Histoire de Charles XII/Édition Garnier/Livre 2

La bibliothèque libre.
Histoire de Charles XIIGarniertome 16 (p. 165-201).

LIVRE DEUXIÈME.

ARGUMENT.

Changement prodigieux et subit dans le caractère de Charles XII. À l’âge de dix-huit ans il soutient la guerre contre le Danemark, la Pologne, et la Moscovie ; termine la guerre de Danemark en six semaines ; défait quatre-vingt mille Moscovites avec huit mille Suédois, et passe en Pologne. Description de la Pologne et de son gouvernement. Charles gagne plusieurs batailles, et est maître de la Pologne, où il se prépare à nommer un roi.

Trois puissants rois menaçaient ainsi l’enfance de Charles XII. Les bruits de ces préparatifs consternaient la Suède, et alarmaient le conseil. Les grands généraux étaient morts ; on avait raison de tout craindre sous un jeune roi qui n’avait encore donné de lui que de mauvaises impressions. Il n’assistait presque jamais dans le conseil que pour croiser les jambes sur la table ; distrait, indifférent, il n’avait paru prendre part à rien.

Le conseil délibéra en sa présence sur le danger où l’on était : quelques conseillers proposaient de détourner la tempête par des négociations ; tout d’un coup le jeune prince se lève avec l’air de gravité et d’assurance d’un homme supérieur qui a pris son parti. « Messieurs, dit-il, j’ai résolu de ne jamais faire une guerre injuste, mais de n’en finir une légitime que par la perte de mes ennemis. Ma résolution est prise : j’irai attaquer le premier qui se déclarera ; et, quand je l’aurai vaincu, j’espère faire quelque peur aux autres. » Ces paroles étonnèrent tous ces vieux conseillers ; ils se regardèrent sans oser répondre. Enfin, étonnés d’avoir un tel roi, et honteux d’espérer moins que lui, ils reçurent avec admiration ses ordres pour la guerre.

On fut bien plus surpris encore quand on le vit renoncer tout d’un coup aux amusements les plus innocents de la jeunesse. Du moment qu’il se prépara à la guerre, il commença une vie toute nouvelle, dont il ne s’est jamais depuis écarté un seul moment. Plein de l’idée d’Alexandre et de César, il se proposa d’imiter tout de ces deux conquérants, hors leurs vices. Il ne connut plus ni magnificence, ni jeux, ni délassements ; il réduisit sa table à la frugalité la plus grande. Il avait aimé le faste dans les habits ; il ne fut vêtu depuis que comme un simple soldat. On l’avait soupçonné d’avoir eu une passion pour une femme de sa cour : soit que cette intrigue fût vraie ou non, il est certain qu’il renonça alors aux femmes pour jamais, non-seulement de peur d’en être gouverné, mais pour donner l’exemple à ses soldats, qu’il voulait contenir dans la discipline la plus rigoureuse ; peut-être encore par la vanité d’être le seul de tous les rois qui domptât un penchant si difficile à surmonter. Il résolut aussi de s’abstenir de vin tout le reste de sa vie[1]. Les uns m’ont dit qu’il n’avait pris ce parti que pour dompter en tout la nature, et pour ajouter une nouvelle vertu à son héroïsme ; mais le plus grand nombre m’a assuré qu’il voulut par là se punir d’un excès qu’il avait commis, et d’un affront qu’il avait fait à table à une femme, en présence même de la reine sa mère. Si cela est ainsi, cette condamnation de soi-même, et cette privation qu’il s’imposa toute sa vie, sont une espèce d’héroïsme non moins admirable[2].

Il commença par assurer des secours au duc de Holstein, son beau-frère. Huit mille hommes furent envoyés d’abord en Poméranie, province voisine du Holstein, pour fortifier le duc contre les attaques des Danois. Le duc en avait besoin. Ses États étaient déjà ravagés, son château de Gottorp pris, sa ville de Tonningue pressée par un siége opiniâtre, où le roi de Danemark était venu en personne, pour jouir d’une conquête qu’il croyait sûre. Cette étincelle commençait à embraser l’empire. D’un côté, les troupes saxonnes du roi de Pologne, celles de Brandebourg, de Volfenbuttel, de Hesse-Cassel, marchaient pour se joindre aux Danois. De l’autre, les huit mille hommes du roi de Suède, les troupes d’Hanovre et de Zell, et trois régiments de Hollande, venaient secourir le duc[3]. Tandis que le petit pays de Holstein était ainsi le théâtre de la guerre, deux escadres, l’une d’Angleterre et l’autre de Hollande, parurent dans la mer Baltique. Ces deux États étaient garants du traité d’Altena, rompu par les Danois ; l’Angleterre et les États-Généraux s’empressaient alors à secourir le duc de Holstein opprimé, parce que l’intérêt de leur commerce s’opposait à l’agrandissement du roi de Danemark. Ils savaient que le Danois, étant maître du passage du Sund, imposerait des lois onéreuses aux nations commerçantes quand il serait assez fort pour en user impunément. Cet intérêt a longtemps engagé les Anglais et les Hollandais à tenir, autant qu’ils l’ont pu, la balance égale entre les princes du Nord : ils se joignirent au jeune roi de Suède, qui semblait devoir être accablé par tant d’ennemis réunis, et le secoururent par la même raison pour laquelle on l’attaquait, parce qu’on ne le croyait pas capable de se défendre.

Il était à la chasse aux ours quand il reçut la nouvelle de l’irruption des Saxons en Livonie : il faisait cette chasse d’une manière aussi nouvelle que dangereuse. On n’avait d’autres armes que des bâtons fourchus derrière un filet tendu à des arbres. Un ours d’une grandeur démesurée vint droit au roi, qui le terrassa après une longue lutte, à l’aide du filet et de son bâton. Il faut avouer qu’en considérant de telles aventures, la force prodigieuse du roi Auguste et les voyages du czar, on croirait être au temps des Hercule et des Thésée[4].

Il partit pour sa première campagne le 8 mai nouveau style[5] de l’année 1700. Il quitta Stockholm, où il ne revint jamais. Une foule innombrable de peuple l’accompagna jusqu’au port de Carlscrona, en faisant des vœux pour lui, en versant des larmes, et en l’admirant. Avant de sortir de Suède, il établit à Stockholm un conseil de défense composé de plusieurs sénateurs. Cette commission devait prendre soin de tout ce qui regardait la flotte, les troupes et les fortifications du pays. Le corps du sénat devait régler tout le reste provisionnellement dans l’intérieur du royaume. Ayant ainsi mis un ordre certain dans ses États, son esprit, libre de tout autre soin, ne s’occupa plus que de la guerre. Sa flotte était composée de quarante-trois vaisseaux : celui qu’il monta, nommé le roi Charles, le plus grand qu’on ait jamais vu, était de cent vingt pièces de canon ; le compte de Piper, son premier ministre, et le général Rehnsköld[6], s’y embarquèrent avec lui. Il joignit les escadres des alliés. La flotte danoise évita le combat, et laissa la liberté aux trois flottes combinées de s’approcher assez près de Copenhague pour y jeter quelques bombes.

Il est certain que ce fut le roi lui-même qui proposa alors au général Rehnsköld de faire une descente, et d’assiéger Copenhague par terre, tandis qu’elle serait bloquée par mer. Rehnsköld fut étonné d’une proposition qui marquait autant d’habileté que de courage dans un jeune prince sans expérience. Bientôt tout fut prêt pour la descente[7] ; les ordres furent donnés pour faire embarquer cinq mille hommes qui étaient sur les côtes de Suède, et qui furent joints aux troupes qu’on avait à bord. Le roi quitta son grand vaisseau, et monta une frégate plus légère : on commença par faire partir trois cents grenadiers dans de petites chaloupes. Entre ces chaloupes, de petits bateaux plats portaient des fascines, des chevaux de frise, et les instruments des pionniers : cinq cents hommes d’élite suivaient dans d’autres chaloupes ; après venaient les vaisseaux de guerre du roi, avec deux frégates anglaises et deux hollandaises, qui devaient favoriser la descente à coups de canon.

Copenhague, ville capitale du Danemark, est située dans l’île de Séeland, au milieu d’une belle plaine, ayant au nord-ouest le Sund, et à l’orient la mer Baltique, où était alors le roi de Suède. Au mouvement imprévu des vaisseaux qui menaçaient d’une descente, les habitants, consternés par l’inaction de leur flotte et par le mouvement des vaisseaux suédois, regardaient avec crainte en quel endroit fondrait l’orage : la flotte de Charles s’arrêta vis-à-vis Humblebek, à sept milles de Copenhague. Aussitôt les Danois rassemblent en cet endroit leur cavalerie. Des milices furent placées derrière d’épais retranchements, et l’artillerie qu’on put y conduire fut tournée contre les Suédois.

Le roi quitta alors sa frégate pour s’aller mettre dans la première chaloupe, à la tête de ses gardes. L’ambassadeur de France était alors auprès de lui. « Monsieur l’ambassadeur, lui dit-il en latin (car il ne voulait jamais parler français), vous n’avez rien à démêler avec les Danois : vous n’irez pas plus loin, s’il vous plaît. — Sire, lui répondit le comte de Guiscard en français, le roi mon maître m’a ordonné de résider auprès de Votre Majesté ; je me flatte que vous ne me chasserez pas aujourd’hui de votre cour, qui n’a jamais été si brillante.» En disant ces paroles, il donna la main au roi, qui sauta dans la chaloupe où le comte de Piper et l’ambassadeur entrèrent[8]. On s’avançait sous les coups de canon des vaisseaux qui favorisaient la descente. Les bateaux de débarquement n’étaient encore qu’à trois cents pas du rivage. Charles XII, impatient de ne pas aborder assez près ni assez tôt, se jette de sa chaloupe dans la mer, l’épée à la main, ayant de l’eau par-delà la ceinture : ses ministres, l’ambassadeur de France, les officiers, les soldats, suivent aussitôt son exemple, et marchent au rivage, malgré une grêle de mousquetades[9]. Le roi, qui n’avait jamais entendu de sa vie de mousqueterie chargée à balle, demanda au major général Stuart, qui se trouva auprès de lui, ce que c’était que ce petit sifflement qu’il entendait à ses oreilles. « C’est le bruit que font les balles de fusil qu’on vous tire, lui dit le major. — Bon, dit le roi, ce sera là dorénavant ma musique. » Dans le même moment le major, qui expliquait le bruit des mousquetades, en reçut une dans l’épaule, et un lieutenant tomba mort à l’autre côté du roi.

Il est ordinaire à des troupes attaquées dans leurs retranchements d’être battues, parce que ceux qui attaquent ont toujours une impétuosité que ne peuvent avoir ceux qui se défendent, et qu’attendre les ennemis dans ses lignes c’est souvent un aveu de sa faiblesse et de leur supériorité. La cavalerie danoise et les milices s’enfuirent après une faible résistance. Le roi, maître de leurs retranchements, se jeta à genoux pour remercier Dieu du premier succès de ses armes. Il fit sur-le-champ élever des redoutes vers la ville, et marqua lui-même un campement. En même temps il renvoya ses vaisseaux en Scanie, partie de la Suède voisine de Copenhague, pour chercher neuf mille hommes de renfort. Tout conspirait à servir la vivacité de Charles, Les neuf mille hommes étaient sur le rivage, prêts à s’embarquer, et dès le lendemain un vent favorable les lui amena.

Tout cela s’était fait à la vue de la flotte danoise, qui n’avait osé s’avancer. Copenhague, intimidée, envoya aussitôt des députés au roi pour le supplier de ne point bombarder la ville. Il les reçut à cheval, à la tête de son régiment des gardes : les députés se mirent à genoux devant lui ; il fit payer à la ville quatre cent mille rixdales, avec ordre de faire voiturer au camp toutes sortes de provisions, qu’il promit de faire payer fidèlement. On lui apporta des vivres, parce qu’il fallait obéir ; mais on ne s’attendait guère que des vainqueurs daignassent payer ; ceux qui les apportèrent furent bien étonnés d’être payés généreusement et sans délai par les moindres soldats de l’armée. Il régnait depuis longtemps dans les troupes suédoises une discipline qui n’avait pas peu contribué à leurs victoires : le jeune roi en augmenta encore la sévérité. Un soldat n’eût pas osé refuser le payement de ce qu’il achetait, encore moins aller en maraude, pas même sortir du camp. Il voulut de plus que, dans une victoire, ses troupes ne dépouillassent les morts qu’après en avoir eu la permission ; et il parvint aisément à faire observer cette loi. On faisait toujours dans son camp la prière deux fois par jour, à sept heures du matin, et à quatre heures du soir : il ne manqua jamais d’y assister, et de donner à ses soldats l’exemple de la piété[10] qui fait toujours impression sur les hommes quand ils n’y soupçonnent pas de l’hypocrisie. Son camp, mieux policé que Copenhague, eut tout en abondance ; les paysans aimaient mieux vendre leurs denrées aux Suédois, leurs ennemis, qu’aux Danois, qui ne les payaient pas si bien. Les bourgeois de la ville furent même obligés de venir plus d’une fois chercher au camp du roi de Suède des provisions qui manquaient dans leurs marchés.

