Histoire de Gil Blas de Santillane/I/17

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Garnier (tome 1p. 74-82).
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Livre I


CHAPITRE XVII

Quel parti prit Gil Blas après l’aventure de l’hôtel garni.


Lorsque j’eus, fort inutilement, bien déploré mon malheur, je fis réflexion qu’au lieu de céder à mon chagrin, je devais plutôt me raidir contre mon mauvais sort. Je rappelai mon courage et, pour me consoler, je disais en m’habillant : Je suis encore trop heureux que les fripons n’aient pas emporté mes habits et quelques ducats que j’ai dans mes poches. Je leur tenais compte de cette discrétion. Ils avaient même été assez généreux pour me laisser mes bottines, que je donnai à l’hôte pour un tiers de ce qu’elles m’avaient coûté. Enfin je sortis de l’hôtel garni sans avoir, Dieu merci, besoin de personne pour porter mes hardes. La première chose que je fis fut d’aller voir si mes mules ne seraient pas dans l’hôtellerie où j’étais descendu le jour précédent. Je jugeais bien qu’Ambroise ne les y avait pas laissées ; et plût au ciel que j’eusse toujours jugé aussi sainement de lui ! J’appris que, dès le soir même, il avait eu le soin de les en retirer. Ainsi, comptant de ne les plus revoir, non plus que ma chère valise, je marchais tristement dans les rues, en rêvant à ce que je devais faire. Je fus tenté de retourner à Burgos pour avoir encore une fois recours à dona Mencia ; mais, considérant que ce serait abuser des bontés de cette dame, et que d’ailleurs je passerais pour une bête, j’abandonnai cette pensée. Je jurai bien aussi que dans la suite je serais en garde contre les femmes : je me serais alors défié de la chaste Suzanne. Je jetais de temps en temps les yeux sur ma bague ; et quand je venais à songer que c’était un présent de Camille, j’en soupirais de douleur. Hélas ! me disais-je en moi-même, je ne me connais point en rubis ; mais je connais les gens qui les troquent. Je ne crois pas qu’il soit nécessaire que j’aille chez un joaillier pour être persuadé que je suis un sot.

Je ne laissai pas toutefois de vouloir m’éclaircir de ce que valait ma bague, et je l’allai montrer à un lapidaire, qui l’estima trois ducats. À cette estimation, quoiqu’elle ne m’étonnât point, je donnai au diable la nièce du gouverneur des îles Philippines, ou plutôt je ne fis que lui en renouveler le don. Comme je sortais de chez le lapidaire, il passa près de moi un jeune homme qui s’arrêta pour me considérer. Je ne le remis pas d’abord, bien que je le connusse parfaitement. Comment donc, Gil Blas, me dit-il, feignez-vous d’ignorer qui je suis ? ou deux années ont-elles si fort changé le fils du barbier Nunez, que vous le méconnaissiez ? Ressouvenez-vous de Fabrice, votre compatriote et votre compagnon d’école. Nous avons si souvent disputé chez le docteur Godinez sur les universaux et sur les degrés métaphysiques.

Je le reconnus avant qu’il eût achevé ces paroles, et nous nous embrassâmes tous deux avec cordialité. Eh ! mon ami, reprit-il ensuite, que je suis ravi de te rencontrer ! Je ne puis t’exprimer la joie que j’en ressens. Mais, poursuivit-il d’un air surpris, dans quel état t’offres-tu à ma vue ? Vive Dieu ! te voilà vêtu comme un prince ! Une belle épée, des bas de soie, un pourpoint et un manteau de velours, relevés d’une broderie d’argent ! Malepeste ! cela sent diablement les bonnes fortunes. Je vais te parier que quelque vieille femme libérale te fait part de ses largesses. Tu te trompes, lui dis-je, mes affaires ne sont pas si florissantes que tu te l’imagines. À d’autres, répliqua-t-il, à d’autres ! tu veux faire le discret. Et ce beau rubis que je vous vois au doigt, monsieur Gil Blas, d’où vous vient-il, s’il vous plaît ? Il me vient, lui repartis-je, d’une franche friponne. Fabrice, mon cher Fabrice, bien loin d’être la coqueluche des femmes de Valladolid, apprends, mon ami, que j’en suis la dupe.

