Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Henri IV/Chapitre 17
CHAPITRE XVII
Entre l’événement de Newport et le manifeste, en un mois, Sully, avec une activité et une énergie incroyables, avait transporté de Paris à Lyon l’énorme matériel qu’il préparait depuis un an. L’artillerie étant placée dans la main qui tenait déjà les finances, il y eut une formidable unité d’action. Sully agit en dictateur ; il suspendit les payements par toute la France, tourna tout l’argent à la guerre. Il destitua en une fois tous les nobles fainéants du corps de l’artillerie et leur substitua des hommes capables. La France eut toujours le génie de cette arme, dès qu’on l’a laissée agir. Il suffit de rappeler ce qu’on a dit dans cette histoire et de Jeanne Darc et de Jean Bureau, de Genouillac à Marignan, enfin des premiers essais d’artillerie volante dans les combats d’Arques.
Le Savoyard se trouva pris au dépourvu. Avec tout son esprit, il n’avait pas prévu trois choses : d’abord cette rapidité ; il croyait que l’on traînerait jusqu’à l’hiver, où ses neiges l’auraient défendu. Ensuite il ne devinait pas que la guerre serait poussée entièrement par l’artillerie, qui abrégerait à coups de foudre. Troisièmement, il pensait que Biron pourrait trahir. Cette destitution de tant de vieux officiers paralysa entièrement sa mauvaise volonté. Il commanda ; mais entouré, surveillé par les hommes de Sully, il ne put que marcher droit, et le malheureux fut contraint d’aller de victoire en victoire.
Le lendemain du manifeste, le corps de Biron entra dans la Bresse, celui de Lesdiguières en Savoie. En vain Biron donna avis au gouverneur de Bourg-en-Bresse de ses prochaines attaques, ses officiers l’entraînèrent, firent sauter les portes, emportèrent la place avant le temps indiqué.
Ceci le 13 août, deux jours après la déclaration. Le 17, Lesdiguières, non moins rapide, enleva la forte place de Montmélian, qui couvrait toute la Savoie ; la citadelle tint seule, mais il l’assiégea, la serra. Le roi arrivait, et le 20 il fut devant Chambéry, la capitale du pays, qui se rendit sur-le-champ. L’épouvante était extrême d’une telle rapidité, mais non moins l’admiration pour l’humanité du roi, qui disait qu’il ne faisait la guerre qu’au duc, point aux habitants. Voilà une guerre toute nouvelle, la première guerre d’hommes. Avant, après Henri IV (surtout dans celle de Trente-Ans), ce sont guerres de bêtes féroces, bien pis, des guerres de soldats traîtres, qui se ménagent entre eux pour manger à leur aise le pauvre habitant désarmé.
Le duc avait dit : « Il faudra quarante ans. » Il fallut quarante jours, sinon pour terminer la guerre, au moins pour la décider.
Ses petits forts de Savoie, sur des pics, sur des passes étroites, semblaient imprenables. Et il y avait près du roi plus d’un personnage douteux qui espérait qu’on échouerait. Mais Sully était là en personne, et autour de lui la terreur de son pénétrant regard. Quels furent les instruments habiles qu’il employa, les hommes de génie obscurs qui vainquirent ces difficultés et menèrent si bien l’intrépide financier dans cette guerre inconnue des Alpes ? On ne le sait. Ce qui est sûr, c’est qu’en un moment on perça la longue vallée jusqu’au mont Cenis. Et, un pas de plus, on descendait en Piémont.
Le roi avait passé en Bresse, pour voir de plus près opérer Biron. Celui-ci était furieux d’avoir si bien réussi, au point que, devant un fort, il voulut faire tuer le roi, et avertit les assiégés pour qu’on le tirât. Il n’était guère moins en colère contre le duc de Savoie, qui était encore à Turin, attendant que Biron trahît et qu’on lui ouvrît Marseille, qu’on lui promettait. Il avait tout perdu de ce côté des Alpes, moins la citadelle de Montmélian que Sully tenait dans un cercle de foudroyantes batteries, et qu’il allait bientôt raser, s’il ne la prenait. Biron fit dire au Savoyard que, s’il ne passait les monts, il était déshonoré, et qu’on ne pourrait plus rien pour lui. Donc il passa, mais à sa honte, le roi l’approchant et le provoquant, sans le faire bouger.
