Histoire de Gil Blas de Santillane/I/16

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Garnier (tome 1p. 67-73).
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Livre I


CHAPITRE XVI

Qui fait voir qu’on ne doit pas trop compter sur la prospérité.


Nous couchâmes à Duegnas la première journée, et nous arrivâmes la seconde à Valladolid, sur les quatre heures après midi. Nous descendîmes à une hôtellerie qui me semblait devoir être une des meilleures de la ville. Je laissai le soin des mules à mon valet, et montai dans une chambre où je fis porter ma valise par un garçon du logis. Comme je me sentais un peu fatigué, je me jetai sur mon lit sans ôter mes bottines, et je m’endormis insensiblement. Il était presque nuit lorsque je me réveillai. J’appelai Ambroise. Il ne se trouva point dans l’hôtellerie ; mais il y arriva bientôt. Je lui demandai d’où il venait ; il me répondit d’un air pieux qu’il sortait d’une église, où il était allé remercier le ciel de nous avoir préservés de tout mauvais accident depuis Burgos jusqu’à Valladolid. J’approuvai son action ; ensuite je lui ordonnai de faire mettre à la broche un poulet pour mon souper.

Dans le temps que je lui donnais cet ordre, mon hôte entra dans ma chambre un flambeau à la main. Il éclairait une dame qui me parut plus belle que jeune et très richement vêtue. Elle s’appuyait sur un vieil écuyer, et un petit Maure lui portait la queue. Je ne fus pas peu surpris quand cette dame, après m’avoir fait une profonde révérence, me demanda si par hasard je n’étais point le seigneur Gil Blas de Santillane. Je n’eus pas sitôt répondu que oui, qu’elle quitta la main de son écuyer pour venir m’embrasser avec un transport de joie qui redoubla mon étonnement. Le ciel, s’écria-t-elle, soit à jamais béni de cette aventure ! C’est vous, seigneur cavalier, c’est vous que je cherche. À ce début, je me ressouvins du parasite de Pegnaflor, et j’allais soupçonner la dame d’être une franche aventurière ; mais ce qu’elle ajouta m’en fit juger plus avantageusement. Je suis, poursuivit-elle, cousine germaine de dona Mencia de Mosquera, qui vous a tant d’obligations. J’ai reçu ce matin une lettre de sa part. Elle me mande qu’ayant appris que vous alliez à Madrid, elle me prie de vous bien régaler, si vous passez par ici. Il y a deux heures que je parcours toute la ville. Je vais d’hôtellerie en hôtellerie m’informer des étrangers qui y sont ; et j’ai jugé, sur le portrait que votre hôte m’a fait de vous, que vous pouviez être le libérateur de ma cousine. Ah ! puisque je vous ai rencontré, continue-t-elle, je veux vous faire voir combien je suis sensible aux services qu’on rend à ma famille, et particulièrement à ma chère cousine. Vous viendrez, s’il vous plaît, dès ce moment loger chez moi ; vous y serez plus commodément qu’ici. Je voulus m’en défendre, et représenter à la dame que je pourrais l’incommoder chez elle : mais il n’y eut pas moyen de résister à ses instances. Il y avait à la porte de l’hôtellerie un carrosse qui nous attendait. Elle prit soin elle-même de faire mettre ma valise dedans, parce qu’il y avait, disait-elle, bien des fripons à Valladolid ; ce qui n’était que trop véritable. Enfin, je montai en carrosse avec elle et son vieil écuyer, et je me laissai de cette manière enlever de l’hôtellerie au grand déplaisir de l’hôte, qui se voyait par là sevrer de la dépense qu’il avait compté que je ferais chez lui avec la dame, l’écuyer et le petit maure.

