression. La pratique de l’élection à plusieurs degrés, si habilement machinée pour confisquer au profit du pouvoir la volonté des électeurs, fit place à l’élection directe. Le secret du vote, cette autre sauvegarde de la démocratie, fut imposé. Les membres du Gouvernement provisoire ne doutèrent point d’avoir constitué le corps électoral du Congrès de telle sorte que celui-ci fût vraiment l’émanation de la nation et eût le droit de parler au nom du peuple belge. Respectueux de son pouvoir, ils se gardèrent bien de lui tracer un programme. À lui seul appartenait de définir et d’accomplir sa tâche avec l’indépendance qui découlait de sa souveraineté.

Le Congrès devait se composer de deux cents membres et d’autant de suppléants. Les élections eurent lieu le 3 novembre. Pour y prendre part, il fallait être âgé d’au moins vingt-cinq ans, exercer certaines professions libérales ou payer le cens, proportionnel à la richesse présumée des localités, fixé par les règlements hollandais. Le minimum dans les campagnes en était de treize florins ; le maximum dans les grandes villes, de cent-cinquante. Il y eut en tout 46,099 électeurs inscrits dont les deux tiers, soit 30,000 environ, firent usage de leur droit, chiffre très élevé si l’on tient compte des mœurs politiques de l’époque et de la situation troublée du pays. Un grand nombre des abstentions doit être attribué aux Orangistes, soit qu’ils aient craint de se compromettre en prenant part au vote, soit qu’ils aient voulu protester contre lui en restant chez eux.

Les opérations électorales se passèrent dans le calme le plus complet. Fidèles au principe de l’union, les partis s’abstinrent de lutter l’un contre l’autre et leurs candidats figurèrent souvent côte à côte sur la même liste. Très souvent même, les électeurs ne purent savoir à quelle opinion ils appartenaient, tous se réclamant du même programme de liberté nationale. Aucune condition d’éligibilité n’ayant été fixée, il était loisible à chacun de solliciter un mandat. En fait, les électeurs n’eurent à choisir que parmi des candidats que leur condition sociale, leurs fonctions, leur expérience et leur notoriété locale recommandaient à leur choix. Tel qu’il fut composé, le Congrès apparaît nettement comme une assemblée de propriétaires et de membres des professions libérales, bref, pour employer l’expression courante, comme une assemblée bourgeoise. On y relève 45 nobles, 34 membres des ex-États-Généraux, 13 propriétaires, 38 avocats, 13 prêtres, 21 magistrats, 13 bourgmestres et échevins, 3 professeurs d’université, 1 journaliste, 14 négociants. Les villes nommèrent surtout des membres-du barreau et des professions libérales. Le petit nombre des industriels s’explique peut-être par le fait que plusieurs d’entre eux étaient orangistes. Quant aux campagnes, leurs élus appartenaient presque tous à la noblesse ou à la classe des propriétaires fonciers.

À la différence du Gouvernement provisoire où les libéraux possédaient la majorité, les catholiques l’emportèrent par le nombre au sein du Congrès[4]. Il faut remarquer cependant que, respectueuse de l’union, l’assemblée ne se divisa point en partis. Nul engagement n’en liait les membres à une opinion déterminée, nulle discipline extérieure ne s’imposait à eux, et elle ne connut officiellement ni droite ni gauche. Néanmoins il va de soi que les deux tendances politiques de la nation se retrouvèrent dans son sein. Les hommes qui y jouèrent le rôle le plus actif s’y répartissent en nombre à peu près égal en un groupe catholique et un groupe libéral comportant chacun une soixantaine de députés. Mais la masse des unionistes votant la plupart du temps avec les premiers, leur assurait la prépondérance. En cela, le Congrès ne fit que réfléter exactement la situation du pays.

Plus catholiques que les provinces wallonnes, les provinces flamandes étant aussi plus peuplées, furent naturellement les plus largement représentées, mais cette prépondérance de l’élément flamand et catholique n’altéra nullement la bonne entente des députés. Il y eut moins d’opposition encore entre Flamands et Wallons qu’entre catholiques et libéraux. Appartenant tous au même milieu social, parlant tous la même langue, le français, dévoués tous à la même cause et, pour créer la patrie commune, attentifs à éviter ce qui divise, les membres de l’assemblée ne voulurent être et ne furent que des Belges.

