Histoire de Gil Blas de Santillane/IV/10

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Garnier (tome 1p. 317-331).
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Livre IV


CHAPITRE X.

Histoire de don Alphonse et de la belle Séraphine.


Je ne vous déguiserai rien, mon père, non plus qu’à ce cavalier qui m’écoute : après la générosité qu’il a fait paraître, j’aurais tort de me défier de lui. Je vais vous apprendre mes malheurs. Je suis de Madrid, et voici mon origine. Un officier de la garde allemande[1] nommé le baron de Steinbach, rentrant un soir dans sa maison, aperçut au pied de l’escalier un paquet de linge blanc. Il le prit et l’emporta dans l’appartement de sa femme, où il se trouva que c’était un enfant nouveau-né, enveloppé dans une toilette fort propre, avec un billet par lequel on assurait qu’il appartenait à des personnes de qualité qui se feraient connaître un jour, et l’on ajoutait qu’il avait été baptisé et nommé Alphonse. Je suis cet enfant malheureux, et c’est tout ce que je sais. Victime de l’honneur ou de l’infidélité, j’ignore si ma mère ne m’a point exposé seulement pour cacher de honteuses amours, ou si, séduite par un amant parjure, elle s’est trouvée dans la cruelle nécessité de me désavouer.

Quoi qu’il en soit, le baron et sa femme furent touchés de mon sort ; et comme ils n’avaient pas d’enfants, ils se déterminèrent à m’élever sous le nom de don Alphonse. À mesure que j’avançais en âge, ils se sentaient attachés à moi. Mes manières flatteuses et complaisantes excitaient à tous moments leurs caresses. Enfin j’eus le bonheur de m’en faire aimer. Ils me donnèrent toute sorte de maîtres. Mon éducation devint leur unique étude ; et, loin d’attendre impatiemment que mes parents se découvrissent, il semblait au contraire qu’ils souhaitassent que ma naissance demeurât toujours inconnue. Dès que le baron me vit en état de porter les armes, il me mit dans le service. Il obtint pour moi une enseigne, me fit faire un petit équipage, et, pour mieux m’animer à chercher les occasions d’acquérir de la gloire, il me représenta que la carrière de l’honneur était ouverte à tout le monde, et que je pouvais dans la guerre me faire un nom d’autant plus glorieux, que je ne le devrais qu’à moi seul. En même temps il me révéla le secret de ma naissance, qu’il m’avait caché jusque-là. Comme je passais pour son fils dans Madrid, et que j’avais cru l’être effectivement, je vous avouerai que cette confidence me fit beaucoup de peine. Je ne pouvais et ne puis encore y penser sans honte. Plus mes sentiments semblent m’assurer d’une noble origine, plus j’ai de confusion de me voir abandonné des personnes à qui je dois le jour.

J’allai servir dans les Pays-Bas : mais la paix se fit fort peu de temps après ; et, l’Espagne se trouvant sans ennemi, mais non sans envieux, je revins à Madrid, où je reçus du baron et de sa femme de nouvelles marques de tendresse. Il y avait déjà deux mois que j’étais de retour, lorsqu’un petit page entra dans ma chambre un matin, et me présenta un billet à peu près conçu dans ces termes : Je ne suis ni laide ni mal faite, et cependant vous me voyez souvent à mes fenêtres sans m’agacer. Ce procédé répond mal à votre air galant, et j’en suis si piquée que je voudrais bien, pour m’en venger, vous donner de l’amour.

Après avoir lu ce billet, je ne doutai point qu’il ne fût d’une veuve appelée Léonor, qui demeurait vis-à-vis de notre maison, et qui avait la réputation d’être fort coquette. Je questionnai là-dessus le petit page, qui voulut d’abord faire le discret ; mais, pour un ducat que je lui donnai, il satisfit ma curiosité. Il se chargea même d’une réponse par laquelle je mandais à sa maîtresse que je reconnaissais mon crime, et que je sentais déjà qu’elle était à demi vengée.