La dot de la Florentine n’avait pas peu contribué à rendre ces succès possibles. Le malheur, c’est qu’après la dot il fallait recevoir la fille. Le roi y songeait si peu qu’il envoya à Henriette les premiers drapeaux pris sur la Savoie (septembre). Il voulait la consoler. Par-dessus le parjure du roi et la perte de ses espérances, elle avait eu un grand malheur. Le tonnerre tomba dans sa chambre, et elle accoucha, mais d’un enfant mort. Elle se fit pourtant porter jusqu’à Lyon, jusqu’à Chambéry, où était Henri. Il y vit l’état misérable de tristesse et de désespoir où cette fille, si jeune encore, vendue des siens, trahie par lui, était tombée ; la pauvre rieuse ne faisait plus que pleurer. Il était tendre, son cœur se souleva tout entier pour elle et contre lui-même. Il voulut du moins la tromper, la calmer. Il lui dit que, s’il ne pouvait se tirer de son mariage politique, il lui ferait épouser un prince du sang, le duc de Nevers.
Le 19 octobre, il apprit que son mariage avait été célébré à Florence (Lettres du roi, V, 325), et fit ordonner aux villes de tout préparer pour l’arrivée de la reine. Mais, ce même jour, le 19 (Lettres du cardinal d’Ossat, IV, 280), il accorda à Henriette une lettre de créance pour un agent spécial, qu’il envoyait à Rome avec des pièces capables d’invalider le mariage toscan et d’établir que le roi n’avait pu canoniquement s’engager avec la Florentine, étant engagé avec la Française.
L’agent de l’étrange négociation lui-même était fort étrange. C’était un homme de rien, nommé Travail, un protestant qui avait fait la guerre, s’était converti, comme le roi, et s’était fait capucin. On l’appelait le Père Hilaire. Il avait beaucoup d’audace, de langue (et plus que de cervelle). Il était bien auprès du roi, qui aimait les convertis, et s’amusait des hardiesses cyniques et bouffonnes de ce capucin. C’était un second Roquelaure. De son droit de Mendiant et de va-nu-pieds, il se faisait l’ami du roi, le tutoyait : « Mon bon roi, tu dois faire ceci, tu dois faire cela… Toi, marquise de Verneuil, ceci, cela n’est pas bien », etc.
Travail était fort protégé par le jeune cardinal Sourdis, le parent de Gabrielle, et sans doute il était entré chez le roi, dès le temps de Gabrielle, par cette porte du mariage français. Il restait fidèle à cette cause, mais alors pour Henriette. Le roi lui donna une lettre de créance pour le cardinal d’Ossat, qui devait le mener au pape. Cela calma Henriette, qui rentra en France. C’est ce que voulait le roi. Il garda le capucin, qui ne partit pas encore.
Cependant Marie de Médicis, après de prodigieuses fêtes qu’on fit à Florence, s’embarqua avec sa tante et sa sœur, duchesses de Toscane et de Mantoue, sur la galère grand-ducale tout incrustée de pierreries. Les Médicis (on le voit à leur chapelle) eurent toujours ce luxe inepte des pierres qui se passent d’art. Sa tante, Christine de Lorraine, ravie d’être débarrassée, la remit aux Lorrains, aux Guises. Elle venait avec trois flottes, de Toscane, du pape et de Malte, dix-sept galères, et elle n’amenait pas moins de sept mille hommes. Si l’avènement d’Henri IV fut une invasion de Gascons (comme dit le baron de Feneste), l’avènement de Marie de Médicis fut une invasion d’Italiens.
Elle alla de Marseille à Aix et à Avignon, avec une petite armée de deux mille chevaux, se reposa en terre papale. Les Jésuites y avaient fait faire d’immenses préparatifs de réception pour elle et le roi, qui ne put venir : théâtres, arcs de triomphe, partout des emblèmes et devises. Selon le goût de ces Pères (si fins et si sots, admirables aux choses puériles), tout était basé sur le nombre sept. Le roi avait sept fois sept ans. Il était le neuf fois septième roi de France depuis Pharamond. Il avait vaincu à Arques, en septembre, le 21, le trois fois septième jour ; à Ivry, en mars, au jour deux fois sept, et son armée y était divisée en sept escadrons, etc., etc. Cela parut si joli, que le P. Valadier, pour en garder la mémoire, en fit un livre, que la reine voulut elle-même offrir au roi.