Je prononçai ces dernières paroles si tristement, que Fabrice vit bien qu’on m’avait joué quelque tour. Il me pressa de lui dire pourquoi je me plaignais ainsi du beau sexe. Je me résolus sans peine à contenter sa curiosité ; mais, comme j’avais un assez long récit à faire, et que d’ailleurs nous ne voulions pas nous séparer sitôt, nous entrâmes dans un cabaret pour nous entretenir plus commodément. Là, je lui contai, en déjeûnant, tout ce qui m’était arrivé depuis ma sortie d’Oviédo. Il trouva mes aventures assez bizarres ; et après m’avoir témoigné qu’il prenait beaucoup de part à la fâcheuse situation où j’étais, il me dit : Il faut se consoler, mon enfant, de tous les malheurs de la vie : c’est par là qu’une âme forte et courageuse se distingue des âmes faibles. Un homme d’esprit est-il dans la misère, il attend avec patience un temps plus heureux. Jamais, comme dit Cicéron, il ne doit se laisser abattre jusqu’à ne se plus souvenir qu’il est homme. Pour moi, je suis de ce caractère-là : mes disgrâces ne m’accablent point ; je suis toujours au-dessus de la mauvaise fortune. Par exemple, j’aimais une fille de famille d’Oviédo ; j’en étais aimé ; je la demandai en mariage à son père ; il me la refusa. Un autre en serait mort de douleur ; moi, admire la force de mon esprit, j’enlevai la petite personne. Elle était vive, étourdie, coquette ; le plaisir, par conséquent, la déterminait toujours au préjudice du devoir. Je la promenai pendant six mois dans le royaume de Galice : de là, comme je l’avais mise dans le goût de voyager, elle eut envie d’aller en Portugal ; mais elle prit un autre compagnon de voyage. Autre sujet de désespoir. Je ne succombai point encore sous le poids de ce nouveau malheur ; et, plus sage que Ménélas, au lieu de m’armer contre le Pâris qui m’avait soufflé mon Hélène, je lui sus bon gré de m’en avoir défait. Après cela, ne voulant plus retourner dans les Asturies, pour éviter toute discussion avec la justice, je m’avançai dans le royaume de Léon, dépensant de ville en ville l’argent qui me restait de l’enlèvement de mon infante ; car nous avions tous deux fait notre main en partant d’Oviédo, et nous n’étions pas mal nippés ; mais tout ce que j’avais possédé se dissipa bientôt. J’arrivai à Palencia avec un seul ducat, sur quoi je fus obligé d’acheter une paire de souliers. Le reste ne me mena pas bien loin. Ma situation devint embarrassante ; je commençais déjà même à faire diète : il fallut promptement prendre un parti. Je résolus de me mettre dans le service. Je me plaçai d’abord chez un gros marchand de drap, qui avait un fils libertin. J’y trouvai un asile contre l’abstinence, et en même temps un grand embarras. Le père m’ordonna d’épier son fils ; le fils me pria de l’aider à tromper son père : il fallait opter. Je préférai la prière au commandement, et cette préférence me fit donner mon congé. Je passai ensuite au service d’un vieux peintre, qui voulut, par amitié, m’enseigner les principes de son art ; mais, en me les montrant, il me laissait mourir de faim. Cela me dégoûta de la peinture et du séjour de Palencia. Je vins à Valladolid, où, par le plus grand bonheur du monde, j’entrai dans la maison d’un administrateur de l’hôpital : j’y demeure encore, et je suis charmé de ma condition. Le seigneur Manuel Ordonnez, mon maître, est un homme d’une piété profonde, un homme de bien, car il marche toujours les yeux baissés, avec un gros rosaire à la main. On dit que dès sa jeunesse, n’ayant en vue que le bien des pauvres, il s’y est attaché avec un zèle infatigable. Aussi ses soins ne sont-ils pas demeurés sans récompense : tout lui a prospéré. Quelle bénédiction ! en faisant les affaires des pauvres, il s’est enrichi.

Quand Fabrice m’eut tenu ce discours, je lui dis : Je suis bien aise que tu sois satisfait de ton sort ; mais entre nous, tu pourrais, ce me semble, faire un plus beau rôle dans le monde que celui de valet ; un sujet de ton mérite peut prendre un vol plus élevé. Tu n’y penses pas, Gil Blas, me répondit-il. Sache que, pour un homme de mon humeur, il n’y a point de situation plus agréable que la mienne. Le métier de laquais est pénible, je l’avoue, pour un imbécile ; mais il n’a que des charmes pour un garçon d’esprit. Un génie supérieur qui se met en condition ne fait pas son service matériellement comme un nigaud. Il entre dans une maison pour commander plutôt que pour servir. Il commence par étudier son maître : il se prête à ses défauts, gagne sa confiance, et le mène ensuite par le nez. C’est ainsi que je me suis conduit chez mon administrateur. Je connus d’abord le pèlerin : je m’aperçus qu’il voulait passer pour un saint personnage ; je feignis d’en être la dupe, cela ne coûte rien. Je fis plus, je le copiai ; et, jouant devant lui le même rôle qu’il fait devant les autres, je trompai le trompeur, et je suis devenu peu à peu son factotum. J’espère que quelque jour je pourrai, sous ses auspices, me mêler des affaires des pauvres. Je ferai peut-être fortune aussi, car je me sens autant d’amour que lui pour leur bien.