Notre carrosse, après avoir quelque temps roulé, s’arrêta. Nous en descendîmes pour entrer dans une assez grande maison, et nous montâmes dans un appartement qui n’était pas malpropre, et que vingt ou trente bougies éclairaient. Il y avait là plusieurs domestiques à qui la dame demanda d’abord si don Raphaël était arrivé ; ils répondirent que non. Alors, m’adressant la parole : Seigneur Gil Blas, me dit-elle, j’attends mon frère qui doit revenir ce soir d’un château que nous avons à deux lieues d’ici. Quelle agréable surprise pour lui de trouver dans sa maison un homme à qui toute notre famille est si redevable ! Dans le moment qu’elle achevait de parler ainsi, nous entendîmes du bruit, et nous apprîmes en même temps qu’il était causé par l’arrivée de don Raphaël. Ce cavalier parut bientôt. Je vis un jeune homme de belle taille et de fort bon air. Je suis ravie de votre retour, mon frère, lui dit la dame ; vous m’aiderez à bien recevoir le seigneur Gil Blas de Santillane. Nous ne saurions assez reconnaître ce qu’il a fait pour dona Mencia, notre parente. Tenez, ajouta-t-elle en lui présentant une lettre, lisez ce qu’elle m’écrit. Don Raphaël ouvrit le billet, et lut tout haut ces mots : Ma chère Camille, le seigneur Gil Blas de Santillane, qui m’a sauvé l’honneur et la vie, vient de partir pour la cour. Il passera sans doute par Valladolid. Je vous conjure par le sang, et plus encore par l’amitié qui nous unit, de le régaler et de le retenir quelque temps chez vous. Je me flatte que vous me donnerez cette satisfaction, et que mon libérateur recevra de vous et de don Raphaël, mon cousin, toutes sortes de bons traitements. À Burgos. Votre affectionnée cousine, Dona Mencia.

Comment ! s’écria don Raphaël, après avoir lu la lettre, c’est à ce cavalier que ma parente doit l’honneur et la vie ? Ah ! je rends grâce au ciel de cette heureuse rencontre. En parlant de cette sorte, il s’approcha de moi ; et me serrant étroitement entre ses bras : Quelle joie, poursuivit-il, j’ai de voir ici le seigneur Gil Blas de Santillane ! Il n’était pas besoin que ma cousine la marquise nous recommandât de vous régaler ; elle n’avait seulement qu’à nous mander que vous deviez passer par Valladolid : cela suffisait. Nous savons bien, ma sœur Camille et moi, comme il en faut user avec un homme qui a rendu le plus grand service du monde à la personne de notre famille que nous aimons le plus tendrement. Je répondis le mieux qu’il me fut possible à ces discours, qui furent suivis de beaucoup d’autres semblables, et entremêlés de mille caresses. Après quoi, s’apercevant que j’avais encore mes bottines, il me les fit ôter par ses valets.

Nous passâmes ensuite dans une chambre où l’on avait servi. Nous nous mîmes à table, le cavalier, la dame et moi. Ils me dirent cent choses obligeantes pendant le souper. Il ne m’échappait pas un seul mot qu’ils ne relevassent comme un trait admirable ; et il fallait voir l’attention qu’ils avaient tous deux à me présenter de tous les mets. Don Raphaël buvait souvent à la santé de dona Mencia. Je suivais son exemple ; et il me semblait quelquefois que Camille, qui trinquait avec nous, me lançait des regards qui signifiaient quelque chose. Je crus même remarquer qu’elle prenait son temps pour cela, comme si elle eût craint que son frère ne s’en aperçût. Il n’en fallut pas davantage pour me persuader que la dame en tenait, et je me flattai de profiter de cette découverte, pour peu que je demeurasse à Valladolid. Cette espérance fut cause que je me rendis sans peine à la prière qu’ils me firent de vouloir bien passer quelques jours chez eux. Ils me remercièrent de ma complaisance ; et la joie qu’en témoigna Camille me confirma dans l’opinion que j’avais qu’elle me trouvait fort à son gré.

Don Raphaël, me voyant déterminé à faire quelque séjour chez lui, me proposa de me mener à son château. Il m’en fit une description magnifique, et me parla des plaisirs qu’il prétendait m’y donner. Tantôt, disait-il, nous prendrons le divertissement de la chasse, tantôt celui de la pêche ; et si vous aimez la promenade, nous avons des bois et des jardins délicieux. D’ailleurs, nous aurons bonne compagnie : j’espère que vous ne vous ennuierez point. J’acceptai la proposition, et il fut résolu que nous irions à ce beau château dès le jour suivant. Nous nous levâmes de table en formant un si agréable dessein. Don Raphaël me parut transporté de joie. Seigneur Gil Blas, dit-il en m’embrassant, je vous laisse avec ma sœur. Je vais de ce pas donner les ordres nécessaires, et faire avertir toutes les personnes que je veux mettre de la partie. À ces paroles, il sortit de la chambre où nous étions ; et je continuai de m’entretenir avec la dame, qui ne démentit point par ses discours les douces œillades qu’elle m’avait jetées. Elle me prit par la main, et regardant ma bague : Vous avez là, dit-elle, un diamant assez joli ; mais il est bien petit. Vous connaissez-vous en pierreries ? Je répondis que non. J’en suis fâchée, reprit-elle ; car vous me diriez ce que vaut celle-ci. En achevant ces mots, elle me montra un gros rubis qu’elle avait au doigt ; et, pendant que je le considérais, elle me dit : Un de mes oncles, qui a été gouverneur dans les habitations que les Espagnols ont aux îles Philippines, m’a donné ce rubis. Les joailliers de Valladolid l’estiment trois cents pistoles. Je le croirais bien, lui dis-je ; je le trouve parfaitement beau. Puisqu’il vous plaît, répliqua-t-elle, je veux faire un troc avec vous. Aussitôt elle prit ma bague, et me mit la sienne au petit doigt. Après ce troc, qui me parut une manière galante de faire un présent, Camille me serra la main et me regarda d’un air tendre ; puis tout à coup, rompant l’entretien, elle me donna le bonsoir, et se retira toute confuse, comme si elle eût eu honte de me faire trop connaître ses sentiments.