L’esprit de cette princesse éclata dès Avignon. Le P. Suarès, qui parlait au nom du clergé, lui ayant dit galamment qu’on lui souhaitait d’avoir un enfant avant l’année révolue, « cette princesse, hors d’elle-même, en témoigna une envie égale au désir des peuples, et demanda cette grâce à Dieu ». (De Thou.)
Comme elle était fort dévote, elle avait fait, en partant, demander au pape d’entrer en tout monastère. Pour les monastères de femmes, le pape l’accorda sans difficulté, mais refusa pour ceux d’hommes, « à moins, dit-il en riant fort, que le roi ne le permette ». (D’Ossat.)
Elle dut attendre huit jours à Lyon, le roi s’arrêtant encore en Savoie. Enfin, le 9 décembre, il se présenta aux portes assez tard. Elles étaient fermées, et on l’y fit attendre une heure par une gelée fort rude. Grand réfrigérant à ce peu d’amour qu’il avait pu apporter.
Ce premier refroidissement ne fut pas le seul. Le second et le plus fort, ce fut la princesse elle-même, tout autre que son portrait, qui datait de dix années. Il vit une femme grande, grosse, avec des yeux ronds et fixes, l’air triste et dur, Espagnole de mise, Autrichienne d’aspect, de taille et de poids. Elle ne savait pas le français, s’étant toujours abstenue de cette langue d’hérétiques. En venant, sur le vaisseau, on lui avait mis en main un mauvais roman français, Clorinde, imité du Tasse, et elle en disait quelques mots.
Ce qui ne dut pas être non plus extrêmement agréable au roi, c’est qu’elle n’arriva pas seule, mais avec armes et bagages. Je veux dire, avec la cour complète de cavaliers servants ou de sigisbées que toute dame italienne, selon la nouvelle mode qui fleurit tellement en ce siècle, devait avoir autour d’elle.
Le premier, l’ancien, l’officiel, l’accepté, le patenté, était son cousin Virginio Orsini, duc de Bracciano. C’était lui qui avait, à table, le soin de lui donner à laver, et d’offrir le bassin, la serviette, à ses blanches mains. Le second, Paolo Orsini, moins avancé et moins posé, n’en était que plus en faveur peut-être. Enfin, pour charmer le roi, un jeune homme de la figure la plus séduisante, il signore de Concini, était auprès de sa femme. À eux trois, Virginio, Paolo et Concini, ils faisaient une histoire muette de ce cœur de vingt-sept ans, représentaient son passé, son présent et son avenir.
Le roi n’en fut pas moins galant. Il arrivait botté, armé, et, s’il brillait peu, devant ces beaux Italiens, avec sa taille mesquine et sa barbe grise, il était beau de sa conquête, de la foudre dont il venait de renverser la Savoie. Peu sensible à tout cela, la princesse s’en tint aux termes d’une parfaite obéissance, se jeta à genoux, se dit sa servante pour accomplir ses volontés. Le roi dit gaiement, en soldat, qu’il était venu à cheval, et sans apporter de lit, que, par ce grand froid, il la priait de lui donner moitié du sien.
Donc il entra dans sa chambre.
Il faut savoir qu’à la porte de cette chambre, à toute heure, si tard, si matin qu’on y vînt, on trouvait une sorte de naine noire, avec des yeux sinistres, comme des charbons d’enfer (Voy. à la bibliothèque de Sainte-Geneviève). Cette figure, peu rassurante, n’était pourtant pas un diable. C’était, au fond, le personnage important de cette cour, la sœur de lait de la reine, la signora Leonora Dosi, fille d’un charpentier, qui se parait du noble nom emprunté de Galigaï. Elle avait beaucoup d’esprit, gouvernait la princesse comme elle voulait, remuait à droite ou à gauche cette pesante masse de chair.
Si Leonora faisait peur, elle était encore plus peureuse ; elle rêvait en plein jour. Triste hibou, asphyxié de bonne heure dans l’obscurité malsaine des alcôves et des cabinets, elle croyait que quiconque la regardait lui jetait un sort. Elle portait toujours un voile, de crainte du mauvais œil. La France, maligne et rieuse, pays de lumière, lui devait être odieuse. Elle devait ici s’assombrir et se pervertir, et de plus en plus devenir méchante.