Le roi de Danemark était alors dans le Holstein, où il semblait ne s’être rendu que pour lever le siége de Tonningue. Il voyait la mer Baltique couverte de vaisseaux ennemis, un jeune conquérant déjà maître de la Séeland, et prêt à s’emparer de la capitale. Il fit publier dans ses États que ceux qui prendraient les armes contre les Suédois auraient leur liberté. Cette déclaration était d’un grand poids dans un pays autrefois libre, où tous les paysans, et même beaucoup de bourgeois, sont esclaves aujourd’hui[11]. Charles fit dire au roi de Danemark qu’il ne faisait la guerre que pour l’obliger à faire la paix, qu’il n’avait qu’à se résoudre à rendre justice au duc de Holstein, ou à voir Copenhague détruite, et son royaume mis à feu et à sang. Le Danois était trop heureux d’avoir affaire à un vainqueur qui se piquait de justice. On assembla un congrès dans la ville de Travendal, sur les frontières du Holstein. Le roi de Suède ne souffrit pas que l’art des ministres traînât les négociations en longueur : il voulut que le traité s’achevât aussi rapidement qu’il était descendu en Séeland. Effectivement il fut conclu le 5 d’août, à l’avantage du duc de Holstein, qui fut indemnisé de tous les frais de la guerre, et délivré d’oppression. Le roi de Suède ne voulut rien pour lui-même, satisfait d’avoir secouru son allié et humilié son ennemi. Ainsi Charles XII, à dix-huit ans, commença et finit cette guerre en moins de six semaines.

Précisément dans le même temps, le roi de Pologne investissait la ville de Riga, capitale de la Livonie, et le czar s’avançait du côté de l’orient, à la tête de près de cent mille hommes. Riga était défendue par le vieux comte Dahlberg, général suédois, qui, à l’âge de quatre-vingts ans, joignait le feu d’un jeune homme à l’expérience de soixante campagnes. Le comte Flemming, depuis ministre de Pologne, grand homme de guerre et de cabinet, et le Livonien Patkul, pressaient tous deux le siége sous les yeux du roi[12] ; mais, malgré plusieurs avantages que les assiégeants avaient remportés, l’expérience du vieux comte Dahlberg rendait inutiles leurs efforts, et le roi de Pologne désespérait de prendre la ville. Il saisit enfin une occasion honorable de lever le siége. Riga était pleine de marchandises appartenantes aux Hollandais. Les États-Généraux ordonnèrent à leur ambassadeur auprès du roi Auguste de lui faire sur cela des représentations. Le roi de Pologne ne se fit pas longtemps prier. Il consentit à lever le siége plutôt que de causer le moindre dommage à ses alliés, qui ne furent point étonnés de cet excès de complaisance, dont ils surent la véritable cause.

Il ne restait donc plus à Charles XII, pour achever sa première campagne, que de marcher contre son rival de gloire, Pierre Alexiowitz. Il était d’autant plus animé contre lui qu’il y avait encore à Stockholm trois ambassadeurs moscovites qui venaient de jurer le renouvellement d’une paix inviolable. Il ne pouvait comprendre, lui qui se piquait d’une probité sévère, qu’un législateur comme le czar se fît un jeu de ce qui doit être si sacré. Le jeune prince, plein d’honneur, ne pensait pas qu’il y eût une morale différente[13] pour les rois et pour les particuliers. L’empereur de Moscovie venait de faire paraître un manifeste[14] qu’il eût mieux fait de supprimer. Il alléguait, pour raison de la guerre, qu’on ne lui avait pas rendu assez d’honneurs lorsqu’il avait passé incognito à Riga, et qu’on avait vendu les vivres trop cher à ses ambassadeurs. C’étaient là les griefs pour lesquels il ravageait l’Ingrie avec quatre-vingt mille hommes.

Il parut devant Narva à la tête de cette grande armée, le 1er octobre, dans un temps plus rude en ce climat que ne l’est le mois de janvier à Paris. Le czar, qui, dans de pareilles saisons, faisait quelquefois quatre cents lieues en poste à cheval, pour aller visiter lui-même une mine ou quelque canal, n’épargnait pas plus ses troupes que lui-même. Il savait d’ailleurs que les Suédois, depuis le temps de Gustave-Adolphe, faisaient la guerre au cœur de l’hiver comme dans l’été : il voulut accoutumer aussi ses Moscovites à ne point connaître de saisons, et les rendre un jour pour le moins égaux aux Suédois. Ainsi, dans un temps où les glaces et les neiges forcent les autres nations, dans des climats tempérés, à suspendre la guerre, le czar Pierre assiégeait Narva à trente degrés du pôle, et Charles XII s’avançait pour la secourir. Le czar ne fut pas plus tôt arrivé devant la place qu’il se hâta de mettre en pratique ce qu’il venait d’apprendre dans ses voyages. Il traça son camp, le fit fortifier de tous côtés, éleva des redoutes de distance en distance, et ouvrit lui-même la tranchée. Il avait donné le commandement de son armée au duc de Croï, Allemand, général habile, mais peu secondé alors par les officiers russes. Pour lui, il n’avait dans ses propres troupes que le rang de simple lieutenant. Il avait donné l’exemple de l’obéissance militaire à sa noblesse, jusque-là indisciplinable, laquelle était en possession de conduire sans expérience et en tumulte des esclaves mal armés[15]. Il n’était pas étonnant que celui qui s’était fait charpentier à Amsterdam pour avoir des flottes fût lieutenant à Narva pour enseigner à sa nation l’art de la guerre.

Les Russes sont robustes, infatigables, peut-être aussi courageux que les Suédois ; mais c’est au temps à aguerrir les troupes, et à la discipline à les rendre invincibles. Les seuls régiments dont on pût espérer quelque chose étaient commandés par des officiers allemands, mais ils étaient en petit nombre[16]. Le reste était des barbares arrachés à leurs forêts, couverts de peaux de bêtes sauvages, les uns armés de flèches, les autres de massues : peu avaient des fusils ; aucun n’avait vu un siége régulier ; il n’y avait pas un bon canonnier dans toute l’armée. Cent cinquante canons, qui auraient dû réduire la petite ville de Narva en cendres, y avaient à peine fait brèche, tandis que l’artillerie de la ville renversait à tout moment des rangs entiers dans les tranchées. Narva était presque sans fortifications : le baron de Horn, qui y commandait, n’avait pas mille hommes de troupes réglées ; cependant cette armée innombrable n’avait pu la réduire en six semaines.

On était déjà au 15 de novembre, quand le czar apprit que le roi de Suède, ayant traversé la mer avec deux cents vaisseaux de transport, marchait pour secourir Narva. Les Suédois n’étaient que vingt mille. Le czar n’avait que la supériorité du nombre. Loin donc de mépriser son ennemi, il employa tout ce qu’il avait d’art pour l’accabler. Non content de quatre-vingt mille hommes, il se prépara à lui opposer encore une autre armée, et à l’arrêter à chaque pas. Il avait déjà mandé près de trente mille hommes qui s’avançaient de Pleskow à grandes journées. Il fit alors une démarche qui l’eût rendu méprisable si un législateur qui a fait de si grandes choses pouvait l’être. Il quitta son camp, où sa présence était nécessaire, pour aller chercher ce nouveau corps de troupes, qui pouvait très-bien arriver sans lui, et sembla, par cette démarche, craindre de combattre dans un camp retranché un jeune prince sans expérience, qui pouvait venir l’attaquer.

Quoi qu’il en soit, il voulait enfermer Charles XII entre deux armées. Ce n’était pas tout ; trente mille hommes, détachés du camp devant Narva, étaient postés à une lieue de cette ville, sur le chemin du roi de Suède ; vingt mille[17] strélitz étaient plus loin sur le même chemin ; cinq mille autres faisaient une garde avancée. Il fallait passer sur le ventre à toutes ces troupes avant que d’arriver devant le camp, qui était muni d’un rempart et d’un double fossé. Le roi de Suède avait débarqué à Pernaw, dans le golfe de Riga, avec environ seize mille hommes d’infanterie et un peu plus de quatre mille chevaux. De Pernaw il avait précipité sa marche jusqu’à Revel, suivi de toute sa cavalerie, et seulement de quatre mille fantassins. Il marchait toujours en avant, sans attendre le reste de ses troupes. Il se trouva bientôt avec ses huit mille hommes seulement devant les premiers postes des ennemis. Il ne balança pas à les attaquer tous les uns après les autres, sans leur donner le temps d’apprendre à quel petit nombre ils avaient affaire. Les Moscovites, voyant arriver les Suédois à eux, crurent avoir toute une armée à combattre. La garde avancée de cinq mille hommes, qui gardait, entre des rochers, un poste où cent hommes résolus pouvaient arrêter une armée entière, s’enfuit à la première approche des Suédois. Les vingt mille hommes qui étaient derrière, voyant fuir leurs compagnons, prirent l’épouvante, et allèrent porter le désordre dans le camp. Tous les postes furent emportés en deux jours ; et ce qui, en d’autres occasions, eût été compté pour trois victoires, ne retarda pas d’une heure la marche du roi. Il parut donc enfin, avec ses huit mille hommes fatigués d’une si longue marche, devant un camp de quatre-vingt mille Russes, bordé de cent cinquante canons. À peine ses troupes eurent-elles pris quelque repos que, sans délibérer, il donna ses ordres pour l’attaque.

Le signal était deux fusées, et le mot en allemand : avec l’aide de Dieu. Un officier général lui ayant représenté la grandeur du péril : « Quoi ! vous doutez, dit-il, qu’avec mes huit mille braves Suédois je ne passe sur le corps à quatre-vingt mille Moscovites ? » Un moment après, craignant qu’il n’y eût un peu de fanfaronnade dans ces paroles, il courut lui-même après cet officier : « N’êtes-vous donc pas de mon avis ? lui dit-il ; n’ai-je pas deux avantages sur les ennemis : l’un, que leur cavalerie ne pourra leur servir ; et l’autre, que, le lieu étant resserré, leur grand nombre ne fera que les incommoder ? et ainsi je serai réellement plus fort qu’eux. » L’officier n’eut garde d’être d’un autre avis, et on marcha aux Moscovites à midi, le 30 novembre 1700.

Dès que le canon des Suédois eut fait brèche aux retranchements, ils s’avancèrent la baïonnette au bout du fusil, ayant au dos une neige furieuse qui donnait au visage des ennemis. Les Russes se firent tuer pendant une demi-heure sans quitter le revers des fossés. Le roi attaquait à la droite du camp où était le quartier du czar ; il espérait le rencontrer, ne sachant pas que l’empereur lui-même avait été chercher ces quarante mille[18] hommes qui devaient arriver dans peu. Aux premières décharges de la mousqueterie ennemie le roi reçut une balle à la gorge[19] ; mais c’était une balle morte qui s’arrêta dans les plis de sa cravate noire, et qui ne lui fit aucun mal. Son cheval fut tué sous lui. M. de Sparre m’a dit que le roi sauta légèrement sur un autre cheval, en disant : « Ces gens-ci me font faire mes exercices » ; et continua de combattre et de donner les ordres avec la même présence d’esprit. Après trois heures de combat les retranchements furent forcés de tous côtés. Le roi poursuivit la droite des ennemis jusqu’à la rivière de Narva avec son aile gauche, si l’on peut appeler de ce nom environ quatre mille hommes qui en poursuivaient près de quarante mille. Le pont rompit sous les fuyards ; la rivière fut en un moment couverte de morts. Les autres, désespérés, retournèrent à leur camp sans savoir où ils allaient : ils trouvèrent quelques baraques derrière lesquelles ils se mirent ; là, ils se défendirent encore, parce qu’ils ne pouvaient pas se sauver ; mais enfin leurs généraux Dolgorowki, Golowkin, Fédérowitz, vinrent se rendre au roi, et mettre leurs armes à ses pieds. Pendant qu’on les lui présentait, arriva le duc de Croï, général de l’armée, qui venait se rendre lui-même avec trente officiers.

