Histoire de Gil Blas de Santillane/II/4

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Garnier (tome 1p. 102-112).
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Livre II


CHAPITRE IV

Gil Blas continue d’exercer la médecine avec autant de succès que de capacité. Aventure de la bague retrouvée.


Je ne fus pas sitôt au logis, que le docteur Sangrado y arriva. Je lui parlai des malades que j’avais vus, et lui remis entre les mains huit réaux qui me restaient des douze que j’avais reçus pour mes ordonnances. Huit réaux, me dit-il, après les avoir comptés, c’est peu de chose pour deux visites ; mais il faut tout prendre. Aussi les prit-il presque tous. Il en garda six, et me donnant les deux autres : Tiens, Gil Blas, poursuivit-il, voilà pour commencer à te faire un fonds ; de plus, je veux faire avec toi une convention qui te sera bien utile ; je t’abandonne le quart de ce que tu m’apporteras. Tu seras bientôt riche, mon ami ; car il y aura, s’il plaît à Dieu, bien des maladies cette année.

J’avais bien lieu d’être content de mon partage, puisque ayant dessein de retenir toujours le quart de ce que je recevrais en ville, et touchant encore le quart du reste, c’était, si l’arithmétique est une science certaine, près de la moitié du tout qui me revenait. Cela m’inspira une nouvelle ardeur pour la médecine. Le lendemain dès que j’eus dîné, je repris mon habit de substitut, et me remis en campagne. Je visitai plusieurs malades que j’avais inscrits, et je les traitai tous de la même manière, bien qu’ils eussent des maux différents. Jusque-là les choses s’étaient passées sans bruit, et personne, grâces au ciel, ne s’était encore révolté contre mes ordonnances ; mais, quelque excellente que soit la pratique d’un médecin, elle ne saurait manquer de censeurs ni d’envieux. J’entrai chez un marchand épicier qui avait un fils hydropique. J’y trouvai un petit médecin brun, qu’on nommait le docteur Cuchillo, et qu’un parent du maître de la maison venait d’amener pour voir le malade. Je fis de profondes révérences à tout le monde, et particulièrement au personnage que je jugeai qu’on avait appelé pour le consulter sur la maladie dont il s’agissait. Il me salua d’un air grave ; puis, m’ayant envisagé quelques moments avec beaucoup d’attention : Seigneur docteur, me dit-il, je vous prie d’excuser ma curiosité. Je croyais connaître tous les médecins de Valladolid, mes confrères, et cependant je vous avoue que vos traits me sont inconnus. Il faut que depuis très peu de temps vous soyez venu vous établir dans cette ville. Je répondis que j’étais un jeune praticien, et que je ne travaillais encore que sous les auspices du docteur Sangrado. Je vous félicite, reprit-il poliment, d’avoir embrassé la méthode d’un si grand homme. Je ne doute point que vous ne soyez déjà très habile, quoique vous paraissiez bien jeune. Il dit cela d’un air si naturel, que je ne savais s’il avait parlé sérieusement, ou s’il s’était moqué de moi ; et je rêvais à ce que je devais lui répliquer, lorsque l’épicier, prenant ce moment pour parler, nous dit : Messieurs, je suis persuadé que vous savez parfaitement l’un et l’autre l’art de la médecine : examinez, s’il vous plaît, mon fils, et ordonnez ce que vous jugerez à propos qu’on fasse pour le guérir.