Une dernière caractéristique du Congrès, c’est la jeunesse de la plupart de ses membres. On ne peut s’en étonner si l’on se rappelle que ce sont des jeunes gens qui, en 1828, avaient fondé, les uns s’inspirant de Lammenais, les autres du libéralisme parlementaire, l’union dont la révolution était sortie. On retrouve sur les bancs de l’assemblée presque tous les hommes qui avaient naguère soulevé l’opinion. Le corps électoral les chargea d’achever, à titre de législateurs, l’œuvre qu’ils avaient commencée comme agitateurs politiques. Et c’est un symptôme bien significatif de la profondeur du mouvement qu’ils avaient déchaîné que cette fidélité de la confiance publique.

Le Congrès s’ouvrit solennellement le 10 novembre, au milieu d’une simplicité républicaine, dans la salle où avaient siégé avant 1830, les États-Généraux. Le Gouvernement provisoire, au nom duquel de Potter prit la parole, fut accueilli par des acclamations enthousiastes. Le moment était venu où, sa tâche achevée, il allait remplir sa promesse de disparaître. L’opposition de de Potter se brisa contre l’unanimité de ses collègues. Le 12 novembre, Rogier communiquait au Congrès leur décision de « remettre à cet organe légal et régulier du peuple belge le pouvoir qu’ils avaient exercé depuis le 24 septembre dans l’intérêt et avec l’assentiment du pays ». La réponse de l’assemblée n’était pas douteuse. Elle témoigna au Gouvernement provisoire la reconnaissance de la nation et lui exprima son désir et « sa volonté même » de le voir « conserver le pouvoir exécutif jusqu’à ce qu’il y ait été autrement pourvu par le Congrès ».

Le lendemain de Potter envoyait sa démission. S’il avait espéré que le peuple empêcherait qu’elle fût acceptée, il se trompa. Elle ne produisit pas plus d’émotion que la lettre qu’il adressa dix jours plus tard « à ses concitoyens » pour en exposer les motifs. Sa popularité, née au milieu de l’agitation politique, avait disparu avec elle. La persécution la lui avait donnée, le pouvoir la lui fit perdre. Ce démocrate personnel et autoritaire était au fond un homme de cabinet, un agitateur en chambre. Il n’avait rien de ce qu’il faut pour soulever les masses auxquelles il ne portait qu’un amour de tête. Trop orgueilleux pour servir le Congrès qu’il aurait voulu dominer, il préféra n’être rien plutôt que de se contenter d’un rôle secondaire. L’indifférence du peuple pour son idéal républicain et démocratique le remplit d’amertume. Brouillé avec ses amis, aigri, désillusionné, considérant la révolution comme manquée, il finit par se retirer à Paris dans une retraite qu’il ne réussit pas à faire prendre pour celle d’un philosophe désabusé.

  1. Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 474 et suiv.
  2. Je résume ici les idées qu’il exprime dans ses Souvenirs personnels, t. I, p. 179, 214, 342, t. II, p. 178, 181 et passim.
  3. Benjamin Constant, Cours de politique constitutionnelle, p. 48 (Bruxelles, 1837), ne reconnaît de droits politiques qu’aux citoyens possédant « le revenu nécessaire pour exister indépendamment de toute volonté étrangère ». Il en prive les salariés comme « dépendant d’autrui ». Ses idées, qui n’envisagent le gouvernement que du côté politique, étaient celles de tous les libéraux belges. Ils croyaient sincèrement instituer la démocratie (Voy. Huyttens, Congrès national, t. I, p. 248), et c’est en réalité de la vouloir instituer que le roi et les Hollandais les blâmaient. Il faut reconnaître d’ailleurs que le système électoral établi par le Gouvernement provisoire fut attaqué comme trop peu populaire par des membres du club de Bruxelles et par quelques journaux. Voy. Buffin, Documents, p. 273. Le 16 octobre, à la suite des réclamations d’un grand nombre d’habitants des campagnes, le cens fut réduit de moitié pour les électeurs ruraux.
  4. L. de Lichtervelde, Le Congrès national de 1830, p. 35 et suiv. (Brux., 1922).