[20]Charles reçut tous ces prisonniers d’importance avec une politesse aussi aisée et un air aussi humain que s’il leur eût fait dans sa cour les honneurs d’une fête. Il ne voulut garder que les généraux. Tous les officiers subalternes et les soldats furent conduits désarmés jusqu’à la rivière de Narva ; on leur fournit des bateaux pour la repasser et pour s’en retourner chez eux. Cependant la nuit s’approchait ; la droite des Moscovites se battait encore : les Suédois n’avaient pas perdu six cents hommes ; dix-huit mille Moscovites avaient été tués dans leurs retranchements, un grand nombre était noyé, beaucoup avaient passé la rivière : il en restait encore assez dans le camp pour exterminer jusqu’au dernier Suédois ; mais ce n’est pas le nombre des morts, c’est l’épouvante de ceux qui survivent qui fait perdre les batailles. Le roi profita du peu de jour qui restait pour saisir l’artillerie ennemie. Il se posta avantageusement entre leur camp et la ville : là il dormit quelques heures sur la terre, enveloppé dans son manteau, en attendant qu’il pût fondre, au point du jour, sur l’aile gauche des ennemis, qui n’avait point encore été tout à fait rompue. À deux heures du matin le général Vede, qui commandait cette gauche, ayant su le gracieux accueil que le roi avait fait aux autres généraux, et comment il avait renvoyé tous les officiers subalternes et les soldats, l’envoya supplier de lui accorder la même grâce. Le vainqueur lui fit dire qu’il n’avait qu’à s’approcher à la tête de ses troupes, et venir mettre bas les armes et les drapeaux devant lui. Ce général parut bientôt après avec ses Moscovites, qui étaient au nombre d’environ trente mille. Ils marchèrent tête nue, soldats et officiers, à travers moins de sept mille Suédois. Les soldats, en passant devant le roi, jetaient à terre leurs fusils et leurs épées ; et les officiers portaient à ses pieds les enseignes et les drapeaux. Il fit repasser la rivière à toute cette multitude, sans en retenir un seul soldat prisonnier[21]. S’il les avait gardés, le nombre des prisonniers eût été au moins cinq fois plus grand que celui des vainqueurs.

Alors il entra victorieux dans Narva, accompagné du duc de Croï et des autres officiers généraux moscovites : il leur fit rendre à tous leurs épées, et, sachant qu’ils manquaient d’argent, et que les marchands de Narva ne voulaient point leur en prêter, il envoya mille ducats au duc de Croï, et cinq cents à chacun des officiers moscovites, qui ne pouvaient se lasser d’admirer ce traitement, dont ils n’avaient pas même d’idée. On dressa aussitôt à Narva une relation de la victoire pour l’envoyer à Stockholm et aux alliés de la Suède ; mais le roi retrancha de sa main tout ce qui était trop avantageux pour lui et trop injurieux pour le czar. Sa modestie ne put empêcher qu’on ne frappât à Stockholm plusieurs médailles pour perpétuer la mémoire de ces événements. Entre autres on en frappa une qui le représentait d’un côté sur un piédestal où paraissaient enchaînés un Moscovite, un Danois, un Polonais ; de l’autre était un Hercule armé de sa massue, tenant sous ses pieds un Cerbère avec cette légende : Tres uno contudit ictu.

Parmi les prisonniers faits à la journée de Narva, on en vit un qui était un grand exemple des révolutions de la fortune : il était fils aîné et héritier du roi de Géorgie ; on le nommait le czarafis Artfchelou ; ce titre de czarafis signifie prince, ou fils du czar, chez tous les Tartares comme en Moscovie ; car le mot de czar ou tzar voulait dire roi chez les anciens Scythes, dont tous ces peuples sont descendus, et ne vient point des Césars de Rome, si longtemps inconnus à ces barbares. Son père Mittelleski, czar et maître de la plus belle partie des pays qui sont entre les montagnes d’Ararat et les extrémités orientales de la mer Noire, avait été chassé de son royaume par ses propres sujets en 1688, et avait mieux aimé se jeter entre les bras de l’empereur de Moscovie que recourir à celui des Turcs. Le fils de ce roi, âgé de dix-neuf ans, voulut suivre Pierre le Grand dans son expédition contre les Suédois, et fut pris en combattant par quelques soldats finlandais qui l’avaient déjà dépouillé, et qui allaient le massacrer. Le comte Rehnskold l’arracha de leurs mains, lui fit donner un habit, et le présenta à son maître : Charles l’envoya à Stockholm, où ce prince malheureux mourut quelques années après. Le roi ne put s’empêcher, en le voyant partir, de faire tout haut devant ses officiers une réflexion naturelle sur l’étrange destinée d’un prince asiatique, né au pied du mont Caucase, qui allait vivre captif parmi les glaces de la Suède. « C’est, dit-il, comme si j’étais un jour prisonnier chez les Tartares de Crimée. » Ces paroles ne firent alors aucune impression ; mais dans la suite on ne s’en souvint que trop, lorsque l’événement en eût fait une prédiction.

Le czar s’avançait à grandes journées avec l’armée de quarante mille Russes, comptant envelopper son ennemi de tous côtés. Il apprit à moitié chemin la bataille de Narva et la dispersion de tout son camp. Il ne s’obstina pas à vouloir attaquer, avec ses quarante mille hommes sans expérience et sans discipline, un vainqueur qui venait d’en détruire quatre-vingt mille dans un camp retranché ; il retourna sur ses pas, poursuivant toujours le dessein de discipliner ses troupes pendant qu’il civilisait ses sujets. « Je sais bien, dit-il, que les Suédois nous battront longtemps ; mais à la fin ils nous apprendront eux-mêmes à les vaincre. » Moscou, sa capitale, fut dans l’épouvante et dans la désolation à la nouvelle de cette défaite. Telle était la fierté et l’ignorance de ce peuple, qu’ils crurent avoir été vaincus par un pouvoir plus qu’humain, et que les Suédois étaient de vrais magiciens. Cette opinion fut si générale que l’on ordonna à ce sujet des prières publiques à saint Nicolas, patron de la Moscovie. Cette prière est trop singulière pour n’être pas rapportée. La voici :

« Ô toi qui es notre consolateur perpétuel dans toutes nos adversités, grand saint Nicolas, infiniment puissant, par quel péché t’avons-nous offensé dans nos sacrifices, génuflexions, révérences et actions de grâces, pour que tu nous aies ainsi abandonnés ? Nous avions imploré ton assistance contre ces terribles, insolents, enragés, épouvantables, indomptables destructeurs, lorsque, comme des lions et des ours qui ont perdu leurs petits, ils nous ont attaqués, effrayés, blessés, tués par milliers, nous qui sommes ton peuple. Comme il est impossible que cela soit arrivé sans sortilége et enchantement, nous te supplions, ô grand saint Nicolas, d’être notre champion et notre porte-étendard, de nous délivrer de cette foule de sorciers, et de les chasser bien loin de nos frontières avec la récompense qui leur est due. »

Tandis que les Russes se plaignaient à saint Nicolas de leur défaite, Charles XII faisait rendre grâces à Dieu, et se préparait à de nouvelles victoires[22].

Le roi de Pologne s’attendit bien que son ennemi, vainqueur des Danois et des Moscovites, viendrait bientôt fondre sur lui. Il se ligua plus étroitement que jamais avec le czar. Ces deux princes convinrent d’une entrevue pour prendre leurs mesures de concert. Ils se virent à Birzen, petite ville de Lithuanie, sans aucune de ces formalités qui ne servent qu’à retarder les affaires, et qui ne convenaient ni à leur situation ni à leur humeur. Les princes du Nord se voient avec une familiarité qui n’est point encore établie dans le midi de l’Europe[23]. Pierre et Auguste passèrent quinze jours ensemble dans des plaisirs qui allèrent jusqu’à l’excès : car le czar, qui voulait réformer sa nation, ne put jamais corriger dans lui-même son penchant dangereux pour la débauche.

Le roi de Pologne s’engagea à fournir au czar cinquante mille hommes de troupes allemandes, qu’on devait acheter de divers princes, et que le czar devait soudoyer. Celui-ci, de son côté, devait envoyer cinquante mille Russes en Pologne[24] pour y apprendre l’art de la guerre, et promettait de payer au roi Auguste trois millions de rixdales en deux ans. Ce traité, s’il eût été exécuté, eût pu être fatal au roi de Suède : c’était un moyen prompt et sûr d’aguerrir les Moscovites ; c’était peut-être forger des fers à une partie de l’Europe.

Charles XII se mit en devoir d’empêcher le roi de Pologne de recueillir le fruit de cette ligue. Après avoir passé l’hiver auprès de Narva, il parut en Livonie auprès de cette même ville de Riga que le roi Auguste avait assiégée inutilement. Les troupes saxonnes étaient postées le long de la rivière de Duina, qui est fort large en cet endroit : il fallait disputer le passage à Charles, qui était à l’autre bord du fleuve. Les Saxons n’étaient pas commandés par leur prince, alors malade ; mais ils avaient à leur tête le maréchal Stenau, qui faisait les fonctions de général : sous lui commandait le prince Ferdinand duc de Courlande, et ce même Patkul, qui défendait sa patrie contre Charles XII, l’épée à la main, après en avoir soutenu les droits par la plume, au péril de sa vie, contre Charles XI. Le roi de Suède avait fait construire de grands bateaux d’une invention nouvelle, dont les bords, beaucoup plus hauts qu’à l’ordinaire, pouvaient se lever et se baisser comme des ponts-levis. En se levant, ils couvraient les troupes qu’ils portaient ; en se baissant, ils servaient de pont pour le débarquement. Il mit encore en usage un autre artifice. Ayant remarqué que le vent soufflait du nord, où il était, au sud, où étaient campés les ennemis, il fit mettre le feu à quantité de paille mouillée, dont la fumée épaisse, se répandant sur la rivière, dérobait aux Saxons la vue de ses troupes et de ce qu’il allait faire. À la faveur de ce nuage, il fit avancer des barques remplies de cette même paille fumante ; de sorte que le nuage, grossissant toujours, et chassé par le vent dans les yeux des ennemis, les mettait dans l’impossibilité de savoir si le roi passait ou non. Cependant il conduisait seul l’exécution de son stratagème. Étant déjà au milieu de la rivière : « Hé bien, dit-il au général Rehnskold, la Duina ne sera pas plus méchante que la mer de Copenhague ; croyez-moi, général, nous les battrons. » Il arriva en un quart d’heure à l’autre bord, et fut mortifié de ne sauter à terre que le quatrième. Il fait aussitôt débarquer son canon, et forme sa bataille sans que les ennemis, offusqués de la fumée, puissent s’y opposer que par quelques coups tirés au hasard. Le vent ayant dissipé ce brouillard, les Saxons virent le roi de Suède marchant déjà à eux.

Le maréchal Stenau ne perdit pas un moment : à peine aperçut-il les Suédois qu’il fondit sur eux avec la meilleure partie de sa cavalerie. Le choc violent de cette troupe, tombant sur les Suédois dans l’instant qu’ils formaient leurs bataillons, les mit en désordre. Ils s’ouvrirent ; ils furent rompus et poursuivis jusque dans la rivière. Le roi de Suède les rallia, le moment d’après, au milieu de l’eau, aussi aisément que s’il eût fait une revue. Alors ses soldats, marchant plus serrés qu’auparavant, repoussèrent le maréchal Stenau, et s’avancèrent dans la plaine. Stenau sentit que ses troupes étaient étonnées : il les fit retirer, en habile homme, dans un lieu sec, flanqué d’un marais et d’un bois où était son artillerie. L’avantage du terrain, et le temps qu’il avait donné aux Saxons de revenir de leur première surprise, leur rendit tout leur courage. Charles ne balança pas à les attaquer : il avait avec lui quinze mille hommes ; Stenau et le duc de Courlande, environ douze mille, n’ayant pour toute artillerie qu’un canon de fer sans affût. La bataille fut rude et sanglante : le duc eut deux chevaux tués sous lui ; il pénétra trois fois au milieu de la garde du roi ; mais enfin, ayant été renversé de son cheval d’un coup de crosse de mousquet, le désordre se mit dans son armée, qui ne disputa plus la victoire. Ses cuirassiers le retirèrent avec peine, tout froissé et à demi mort, du milieu de la mêlée et de dessous les chevaux, qui le foulaient aux pieds.