Là-dessus le petit médecin se mit à observer le malade ; et, après m’avoir fait remarquer tous les symptômes qui découvraient la nature de la maladie, il me demanda de quelle manière je pensais qu’on dût le traiter. Je suis d’avis, répondis-je, qu’on le saigne tous les jours, et qu’on lui fasse boire de l’eau chaude abondamment. À ces paroles, le petit médecin me dit en souriant d’un air plein de malice : Et vous croyez que ces remèdes lui sauveront la vie ? N’en doutez pas, m’écriai-je d’un ton ferme ; vous verrez le malade guérir à vue d’œil ; ils doivent produire cet effet, puisque ce sont des spécifiques contre toutes sortes de maladies. Demandez au seigneur Sangrado ! Sur ce pied-là, reprit-il, Celse a grand tort d’assurer que, pour guérir plus facilement un hydropique, il est à propos de lui faire souffrir la soif et la faim. Oh ! Celse, lui repartis-je, n’est pas mon oracle ; il se trompait comme un autre, et quelquefois je me sais bon gré d’aller contre ses opinions ; je m’en trouve fort bien. Je reconnais à vos discours, me dit Cuchillo, la pratique sûre et satisfaisante dont le docteur Sangrado veut insinuer la méthode aux jeunes praticiens. La saignée et la boisson font sa médecine universelle. Je ne suis pas surpris si tant d’honnêtes gens périssent entre ses mains… N’en venons point aux invectives, interrompis-je assez brusquement : un homme de votre profession a bonne grâce, vraiment, de faire de pareils reproches ! Allez, allez, monsieur le docteur, sans saigner et sans boire de l’eau chaude, on envoie bien des malades en l’autre monde ; et vous en avez peut-être vous-même expédié plus qu’un autre. Si vous en voulez au seigneur Sangrado, écrivez contre lui ; il vous répondra, et nous verrons de quel côté seront les rieurs. Par saint Jacques, et par saint Denis ! interrompit-il à son tour avec emportement, vous ne connaissez guère le docteur Cuchillo. Sachez que j’ai bec et ongles, et que je ne crains nullement Sangrado, qui, malgré sa présomption et sa vanité, n’est qu’un original. La figure du petit médecin me mit en colère. Je lui répliquai avec aigreur ; il me repartit de la même sorte, et bientôt nous en vînmes aux gourmades. Nous eûmes le temps de nous donner quelques coups de poing, et de nous arracher l’un à l’autre une poignée de cheveux, avant que l’épicier et son parent pussent nous séparer. Lorsqu’ils en furent venus à bout, ils me payèrent ma visite, et retinrent mon antagoniste, qui leur parut apparemment plus habile que moi.

Après cette aventure, peu s’en fallut qu’il ne m’en arrivât une autre. J’allai voir un gros chantre qui avait la fièvre. Sitôt qu’il m’entendit parler d’eau chaude, il se montra si récalcitrant contre ce spécifique, qu’il se mit à jurer. Il me dit un million d’injures, et me menaça même de me jeter par les fenêtres, si je ne me hâtais de sortir de chez lui. Je ne me le fis pas dire deux fois ; je me retirai promptement, et, ne voulant plus voir de malades ce jour-là, je gagnai l’hôtellerie où j’avais donné rendez-vous à Fabrice. Il y était déjà. Comme nous nous trouvâmes en humeur de boire, nous fîmes la débauche, et nous en retournâmes chez nos maîtres en bon état, c’est-à-dire entre deux vins. Le seigneur Sangrado ne s’aperçut point de mon ivresse, parce que je lui racontai avec tant d’action le démêlé que j’avais eu avec le petit docteur, qu’il prit ma vivacité pour un effet de l’émotion qui me restait encore de mon combat. D’ailleurs, il entrait pour son compte dans le rapport que je lui faisais ; et, se sentant piqué contre Cuchillo : Tu as bien fait, Gil Blas, me dit-il, de défendre l’honneur de nos remèdes contre ce petit avorton de la faculté. Il prétend donc qu’on ne doit pas permettre les boissons aqueuses aux hydropiques ? L’ignorant ! Je soutiens, moi, qu’il faut leur en accorder l’usage. Oui, l’eau, poursuivit-il, peut guérir toutes sortes d’hydropisies, comme elle est bonne pour les pâles couleurs ; elle est encore excellente dans ces fièvres où l’on brûle et glace tout à la fois, et merveilleuse même dans ces maladies qu’on impute à des humeurs froides, séreuses, flegmatiques et pituiteuses. Cette opinion paraît étrange aux jeunes médecins tels que Cuchillo ; mais elle est très soutenable en bonne médecine ; et, si ces gens-là étaient capables de raisonner en logiciens, au lieu de me décrier comme ils font, ils admireraient ma méthode, et deviendraient mes plus zélés partisans.

Il ne me soupçonna donc point d’avoir bu, tant il était en colère ; car, pour l’aigrir encore davantage contre le petit docteur, j’avais mis dans mon rapport quelques circonstances de mon cru. Cependant, tout occupé qu’il était de ce que je venais de lui dire, il ne laissa pas de s’apercevoir que je buvais ce soir-là plus d’eau qu’à l’ordinaire.

