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Histoire de Gil Blas de Santillane/I/14

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Garnier (tome 1p. 59-62).
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Livre I


CHAPITRE XIV

De la réception que dona Mencia lui fit à Burgos.


Je ne fus pas paresseux à me lever le lendemain matin. J’allai compter avec l’hôtesse, qui était déjà sur pied, et qui me parut un peu moins fière et de meilleure humeur que le soir précédent ; ce que j’attribuai à la présence de trois honnêtes archers de la sainte Hermandad, qui s’entretenaient avec elle d’une façon très familière. Ils avaient couché dans l’hôtellerie ; et c’était sans doute pour ces cavaliers d’importance que tous les lits avaient été retenus.

Je demandai dans le bourg le chemin du château où je voulais me rendre. Je m’adressai par hasard à un homme du caractère de mon hôte de Pegnaflor. Il ne se contenta pas de répondre à la question que je lui faisais ; il m’apprit que don Ambrosio était mort depuis trois semaines, et que la marquise sa femme était retirée dans un couvent de Burgos, qu’il me nomma. Je marchai aussitôt vers cette ville, au lieu de suivre la route du château, comme j’en avais dessein auparavant, et je volai d’abord au monastère où demeurait dona Mencia. Je priai la tourière de dire à cette dame qu’un jeune homme nouvellement sorti des prisons d’Astorga souhaitait de lui parler. La tourière alla sur-le-champ faire ce que je désirais. Elle revint un moment après, et me fit entrer dans un parloir ou je ne fus pas longtemps sans voir paraître en grand deuil, à la grille, la veuve de don Ambrosio.

Soyez le bienvenu, me dit cette dame d’un air gracieux. Il y a quatre jours que j’ai écrit à une personne d’Astorga. Je lui mandais de vous aller trouver de ma part, et de vous dire que je vous priais instamment de me venir chercher au sortir de votre prison. Je ne doutais pas qu’on ne vous élargît bientôt : les choses que j’avais dites au corrégidor à votre décharge suffisaient pour cela. Aussi m’a-t-on fait réponse que vous aviez recouvré la liberté, mais qu’on ne savait ce que vous étiez devenu. Je craignais de ne plus vous revoir, et d’être privée du plaisir de vous témoigner ma reconnaissance, ce qui m’aurait bien mortifiée. Consolez-vous ajouta-t-elle en remarquant la honte que j’avais de me présenter à ses yeux sous un misérable habillement ; que l’état où je vous vois ne vous fasse point de peine. Après le service important que vous m’avez rendu, je serais la plus ingrate de toutes les femmes, si je ne faisais rien pour vous. Je prétends vous tirer de la mauvaise situation où vous êtes ; je le dois, et je le puis. J’ai des biens assez considérables pour pouvoir m’acquitter envers vous sans m’incommoder.