Le roi de Suède, après sa victoire, court à Mittau, capitale de la Courlande[25]. Toutes les villes de ce duché se rendent à lui à discrétion : c’était un voyage plutôt qu’une conquête. Il passa sans s’arrêter en Lithuanie, soumettant tout sur son passage. Il sentit une satisfaction flatteuse, et il l’avoua lui-même, quand il entra en vainqueur dans cette ville de Birzen où le roi de Pologne et le czar avaient conspiré sa ruine quelques mois auparavant.

Ce fut dans cette place qu’il conçut le dessein de détrôner le roi de Pologne par les mains des Polonais mêmes. Là, étant un jour à table, tout occupé de cette entreprise, et observant sa sobriété extrême, dans un silence profond, paraissant comme enseveli dans ses grandes idées, un colonel allemand qui assistait à son dîner dit, assez haut pour être entendu, que les repas que le czar et le roi de Pologne avaient faits au même endroit étaient un peu différents de ceux de Sa Majesté. « Oui, dit le roi en se levant, et j’en troublerai plus aisément leur digestion. » En effet, mêlant alors un peu de politique à la force de ses armes, il ne tarda pas à préparer l’événement qu’il méditait.

La Pologne, cette partie de l’ancienne Sarmatie, est un peu plus grande que la France, moins peuplée qu’elle, mais plus que la Suède. Ses peuples ne sont chrétiens que depuis environ sept cent cinquante ans. C’est une chose singulière, que la langue des Romains, qui n’ont jamais pénétré dans ces climats, ne se parle aujourd’hui communément qu’en Pologne ; tout y parle latin, jusqu’aux domestiques. Ce grand pays est très-fertile ; mais les peuples n’en sont que moins industrieux[26]. Les ouvriers et les marchands qu’on voit en Pologne sont des Écossais, des Français, surtout des Juifs. Ils y ont près de trois cents synagogues ; et à force de multiplier, ils en seront chassés comme ils l’ont été en Espagne[27]. Ils achètent à vil prix les blés, les bestiaux, les denrées du pays, les trafiquent à Dantzick et en Allemagne, et vendent chèrement aux nobles de quoi satisfaire l’espèce de luxe qu’ils connaissent et qu’ils aiment. Ainsi ce pays, arrosé des plus belles rivières, riche en pâturages, en mines de sel, et couvert de moissons, reste pauvre malgré son abondance parce que le peuple est esclave et que la noblesse est fière et oisive.

Son gouvernement est la plus fidèle image de l’ancien gouvernement celte et gothique, corrigé ou altéré partout ailleurs. C’est le seul État qui ait conservé le nom de république avec la dignité royale[28].

Chaque gentilhomme a le droit de donner sa voix dans l’élection d’un roi, et de pouvoir l’être lui-même. Ce plus beau des droits est joint au plus grand des abus : le trône est presque toujours à l’enchère ; et comme un Polonais est rarement assez riche pour l’acheter, il a été vendu souvent aux étrangers. La noblesse et le clergé défendent leur liberté contre leur roi, et l’ôtent au reste de la nation. Tout le peuple y est esclave, tant la destinée des hommes est que le plus grand nombre soit partout, de façon ou d’autre, subjugué par le plus petit ! Là le paysan ne sème point pour lui, mais pour des seigneurs à qui lui, son champ et le travail de ses mains appartiennent, et qui peuvent le vendre et l’égorger avec le bétail de la terre. Tout ce qui est gentilhomme ne dépend que de soi. Il faut, pour le juger dans une affaire criminelle, une assemblée entière de la nation : il ne peut être arrêté qu’après avoir été condamné ; ainsi il n’est presque jamais puni. Il y en a beaucoup de pauvres ; ceux-là se mettent au service des plus puissants, en reçoivent un salaire, font les fonctions les plus basses. Ils aiment mieux servir leurs égaux que de s’enrichir par le commerce ; et, en pansant les chevaux de leurs maîtres, ils se donnent le titre d’électeurs des rois et de destructeurs des tyrans[29].

Qui verrait un roi de Pologne dans la pompe de sa majesté royale le croirait le prince le plus absolu de l’Europe ; c’est cependant celui qui l’est le moins. Les Polonais font réellement avec lui ce contrat qu’on suppose chez d’autres nations entre le souverain et les sujets. Le roi de Pologne, à son sacre même, et en jurant les pacta conventa, dispense ses sujets du serment d’obéissance en cas qu’il viole les lois de la république.

Il nomme à toutes les charges, et confère tous les honneurs. Rien n’est héréditaire en Pologne que les terres et le rang de noble. Le fils d’un palatin et celui du roi n’ont nul droit aux dignités de leur père ; mais il y a cette grande différence entre le roi et la république, qu’il ne peut ôter aucune charge après l’avoir donnée, et que la république a le droit de lui ôter la couronne s’il transgressait les lois de l’État.

La noblesse, jalouse de sa liberté, vend souvent ses suffrages et rarement ses affections. À peine ont-ils élu un roi, qu’ils craignent son ambition, et lui opposent leurs cabales. Les grands qu’il a faits, et qu’il ne peut défaire, deviennent souvent ses ennemis, au lieu de rester ses créatures. Ceux qui sont attachés à la cour sont l’objet de la haine du reste de la noblesse : ce qui forme toujours deux partis ; division inévitable, et même nécessaire, dans des pays où l’on veut avoir des rois et conserver sa liberté.

Ce qui concerne la nation est réglé dans les états généraux qu’on appelle diètes. Ces états sont composés du corps du sénat et de plusieurs gentilshommes ; les sénateurs sont les palatins et les évêques ; le second ordre est composé des députés des diètes particulières de chaque palatinat. À ces grandes assemblées préside l’archevêque de Gnesne, primat de Pologne, vicaire du royaume dans les interrègnes, et la première personne de l’État après le roi. Rarement y a-t-il en Pologne un autre cardinal que lui, parce que la pourpre romaine ne donnant aucune préséance dans le sénat, un évêque qui serait cardinal serait obligé ou de s’asseoir à son rang de sénateur, ou de renoncer aux droits solides de la dignité qu’il a dans sa patrie pour soutenir les prétentions d’un honneur étranger.

Ces diètes se doivent tenir, par les lois du royaume, alternativement en Pologne et en Lithuanie. Les députés y décident souvent leurs affaires le sabre à la main, comme les anciens Sarmates, dont ils sont descendus[30], et quelquefois même au milieu de l’ivresse, vice que les Sarmates ignoraient. Chaque gentilhomme député à ces états généraux jouit du droit qu’avaient à Rome les tribuns du peuple de s’opposer aux lois du sénat. Un seul gentilhomme qui dit je proteste[31] arrête, par ce mot seul, les résolutions unanimes de tout le reste ; et s’il part de l’endroit où se tient la diète, il faut alors qu’elle se sépare.

On apporte aux désordres qui naissent de cette loi un remède plus dangereux encore. La Pologne est rarement sans deux factions. L’unanimité dans les diètes étant alors impossible, chaque parti forme des confédérations dans lesquelles on décide à la pluralité des voix, sans avoir égard aux protestations du plus petit nombre. Ces assemblées, illégitimes selon les lois, mais autorisées par l’usage, se font au nom du roi, quoique souvent contre son consentement et contre ses intérêts ; à peu près comme la Ligue se servait en France du nom de Henri III pour l’accabler ; et comme en Angleterre le parlement, qui fit mourir Charles Ier sur un échafaud, commença par mettre le nom de ce prince à la tête de toutes les résolutions qu’il prenait pour le perdre. Lorsque les troubles sont finis, alors c’est aux diètes générales à confirmer ou à casser les actes de ces confédérations. Une diète même peut changer tout ce qu’a fait la précédente, par la même raison que dans les États monarchiques un roi peut abolir les lois de son prédécesseur et les siennes propres.

La noblesse, qui fait les lois de la république, en fait aussi la force. Elle monte à cheval dans les grandes occasions, et peut composer un corps de plus de cent mille hommes. Cette grande armée, nommée pospolite[32], se meut difficilement, et se gouverne mal : la difficulté des vivres et des fourrages la met dans l’impuissance de subsister longtemps assemblée. La discipline, la subordination, l’expérience, lui manquent ; mais l’amour de la liberté, qui l’anime, la rend toujours formidable.

On peut la vaincre ou la dissiper, ou la tenir même pour un temps dans l’esclavage ; mais elle secoue bientôt le joug : ils se comparent eux-mêmes aux roseaux que la tempête couche par terre, et qui se relèvent dès que le vent ne souffle plus. C’est pour cette raison qu’ils n’ont point de places de guerre : ils veulent être les seuls remparts de leur république ; ils ne souffrent jamais que leur roi bâtisse des forteresses, de peur qu’il ne s’en serve, moins pour les défendre que pour les opprimer. Leur pays est tout ouvert, à la réserve de deux ou trois places frontières. Que si dans leurs guerres, ou civiles ou étrangères, ils s’obstinent à soutenir chez eux quelque siége, il faut faire à la hâte des fortifications de terre, réparer de vieilles murailles à demi ruinées, élargir des fossés presque comblés, et la ville est prise avant que les retranchements soient achevés.

La pospolite n’est pas toujours à cheval pour garder le pays ; elle n’y monte que par l’ordre des diètes, ou même quelquefois sur le simple ordre du roi, dans les dangers extrêmes.

La garde ordinaire de la Pologne est une armée qui doit toujours subsister aux dépens de la république. Elle est composée de deux corps sous deux grands-généraux différents. Le premier corps est celui de la Pologne, et doit être de trente-six mille hommes ; le second, au nombre de douze mille, est celui de Lithuanie. Les deux grands-généraux sont indépendants l’un de l’autre : quoique nommés par le roi, ils ne rendent jamais compte de leurs opérations qu’à la république, et ont une autorité suprême sur leurs troupes. Les colonels sont les maîtres absolus de leurs régiments ; c’est à eux à les faire subsister comme ils peuvent, et à leur payer leur solde. Mais étant rarement payés eux-mêmes, ils désolent le pays, et ruinent les laboureurs pour satisfaire leur avidité et celle de leurs soldats[33]. Les seigneurs polonais paraissent dans ces armées avec plus de magnificence que dans les villes ; leurs tentes sont plus belles que leurs maisons. La cavalerie, qui fait les deux tiers de l’armée, est presque toute composée de gentilshommes : elle est remarquable par la beauté des chevaux, et par la richesse des habillements et des harnais.

Les gendarmes surtout, que l’on distingue en houssards et pancernes[34], ne marchent qu’accompagnés de plusieurs valets, qui leur tiennent des chevaux de main, ornés de brides à plaques et clous d’argent, de selles brodées, d’arçons, d’étriers dorés, et quelquefois d’argent massif, avec de grandes housses traînantes, à la manière des Turcs, dont les Polonais imitent autant qu’ils peuvent la magnificence.

Autant cette cavalerie est parée et superbe, autant l’infanterie était alors délabrée, mal vêtue, mal armée, sans habits d’ordonnance ni rien d’uniforme. C’est ainsi du moins qu’elle fut jusque vers 1710. Ces fantassins, qui ressemblent à des Tartares vagabonds, supportent avec une étonnante fermeté la faim, le froid, la fatigue, et tout le poids de la guerre.

On voit encore dans les soldats polonais le caractère des anciens Sarmates, leurs ancêtres : aussi peu de discipline, la même fureur à attaquer, la même promptitude à fuir et à revenir au combat, le même acharnement dans le carnage quand ils sont vainqueurs.

Le roi de Pologne s’était flatté d’abord que dans le besoin ces deux armées combattraient en sa faveur, que la pospolite polonaise s’armerait à ses ordres, et que toutes ces forces, jointes aux Saxons ses sujets, et aux Moscovites ses alliés, composeraient une multitude devant qui le petit nombre des Suédois n’oserait paraître. Il se vit presque tout à coup privé de ces secours par les soins mêmes qu’il avait pris pour les avoir tous à la fois.

