Histoire de Gil Blas de Santillane/Gil Blas au lecteur

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Garnier (tome 1p. xvii-xviii).


GIL BLAS AU LECTEUR


Avant que d’entendre l’histoire de ma vie, écoute, ami lecteur, un conte que je vais te faire.

Deux écoliers allaient ensemble de Penafiel à Salamanque. Se sentant las et altérés, ils s’arrêtèrent au bord d’une fontaine qu’ils rencontrèrent sur leur chemin. Là, tandis qu’ils se délassaient après s’être désaltérés, ils aperçurent par hasard auprès d’eux, sur une pierre à fleur de terre, quelques mots déjà un peu effacés par le temps et par les pieds des troupeaux qu’on venait abreuver à cette fontaine. Ils jetèrent de l’eau sur la pierre pour la laver, et ils lurent ces paroles castillanes : « Aqui està encerrada el alma del licenciado Pedro Garcias : Ici est enfermée l’âme du licencié Pierre Garcias. »

Le plus jeune des écoliers, qui était vif et étourdi, n’eut pas achevé de lire l’inscription, qu’il dit en riant de toute sa force : Rien n’est plus plaisant ! Ici est enfermée l’âme… Une âme enfermée !… Je voudrais savoir quel original a pu faire une si ridicule épitaphe. En achevant ces mots, il se leva pour s’en aller. Son compagnon, plus judicieux, dit en lui-même : Il y a là-dessous quelque mystère ; je veux demeurer ici pour l’éclaircir. Celui-ci laissa donc partir l’autre, et, sans perdre de temps, se mit à creuser avec son couteau tout autour de la pierre. Il fit si bien qu’il l’enleva. Il trouva dessous une bourse de cuir qu’il ouvrit. Il y avait dedans cent ducats, avec une carte sur laquelle étaient écrits ces paroles en latin : « Sois mon héritier, toi qui as eu assez d’esprit pour démêler le sens de l’inscription, et fais un meilleur usage que moi de mon argent ». L’écolier, ravi de cette découverte, remit la pierre comme elle était auparavant, et reprit le chemin de Salamanque avec l’âme du licencié.

Qui que tu sois, ami lecteur, tu vas ressembler à l’un ou à l’autre de ces deux écoliers. Si tu lis mes aventures sans prendre garde aux instructions morales qu’elles renferment, tu ne tireras aucun fruit de cet ouvrage ; mais, si tu le lis avec attention, tu y trouveras, suivant le précepte d’Horace, l’utile mêlé avec l’agréable.