Tel fut l’augure de la noce et l’agréable visage dont le roi fut salué à la chambre nuptiale. Soit que cette noire vision l’y ait poursuivi, soit que la mariée ne répondît pas à son idéal, il fut très sérieux le matin.
On vieillit vite en Italie, et surtout les Allemandes, comme celle-ci l’était par sa mère. Rubens même, au charmant tableau où il la montre accouchée, au moment où toute femme est souverainement poétique, n’a pu, tout flatteur qu’il était, dissimuler cette lourdeur mollasse. Un bec de femme assez pointu (mademoiselle Du Tillet) disait crûment d’elle et du fils : « Une vache qui fit un veau. »
Le roi fut obligé de rester près de l’épousée quarante jours pour faire la paix ; paix surprenante : il abandonna Saluces, rendit toute la Savoie.
Ce traité, agréable au peuple, désespérait l’Italie, que le roi abandonnait. Le pape y voyait l’avantage de pouvoir continuer dans Saluces, l’ancien asile du protestantisme italien, la persécution que les Jésuites y avaient organisée par les bourreaux de la Savoie.
« Chacun chez soi, chacun pour soi » : c’est la politique bourgeoise que Sully fit prévaloir et proclama par ce traité.
En échange de Saluces, le roi acceptait la Bresse, province, il est vrai, importante, qui fermait le royaume à l’est et protégeait Lyon.
Ce brusque traité effraya Biron. Il crut que le roi en savait beaucoup, et il crut prudent d’avouer un peu. Il vint le trouver à Lyon, lui dit que le Savoyard lui offrait sa fille bâtarde et une grosse dot. Le roi, bon comme à l’ordinaire, pardonna. Biron, rassuré, écrivit au Savoyard de ne pas ratifier le traité, de dire qu’il gardait la Bresse, mais voulait rendre Saluces, à condition que le roi y mettrait un gouverneur catholique, et non le protestant Lesdiguières. Si le roi eût accepté et mis là un catholique, il mécontentait Lesdiguières ; et, s’il lui tenait parole, lui donnait Saluces, il mécontentait le pape. Il trancha tout et sortit du filet où Biron voulait le mettre, en ne prenant pas Saluces et se contentant de la Bresse.
Le roi était bon pour tous. Il promit au légat et à la reine le rétablissement des Jésuites. D’autre part, il avait fait l’accueil le plus affectueux aux envoyés de Genève, à leur vénérable doyen Théodore de Bèze, et il permit à Sully, avant de signer le traité et de rendre les places prises, de livrer aux Genevois le fort de Sainte-Catherine à la porte de leur ville ; ils le démolirent en un jour.
Sous un prétexte d’affaires, il prit enfin vacances de sa femme, la laissa à Lyon. Marié le 17 décembre 1600 par le légat, il partit le 18 en poste. Le 20, il était à Paris, rendu à son Henriette.
Le 4 février, il revit la reine. Le 8, il écrit au connétable qu’elle est enceinte.
Louis XIII, qui fut cet enfant, n’eut aucun trait de son père. Il ne fut pas seulement différent, mais opposé en toute et chacune chose, n’ayant rien des Bourbons (côté paternel d’Henri IV), et encore bien moins des Valois, côté maternel d’Henri, qui si naïvement rappelait son joyeux oncle François Ier et sa charmante grand’mère, Marguerite de Navarre. Ce fils, nature sèche et stérile, véritable Arabie Déserte, n’avait rien non plus de la France. On l’aurait cru bien plutôt un Spinola, un Orsini, un de ces princes ruinés de la décadence italienne, venu du désert des Maremmes ou des chauves Apennins.
Quoi qu’il en soit, le résultat voulu était obtenu.
Le roi était marié de la main du pape. (D’Ossat.)
Le sang italo-autrichien était dans le trône de France.
La volonté du grand-duc, sa politique et son ordre positif avaient été accomplis sur-le-champ et à la lettre. Ce prince, se souvenant de Catherine de Médicis et du danger où l’avait mise sa longue stérilité, n’avait dit qu’un mot de sa nièce en la quittant : « Soyez enceinte. »