Accoutumé dans ses pays héréditaires au pouvoir absolu, il crut trop peut-être qu’il pourrait gouverner la Pologne comme la Saxe. Le commencement de son règne fit des mécontents ; ses premières démarches irritèrent le parti qui s’était opposé à son élection, et aliénèrent presque tout le reste. La Pologne murmura devoir ses villes remplies de garnisons saxonnes, et ses frontières de troupes. Cette nation, bien plus jalouse de maintenir sa liberté qu’empressée à attaquer ses voisins, ne regarda point la guerre du roi Auguste contre la Suède, et l’irruption en Livonie, comme une entreprise avantageuse à la république. On trompe difficilement une nation libre sur ses vrais intérêts. Les Polonais sentaient que si cette guerre, entreprise sans leur consentement, était malheureuse, leur pays, ouvert de tous côtés, serait en proie au roi de Suède ; et que si elle était heureuse, ils seraient subjugués par leur roi même, qui, maître alors de la Livonie, comme de la Saxe, enclaverait la Pologne entre ces deux pays[35]. Dans cette alternative, ou d’être esclaves du roi qu’ils avaient élu, ou d’être ravagés par Charles XII justement outragé, ils ne formèrent qu’un cri contre la guerre, qu’ils crurent déclarée à eux-mêmes plus qu’à la Suède. Ils regardèrent les Saxons et les Moscovites comme les instruments de leurs chaînes. Bientôt, voyant que le roi de Suède avait renversé tout ce qui était sur son passage, et s’avançait avec une armée victorieuse au cœur de la Lithuanie, ils éclatèrent contre leur souverain avec d’autant plus de liberté qu’il était malheureux.

Deux partis divisaient alors la Lithuanie : celui des princes Sapieha, et celui d’Oginski. Ces deux factions avaient commencé par des querelles particulières dégénérées en guerre civile. Le roi de Suède s’attacha les princes Sapieha, et Oginski, mal secouru par les Saxons, vit son parti presque anéanti. L’armée lithuanienne, que ces troubles et le défaut d’argent réduisaient à un petit nombre, était en partie dispersée par le vainqueur. Le peu qui tenait pour le roi de Pologne était séparé en petits corps de troupes fugitives, qui erraient dans la campagne et subsistaient de rapines. Auguste ne voyait en Lithuanie que de l’impuissance dans son parti, de la haine dans ses sujets, et une armée ennemie conduite par un jeune roi outragé, victorieux et implacable.

Il y avait à la vérité en Pologne une armée ; mais au lieu d’être de trente-six mille hommes, nombre prescrit par les lois, elle n’était pas de dix-huit mille. Non-seulement elle était mal payée et mal armée, mais ses généraux ne savaient encore quel parti prendre.

La ressource du roi était d’ordonner à la noblesse de le suivre ; mais il n’osait s’exposer à un refus, qui eût trop découvert et par conséquent augmenté sa faiblesse.

Dans cet état de trouble et d’incertitude, tous les palatinats du royaume demandaient au roi une diète, de même qu’en Angleterre, dans les temps difficiles, tous les corps de l’État présentent des adresses au roi pour le prier de convoquer un parlement. Auguste avait plus besoin d’une armée que d’une diète, où les actions des rois sont pesées. Il fallut bien cependant qu’il la convoquât, pour ne point aigrir la nation sans retour. Elle fut donc indiquée à Varsovie pour le 2 de décembre de l’année 1701. Il s’aperçut bientôt que Charles XII avait pour le moins autant de pouvoir que lui dans cette assemblée. Ceux qui tenaient pour les Sapieha, les Lubomirski, et leurs amis, le palatin Leczinski, trésorier de la couronne, qui devait sa fortune au roi Auguste, et surtout les partisans des princes Sobieski, étaient tous secrètement attachés au roi de Suède.

Le plus considérable de ces partisans, et le plus dangereux ennemi qu’eût le roi de Pologne, était le cardinal Radjouski, archevêque de Gnesne, primat du royaume, et président de la diète. C’était un homme plein d’artifice et d’obscurité dans sa conduite, entièrement gouverné par une femme ambitieuse, que les Suédois appelaient madame la cardinale, laquelle ne cessait de le pousser à l’intrigue et à la faction[36]. Le roi Jean Sobieski, prédécesseur d’Auguste, l’avait d’abord fait évêque de Varmie, et vice-chancelier du royaume. Radjouski, n’étant encore qu’évêque, obtint le cardinalat par la faveur du même roi. Cette dignité lui ouvrit bientôt le chemin à celle de primat ; ainsi, réunissant dans sa personne tout ce qui impose aux hommes, il était en état d’entreprendre beaucoup impunément.

Il essaya son crédit après la mort de Jean pour mettre le prince Jacques Sobieski sur le trône ; mais le torrent de la haine qu’on portait au père, tout grand homme qu’il était, en écarta le fils. Le cardinal primat se joignit alors à l’abbé de Polignac, ambassadeur de France, pour donner la couronne au prince de Conti, qui en effet fut élu. Mais l’argent et les troupes de Saxe triomphèrent de ses négociations. Il se laissa enfin entraîner au parti qui couronna l’électeur de Saxe, et attendit avec patience l’occasion de mettre la division entre la nation et ce nouveau roi.

Les victoires de Charles XII, protecteur du prince Jacques Sobieski, la guerre civile de Lithuanie, le soulèvement général de tous les esprits contre le roi Auguste, firent croire au cardinal primat que le temps était arrivé où il pourrait renvoyer Auguste en Saxe, et ouvrir au fils du roi Jean le chemin du trône. Ce prince, autrefois l’objet innocent de la haine des Polonais, commençait à devenir leurs délices depuis que le roi Auguste était haï ; mais il n’osait concevoir alors l’idée d’une si grande révolution ; et cependant le cardinal en jetait insensiblement les fondements.

D’abord il sembla vouloir réconcilier le roi avec la république. Il envoya des lettres circulaires, dictées en apparence par l’esprit de concorde et par la charité, piéges usés et connus, mais où les hommes sont toujours pris. Il écrivit au roi de Suède une lettre touchante, le conjurant, au nom de celui que tous les chrétiens adorent également, de donner la paix à la Pologne et à son roi. Charles XII répondit aux intentions du cardinal plus qu’à ses paroles. Cependant il restait dans le grand-duché de Lithuanie avec son armée victorieuse, déclarant qu’il ne voulait point troubler la diète ; qu’il faisait la guerre à Auguste et aux Saxons, non aux Polonais ; et que, loin d’attaquer la république, il venait la tirer d’oppression. Ces lettres et ces réponses étaient pour le public. Des émissaires qui allaient et venaient continuellement de la part du cardinal au comte Piper, et des assemblées secrètes chez ce prélat, étaient les ressorts qui faisaient mouvoir la diète : elle proposa d’envoyer une ambassade à Charles XII, et demanda unanimement au roi qu’il n’appelât plus les Moscovites sur les frontières, et qu’il renvoyât ses troupes saxonnes.

La mauvaise fortune d’Auguste avait déjà fait ce que la diète exigeait de lui. La ligue conclue secrètement à Birzen avec le Moscovite était devenue aussi inutile qu’elle avait paru d’abord formidable. Il était bien éloigné de pouvoir envoyer au czar les cinquante mille Allemands qu’il avait promis de faire lever dans l’empire. Le czar même, dangereux voisin de la Pologne, ne se pressait pas de secourir alors de toutes ses forces un royaume divisé, dont il espérait recueillir quelques dépouilles. Il se contenta d’envoyer dans la Lithuanie vingt mille Moscovites, qui y firent plus de mal que les Suédois, fuyant partout devant le vainqueur et ravageant les terres des Polonais, jusqu’à ce que, poursuivis par les généraux suédois, et ne trouvant plus rien à piller, ils s’en retournèrent par troupes dans leur pays. À l’égard des débris de l’armée saxonne battue à Riga, le roi Auguste les envoya hiverner et se recruter en Saxe, afin que ce sacrifice, tout forcé qu’il était, pût ramener à lui la nation polonaise irritée.

Alors la guerre se changea en intrigues. La diète était partagée en presque autant de factions qu’il y avait de palatins. Un jour les intérêts du roi Auguste y dominaient, le lendemain ils y étaient proscrits. Tout le monde criait pour la liberté et la justice, mais on ne savait point ce que c’était que d’être libre et juste. Le temps se perdait à cabaler en secret et à haranguer en public. La diète ne savait ni ce qu’elle voulait, ni ce qu’elle devait faire. Les grandes compagnies n’ont presque jamais pris de bons conseils dans les troubles civils, parce que les factieux y sont hardis, et que les gens de bien y sont timides pour l’ordinaire. La diète se sépara en tumulte le 17 février de l’année 1702, après trois mois de cabales et d’irrésolutions. Les sénateurs, qui sont les palatins et les évêques, restèrent dans Varsovie. Le sénat de Pologne a le droit de faire provisionnellement des lois, que rarement les diètes infirment ; ce corps, moins nombreux, accoutumé aux affaires, fut bien moins tumultueux et décida plus vite.

Ils arrêtèrent qu’on enverrait au roi de Suède l’ambassade proposée dans la diète, que la pospolite monterait à cheval et se tiendrait prête à tout événement ; ils firent plusieurs règlements pour apaiser les troubles de Lithuanie, et plus encore pour diminuer l’autorité de leur roi, quoique moins à craindre que celle de Charles.

Auguste aima mieux alors recevoir des lois dures de son vainqueur que de ses sujets. Il se détermina à demander la paix au roi de Suède, et voulut entamer avec lui un traité secret. Il fallait cacher cette démarche au sénat, qu’il regardait comme un ennemi encore plus intraitable. L’affaire était délicate ; il s’en reposa sur la comtesse de Koënigsmark, Suédoise d’une grande naissance, à laquelle il était alors attaché. C’est elle dont le frère est connu par sa mort malheureuse[37] et dont le fils[38] a commandé les armées en France avec tant de succès et de gloire. Cette femme, célèbre dans le monde par son esprit et par sa beauté, était plus capable qu’aucun ministre de faire réussir une négociation. De plus, comme elle avait du bien dans les États de Charles XII, et qu’elle avait été longtemps à sa cour, elle avait un prétexte plausible d’aller trouver ce prince. Elle vint donc au camp des Suédois en Lithuanie, et s’adressa d’abord au comte Piper, qui lui promit trop légèrement une audience de son maître. La comtesse, parmi les perfections qui la rendaient une des plus aimables personnes de l’Europe, avait le talent singulier de parler les langues de plusieurs pays qu’elle n’avait jamais vus, avec autant de délicatesse que si elle y était née ; elle s’amusait même quelquefois à faire des vers français[39] qu’on eût pris pour être d’une personne née à Versailles. Elle en composa pour Charles XII, que l’histoire ne doit point omettre. Elle introduisait les dieux de la fable, qui tous louaient les différentes vertus de Charles. La pièce finissait ainsi :

Enfin chacun des dieux, discourant à sa gloire,
Le plaçait par avance au temple de mémoire ;
Mais Vénus ni Bacchus n’en dirent pas un mot.

Tant d’esprit et d’agréments étaient perdus auprès d’un homme tel que le roi de Suède. Il refusa constamment de la voir. Elle prit le parti de se trouver sur son chemin dans les fréquentes promenades qu’il faisait à cheval. Effectivement elle le rencontra un jour dans un sentier fort étroit : elle descendit de carrosse dès qu’elle l’aperçut ; le roi la salua sans lui dire un seul mot, tourna la bride de son cheval, et s’en retourna dans l’instant ; de sorte que la comtesse de Koënigsmark ne remporta de son voyage que la satisfaction de pouvoir croire que le roi de Suède ne redoutait qu’elle.

Il fallut alors que le roi de Pologne se jetât dans les bras du sénat. Il lui fit deux propositions par le palatin de Marienbourg : l’une, qu’on lui laissât la disposition de l’armée de la république, à laquelle il payerait de ses propres deniers deux quartiers d’avance ; l’autre, qu’on lui permît de faire revenir en Pologne douze mille Saxons. Le cardinal primat fit une réponse aussi dure qu’était le refus du roi de Suède. Il dit au palatin de Marienbourg, au nom de l’assemblée, « qu’on avait résolu d’envoyer à Charles XII une ambassade, et qu’il ne lui conseillait pas de faire venir les Saxons ».

Le roi, dans cette extrémité, voulut au moins conserver les apparences de l’autorité royale. Un de ses chambellans alla de sa part trouver Charles, pour savoir de lui où et comment Sa Majesté suédoise voudrait recevoir l’ambassade du roi son maître et de la république. On avait oublié malheureusement de demander un passeport aux Suédois pour ce chambellan. Le roi de Suède le fit mettre en prison au lieu de lui donner audience, en disant qu’il comptait recevoir une ambassade de la république, et rien du roi Auguste. Cette violation du droit des gens n’était permise que par la loi du plus fort.