Je ne fus pas insensible à cette façon de conquête. Je ne sortis point le reste de la journée, et j’eus grand soin de me tenir à mes fenêtres pour observer la dame, qui n’oublia pas de se montrer aux siennes. Je lui fis des mines. Elle y répondit ; et dès le lendemain elle me manda par son petit page, que, si je voulais la nuit prochaine me trouver dans la rue entre onze heures et minuit, je pourrais l’entretenir à la fenêtre d’une salle basse. Quoique je ne me sentisse pas fort amoureux d’une veuve si vive, je ne laissai pas de lui faire une réponse très passionnée, et d’attendre la nuit avec autant d’impatience que si j’eusse été bien touché. Lorsqu’elle fut venue, j’allai me promener au Prado jusqu’à l’heure du rendez-vous. Je n’y étais pas encore arrivé, qu’un homme monté sur un beau cheval mit tout à coup pied à terre auprès de moi ; et m’abordant d’un air brusque : Cavalier, me dit-il, n’êtes-vous pas le fils du baron de Steinbach ? Oui, lui répondis-je. C’est donc vous, reprit-il, qui devez cette nuit entretenir Léonor à sa fenêtre ? J’ai vu ses lettres et vos réponses ; son page me les a montrées ; et je vous ai suivi ce soir depuis votre maison jusqu’ici, pour vous apprendre que vous avez un rival dont la vanité s’indigne d’avoir un cœur à disputer avec vous. Je crois qu’il n’est pas besoin de vous en dire davantage. Nous sommes dans un endroit écarté ; battons-nous, à moins que, pour éviter le châtiment que je vous apprête, vous ne me promettiez de rompre tout commerce avec Léonor. Sacrifiez-moi les espérances que vous avez conçues, ou bien je vais vous ôter la vie. Il fallait, lui dis-je, demander ce sacrifice, et non pas l’exiger. J’aurais pu l’accorder à vos prières ; mais je le refuse à vos menaces.

Eh bien ! répliqua-t-il après avoir attaché son cheval à un arbre, battons-nous donc. Il ne convient point à une personne de ma qualité de s’abaisser à prier un homme de la vôtre. La plupart même de mes pareils, à ma place, se vengeraient de vous d’une manière moins honorable. Je me sentis choqué de ces dernières paroles ; et, voyant qu’il avait déjà tiré son épée, je tirai aussi la mienne. Nous nous battîmes avec tant de furie, que le combat ne dura pas longtemps. Soit qu’il s’y prît avec trop d’ardeur, soit que je fusse plus adroit que lui, je le perçai bientôt d’un coup mortel. Je le vis chanceler et tomber. Alors, ne songeant plus qu’à me sauver, je montai sur son propre cheval, et pris la route de Tolède. Je n’osai pas retourner chez le baron de Steinbach, jugeant bien que mon aventure ne ferait que l’affliger ; et, quand je me représentais tout le péril où j’étais, je croyais ne pouvoir assez tôt m’éloigner de Madrid.

En faisant là-dessus les plus tristes réflexions, je marchai le reste de la nuit et toute la matinée. Mais sur le midi il fallut m’arrêter pour faire reposer mon cheval, et laisser passer la chaleur qui devenait insupportable. Je demeurai dans un village jusqu’au coucher du soleil ; après quoi, voulant aller tout d’une traite à Tolède, je continuai mon chemin. J’avais déjà gagné Illescas et deux lieues par delà, lorsque, environ sur le minuit un orage pareil à celui d’aujourd’hui vint me surprendre au milieu de la campagne. Je m’approchai des murs d’un jardin que je découvris à quelques pas de moi ; et, ne trouvant pas d’abri plus commode, je me rangeai avec mon cheval, le mieux qu’il me fut possible, auprès de la porte d’un cabinet qui était au bout du mur, et au-dessus de laquelle il y avait un balcon. Comme je m’appuyais contre la porte, je sentis qu’elle était ouverte ; ce que j’attribuai à la négligence des domestiques. Je mis pied à terre ; et moins par curiosité que pour être mieux à couvert de la pluie qui ne laissait pas de m’incommoder sous le balcon, j’entrai dans le bas du cabinet avec mon cheval que je tirais par la bride.

Je m’attachai, pendant l’orage, à observer les lieux où j’étais ; et, quoique je n’en pusse guère juger qu’à la faveur des éclairs, je connus bien que c’était une maison qui ne devait point appartenir à des personnes du commun. J’attendais toujours que la pluie cessât, pour me remettre en chemin ; mais une grande lumière que j’aperçus de loin me fit prendre une autre résolution. Je laissai mon cheval dans le cabinet, dont j’eus soin de fermer la porte ; je m’avançai vers cette lumière, persuadé que l’on était encore sur pied dans cette maison, et résolu d’y demander un logement pour cette nuit. Après avoir traversé quelques allées, j’arrivai près d’un salon dont je trouvai aussi la porte ouverte. J’y entrai ; et, quand j’en eus vu toute la magnificence à la faveur d’un beau lustre de cristal où il y avait quelques bougies, je ne doutai point que je fusse chez un grand seigneur. Le pavé en était de marbre, le lambris fort propre et artistement doré, la corniche admirablement bien travaillée, et le plafond me parut l’ouvrage des plus habiles peintres. Mais ce que je regardai particulièrement, ce fut une infinité de bustes de héros espagnols, que soutenaient des escabellons de marbre jaspé qui régnaient autour du salon. J’eus le loisir de considérer toutes ces choses ; car j’avais beau de temps en temps prêter une oreille attentive, je n’entendais aucun bruit, ni ne voyais paraître personne.