Effectivement, le vin m’avait fort altéré. Tout autre que Sangrado se serait défié de la soif qui me pressait, et des grands coups d’eau que j’avalais : mais lui, s’imaginant de bonne foi que je commençais à prendre goût aux boissons aqueuses : À ce que je vois, Gil Blas, me dit-il en souriant, tu n’as plus tant d’aversion pour l’eau. Vive Dieu ! tu la bois comme du nectar. Cela ne m’étonne point, mon ami ; je savais bien que tu t’accoutumerais à cette liqueur. Monsieur, lui répondis-je, chaque chose a son temps : je donnerais à l’heure qu’il est un muid de vin pour une pinte d’eau. Cette réponse charma le docteur, qui ne perdit pas une si belle occasion de relever l’excellence de l’eau. Il entreprit d’en faire un nouvel éloge, non en orateur froid, mais en enthousiaste. Mille fois, s’écria-t-il, mille et mille fois plus estimables et plus innocents que les cabarets de nos jours, ces thermopoles des siècles passés, où l’on n’allait pas honteusement prostituer son bien et sa vie en se gorgeant de vin, mais où l’on s’assemblait pour s’amuser, honnêtement et sans risque, à boire de l’eau chaude ! On ne peut trop admirer la sage prévoyance de ces anciens maîtres de la vie civile, qui avaient établi des lieux publics où l’on donnait de l’eau à boire à tout venant, et qui renfermaient le vin dans les boutiques des apothicaires, pour n’en permettre l’usage que par ordonnance des médecins. Quel trait de sagesse ! C’est sans doute, ajouta-t-il, par un heureux reste de cette ancienne frugalité digne du siècle d’or, qu’il se trouve encore aujourd’hui des personnes qui, comme toi et moi, ne boivent que de l’eau, et qui croient se préserver ou se guérir de tous maux, en buvant de l’eau chaude qui n’a pas bouilli ; car j’ai observé que l’eau, quand elle a bouilli, est plus pesante et moins commode à l’estomac.

Tandis qu’il tenait ce discours éloquent, je pensai plus d’une fois éclater de rire. Je gardai pourtant mon sérieux. Je fis plus ; j’entrai dans les sentiments du docteur. Je blâmai l’usage du vin, et plaignis les hommes d’avoir malheureusement pris goût à une boisson si pernicieuse. Ensuite, comme je ne me sentais pas encore bien désaltéré, je remplis d’eau un grand gobelet ; et, après avoir bu à longs traits : Allons, monsieur, dis-je à mon maître, abreuvons-nous de cette liqueur bienfaisante ! Faisons revivre dans votre maison ces anciens thermopoles que vous regrettez si fort ! Il applaudit à ces paroles, et m’exhorta pendant une heure entière à ne boire jamais que de l’eau. Pour m’accoutumer à cette boisson, je lui promis d’en boire une grande quantité tous les soirs ; et, pour tenir plus facilement ma promesse, je me couchai dans la résolution d’aller tous les jours au cabaret.

Le désagrément que j’avais eu chez l’épicier ne m’empêcha pas de continuer d’exercer ma profession, et d’ordonner, dès le lendemain, des saignées et de l’eau chaude. Au sortir d’une maison où je venais de voir un poète qui avait la frénésie, je rencontrai dans la rue une vieille femme qui m’aborda pour me demander si j’étais médecin. Je lui répondis qu’oui. Cela étant, reprit-elle, seigneur docteur, je vous supplie très humblement de venir avec moi : ma nièce est malade depuis hier, et j’ignore quelle est sa maladie. Je suivis la vieille, qui me conduisit à sa maison, et me fit entrer dans une chambre assez propre, où je vis une personne alitée. Je m’approchai d’elle pour l’observer. D’abord ses traits me frappèrent ; et, après l’avoir envisagée quelques moments, je reconnus, à n’en pouvoir douter, que c’était l’aventurière qui avait si bien fait le rôle de Camille. Pour elle, il ne me parut point qu’elle me remît, soit qu’elle fût accablée de son mal, soit que mon habit de médecin me rendit méconnaissable à ses yeux. Je lui pris le bras pour lui tâter le pouls ; et j’aperçus ma bague à son doigt. Je fus terriblement ému à la vue d’un bien dont j’étais en droit de me saisir ; et j’eus grande envie de faire un effort pour le reprendre ; mais considérant que ces femmes se mettraient à crier, et que don Raphaël ou quelque autre défenseur du beau sexe pourrait accourir à leurs cris, je me gardai bien de céder à la tentation. Je fis réflexion qu’il valait mieux dissimuler, et consulter là-dessus Fabrice. Je m’arrêtai à ce dernier parti. Cependant, la vieille me pressait de lui apprendre de quel mal sa nièce était atteinte. Je ne fus pas assez sot pour avouer que je n’en savais rien ; au contraire, je fis le capable, et, copiant mon maître, je dis gravement que le mal provenait de ce que la malade ne transpirait point ; qu’il fallait par conséquent se hâter de la saigner, parce que la saignée était le substitut naturel de la transpiration ; et j’ordonnai aussi de l’eau chaude, pour faire les choses suivant nos règles.