Alors Charles, ayant laissé derrière lui des garnisons dans quelques villes de Lithuanie, s’avança au delà de Grodno, ville connue en Europe par les diètes qui s’y tiennent, mais mal bâtie, et plus mal fortifiée,

À quelques milles par delà Grodno, il rencontra l’ambassade de la république : elle était composée de cinq sénateurs. Ils voulurent d’abord faire régler un cérémonial que le roi ne connaissait guère ; ils demandèrent qu’on traitât la république de sérénissime, qu’on envoyât au-devant d’eux les carrosses du roi, et des sénateurs. On leur répondit que la république serait appelée illustre, et non sérénissime ; que le roi ne se servait jamais de carrosse ; qu’il avait auprès de lui beaucoup d’officiers, et point de sénateurs ; qu’on leur enverrait un lieutenant général, et qu’ils arriveraient sur leurs propres chevaux[40].

Charles XII les reçut dans sa tente, avec quelque appareil d’une pompe militaire ; leurs discours furent pleins de ménagements et d’obscurités. On remarquait qu’ils craignaient Charles XII, qu’ils n’aimaient pas Auguste, mais qu’ils étaient honteux d’ôter par l’ordre d’un étranger la couronne au roi qu’ils avaient élu. Rien ne se conclut, et Charles XII leur fit comprendre enfin qu’il conclurait dans Varsovie.

Sa marche fut précédée par un manifeste dont le cardinal et son parti inondèrent la Pologne en huit jours. Charles, par cet écrit, invitait tous les Polonais à joindre leur vengeance à la sienne, et prétendait leur faire voir que leurs intérêts et les siens étaient les mêmes. Ils étaient cependant bien différents ; mais le manifeste, soutenu par un grand parti, par le trouble du sénat et par l’approche du conquérant, fit de très-fortes impressions. Il fallut reconnaître Charles pour protecteur, puisqu’il voulait l’être, et qu’on était encore trop heureux qu’il se contentât de ce titre.

Les sénateurs contraires à Auguste publièrent hautement l’écrit sous ses yeux mêmes. Le peu qui lui étaient attachés demeurèrent dans le silence. Enfin, quand on apprit que Charles avançait à grandes journées, tous se préparèrent en confusion à partir : le cardinal quitta Varsovie des premiers ; la plupart précipitèrent leur fuite, les uns pour aller attendre dans leurs terres le dénoûment de cette affaire, les autres pour aller soulever leurs amis. Il ne demeura auprès du roi que l’ambassadeur de l’empereur, celui du czar, le nonce du pape, et quelques évêques et palatins liés à sa fortune. Il fallait fuir, et on n’avait encore rien décidé en sa faveur. Il se hâta, avant de partir, de tenir un conseil avec ce petit nombre de sénateurs qui représentaient encore le sénat. Quelque zélés qu’ils fussent pour son service, ils étaient Polonais : ils avaient tous conçu une si grande aversion pour les troupes saxonnes qu’ils n’osèrent pas lui accorder la liberté d’en faire venir au delà de six mille pour sa défense ; encore votèrent-ils que ces six mille hommes seraient commandés par le grand-général de la Pologne, et renvoyés immédiatement après la paix. Quant aux armées de la république, ils lui en laissèrent la disposition.

Après ce résultat, le roi quitta Varsovie, trop faible contre ses ennemis, et peu satisfait de son parti même. Il fit aussitôt publier ses universaux[41] pour assembler la pospolite et les armées, qui n’étaient guère que de vains noms : il n’y avait rien à espérer en Lithuanie, où étaient les Suédois. L’armée de Pologne, réduite à peu de troupes, manquait d’armes, de provisions et de bonne volonté. La plus grande partie de la noblesse, intimidée, irrésolue, ou mal disposée, demeura dans ses terres. En vain le roi, autorisé par les lois de l’État, ordonne, sur peine de la vie, à tous les gentilshommes de monter à cheval et de le suivre ; il commençait à devenir problématique si on devait lui obéir. Sa grande ressource était dans les troupes de son électorat, où la forme du gouvernement, entièrement absolue, ne lui laissait pas craindre une désobéissance. Il avait déjà mandé secrètement douze mille Saxons qui s’avançaient avec précipitation. Il en faisait encore revenir huit mille qu’il avait promis à l’empereur dans la guerre de l’empire contre la France, et qu’il fut obligé de rappeler par la nécessité où il était réduit. Introduire tant de Saxons en Pologne, c’était révolter contre lui tous les esprits et violer la loi faite par son parti même, qui ne lui en permettait que six mille ; mais il savait bien que s’il était vainqueur on n’oserait pas se plaindre, et que s’il était vaincu on ne lui pardonnerait pas d’avoir même amené les six mille hommes. Pendant que ces soldats arrivaient par troupes, et qu’il allait de palatinat en palatinat rassembler la noblesse qui lui était attachée, le roi de Suède arriva enfin devant Varsovie le 5 mai 1702. À la première sommation les portes lui furent ouvertes. Il renvoya la garnison polonaise, congédia la garde bourgeoise, établit des corps de garde partout, et ordonna aux habitants de venir remettre toutes leurs armes ; mais, content de les désarmer, et ne voulant pas les aigrir, il n’exigea d’eux qu’une contribution de cent mille francs. Le roi Auguste assemblait alors ses forces à Cracovie : il fut bien surpris d’y voir arriver le cardinal primat[42]. Cet homme[43] prétendait peut-être garder jusqu’au bout la décence de son caractère, et chasser son roi avec des dehors respectueux ; il lui fit entendre que le roi de Suède paraissait disposé à un accommodement raisonnable, et demanda humblement la permission d’aller le trouver. Le roi Auguste accorda ce qu’il ne pouvait refuser, c’est-à-dire la liberté de lui nuire.

Le cardinal primat[44] courut incontinent voir le roi de Suède, auquel il n’avait point encore osé se présenter. Il vit ce prince à Praag[45] près de Varsovie, mais sans les cérémonies dont on avait usé avec les ambassadeurs de la république. Il trouva ce conquérant vêtu d’un habit de gros drap bleu, avec des boutons de cuivre doré, de grosses bottes, des gants de buffle qui lui venaient jusqu’au coude, dans une chambre sans tapisserie où étaient le duc de Holstein, son beau-frère, le comte Piper, son premier ministre, et plusieurs officiers généraux. Le roi avança quelques pas au-devant du cardinal ; ils eurent ensemble debout une conférence d’un quart d’heure, que Charles finit en disant tout haut : « Je ne donnerai point la paix aux Polonais qu’ils n’aient élu un autre roi. » Le cardinal, qui s’attendait à cette déclaration, la fit savoir aussitôt à tous les palatinats, les assurant de l’extrême déplaisir qu’il disait en avoir, et en même temps de la nécessité où l’on était de complaire au vainqueur.

À cette nouvelle, le roi de Pologne vit bien qu’il fallait perdre ou conserver son trône par une bataille. Il épuisa ses ressources pour cette grande décision. Toutes ses troupes saxonnes étaient arrivées des frontières de Saxe ; la noblesse du palatinat de Cracovie, où il était encore, venait en foule lui offrir ses services. Il encourageait lui-même chacun de ses gentilshommes à se souvenir de leurs serments ; ils lui promirent de verser pour lui jusqu’à la dernière goutte de leur sang. Fortifié de leurs secours, et des troupes qui portaient le nom de l’armée de la couronne, il alla pour la première fois chercher en personne le roi de Suède. Il le trouva bientôt qui s’avançait lui-même vers Cracovie.

Les deux rois parurent en présence le 13 juillet de cette année 1702, dans une vaste plaine auprès de Clissau, entre Varsovie et Cracovie. Auguste avait près de vingt-quatre mille hommes. Charles XII n’en avait que douze mille. Le combat commença par des décharges d’artillerie. À la première volée qui fut tirée par les Saxons, le duc de Holstein, qui commandait la cavalerie suédoise, jeune prince plein de courage et de vertu, reçut un coup de canon dans les reins. Le roi demanda s’il était mort ; on lui dit que oui ; il ne répondit rien. Quelques larmes tombèrent de ses yeux : il se cacha un moment le visage avec les mains ; puis tout à coup, poussant son cheval à toute bride, il s’élança au milieu des ennemis à la tête de ses gardes.

Le roi de Pologne fit tout ce qu’on devait attendre d’un prince qui combattait pour sa couronne. Il ramena lui-même trois fois ses troupes à la charge ; mais il ne combattait qu’avec ses Saxons ; les Polonais, qui formaient son aile droite, s’enfuirent tous dès le commencement de la bataille, les uns par terreur, les autres par mauvaise volonté. L’ascendant de Charles XII prévalut. Il remporta une victoire complète. Le camp ennemi, les drapeaux, l’artillerie, la caisse militaire d’Auguste, lui demeurèrent. Il ne s’arrêta pas sur le champ de bataille[46], et marcha droit à Cracovie, poursuivant le roi de Pologne, qui fuyait devant lui.

Les bourgeois de Cracovie furent assez hardis pour fermer leurs portes au vainqueur. Il les fit rompre ; la garnison n’osa tirer un seul coup : on la chassa à coups de fouet et de canne jusque dans le château, où le roi entra avec elle. Un seul officier d’artillerie osant se préparer à mettre le feu au canon, Charles court à lui, et lui arrache la mèche : le commandant se jette aux genoux du roi. Trois régiments suédois furent logés à discrétion chez les citoyens, et la ville taxée à une contribution de cent mille rixdales. Le comte de Steinbock, fait gouverneur de la ville, ayant ouï dire qu’on avait caché des trésors dans les tombeaux des rois de Pologne, qui sont à Cracovie dans l’église Saint-Nicolas, les fit ouvrir : on n’y trouva que des ornements d’or et d’argent qui appartenaient aux églises ; on en prit une partie, et Charles XII envoya même un calice d’or à une église de Suède, ce qui aurait soulevé contre lui les Polonais catholiques, si quelque chose avait pu prévaloir contre la terreur de ses armes.

Il sortait de Cracovie bien résolu de poursuivre le roi Auguste sans relâche. À quelques milles de la ville, son cheval s’abattit, et lui fracassa la cuisse[47]. Il fallut le reporter à Cracovie, où il demeura au lit six semaines entre les mains des chirurgiens. Cet accident donna à Auguste le loisir de respirer. Il fit aussitôt répandre dans la Pologne et dans l’empire que Charles XII était mort de sa chute. Cette fausse nouvelle, crue quelque temps, jeta tous les esprits dans l’étonnement et dans l’incertitude. Dans ce petit intervalle il assemble à Marienbourg, puis à Lublin, tous les ordres du royaume déjà convoqués à Sandomir. La foule y fut grande : peu de palatinats refusèrent d’y envoyer. Il regagna presque tous les esprits par des largesses, par des promesses, et par cette affabilité nécessaire aux rois absolus pour se faire aimer, et aux rois électifs pour se maintenir[48]. La diète fut bientôt détrompée de la fausse nouvelle de la mort du roi de Suède ; mais le mouvement était déjà donné à ce grand corps : il se laissa emporter à l’impulsion qu’il avait reçue ; tous les membres jurèrent de demeurer fidèles à leur souverain ; tant les compagnies sont sujettes aux variations. Le cardinal primat lui-même, affectant encore d’être attaché au roi Auguste, vint à la diète de Lublin ; il y baisa la main au roi, et ne refusa point de prêter le serment comme les autres. Ce serment consistait à jurer que l’on n’avait rien entrepris et qu’on n’entreprendrait rien contre Auguste. Le roi dispensa le cardinal de la première partie du serment, et le prélat jura le reste en rougissant. Le résultat de cette diète fut que la république de Pologne entretiendrait une armée de cinquante mille hommes à ses dépens pour le service de son souverain ; qu’on donnerait six semaines aux Suédois pour déclarer s’ils voulaient la paix ou la guerre, et pareil terme aux princes de Sapieha, les premiers auteurs des troubles de Lithuanie, pour venir demander pardon au roi de Pologne.

