Histoire de Gil Blas de Santillane/II/3

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Garnier (tome 1p. 96-102).
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Livre II


CHAPITRE III

Gil Blas s’engage au service du docteur Sangrado, et devient un célèbre médecin.


Je résolus d’aller trouver le seigneur Arias de Londona, et de choisir dans son registre une nouvelle condition ; mais, comme j’étais près d’entrer dans le cul-de-sac où il demeurait, je rencontrai le docteur Sangrado, que je n’avais point vu depuis le jour de la mort de mon maître, et je pris la liberté de le saluer. Il me remit dans le moment, quoique j’eusse changé d’habit ; et témoignant quelque joie de me voir : Eh ! te voilà, mon enfant, me dit-il, je pensais à toi tout à l’heure. J’ai besoin d’un bon garçon pour me servir, et je songeais que tu serais bien mon fait, si tu savais lire et écrire. Monsieur, lui répondis-je, sur ce pied-là je suis donc votre affaire. Cela étant, reprit-il, tu es l’homme qu’il me faut. Viens chez moi, tu n’y auras que de l’agrément ; je te traiterai avec distinction. Je ne te donnerai point de gages ; mais rien ne te manquera. J’aurai soin de t’entretenir proprement, et je t’enseignerai le grand art de guérir toutes les maladies. En un mot, tu seras plutôt mon élève que mon valet.

J’acceptai donc la proposition du docteur, dans l’espérance que je pourrais, sous un si savant maître, me rendre illustre dans la médecine. Il me mena chez lui sur-le-champ, pour m’installer dans l’emploi qu’il me destinait ; et cet emploi consistait à écrire le nom et la demeure des malades qui l’envoyaient chercher pendant qu’il était en ville. Il y avait pour cet effet au logis un registre, dans lequel une vieille servante, qu’il avait pour tout domestique, marquait les adresses ; mais, outre qu’elle ne savait point l’orthographe, elle écrivait si mal, qu’on ne pouvait le plus souvent déchiffrer son écriture. Il me chargea du soin de tenir ce livre, qu’on pouvait justement appeler un registre mortuaire, puisque les gens dont je prenais les noms mouraient presque tous. J’inscrivis, pour ainsi parler, les personnes qui voulaient partir pour l’autre monde, comme un commis, dans un bureau de voiture publique, écrit le nom de ceux qui retiennent des places. J’avais souvent la plume à la main, parce qu’il n’y avait point, en ce temps-là, de médecin à Valladolid plus accrédité que le docteur Sangrado. Il s’était mis en réputation dans le public par un verbiage spécieux, soutenu d’un air imposant, et par quelques cures heureuses qui lui avaient fait plus d’honneur qu’il ne méritait.

Il ne manquait pas de pratique, ni par conséquent de bien. Il n’en faisait pas toutefois meilleure chère : on vivait chez lui très frugalement. Nous ne mangions d’ordinaire que des pois, des fèves, des pommes cuites, ou du fromage. Il disait que ces aliments étaient le plus convenables à l’estomac, comme étant les plus propres à la trituration, c’est-à-dire à être broyés plus aisément. Néanmoins, bien qu’il les crût de facile digestion, il ne voulait point qu’on s’en rassasiât ; en quoi, certes, il se montrait fort raisonnable. Mais s’il nous défendait, à la servante et à moi, de manger beaucoup, en récompense il nous permettait de boire de l’eau à discrétion. Bien loin de nous prescrire des bornes là-dessus, il nous disait quelquefois : Buvez, mes enfants ; la santé consiste dans la souplesse et l’humectation des parties. Buvez de l’eau abondamment ; c’est un dissolvant universel ; l’eau fond tous les sels. Le cours du sang est-il ralenti, elle le précipite ; est-il trop rapide, elle en arrête l’impétuosité. Notre docteur était de si bonne foi sur cela, qu’il ne buvait jamais lui-même que de l’eau, bien qu’il fût dans un âge avancé. Il définissait la vieillesse une phtisie naturelle qui nous dessèche et nous consume ; et, sur cette définition, il déplorait l’ignorance de ceux qui nomment le vin le lait des vieillards. Il soutenait que le vin les use et les détruit, et disait fort éloquemment que cette liqueur funeste est pour eux, comme pour tout le monde, un ami qui trahit et un plaisir qui trompe.