J’abrégeai ma visite le plus qu’il me fut possible, et je courus chez le fils de Nunez, que je rencontrai comme il sortait pour aller faire une commission dont son maître venait de le charger. Je lui contai ma nouvelle aventure, et lui demandai s’il jugeait à propos que je fisse arrêter Camille par des gens de justice. Eh ! non, me répondit-il ; vive Dieu ! il faut bien t’en donner de garde ; ce ne serait pas le moyen de ravoir ta bague. Ces gens-là n’aiment point à faire des restitutions. Souviens-toi de ta prison d’Astorga ; ton cheval, ton argent, jusqu’à ton habit, tout n’est-il pas demeuré entre leurs mains ? Il faut plutôt nous servir de notre industrie pour rattraper ton diamant. Je me charge du soin de trouver quelque ruse pour cet effet. Je vais y rêver en allant à l’hôpital, où j’ai deux mots à dire au pourvoyeur de la part de mon maître. Toi, va m’attendre à notre cabaret, et ne t’impatiente point ; je t’y joindrai dans peu de temps.

Il y avait pourtant déjà plus de trois heures que j’étais au rendez-vous quand il y arriva. Je ne le reconnus pas d’abord. Outre qu’il avait changé d’habit et natté ses cheveux, une moustache postiche lui couvrait la moitié du visage. Il portait une grande épée dont la garde avait pour le moins trois pieds de circonférence, et il marchait à la tête de cinq hommes qui avaient, comme lui, l’air déterminé, des moustaches épaisses, avec de longues rapières. Serviteur au seigneur Gil Blas, dit-il en m’abordant : il voit en moi un alguazil de nouvelle fabrique, et, dans ces braves gens qui m’accompagnent, des archers de la même trempe. Il n’a qu’à nous mener chez la femme qui lui a volé un diamant, et nous le lui ferons rendre, sur ma parole. J’embrassai Fabrice à ce discours, qui me faisait connaître le stratagème qu’il prétendait employer pour moi, et je lui témoignai que j’approuvais fort l’expédient qu’il avait imaginé. Je saluai aussi les faux archers. C’étaient trois domestiques et deux garçons barbiers de ses amis, qu’il avait engagés à faire ce personnage. J’ordonnai qu’on apportât du vin pour abreuver l’escouade, et nous allâmes tous ensemble chez Camille à l’entrée de la nuit. Nous frappâmes à la porte que nous trouvâmes fermée. La vieille vint ouvrir, et, prenant les personnes qui étaient avec moi pour des lévriers de justice qui n’entraient pas dans cette maison sans sujet, elle demeura fort effrayée. Rassurez-vous, ma bonne mère, lui dit Fabrice, nous ne venons ici que pour une petite affaire qui sera bientôt terminée ; car nous sommes des gens expéditifs. À ces mots nous nous avançâmes et gagnâmes la chambre de la malade, conduits par la vieille, qui marchait devant nous, à la faveur d’une bougie qu’elle tenait dans un flambeau d’argent. Je pris ce flambeau, je m’approchai du lit ; et, faisant remarquer mes traits à Camille : Perfide, lui dis-je, reconnaissez ce trop crédule Gil Blas que vous avez trompé ! Ah ! scélérate, je vous rencontre enfin, après vous avoir longtemps cherchée ! Le corrégidor a reçu ma plainte, et il a chargé cet alguazil de vous arrêter. Allons, monsieur l’officier, dis-je à Fabrice, faites votre charge. Il n’est pas besoin, dit-il en grossissant sa voix, de m’exhorter à remplir mon devoir. Je me remets cette bonne vivante-là ; il y a dix ans qu’elle est marquée en lettres rouges sur mes tablettes. Levez-vous, ma princesse, ajouta-t-il ; habillez-vous promptement ; je vais vous servir d’écuyer, et vous conduire aux prisons de cette ville, si vous l’avez pour agréable.