Mais durant ces délibérations, Charles XII, guéri de sa blessure, renversait tout devant lui. Toujours ferme dans le dessein de forcer les Polonais à détrôner eux-mêmes leur roi, il fit convoquer, par les intrigues du cardinal primat, une nouvelle assemblée à Varsovie, pour l’opposer à celle de Lublin. Ses généraux lui représentaient que cette affaire pourrait encore avoir des longueurs, et s’évanouir dans des délais ; que pendant ce temps les Moscovites s’aguerrissaient tous les jours contre les troupes qu’il avait laissées en Livonie et en Ingrie ; que les combats qui se donnaient souvent dans ces provinces entre les Suédois et les Russes n’étaient pas toujours à l’avantage des premiers, et qu’enfin sa présence y serait peut-être bientôt nécessaire. Charles, aussi inébranlable dans ses projets que vif dans ses actions, leur répondit : « Quand je devrais rester ici cinquante ans, je n’en sortirai point que je n’aie détrôné le roi de Pologne. »

Il laissa l’assemblée de Varsovie combattre par des discours et par des écrits celle de Lublin, et chercher de quoi justifier ses procédés dans les lois du royaume ; lois toujours équivoques, que chaque parti interprète à son gré, et que le succès seul rend incontestables. Pour lui, ayant augmenté ses troupes victorieuses de six mille hommes de cavalerie, et de huit mille d’infanterie, qu’il reçut de Suède, il marcha contre les restes de l’armée saxonne, qu’il avait battue à Clissau, et qui avait eu le temps de se rallier et de se grossir pendant que sa chute de cheval l’avait retenu au lit. Cette armée évitait ses approches, et se retirait vers la Prusse, au nord-ouest de Varsovie. La rivière de Bug était entre lui et les ennemis. Charles passa à la nage, à la tête de sa cavalerie ; l’infanterie alla chercher un gué au-dessus. (1er mai 1703) On arrive aux Saxons dans un lieu nommé Pultesh. Le général Stenau les commandait au nombre d’environ dix mille. Le roi de Suède, dans sa marche précipitée, n’en avait pas amené davantage, sûr qu’un moindre nombre lui suffisait. La terreur de ses armes était si grande que la moitié de l’armée saxonne s’enfuit à son approche sans rendre de combat. Le général Stenau fit ferme un moment avec deux régiments : le moment d’après il fut lui-même entraîné dans la fuite générale de son armée, qui se dispersa avant d’être vaincue. Les Suédois ne firent pas mille prisonniers, et ne tuèrent pas six cents hommes, ayant plus de peine à les poursuivre qu’à les défaire.

Auguste, à qui il ne restait plus que les débris de ses Saxons, battus de tous côtés, se retira en hâte dans Thorn, vieille ville de la Prusse royale, sur la Vistule, laquelle est sous la protection des Polonais. Charles se disposa aussitôt à l’assiéger. Le roi de Pologne, qui ne s’y crut pas en sûreté, se retira, et courut dans tous les endroits de la Pologne où il pouvait rassembler encore quelques soldats, et où les courses des Suédois n’avaient point pénétré. Cependant Charles, dans tant de marches si vives, traversant des rivières à la nage, et courant avec son infanterie montée en croupe derrière ses cavaliers, n’avait pu amener de canon devant Thorn ; il lui fallut attendre qu’il lui en vînt de Suède par mer[49].

En attendant, il se posta à quelques milles de la ville : il s’avançait souvent trop près des remparts pour la reconnaître. L’habit simple qu’il portait toujours lui était, dans ces dangereuses promenades, d’une utilité à laquelle il n’avait jamais pensé : il l’empêchait d’être remarqué, et d’être choisi par les ennemis, qui eussent tiré à sa personne. Un jour, s’étant avancé fort près avec un de ses généraux nommé Lieven, qui était vêtu d’un habit[50] bleu galonné d’or, il craignit que ce général ne fût trop aperçu ; il lui ordonna de se mettre derrière lui, par un mouvement de cette magnanimité qui lui était si naturelle que même il ne faisait pas réflexion qu’il exposait sa vie à un danger manifeste pour sauver celle de son sujet. Lieven, connaissant trop tard sa faute d’avoir mis un habit remarquable, qui exposait aussi ceux qui étaient auprès de lui, et craignant également pour le roi, en quelque place qu’il fût, hésitait s’il devait obéir ; dans le moment que durait cette contestation, le roi le prend par le bras, se met devant lui, et le couvre ; au même instant une volée de canon, qui venait en flanc, renverse le général mort sur la place même que le roi quittait à peine[51]. La mort de cet homme, tué précisément au lieu de lui, et parce qu’il l’avait voulu sauver, ne contribua pas peu à l’affermir dans l’opinion où il fut toute sa vie d’une prédestination absolue, et lui fit croire que sa destinée, qui le conservait si singulièrement, le réservait à l’exécution des plus grandes choses.

Tout lui réussissait, et ses négociations et ses armes étaient également heureuses. Il était comme présent dans toute la Pologne, car son grand-maréchal Rehnsköld était au cœur de cet État avec un grand corps d’armée. Près de trente mille Suédois sous divers généraux, répandus au nord et à l’orient sur les frontières de la Moscovie, arrêtaient les efforts de tout l’empire des Russes, et Charles était à l’occident, à l’autre bout de la Pologne, à la tête de l’élite de ses troupes.

Le roi de Danemark, lié par le traité de Travendal, que son impuissance l’empêchait de rompre, demeurait dans le silence[52]. Ce monarque, plein de prudence, n’osait faire éclater son dépit de voir le roi de Suède si près de ses États. Plus loin, en tirant vers le sud-ouest, entre les fleuves de l’Elbe et du Véser, le duché de Brome, dernier territoire des anciennes conquêtes de la Suède, rempli de fortes garnisons, ouvrait encore à ce conquérant les portes de la Saxe et de l’empire. Ainsi, depuis l’Océan germanique jusque assez près de l’embouchure du Borysthène, ce qui fait la largeur de l’Europe, et jusqu’aux portes de Moscou, tout était dans la consternation et dans l’attente d’une révolution entière. Ses vaisseaux, maîtres de la mer Baltique, étaient employés à transporter dans son pays les prisonniers faits en Pologne. La Suède, tranquille au milieu de ces grands mouvements, goûtait une paix profonde, et jouissait de la gloire de son roi, sans en porter le poids, puisque ses troupes victorieuses étaient payées et entretenues aux dépens des vaincus.

Dans ce silence général du Nord devant les armes de Charles XII, la ville de Dantzick osa lui déplaire. Quatorze frégates et quarante vaisseaux de transport amenaient au roi un renfort de six mille hommes, avec du canon et des munitions pour achever le siége de Thorn. Il fallait que ce secours remontât la Vistule. À l’embouchure de ce fleuve est Dantzick, ville riche et libre, qui jouit en Pologne, avec Thorn et Elbing, des mêmes priviléges que les villes impériales ont dans l’Allemagne. Sa liberté a été attaquée tour à tour par les Danois, la Suède, et quelques princes allemands ; et elle ne l’a conservée que par la jalousie qu’ont ces puissances les unes des autres. Le comte de Steinbock, un des généraux suédois, assembla le magistrat de la part du roi, demanda le passage pour les troupes, et quelques munitions. Le magistrat, par une imprudence ordinaire à ceux qui traitent avec plus fort qu’eux, n’osa ni le refuser ni lui accorder nettement ses demandes. Le général Steinbock se fit donner de force plus qu’il n’avait demandé : on exigea même de la ville une contribution de cent mille écus, par laquelle elle paya son refus imprudent. Enfin les troupes de renfort, le canon et les munitions, étant arrivés devant Thorn, on commença le siége le 22 septembre.

Robel, gouverneur de la place, la défendit un mois avec cinq mille hommes de garnison. Au bout de ce temps il fut forcé de se rendre à discrétion. La garnison fut faite prisonnière de guerre, et envoyée en Suède. Robel fut présenté désarmé au roi. Ce prince, qui ne perdait jamais une occasion d’honorer le mérite dans ses ennemis, lui donna une épée de sa main, lui fit un présent considérable en argent, et le renvoya sur sa parole[53]. Mais la ville, petite et pauvre, fut condamnée à payer quarante mille écus ; contribution excessive pour elle.

Elbing, bâtie sur un bras de la Vistule, fondée par les chevaliers teutons, et annexée aussi à la Pologne, ne profita pas de la faute des Dantzickois : elle balança trop à donner passage aux troupes suédoises. Elle en fut plus sévèrement punie que Dantzick. Charles y entra le 13 de décembre, à la tête de quatre mille hommes, la baïonnette au bout du fusil. Les habitants, épouvantés, se jetèrent à genoux dans les rues, et lui demandèrent miséricorde. Il les fit tous désarmer, logea ses soldats chez les bourgeois ; ensuite, ayant mandé le magistrat, il exigea le jour même une contribution de deux cent soixante mille écus ; il y avait dans la ville deux cents pièces de canon et quatre cents milliers de poudre, qu’il saisit. Une bataille gagnée ne lui eût pas valu de si grands avantages. Tous ces succès étaient les avant-coureurs du détrônement du roi Auguste.

À peine le cardinal avait juré à son roi de ne rien entreprendre contre lui qu’il s’était rendu à l’assemblée de Varsovie, toujours sous le prétexte de la paix. Il arriva, ne parlant que de concorde et d’obéissance, mais accompagné de soldats levés dans ses terres. Enfin il leva le masque, et, le 14 février 1704, déclara, au nom de l’assemblée, Auguste, électeur de Saxe, inhabile à porter la couronne de Pologne. On y prononça d’une commune voix que le trône était vacant[54]. La volonté du roi de Suède, et par conséquent celle de cette diète, était de donner au prince Jacques Sobieski le trône du roi Jean, son père. Jacques Sobieski était alors à Breslau en Silésie, attendant avec impatience la couronne qu’avait portée son père. Il était un jour à la chasse, à quelques lieues de Breslau, avec le prince Constantin, l’un de ses frères ; trente cavaliers saxons, envoyés secrètement par le roi Auguste, sortent tout à coup d’un bois voisin, entourent les deux princes, et les enlèvent sans résistance. On avait préparé des chevaux de relais, sur lesquels ils furent sur-le-champ conduits à Leipsick, où on les enferma étroitement. Ce coup dérangea les mesures de Charles, du cardinal et de l’assemblée de Varsovie.

La fortune, qui se joue des têtes couronnées, mit presque dans le même temps le roi Auguste sur le point d’être pris lui-même. Il était à table, à trois lieues de Cracovie, se reposant sur une garde avancée, et postée à quelque distance, lorsque le général Rehnsköld parut subitement, après avoir enlevé cette garde. Le roi de Pologne n’eut que le temps de monter à cheval, lui onzième. Le général Rehnsköld le poursuivit pendant quatre jours, prêt de le saisir à tout moment. Le roi fuit jusqu’à Sandomir : le général suédois l’y suivit encore, et ce ne fut que par un bonheur singulier que ce prince échappa.

Pendant tout ce temps le parti du roi Auguste traitait celui du cardinal, et en était traité réciproquement de traître à la patrie. L’armée de la couronne était partagée entre les deux factions. Auguste, forcé enfin d’accepter le secours moscovite, se repentit de n’y avoir pas eu recours assez tôt. Il courait tantôt en Saxe, où ses ressources étaient épuisées, tantôt il retournait en Pologne, où l’on n’osait le servir. D’un autre côté, le roi de Suède, victorieux et tranquille, régnait en effet en Pologne.