Il y avait à l’un des côtés du salon une porte qui n’était que poussée ; je l’entr’ouvris, et j’aperçus une enfilade de chambres dont la dernière seulement était éclairée. Que dois-je faire ? dis-je alors en moi-même. M’en retournerai-je, ou serai-je assez hardi pour pénétrer jusqu’à cette chambre ? Je pensais bien que le parti le plus judicieux, c’était de retourner sur mes pas ; mais je ne pus résister à ma curiosité, ou, pour mieux dire, à la force de mon étoile qui m’entraînait. Je m’avance, je traverse les chambres, et j’arrive à celle où il y avait de la lumière, c’est-à-dire une bougie qui brûlait sur une table de marbre dans un flambeau de vermeil. Je remarquai d’abord un ameublement d’été très propre et très galant ; mais bientôt, jetant les yeux sur un lit dont les rideaux étaient à demi ouverts à cause de la chaleur, je vis un objet qui attira mon attention tout entière. C’était une jeune dame qui, malgré le bruit du tonnerre qui venait de se faire entendre, dormait d’un profond sommeil. Je m’approchai d’elle tout doucement ; et, à la clarté que la bougie me prêtait, je démêlai un teint et des traits qui m’éblouirent. Mes esprits tout à coup se troublèrent à sa vue. Je me sentis saisir, transporter ; mais, quelques mouvements qui m’agitassent, l’opinion que j’avais de la noblesse de son sang m’empêcha de former une pensée téméraire, et le respect l’emporta sur le sentiment. Pendant que je m’enivrais du plaisir de la contempler, elle se réveilla.

Imaginez-vous quelle fut sa surprise de voir dans sa chambre et au milieu de la nuit un homme qu’elle ne connaissait point. Elle frémit en m’apercevant, et fit un grand cri. Je m’efforçai de la rassurer ; et mettant un genou à terre : Madame, lui dis-je, ne craignez rien ; je ne viens point ici pour vous nuire. J’allais continuer ; mais elle était si effrayée, qu’elle ne m’écouta point. Elle appelle ses femmes à plusieurs reprises ; et, comme personne ne lui répondait, elle prend une robe de chambre légère qui était au pied de son lit, se lève brusquement, et passe dans les chambres que j’avais traversées, en appelant encore les filles qui la servaient, aussi bien qu’une sœur cadette qu’elle avait sous sa conduite. Je m’attendais à voir arriver tous les valets, et j’avais lieu d’appréhender que, sans vouloir m’entendre, ils ne me fissent un mauvais traitement ; mais, par bonheur pour moi, elle eut beau crier, il ne vint à ses cris qu’un vieux domestique qui ne lui aurait pas été d’un grand secours, si elle eût eu quelque chose à craindre. Néanmoins, devenue un peu plus hardie par sa présence, elle me demanda fièrement qui j’étais, par où et pourquoi j’avais eu l’audace d’entrer dans sa maison. Je commençai alors à me justifier ; et je ne lui eus pas sitôt dit que j’avais trouvé la porte du cabinet du jardin ouverte, qu’elle s’écria dans le moment : Juste ciel ! quel soupçon me vient dans l’esprit.

