Histoire de Gil Blas de Santillane/IV/11

La bibliothèque libre.
Garnier (tome 1p. 331-336).
◄  X
Livre IV


CHAPITRE XI

Quel homme c’était que le vieil ermite et comment Gil Blas s’aperçut qu’il était en pays de connaissance.


Quand don Alphonse eut achevé le triste récit de ses malheurs, le vieil ermite lui dit : Mon fils, vous avez eu bien de l’imprudence de demeurer si longtemps à Tolède. Je regarde d’un autre œil que vous tout ce que vous m’avez raconté, et votre amour pour Séraphine me paraît une pure folie. Croyez-moi, ne vous aveuglez point ; il faut oublier cette jeune dame qui ne saurait être à vous. Cédez de bonne grâce aux obstacles qui vous séparent d’elle, et vous livrez à votre étoile, qui, selon toutes les apparences, vous promet bien d’autres aventures. Vous trouverez sans doute quelque jeune personne qui fera sur vous la même impression, et dont vous n’aurez pas tué le frère.

Il allait ajouter à cela beaucoup d’autres choses pour exhorter don Alphonse à prendre patience, lorsque nous vîmes entrer dans l’ermitage un autre ermite chargé d’une besace fort enflée. Il revenait de faire une copieuse quête dans la ville de Cuença. Il paraissait plus jeune que son compagnon, et il avait une barbe rousse et fort épaisse. Soyez le bienvenu, frère Antoine, lui dit le vieil anachorète : quelles nouvelles apportez-vous de la ville ? D’assez mauvaises, répondit le frère rousseau en lui mettant entre les mains un papier plié en forme de lettre ; ce billet va vous en instruire. Le vieillard l’ouvrit, et, après l’avoir lu avec toute l’attention qu’il méritait, il s’écria : Dieu soit loué ! puisque la mèche est découverte, nous n’avons qu’à prendre notre parti. Changeons de style, poursuivit-il, seigneur don Alphonse, en adressant la parole au jeune cavalier ; vous voyez un homme en butte comme vous aux caprices de la fortune. On me mande de Cuença, qui est une ville à une lieue d’ici, qu’on m’a noirci dans l’esprit de la justice, dont tous les suppôts doivent dès demain se mettre en campagne pour venir dans cet ermitage s’assurer de ma personne. Mais ils ne trouveront point le lièvre au gîte. Ce n’est pas la première fois que je me suis vu dans de pareils embarras. Grâce a Dieu, je m’en suis presque toujours tiré en homme d’esprit. Je vais me montrer sous une nouvelle forme ; car, tel que vous me voyez, je ne suis rien moins qu’un ermite et qu’un vieillard.

En parlant de cette manière, il se dépouilla de la longue robe qu’il portait ; et l’on vit dessous un pourpoint de serge noire avec des manches tailladées. Puis il ôta son bonnet, détacha un cordon qui tenait sa barbe postiche, et prit tout à coup la figure d’un homme de vingt-huit à trente ans. Le frère Antoine, à son exemple, quitta son habit d’ermite, se défit de la même manière que son compagnon, de sa barbe rousse, et tira d’un vieux coffre de bois à demi pourri une méchante soutanelle dont il se revêtit. Mais représentez-vous ma surprise, lorsque je reconnus dans le vieil anachorète le seigneur don Raphaël, et dans le frère Antoine mon très cher et très fidèle valet Ambroise de Lamela. Vive Dieu ! m’écriai-je aussitôt, je suis ici, à ce que je vois, en pays de connaissance. Cela est vrai, seigneur Gil Blas, me dit don Raphaël en riant, vous retrouvez deux de vos amis lorsque vous vous y attendiez le moins. Je conviens que vous avez quelque sujet de vous plaindre de nous ; mais oublions le passé, et rendons grâces au ciel qui nous rassemble. Ambroise et moi nous vous offrons nos services ; ils ne sont point à mépriser. Ne nous croyez pas de méchantes gens. Nous n’attaquons, nous n’assassinons personne ; nous ne cherchons seulement qu’à vivre aux dépens d’autrui ; et, si voler est une action injuste, la nécessité en corrige l’injustice. Associez-vous avec nous, et vous mènerez une vie errante. C’est un genre de vie fort agréable quand on sait se conduire prudemment. Ce n’est pas que, malgré toute notre prudence, l’enchaînement des causes secondes ne soit tel quelquefois, qu’il nous arrive de mauvaises aventures. N’importe, nous en trouvons les bonnes meilleures. Nous sommes accoutumés à la variété des temps, aux alternatives de la fortune.