Le comte Piper, qui avait dans l’esprit autant de politique que son maître avait de grandeur dans le sien, proposa alors à Charles XII de prendre pour lui-même la couronne de Pologne. Il lui représentait combien l’exécution en était facile avec une armée victorieuse et un parti puissant dans le cœur d’un royaume qui lui était déjà soumis. Il le tentait par le titre de défenseur de la religion évangélique, nom qui flattait l’ambition de Charles. Il était aisé, disait-il, de faire en Pologne ce que Gustave Vasa avait fait en Suède, d’y établir le luthéranisme, et de rompre les chaînes du peuple, esclave de la noblesse et du clergé. Charles fut tenté un moment ; mais la gloire était son idole. Il lui sacrifia son intérêt et le plaisir qu’il eût eu d’enlever la Pologne au pape. Il dit au comte Piper qu’il était plus flatté de donner que de gagner des royaumes ; il ajouta en souriant : « Vous étiez fait pour être le ministre d’un prince italien. »
Charles était encore auprès de Thorn, dans cette partie de la Prusse royale qui appartient à la Pologne ; il portait de là sa vue sur ce qui se passait à Varsovie, et tenait en respect les puissances voisines. Le prince Alexandre, frère des deux Sobieski enlevés en Silésie, vint lui demander vengeance. Charles la lui promit d’autant plus qu’il la croyait aisée, et qu’il se vengeait lui-même. Mais, impatient de donner un roi à la Pologne, il proposa au prince Alexandre de monter sur le trône, dont la fortune s’opiniâtrait à écarter son frère. Il ne s’attendait pas à un refus. Le prince Alexandre lui déclara que rien ne pourrait jamais l’engager à profiter du malheur de son aîné. Le roi de Suède, le comte Piper, tous ses amis, et surtout le jeune palatin de Posnanie, Stanislas Leczinski, le pressèrent d’accepter la couronne. Il fut inébranlable : les princes voisins apprirent avec étonnement ce refus inouï, et ne savaient lequel ils devaient admirer davantage, ou un roi de Suède, qui à l’âge de vingt-trois ans donnait la couronne de Pologne, ou le prince Alexandre, qui la refusait.

fin du livre deuxième
  1. Variante : « Ce n’est pas, comme on l’a prétendu, qu’il voulût se punir d’un excès dans lequel on disait qu’il s’était laissé emporter à des actions indignes de lui : rien n’est plus faux que ce bruit populaire. Jamais le vin n’avait surpris sa raison, etc. » La Motraye et Nordberg ayant contredit Voltaire sur ce point, Voltaire essaya un moment de maintenir ce qu’il disait là (voyez plus loin les Notes sur les Remarques de La Motraye) ; cependant il corrigea son texte après de nouvelles observations que lui fit le prince Poniatowski.
  2. « Ce sont les reproches de la reine sa grand’mère, dit le prince Poniatowski, qui ont décidé Charles XII à s’abstenir de vin. Un jour qu’il revenait de la chasse, et qu’il avait bu copieusement à son déjeuner, il se présenta au dîner de la reine tout crotté et couvert du sang des animaux qu’on avait tués. La reine lui fit quelques reproches amers. Le prince ne voulut pas en entendre plus long ; il se retira avec précipitation, et l’éperon de sa botte, se trouvant, soit exprès, soit par mégarde, accroché à la nappe, il renversa tous les plats sur la reine. Le lendemain, à l’heure du dîner, la reine renouvela ses réprimandes, en lui reprochant surtout de se livrer au vin. Charles XII se leva, courut au buffet, se fit remplir de vin un grand verre, et le but à la santé de la reine ; il ajouta que, puisque cette liqueur l’avait fait manquer au respect qu’il lui devait, c’était pour la dernière fois de sa vie qu’il en buvait : et il tint parole. »
  3. Copié mot pour mot par le P. Barre, tome X, page 393 et suivantes. (Note de Voltaire.)
  4. Cet alinéa ne se trouve pas dans les premières éditions.
  5. Ce n’est qu’en 1753, et conséquemment longtemps après la composition de l’Histoire de Charles XII, que le nouveau style a été reçu en Suède. (B.)
  6. Voltaire a écrit Renschild. (B.)
  7. À la place de tout ce qui précède on lisait d’abord : « Alors le roi, comme dans un transport soudain, prenant les mains du comte Piper et du général Renschild : « Ah ! dit-il, si nous profitions de l’occasion pour faire une descente, et pour assiéger Copenhague par terre, tandis qu’elle serait bloquée par mer ! » Renschild lui répondit : « Sire, le grand Gustave, après quinze ans d’expérience, n’eût pas fait une autre proposition. »
  8. Copié par le P. Barre, tome X, page 396. (Note de Voltaire.)
  9. M. A. Geffroy, dans son édition de l’Histoire de Charles XII, dit qu’il y a ici beaucoup de phrases empruntées à l’Histoire de Limiers.
  10. Variante : « Comme de la valeur. » Le reste de la phrase est postérieur aux premières éditions.
  11. Variante : « Sont serfs. Mais Charles ne craignait pas des armées d’esclaves. »
  12. Variante : « L’un avec toute l’activité de son caractère, l’autre avec l’opiniâtreté de la vengeance. »
  13. Variante : « Une différence morale. »
  14. C’est le premier que la Russie adressa aux puissances étrangères.
  15. Variante : « Il leur voulut apprendre que les grades militaires devaient s’acheter par des services. Il commença lui-même par être tambour, et était devenu officier par degrés. Il n’était pas étonnant... »
  16. Au lieu de cette phrase, on lut d’abord : « Les seuls bons soldats de l’armée étaient trente mille streletses, qui étaient en Moscovie ce que les janissaires sont en Turquie. »
  17. Ou plutôt : huit mille. Voltaire, du reste, a beaucoup varié sur le chiffre de ces différentes troupes.
  18. Voltaire, page 173, a parlé de près de trente mille hommes.
  19. Variante : « Dans le bras gauche, mais elle ne fit qu’endommager légèrement les chairs ; son activité l’empêcha même de sentir qu’il était blessé. Son cheval fut tué sous lui presque aussitôt. Un second eut la tête emportée d’un coup de canon. Il sauta légèrement sur un troisième, en disant... » — « C’est à M. de Voltaire, avait dit à ce propos Nordberg, à dire d’où il a tiré ces particularités, qui n’ont aucun fondement. »
  20. Copié par le P. Barre, tome IX. (Note de Voltaire.)
  21. Tout cela n’est pas fort exact. Les vaincus avaient demandé à se retirer avec armes et bagages, les vainqueurs le leur avaient accordé ; mais la convention ne fut exécutée qu’envers l’une des deux divisions ; l’autre, contre la foi de la capitulation, fut insultée, pillée et désarmée. (G. A.)
  22. C’est ici que finissait le livre premier dans les premières éditions.
  23. Voltaire avait dit d’abord, comme Limiers et quelques autres, que, par le conseil de Piper, Charles XII avait gagné un gentilhomme écossais engagé dans un régiment saxon de cuirassiers destiné à la garde du czar, pour l’instruire de ce qui se passerait aux conférences de Birzen. Nordberg montra que c’était une erreur. (G. A.)
  24. Voltaire ne dit que vingt mille dans le chapitre XII de la première partie de l’Histoire de Russie sous Pierre le Grand.
  25. En passant à Mittau, Charles fit égorger les officiers saxons malades ou blessés qui n’avaient pu fuir. (G. A.)
  26. Copié par le P. Barre, tome IX. (Note de Voltaire.)
  27. Voyez tome XII, page 159.
  28. La langue latine fut introduite en Pologne par le clergé comme langue religieuse, et ensuite, à mesure que le clergé devenait plus puissant et plus influent, comme langue politique. Il en est résulté une confusion singulière : « Le mot de république polonaise fut employé d’abord dans le sens général où les Romains le prenaient d’habitude, sans y attacher la condition de formes particulières du gouvernement. Les étrangers l’entendirent bientôt dans l’opposition qu’il a présentée chez la plupart des modernes aux doctrines et aux institutions de la monarchie. Les Polonais finirent par le comprendre comme on faisait au dehors, et c’est une chose curieuse que de suivre dans les écrivains ou les orateurs les progrès que fit cette méprise et les résultats qu’elle a enfantés. On en vint à s’épouvanter de tout rapport avec les royautés héréditaires et puissantes du reste de l’Europe, comme d’une infidélité aux traditions des ancêtres, aux constitutions antiques de l’État, au nom même adopté par la patrie. » M. de Salvandy, Histoire de Pologne, liv. I, page 63. — Le latin n’a pas du reste étouffé la langue polonaise, sœur des langues russe et bohême. (A. G.)
  29. Au lieu des deux dernières lignes on lisait d’abord : « L’esclavage de la plus grande partie de la nation, et l’orgueil et l’oisiveté de l’autre, font que les arts sont ignorés dans ce pays, d’ailleurs fertile, arrosé des plus beaux fleuves de l’Europe, et dans lequel il serait très-aisé de joindre par des canaux l’Océan septentrional et la mer Noire, et d’embrasser le commerce de l’Europe et de l’Asie. Le peu d’ouvriers et de marchands qu’on voit en Pologne sont des étrangers, des Écossais, des Français, des Juifs, qui achètent à vil prix les denrées du pays, et vendent chèrement aux nobles de quoi satisfaire leur luxe. »
  30. Les Polonais, d’après Malte-Brun, sont d’origine slave, et non sarmate.
  31. C’est le fameux veto.
  32. C’est l’armée de Pologne, composée de la noblesse du pays. Voilà la seule définition que donnent les dictionnaires, d’après Voltaire lui-même, qui l’a prise dans Dalerac. (Anecdotes de Pologne.) — Pospolicie, en polonais, veut dire commun, général ; c’est la levée générale, l’arrière-ban. (A. G.)
  33. Morceau copié par le P. Barre. (Note de Voltaire.)
  34. Morceau copié par le P. Barre. On n’en citera pas davantage ; c’est trop d’ennui pour l’éditeur. (Note de Voltaire.)
  35. Variante : « Ces deux pays pleins de places fortes. »
  36. Variante : « L’habileté du primat consistait à profiter des conjonctures, sans chercher à les faire naître. Il paraissait irrésolu lorsqu’il était le plus déterminé dans ses projets, allant toujours à ses fins par des voies qui y semblaient opposées. »
  37. Philippe, comte de Koënigsmark, était l’amant de la princesse Sophie-Dorothée de Brunswick-Lunebourg-Zelle. Il devait même l’enlever, lorsqu’un soir il fut attaqué par quatre hommes qui le percèrent de coups et jetèrent son corps dans un égout.
  38. Maurice de Saxe, maréchal de France, qui avait gagné, en 1745, la bataille de Fontenoy. (Voyez, tome XV, le chapitre XV du Précis du Siècle de Louis XV.) La phrase où il est question du frère et du fils de la comtesse a été ajoutée en 1756, six ans après la mort du maréchal de Saxe. (B.)
  39. On en trouve dans l’Histoire du maréchal de Saxe, Dresde, 1755, tome Ier, page 208.
  40. Cet alinéa est le résumé d’une page supprimée.
  41. Lettres circulaires.
  42. Varsovie n’était pas fortifiée, et il n’y avait point de garnison. Le cardinal resta dans le lieu de sa résidence, à Louïez, et n’alla pas à Cracovie. (P.)
  43. Variante : « Qui brûlait de consommer son ouvrage... »
  44. Variante : « Couvrant ainsi le scandale de sa conduite en y ajoutant la perfidie, courut... »
  45. C’est ainsi qu’a écrit Voltaire. Mais on appelle ordinairement Praga, et quelquefois Prague, l’espèce de faubourg de Varsovie que Souwarow prit et inonda de sang le 4 novembre 1794. (B.)
  46. Il resta huit jours sur le champ de bataille, laissa ensuite tous les blessés au château de Pinczow, à une lieue de distance du champ de bataille, marcha ensuite à Cracovie, où il se cassa la jambe et resta le temps marque pour se guérir. (P.)
  47. D’autres auteurs placent cet accident avant l’entrée de Charles XII à Cracovie.
  48. Ici une circonstance très-nécessaire à l’éclaircissement de l’histoire est omise. Les députés de la grande Pologne, à la diète de Lublin, soupçonnés d’être partisans du roi de Suède, ne furent point admis à l’activité. Dans leur diétine de relation, assemblées qui se tiennent ordinairement après la diète, ils exagérèrent l’affront fait aux palatinats et la lésion faite à la liberté. Animés d’ailleurs et soutenus par les Suédois, ils firent une confédération qui contenait le maintien du roi Auguste sur le trône, salvis juribus pactorum conventorum ; clause fort sujette à interprétation, et à un examen douteux si le roi l’avait observée. Cette confédération, appelant d’autres palatinats pour se joindre à ceux de la grande Pologne, s’avança vers Varsovie où, dans l’assemblée convoquée par le cardinal, l’exvinculation de l’obéissance au roi de Pologne fut publiée. (P.)
  49. L’auteur d’une Histoire de Charles XII, Limiers, dit qu’il y eut du retard dans les opérations parce que Charles parlementait sans cesse pour grossir son parti. (G. A.)
  50. On avait, dans les premières éditions, donné un habit d’écarlate à cet officier ; mais le chapelain Nordberg a si bien démontré que l’habit était bleu, qu’on a corrigé cette faute. (Note de Voltaire.) — Voyez la lettre de Voltaire à Nordberg, dans la Correspondance, année 1744.
  51. Limiers dit que ce général fut tué à la bataille même de Pultesh.
  52. Il y avait encore ici une erreur relative à la Prusse, que Voltaire a supprimée.
  53. On lisait encore : « L’honneur qu’avait la ville de Thorn d’avoir produit autrefois Copernic, le fondateur du vrai système du monde, ne lui servit de rien auprès d’un vainqueur trop peu instruit de ces matières, et qui ne savait encore récompenser que la valeur. La ville, etc. »
  54. Sur une observation de Nordberg, Voltaire corrigea encore ici une erreur.