En disant ces paroles, elle alla prendre la bougie sur la table ; elle parcourut toutes les chambres l’une après l’autre, et elle n’y vit ni ses femmes ni sa sœur ; elle remarqua même qu’elles avaient emporté toutes leurs hardes. Ses soupçons ne lui parurent alors que trop bien éclaircis, elle vint à moi avec beaucoup d’émotion, et me dit : Perfide, n’ajoute pas la feinte à la trahison. Ce n’est point le hasard qui t’a fait entrer ici : tu es de la suite de don Fernand de Leyva, et tu as part à son crime. Mais n’espère pas m’échapper ; il me reste encore assez de monde pour t’arrêter. Madame, lui dis-je, ne me confondez point avec vos ennemis. Je ne connais point don Fernand de Leyva ; j’ignore même qui vous êtes. Je suis un malheureux qu’une affaire d’honneur oblige à s’éloigner de Madrid ; et je jure, par tout ce qu’il y a de plus sacré, que, sans l’orage qui m’a surpris, je ne serais point venu chez vous. Jugez donc de moi plus favorablement : au lieu de me croire complice du crime qui vous offense, croyez-moi plutôt disposé à vous venger. Ces derniers mots, et le ton dont je les prononçai, apaisèrent la dame, qui sembla ne plus me regarder comme son ennemi ; mais, si elle perdit sa colère, ce ne fut que pour se livrer à sa douleur. Elle se mit à pleurer amèrement. Ses larmes m’attendrirent ; et je n’étais guère moins affligé qu’elle, bien que je ne susse pas encore le sujet de son affliction. Je ne me contentai pas de pleurer avec elle ; impatient de venger son injure, je me sentis saisir d’un mouvement de fureur. Madame, m’écriai-je, quel outrage avez-vous reçu ? Parlez : j’épouse votre ressentiment. Voulez-vous que je coure après don Fernand, et que je lui perce le cœur ? Nommez-moi tous ceux qu’il faut vous immoler : commandez. Quelques périls, quelques malheurs qui soient attachés à votre vengeance, cet inconnu, que vous croyez d’accord avec vos ennemis, va s’y exposer pour vous.

Ce transport surprit la dame, et arrêta le cours de ses pleurs. Ah ! seigneur, me dit-elle, pardonnez ce soupçon à l’état cruel où je me vois. Ces sentiments généreux détrompent Séraphine ; ils m’ôtent jusqu’à la honte d’avoir un étranger pour témoin d’un affront fait à ma famille. Oui, noble inconnu, je reconnais mon erreur, et je ne rejette pas votre secours ; mais je ne demande point la mort de don Fernand. Eh bien, madame, repris-je, quels services pouvez-vous attendre de moi ? Seigneur, repartit Séraphine, voici de quoi je me plains. Don Fernand de Leyva est amoureux de ma sœur Julie, qu’il a vue par hasard à Tolède, où nous demeurons ordinairement. Il y a trois mois qu’il en fit la demande au comte de Polan mon père, qui lui refusa son aveu, à cause d’une vieille inimitié qui règne entre nos maisons. Ma sœur n’a pas encore quinze ans ; elle aura eu la faiblesse de suivre les mauvais conseils de mes femmes, que don Fernand a sans doute gagnées ; et ce cavalier, averti que nous étions toutes seules en cette maison de campagne, a pris ce temps pour enlever Julie. Je voudrais du moins savoir quelle retraite il lui a choisie, afin que mon père et mon frère, qui sont à Madrid depuis deux mois, puissent prendre des mesures là-dessus. Au nom de Dieu, ajouta-t-elle, donnez-vous la peine de parcourir les environs de Tolède ; faites une exacte recherche de cet enlèvement : que ma famille vous ait cette obligation-là.

La dame ne songeait pas que l’emploi dont elle me chargeait ne convenait guère à un homme qui ne pouvait trop tôt sortir de Castille ; mais comment y aurait-elle fait réflexion ? je n’y pensais pas moi-même.

Charmé du bonheur de me voir nécessaire à la plus aimable personne du monde, j’acceptai la commission avec transport, et promis de m’en acquitter avec autant de zèle que de diligence. En effet, je n’attendis pas qu’il fût jour pour aller accomplir ma promesse ; je quittai sur-le-champ Séraphine, en la conjurant de me pardonner la frayeur que je lui avais causée, et l’assurant qu’elle aurait bientôt de mes nouvelles. Je sortis par où j’étais entré, mais si occupé de la dame, qu’il ne me fut pas difficile de juger que j’en étais déjà fort épris. Je m’en aperçus encore mieux à l’empressement que j’avais de courir pour elle, et aux amoureuses chimères que je formai. Je me représentais que Séraphine, quoique possédée de sa douleur, avait remarqué mon amour naissant, et qu’elle ne l’avait peut-être pas vu sans plaisir. Je m’imaginais même que si je pouvais lui porter des nouvelles certaines de sa sœur, et que l’affaire tournât au gré de ses souhaits, j’en aurais tout l’honneur.