Malgré ces doctes raisonnements, après avoir été huit jours dans cette maison, il me prit un cours de ventre, et je commençai à sentir de grands maux d’estomac, que j’eus la témérité d’attribuer au dissolvant universel et à la mauvaise nourriture que je prenais. Je m’en plaignis à mon maître, dans la pensée qu’il pourrait se relâcher et me donner un peu de vin à mes repas ; mais il était trop ennemi de cette liqueur pour me l’accorder. Quand tu auras formé l’habitude de boire de l’eau, me dit-il, tu en connaîtras l’excellence ; au reste, poursuivit-il, si tu te sens quelque dégoût pour l’eau pure, il y a des secours innocents pour soutenir l’estomac contre la fadeur des boissons aqueuses. La sauge, par exemple, et la véronique, leur donnent un goût délectable ; et, si tu veux les rendre encore plus délicieuses, tu n’as qu’à y mêler de la fleur d’œillet, du romarin ou du coquelicot.

Il avait beau vanter l’eau et m’enseigner le secret d’en composer des breuvages exquis, j’en buvais avec tant de modération, que, s’en étant aperçu, il me dit : Eh ! vraiment, Gil Blas, je ne m’étonne point si tu ne jouis pas d’une parfaite santé ; tu ne bois pas assez, mon ami. L’eau prise en petite quantité ne sert qu’à développer les parties de la bile, et qu’à leur donner plus d’activité ; au lieu qu’il les faut noyer dans un délayant copieux. Ne crains pas, mon cher enfant, que l’abondance de l’eau affaiblisse ou refroidisse ton estomac : loin de toi cette terreur panique que tu te fais peut-être de la boisson fréquente ! Je te garantis de l’événement ; et, si tu ne me trouves pas bon pour t’en répondre, Celse même t’en sera garant. Cet oracle latin fait un éloge admirable de l’eau : ensuite il dit en termes exprès que ceux qui, pour boire du vin, s’excusent sur la faiblesse de leur estomac, font une injustice manifeste à ce viscère, et cherchent à couvrir leur sensualité.

Comme j’aurais eu mauvaise grâce de me montrer indocile en entrant dans la carrière de la médecine, je fis semblant d’être persuadé qu’il avait raison ; j’avouerai même que je le crus effectivement. Je continuai donc à boire de l’eau, sur la garantie de Celse, ou plutôt je commençai à noyer la bile en buvant copieusement de cette liqueur, et quoique de jour en jour je m’en sentisse plus incommodé, le préjugé l’emportait sur l’expérience. J’avais, comme l’on voit, une heureuse disposition à devenir médecin. Je ne pus pourtant résister toujours à la violence de mes maux, qui s’accrurent à un point, que je pris enfin la résolution de sortir de chez le docteur Sangrado. Mais il me chargea d’un nouvel emploi qui me fit changer de sentiment. Écoute, me dit-il un jour, je ne suis point de ces maîtres durs et ingrats, qui laissent vieillir leurs domestiques dans la servitude avant que de les récompenser. Je suis content de toi, je t’aime ; et, sans attendre que tu m’aies servi plus longtemps, j’ai pris la résolution de faire ta fortune dès aujourd’hui ; je veux tout à l’heure te découvrir le fin de l’art salutaire que je professe depuis tant d’années. Les autres médecins en font consister la connaissance dans mille sciences pénibles ; et moi, je prétends t’abréger un chemin si long, et t’épargner la peine d’étudier la physique, la pharmacie, la botanique et l’anatomie. Sache, mon ami, qu’il ne faut que saigner et faire boire de l’eau chaude : voilà le secret de guérir toutes les maladies du monde. Oui, ce simple secret que je te révèle, et que la nature, impénétrable à mes confrères, n’a pu dérober à mes observations, est renfermé dans ces deux points : dans la saignée et dans la boisson fréquente. Je n’ai plus rien à t’apprendre, tu sais la médecine à fond ; et, profitant du fruit de ma longue expérience, tu deviens tout d’un coup aussi habile que moi. Tu peux, continua-t-il, me soulager présentement ; tu tiendras le matin notre registre, et l’après-midi tu sortiras pour aller voir une partie de mes malades. Tandis que j’aurai soin de la noblesse et du clergé, tu iras pour moi dans les maisons du tiers-état où l’on m’appellera ; et, lorsque tu auras travaillé quelque temps, je te ferai agréger à notre corps. Tu es savant, Gil Blas, avant que d’être médecin ; au lieu que les autres sont longtemps médecins, et la plupart toute leur vie, avant que d’être savants.