Vous savez, continua-t-elle, mes aventures, jusqu’au jour où nous fûmes emprisonnés tous deux ; je vais vous conter ce qui m’est arrivé depuis ce temps-là. Lorsque le corrégidor d’Astorga m’eut fait conduire à Burgos, après avoir entendu de ma bouche un fidèle récit de mon histoire, je me rendis au château d’Ambrosio. Mon retour y causa une extrême surprise ; mais on me dit que je revenais trop tard ; que le marquis, frappé de ma fuite comme d’un coup de foudre, était tombé malade, et que les médecins désespéraient de sa vie. Ce fut pour moi un nouveau sujet de me plaindre de la rigueur de ma destinée. Cependant je le fis avertir que je venais d’arriver. Puis j’entrai dans sa chambre, et courus me jeter à genoux au chevet de son lit, le visage couvert de larmes, et le cœur pressé de la plus vive douleur. Qui vous ramène ici ? me dit-il dès qu’il m’aperçut : venez-vous contempler votre ouvrage ? Ne vous suffit-il pas de m’ôter la vie ? Faut-il, pour vous contenter, que vos yeux soient témoins de ma mort ? Seigneur, lui répondis-je, Inès a dû vous dire que je fuyais avec mon premier époux ; et, sans le triste accident qui me l’a fait perdre, vous ne m’auriez jamais revue. En même temps je lui appris que don Alvar avait été tué par des voleurs, qu’ensuite on m’avait menée dans un souterrain. Je racontai tout le reste ; et lorsque j’eus achevé de parler, don Ambrosio, me tendit la main. C’est assez, me dit-il tendrement, je cesse de me plaindre de vous. Eh ! dois-je en effet vous faire des reproches ? Vous retrouvez un époux chéri ; vous m’abandonnez pour le suivre, puis-je blâmer cette conduite ? Non, madame, j’aurais tort d’en murmurer. Aussi n’ai-je pas voulu qu’on vous poursuivît, quoique ma mort fût attachée au malheur de vous perdre. Je respectais dans votre ravisseur ses droits sacrés et le penchant même que vous aviez pour lui. Enfin je vous fais justice, et par votre retour ici vous regagnez toute ma tendresse. Oui, ma chère Mencia, votre présence me comble de joie ; mais, hélas ! je n’en jouirai pas longtemps. Je sens approcher ma dernière heure. À peine m’êtes-vous rendue, qu’il faut vous dire un éternel adieu. À ces paroles touchantes, mes pleurs redoublèrent. Je ressentis et fis éclater une affection immodérée. Don Alvar, que j’adorais, m’a fait verser moins de larmes. Don Ambrosio n’avait pas un faux pressentiment de sa mort : il mourut le lendemain, et je demeurai maîtresse du bien considérable dont il m’avait avantagée en m’épousant. Je n’en prétends pas faire un mauvais usage, on ne me verra point, quoique je sois jeune encore, passer dans les bras d’un troisième époux. Outre que cela ne convient, ce me semble, qu’à des femmes sans pudeur et sans délicatesse, je vous dirai que je n’ai plus de goût pour le monde ; je veux finir mes jours dans ce couvent, et en devenir une bienfaitrice.

Tel fut le discours que me tint dona Mencia. Puis elle tira de dessous sa robe une bourse qu’elle me mit entre les mains, en me disant : Voilà cent ducats que je vous donne seulement pour vous faire habiller. Revenez me voir après cela ; je n’ai pas dessein de borner ma reconnaissance à si peu de chose. Je rendis mille grâces à la dame, et je lui jurai que je ne sortirais point de Burgos sans prendre congé d’elle. Ensuite de ce serment, que je n’avais pas envie de violer, j’allai chercher une hôtellerie. J’entrai dans la première que je rencontrai. Je demandai une chambre ; et, pour prévenir la mauvaise opinion que ma souquenille pouvait encore donner de moi, je dis à l’hôte que, tel qu’il me voyait, j’étais en état de bien payer mon gîte. À ces mots, l’hôte, appelé Majuelo, grand railleur de son naturel, me parcourant des yeux depuis le haut jusqu’en bas, me répondit d’un air froid et malin qu’il n’avait pas besoin de cette assurance pour être persuadé que je ferais beaucoup de dépense chez lui ; qu’au travers de mon habillement il démêlait en moi quelque chose de noble, et qu’enfin il ne doutait pas que je ne fusse un gentilhomme fort aisé. Je vis bien que le traître me raillait ; et, pour mettre fin tout à coup à ses plaisanteries, je lui montrai ma bourse : Je comptai même devant lui mes ducats sur une table, et je m’aperçus que mes espèces le disposaient à juger de moi plus favorablement. Je le priai de me faire venir un tailleur. Il vaut mieux, me dit-il, envoyer chercher un fripier ; il vous apportera toutes sortes d’habits, et vous serez habillé sur-le-champ. J’approuvai ce conseil, et résolus de le suivre, mais comme le jour était prêt à se fermer, je remis l’emplette au lendemain, et je ne songeai qu’à bien souper, pour me dédommager des mauvais repas que j’avais faits depuis ma sortie du souterrain.