À ces paroles, Camille, toute malade qu’elle était, s’apercevant que deux archers à grandes moustaches se préparaient à la tirer de son lit par force, se mit d’elle-même sur son séant, joignit les mains d’une manière suppliante, et me regardant avec des yeux où la frayeur était peinte : Seigneur Gil Blas, me dit-elle, ayez pitié de moi ; je vous en conjure par la chaste mère à qui vous devez le jour ; je suis plus malheureuse que coupable ; vous en serez convaincu si vous voulez entendre mon histoire. Non, mademoiselle Camille, m’écriai-je, non, je ne veux pas vous écouter. Je ne sais que trop bien que vous excellez à faire des romans, Eh bien ! reprit-elle, puisque vous ne me permettez pas de me justifier, je vais vous rendre votre diamant, et ne me perdez point. En parlant de cette sorte, elle tira de son doigt ma bague, et me la donna. Mais je lui répondis que mon diamant ne suffisait point, et que je voulais qu’on me restituât encore les mille ducats qui m’avaient été volés dans l’hôtel garni. Oh ! pour vos ducats, seigneur, répliqua-t-elle, ne me les demandez point. Le traître don Raphaël, que je n’ai pas vu depuis ce temps-là, les emporta dès la nuit même. Eh ! petite mignonne, dit alors Fabrice, n’y a-t-il qu’à dire, pour vous tirer d’intrigue, que vous n’avez pas eu de part au gâteau ? Vous n’en serez pas quitte à si bon marché. C’est assez que vous soyez des complices de don Raphaël, pour mériter qu’on vous demande compte de votre vie passée. Vous devez bien avoir des choses sur la conscience. Vous viendrez, s’il vous plaît, en prison, faire une confession générale. J’y veux mener aussi, continua-t-il, cette bonne vieille ; je juge qu’elle sait une infinité d’histoires curieuses que monsieur le corrégidor ne sera pas fâché d’entendre.

Les deux femmes, à ces mots, mirent tout en usage pour nous attendrir. Elles remplirent la chambre de cris, de plaintes et de lamentations. Tandis que la vieille, à genoux, tantôt devant l’alguazil, et tantôt devant les archers, tâchait d’exciter leur compassion, Camille me priait, de la manière du monde la plus touchante, de la sauver des mains de la justice. C’était une chose à voir que ce spectacle. Je feignis de me laisser fléchir. Monsieur l’officier, dis-je au fils de Nunez, puisque j’ai mon diamant, je me console du reste. Je ne souhaite pas qu’on fasse de la peine à cette pauvre femme ; je ne veux point la mort du pécheur. Fi donc ! répondit-il, vous avez de l’humanité ! vous ne seriez pas bon à être exempt. Il faut, poursuivit-il, que je m’acquitte de ma commission. Il m’est expressément ordonné d’arrêter ces infantes ; monsieur le corrégidor en veut faire un exemple. Eh ! de grâce, repris-je, ayez quelque égard à ma prière, et relâchez-vous un peu de votre devoir en faveur du présent que ces dames vont vous offrir. Oh ! c’est une autre affaire, repartit-il ; voilà ce qui s’appelle une figure de rhétorique bien placée. Çà, voyons, qu’ont-elles à me donner ? J’ai un collier de perles, lui dit Camille, et des pendants d’oreilles d’un prix considérable. Oui ; mais, interrompit-il brusquement, si cela vient des îles Philippines, je n’en veux point. Vous pouvez les prendre en assurance, reprit-elle ; je vous les garantis fins. En même temps, elle se fit apporter par la vieille une petite boîte, d’où elle tira le collier et les pendants, qu’elle mit entre les mains de M. l’alguazil. Bien qu’il ne se connût guère mieux que moi en pierreries, il ne douta pas que celles qui composaient les pendants ne fussent fines, aussi bien que les perles. Ces bijoux, dit-il, après les avoir considérés attentivement, me paraissent de bon aloi ; et si l’on ajoute à cela le flambeau d’argent que tient le seigneur Gil Blas, je ne réponds plus de ma fidélité. Je ne crois pas, dis-je alors à Camille, que vous vouliez, pour une bagatelle, rompre un accommodement si avantageux pour vous. En prononçant ces dernières paroles, j’ôtai la bougie que je remis à la vieille, et livrai le flambeau à Fabrice, qui, s’en tenant là, peut-être parce qu’il n’apercevait plus rien dans la chambre qui se pût aisément emporter, dit aux deux femmes : Adieu, mesdames, demeurez tranquilles. Je vais parler à M. le corrégidor, et vous rendre plus blanches que la neige. Nous savons lui tourner les choses, comme il nous plaît, et nous ne lui faisons des rapports fidèles que quand rien ne nous oblige à lui en faire de faux.