Je remerciai le docteur de m’avoir si promptement rendu capable de lui servir de substitut ; et pour reconnaître les bontés qu’il avait pour moi, je l’assurai que je suivrais toute ma vie ses opinions, quand même elles seraient contraires à celles d’Hippocrate. Cette assurance pourtant n’était pas tout à fait sincère. Je désapprouvais son sentiment sur l’eau, et je me proposais de boire du vin tous les jours en allant voir mes malades. Je pendis au croc, une seconde fois, mon habit brodé pour en prendre un de mon maître, et me donner l’air d’un médecin. Après quoi, je me disposai à exercer la médecine aux dépens de qui il appartiendrait. Je débutai par un alguazil qui avait une pleurésie ; j’ordonnai qu’on le saignât sans miséricorde, et qu’on ne lui plaignît point l’eau. J’entrai ensuite chez un pâtissier à qui la goutte faisait pousser de grands cris. Je ne ménageai pas plus son sang que celui de l’alguazil, et j’ordonnai qu’on lui fît boire de l’eau de moment en moment. Je reçus douze réaux pour mes ordonnances ; ce qui me fit prendre tant de goût à la profession, que je ne demandai plus que plaies et bosses. En sortant de la maison du pâtissier, je rencontrai Fabrice, que je n’avais point vu depuis la mort du licencié Sedillo. Il me regarda longtemps avec surprise ; puis il se mit à rire de toute sa force, en se tenant les côtés. Ce n’était pas sans raison : j’avais un manteau qui traînait à terre, avec un pourpoint et un haut-de-chausses quatre fois plus longs et plus larges qu’il ne fallait. Je pouvais passer pour une figure originale et grotesque. Je le laissai s’épanouir la rate, non sans être tenté de suivre son exemple ; mais je me contraignis ; pour garder le decorum dans la rue, et mieux contrefaire le médecin, qui n’est pas un animal risible. Si mon air ridicule avait excité les ris de Fabrice, mon sérieux les redoubla ; et lorsqu’il s’en fut bien donné : Vive Dieu ! Gil Blas, me dit-il, te voilà plaisamment équipé. Qui diable t’a déguisé de la sorte ? Tout beau, mon ami, lui répondis-je, tout beau ; respecte un nouvel Hippocrate ! apprends que je suis le substitut du docteur Sangrado, qui est le plus fameux médecin de Valladolid. Je demeure chez lui depuis trois semaines. Il m’a montré la médecine à fond ; et, comme il ne peut fournir à tous les malades qui le demandent, j’en vois une partie pour le soulager. Il va dans les grandes maisons, et moi dans les petites. Fort bien, reprit Fabrice ; c’est-à-dire qu’il t’abandonne le sang du peuple, et se réserve celui des personnes de qualité. Je te félicite de ton partage ; il vaut mieux avoir affaire à la populace qu’au grand monde. Vive un médecin de faubourg ! ses fautes sont moins en vue, et ses assassinats ne font point de bruit. Oui, mon enfant, ajouta-t-il, ton sort me paraît digne d’envie ; et, pour parler comme Alexandre, si je n’étais pas Fabrice, je voudrais être Gil Blas.

Pour faire voir au fils du barbier Nunez qu’il n’avait pas tort de vanter le bonheur de ma condition présente, je lui montrai les réaux de l’alguazil et du pâtissier ; puis nous entrâmes dans un cabaret pour en boire une partie. On nous apporta d’assez bon vin, que l’envie d’en goûter me fit trouver encore meilleur qu’il n’était. J’en bus à longs traits ; et, n’en déplaise à l’oracle latin, à mesure que j’en versais dans mon estomac, je sentais que ce viscère ne me savait pas mauvais gré des injustices que je lui faisais. Nous demeurâmes longtemps dans ce cabaret, Fabrice et moi ; nous y rîmes bien aux dépens de nos maîtres, comme cela se pratique entre valets. Ensuite, voyant que la nuit approchait, nous nous séparâmes, après nous être mutuellement promis que le jour suivant, l’après-dînée, nous nous retrouverions au même lieu.