Voilà de belles espérances, repris-je, mon cher Fabrice ; et je t’en félicite. Pour moi, je reviens à mon premier dessein. Je vais convertir mon habit brodé en soutanelle, me rendre à Salamanque, et là, me rangeant sous les drapeaux de l’Université, remplir l’emploi de précepteur. Beau projet ! s’écria Fabrice ; l’agréable imagination ! Quelle folie de vouloir, à ton âge, te faire pédant ! Sais-tu bien, malheureux, à quoi tu t’engages en prenant ce parti ? Sitôt que tu seras placé, toute la maison t’observera ; tes moindres actions seront scrupuleusement examinées. Il faudra que tu te contraignes sans cesse, que tu te pares d’un extérieur hypocrite, et paraisses posséder toutes les vertus. Tu n’auras presque pas un moment à donner à tes plaisirs. Censeur éternel de ton écolier, tu passeras les journées à lui enseigner le latin, et à le reprendre quand il dira ou fera des choses contre la bienséance ; ce qui ne te donnera pas peu d’occupation. Après tant de peine et de contrainte, quel sera le fruit de tes soins ? Si le petit gentilhomme est un mauvais sujet, on dira que tu l’auras mal élevé ; et ses parents te renverront sans récompense, peut-être même sans te payer les appointements qui te seront dus. Ne me parle donc point d’un poste de précepteur ; c’est un bénéfice à charge d’âmes. Mais parle-moi de l’emploi d’un laquais ; c’est un bénéfice simple, qui n’engage à rien. Un maître a-t-il des vices, le génie supérieur qui le sert les flatte, et souvent même les fait tourner à son profit. Un valet vit sans inquiétude dans une bonne maison. Après avoir bu et mangé tout son soûl, il s’endort tranquillement comme un enfant de famille, sans s’embarrasser du boucher ni du boulanger.

Je ne finirais point, mon enfant, poursuivit-il, si je voulais dire tous les avantages des valets. Crois-moi, Gil Blas, perds pour jamais l’envie d’être précepteur, et suis mon exemple. Oui ; mais, Fabrice, lui repartis-je, on ne trouve pas tous les jours des administrateurs ; et si je me résolvais à servir, je voudrais du moins n’être pas mal placé. Oh ! tu as raison, me dit-il, et j’en fais mon affaire. Je te réponds d’une bonne condition, quand ce ne serait que pour arracher un galant homme à l’Université.

La prochaine misère, dont j’étais menacé, et l’air satisfait qu’avait Fabrice, me persuadant encore plus que ses raisons, je me déterminai à me mettre dans le service. Là-dessus nous sortîmes du cabaret, et mon compatriote me dit : Je vais de ce pas te conduire chez un homme à qui s’adressent la plupart des laquais qui sont sur le pavé ; il a des grisons qui l’informent de tout ce qui se passe dans les familles. Il sait où l’on a besoin de valets, et il tient un registre exact, non seulement des places vacantes, mais même des bonnes et des mauvaises qualités des maîtres. C’est un homme qui a été frère dans je ne sais quel couvent de religieux. Enfin, c’est lui qui m’a placé.