Quoique galant des plus novices, je sentis tout ce que cette retraite précipitée avait d’obligeant pour moi ; et je jugeai que je ne passerais point mal le temps à la campagne. Plein de cette idée flatteuse et de l’état brillant de mes affaires, je m’enfermai dans la chambre où je devais coucher, après avoir dit à mon valet de venir me réveiller de bonne heure le lendemain. Au lieu de songer à me reposer, je m’abandonnai aux réflexions agréables que ma valise, qui était sur une table, et mon rubis m’inspirèrent. Grâce au ciel, disais-je, si j’ai été malheureux, je ne le suis plus. Mille ducats d’un côté, une bague de trois cents pistoles de l’autre : me voilà pour longtemps en fonds. Majuelo ne m’a point flatté, je le vois bien : j’enflammerai mille femmes à Madrid, puisque j’ai plu si facilement à Camille. Les bontés de cette généreuse dame se présentaient à mon esprit avec tous leurs charmes, et je goûtais aussi par avance les divertissements que don Raphaël me préparait dans son château. Cependant, parmi tant d’images de plaisir, le sommeil ne laissa pas de venir répandre sur moi ses pavots. Dès que je me sentis assoupi, je me déshabillai et me couchai.

Le lendemain matin, lorsque je me réveillai, je m’aperçus qu’il était déjà tard. Je fus assez surpris de ne pas voir paraître mon valet, après l’ordre qu’il avait reçu de moi. Ambroise, dis-je en moi-même, mon fidèle Ambroise est à l’église, ou bien il est aujourd’hui fort paresseux. Mais je perdis bientôt cette opinion de lui pour en prendre une plus mauvaise ; car m’étant levé, et ne voyant plus ma valise, je le soupçonnai de l’avoir volée pendant la nuit. Pour éclaircir mes soupçons, j’ouvris la porte de ma chambre, et j’appelai l’hypocrite à plusieurs reprises. Il vint à ma voix un vieillard qui me dit : Que souhaitez-vous, seigneur ! tous vos gens sont sortis de ma maison avant le jour. Comment, de votre maison ? m’écriai-je : est-ce que je ne suis pas ici chez don Raphaël ? Je ne sais ce que c’est que ce cavalier, me répondit-il, vous êtes dans un hôtel garni, et j’en suis l’hôte. Hier au soir, une heure avant votre arrivée, la dame qui a soupé avec vous vint ici, arrêta cet appartement pour un grand seigneur, disait-elle, qui voyage incognito. Elle m’a même payé d’avance.

Je fus alors au fait. Je sus ce que je devais penser de Camille et de don Raphaël ; et je compris que mon valet, ayant une entière connaissance de mes affaires, m’avait vendu à ces fourbes. Au lieu de n’imputer qu’à moi ce triste incident, et de songer qu’il ne me serait point arrivé si je n’eusse pas eu l’indiscrétion de m’ouvrir à Majuelo sans nécessité, je m’en pris à la fortune innocente, et maudis cent fois mon étoile. Le maître de l’hôtel garni, à qui je contai l’aventure, qu’il savait peut-être aussi bien que moi, se montra sensible à ma douleur. Il me plaignit, et me témoigna qu’il était très mortifié que cette scène se fût passée chez lui ; mais je crois, malgré ses démonstrations, qu’il n’avait pas moins de part à cette fourberie que mon hôte de Burgos, à qui j’ai toujours attribué l’honneur de l’invention.