Seigneur cavalier, poursuivit le faux ermite en parlant à don Alphonse, nous vous faisons la même proposition, et je ne crois pas que vous deviez la rejeter dans la situation où vous paraissez être, car, sans parler de l’affaire qui vous oblige à vous cacher, vous n’avez pas sans doute beaucoup d’argent ? Non, vraiment, dit don Alphonse, et cela, je l’avoue, augmente mes chagrins. Eh bien ! reprit don Raphaël, ne nous quittez donc point. Vous ne sauriez mieux faire que de vous joindre à nous. Rien ne vous manquera, et nous rendrons inutiles toutes les recherches de vos ennemis. Nous connaissons presque toute l’Espagne, pour l’avoir parcourue. Nous savons où sont les bois, les montagnes, tous les endroits propres à servir d’asile contre les brutalités de la justice. Don Alphonse les remercia de leur bonne volonté ; et, se trouvant effectivement sans argent, sans ressource, il se résolut à les accompagner. Je m’y déterminai aussi, parce que je ne voulus point quitter ce jeune homme, pour qui je me sentis naître beaucoup d’inclination.

Nous convînmes tous quatre d’aller ensemble, et de ne nous point séparer. Cela étant arrêté entre nous, il fut mis en délibération si nous partirions à l’heure même, ou si nous donnerions auparavant quelque atteinte à une outre pleine d’un excellent vin que le frère Antoine avait apportée de la ville de Cuença le jour précédent ; mais Raphaël, comme celui qui avait le plus d’expérience, représenta qu’il fallait, avant toutes choses, penser à notre sûreté ; qu’il était d’avis que nous marchassions toute la nuit pour gagner un bois fort épais qui était entre Villardesa et Almodabar ; que nous ferions halte en cet endroit, où nous voyant sans inquiétude, nous passerions la journée à nous reposer. Cet avis fut approuvé. Alors les faux ermites firent deux paquets de toutes les hardes et provisions qu’ils avaient, et les mirent en équilibre sur le cheval de don Alphonse. Cela se fit avec une extrême diligence ; après quoi nous nous éloignâmes de l’ermitage, laissant en proie à la justice les deux robes d’ermite, avec la barbe blanche et la barbe rousse, deux grabats, une table, un mauvais coffre, deux vieilles chaises de paille et l’image de saint Pacôme.

Nous marchâmes toute la nuit, et nous commencions à nous sentir fort fatigués, lorsqu’à la pointe du jour nous aperçûmes le bois où tendaient nos pas. La vue du port donne une vigueur nouvelle aux matelots lassés d’une longue navigation. Nous prîmes courage, et nous arrivâmes enfin au bout de notre carrière avant le lever du soleil. Nous nous enfonçâmes dans le plus épais du bois, et nous nous arrêtâmes dans un endroit fort agréable, sur un gazon entouré de plusieurs gros chênes, dont les branches entrelacées formaient une voûte que la chaleur du jour ne pouvait percer. Nous débridâmes le cheval pour le laisser paître, après l’avoir déchargé. Nous nous assîmes ; nous tirâmes de la besace du frère Antoine quelques grosses pièces de pain avec plusieurs morceaux de viandes rôties, et nous nous mîmes à nous en escrimer comme à l’envi l’un de l’autre. Néanmoins, quelque appétit que nous eussions, nous cessions souvent de manger pour donner des accolades à l’outre, qui ne faisait que passer des bras de l’un entre les bras de l’autre.

Sur la fin du repas, don Raphaël dit à don Alphonse : Seigneur cavalier, après la confidence que vous m’avez faite, il est juste que je vous raconte aussi l’histoire de ma vie avec la même sincérité. Vous me ferez plaisir, répondit le jeune homme. Et à moi particulièrement, m’écriai-je, j’ai une extrême curiosité d’entendre vos aventures ; je ne doute pas qu’elles ne soient dignes d’être écoutées. Je vous en réponds, répliqua Raphaël, et je prétends bien les écrire un jour. Ce sera l’amusement de ma vieillesse ; car je suis encore jeune, et je veux grossir le volume. Mais nous sommes fatigués ; délassons-nous par quelques heures de sommeil. Pendant que nous dormirons tous trois, Ambroise veillera de peur de surprise, et tantôt à son tour il dormira. Quoique nous soyons, ce me semble, ici fort en sûreté, il est toujours bon de se tenir sur ses gardes. En achevant ces mots, il s’étendit sur l’herbe. Don Alphonse fit la même chose. Je suivis leur exemple, et Lamela se mit en sentinelle.

Don Alphonse, au lieu de prendre quelque repos, s’occupa de ses malheurs, et je ne pus fermer l’œil. Pour don Raphaël, il s’endormit bientôt. Mais il se réveilla une heure après ; et, nous voyant disposés à l’écouter, il dit à Lamela : Mon ami Ambroise, tu peux présentement goûter la douceur du sommeil. Non, non, répondit Lamela, je n’ai point envie de dormir ; et, bien que je sache tous les événements de votre vie, ils sont si instructifs pour les personnes de notre profession, que je serai bien aise de les entendre encore raconter. Aussitôt don Raphaël commença dans ces termes l’histoire de sa vie.