En nous entretenant d’un bureau d’adresses si singulier, le fils du barbier Nunez me mena dans un cul-de-sac. Nous entrâmes dans une petite maison, où nous trouvâmes un homme de cinquante et quelques années, qui écrivait sur une table. Nous le saluâmes, assez respectueusement même ; mais, soit qu’il fût fier de son naturel, soit que, n’ayant coutume de voir que des laquais et des cochers, il eût pris l’habitude de recevoir son monde cavalièrement, il ne se leva point ; il se contenta de nous faire une légère inclination de tête. Il me regarda pourtant avec une attention particulière. Je vis bien qu’il était surpris qu’un jeune homme en habit de velours brodé voulût devenir laquais ; il avait plutôt lieu de penser que je venais lui en demander un. Il ne put toutefois douter longtemps de mon intention, puisque Fabrice lui dit d’abord : Seigneur Arias de Londona, vous voulez bien que je vous présente le meilleur de mes amis ? C’est un garçon de famille, que ses malheurs réduisent à la nécessité de servir. Enseignez-lui, de grâce, une bonne condition, et comptez sur sa reconnaissance. Messieurs, répondit froidement Arias, voilà comme vous êtes tous, vous autres : avant qu’on vous place, vous faites les plus belles promesses du monde : êtes-vous bien placés, vous ne vous en souvenez plus. Comment donc ! reprit Fabrice, vous plaignez-vous de moi ? N’ai-je pas bien fait les choses ? Vous auriez pu les faire encore mieux, repartit Arias : votre condition vaut un emploi de commis, et vous m’avez payé comme si je vous eusse mis chez un auteur. Je pris alors la parole, et dis au seigneur Arias que, pour lui faire connaître que je n’étais pas un ingrat, je voulais que la reconnaissance précédât le service. En même temps je tirai de mes poches deux ducats que je lui donnai, avec promesse de n’en pas demeurer là, si je me voyais dans une bonne maison.

Il parut content de mes manières. J’aime, dit-il, qu’on en use de la sorte avec moi. Il y a, continua-t-il, d’excellents postes vacants ; je vais vous les nommer, et vous choisirez celui qui vous plaira. En achevant ces paroles, il mit ses lunettes, ouvrit un registre qui était sur la table, tourna quelques feuillets, et commença de lire dans ces termes : Il faut un laquais au capitaine Torbellino[1], homme emporté, brutal et fantasque : il gronde sans cesse, jure, frappe, et le plus souvent estropie ses domestiques. Passons à un autre, m’écriai-je à ce portrait ; ce capitaine-là n’est pas de mon goût. Ma vivacité fit sourire Arias qui poursuivit ainsi sa lecture : Dona Manuela de Sandoval, douairière surannée, hargneuse et bizarre, est actuellement sans laquais ; elle n’en a qu’un d’ordinaire, encore ne le peut-elle garder un jour entier. Il y a dans la maison, depuis dix ans, un habit qui sert à tous les valets qui entrent, de quelque taille qu’ils soient : on peut dire qu’ils ne font que l’essayer, et qu’il est encore tout neuf, quoique deux mille laquais l’aient porté. Il manque un valet au docteur Alvar Fanez. C’est un médecin chimiste. Il nourrit bien ses domestiques, les entretient proprement, leur donne même de gros gages ; mais il fait sur eux l’épreuve de ses remèdes. Il y a souvent des places de laquais à remplir chez cet homme-là.

Oh ! je le crois bien, interrompit Fabrice en riant. Vive Dieu ! vous nous enseignez là de bonnes conditions ! Patience, dit Arias de Londona ; nous ne sommes pas au bout ; il y a de quoi vous contenter. Là-dessus il continua de lire de cette sorte : Dona Alfonsa de Solis, vieille dévote qui passe les deux tiers de la journée dans l’église, et veut que son valet y soit toujours auprès d’elle, n’a point de laquais depuis trois semaines. Le licencié Sedillo, vieux chanoine du chapitre de cette ville, chassa hier au soir son valet… Halte-là, seigneur Arias de Londona, s’écria Fabrice en cet endroit ; nous nous en tenons à ce dernier poste. Le licencié Sedillo est des amis de mon maître, et je le connais parfaitement. Je sais qu’il a pour gouvernante une vieille béate, qu’on nomme la dame Jacinte, et qui dispose de tout chez lui. C’est une des meilleures maisons de Valladolid : on y vit doucement, et l’on y fait très bonne chère. D’ailleurs, le chanoine est un homme infirme, un vieux goutteux qui fera bientôt son testament : il y a un legs à espérer. La charmante perspective pour un valet ! Gil Blas, ajouta-t-il, en se tournant de mon côté, ne perdons point de temps, mon ami ; allons tout à l’heure chez le licencié. Je veux te présenter moi-même, et te servir de répondant. À ces mots, de crainte de manquer une si belle occasion, nous prîmes brusquement congé du seigneur Arias, qui m’assura, pour mon argent, que, si cette condition m’échappait, je pouvais compter qu’il m’en ferait trouver une aussi bonne.



  1. Torbellinô, tourbillon. Il y a beaucoup d’autres personnages de cette histoire dont les noms espagnols sont également significatifs.