Don Alphonse interrompit en cet endroit le fil de son histoire, et dit au vieil ermite : Je vous demande pardon, mon père, si, trop plein de ma passion, je m’étends sur des circonstances qui vous ennuient sans doute. Non, mon fils, répondit l’anachorète, elles ne m’ennuient pas ; je suis même bien aise de savoir jusqu’à quel point vous êtes épris de cette jeune dame dont vous m’entretenez : je règlerai là-dessus mes conseils.

L’esprit échauffé de ces flatteuses images, reprit le jeune homme, je cherchai pendant deux jours le ravisseur de Julie ; mais j’eus beau faire toutes les perquisitions imaginables, il ne me fut pas possible d’en découvrir les traces. Très mortifié de n’avoir recueilli aucun fruit de mes recherches, je retournai chez Séraphine, que je me peignais dans une extrême inquiétude. Cependant elle était plus tranquille que je ne pensais. Elle m’apprit qu’elle avait été plus heureuse que moi ; qu’elle savait ce que sa sœur était devenue ; qu’elle avait reçu une lettre de don Fernand même, qui lui mandait qu’après avoir secrètement épousé Julie, il l’avait conduite dans un couvent de Tolède. J’ai envoyé sa lettre à mon père, poursuivit Séraphine. J’espère que la chose pourra se terminer à l’amiable, et qu’un mariage solennel éteindra bientôt la haine qui sépare depuis si longtemps nos maisons.

Lorsque la dame m’eut instruit du sort de sa sœur elle parla de la fatigue qu’elle m’avait causée, et du péril où elle pouvait m’avoir imprudemment jeté en m’engageant à poursuivre un ravisseur, sans se souvenir que je lui avais dit qu’une affaire d’honneur me faisait prendre la fuite. Elle m’en fit des excuses dans les termes les plus obligeants. Comme j’avais besoin de repos, elle me mena dans le salon, où nous nous assîmes tous deux. Elle avait une robe de chambre de taffetas blanc à raies noires, avec un petit chapeau de la même étoffe et des plumes noires ; ce qui me fit juger qu’elle pouvait être veuve. Mais elle me paraissait si jeune, que je ne savais ce que j’en devais penser.

Si j’avais envie de m’en éclaircir, elle n’en avait pas moins de savoir qui j’étais. Elle me pria de lui apprendre mon nom, ne doutant pas, disait-elle, à mon air noble, et encore plus à la pitié généreuse qui m’avait fait entrer si vivement dans ses intérêts, que je ne fusse d’une famille considérable. La question m’embarrassa : je rougis, je me troublai ; et j’avouerai que, trouvant moins de honte à mentir qu’à dire la vérité, je répondis que j’étais fils du baron de Steinbach, officier de la garde allemande. Dites-moi encore, reprit la dame, pourquoi vous êtes sorti de Madrid. Je vous offre par avance tout le crédit de mon père, aussi bien que celui de mon frère don Gaspard. C’est la moindre marque de reconnaissance que je puisse donner à un cavalier qui, pour me servir, a négligé jusqu’au soin de sa propre vie. Je ne fis point difficulté de lui raconter toutes les circonstances de mon combat : elle donna le tort au cavalier que j’avais tué, et promit d’intéresser pour moi toute sa maison.

Quand j’eus satisfait sa curiosité, je la priai de contenter la mienne. Je lui demandai si sa foi était libre ou engagée. Il y a trois ans, répondit-elle, que mon père me fit épouser don Diègue de Lara, et je suis veuve depuis quinze mois. Madame, lui dis-je, quel malheur vous a sitôt enlevé votre époux ? Je vais vous l’apprendre, seigneur, repartit la dame, pour répondre à la confiance que vous venez de me marquer.

Don Diègue de Lara, poursuivit-elle, était un cavalier fort bien fait ; mais quoiqu’il eût pour moi une passion violente, et que chaque jour il mît en usage pour me plaire tout ce que l’amant le plus tendre et le plus vif fait pour se rendre agréable à ce qu’il aime, quoiqu’il eût mille bonnes qualités, il ne put toucher mon cœur. L’amour n’est pas toujours l’effet des empressements ni du mérite connu. Hélas ! ajouta-t-elle, une personne que nous ne connaissons point vous enchante souvent dès la première vue. Je ne pouvais donc l’aimer. Plus confuse que charmée des témoignages de sa tendresse, et forcée d’y répondre sans penchant, si je m’accusais en secret d’ingratitude, je me trouvais aussi fort à plaindre. Pour son malheur et pour le mien, il avait encore plus de délicatesse que d’amour. Il démêlait dans mes actions et dans mes discours mes mouvements les plus cachés. Il lisait au fond de mon âme. Il se plaignait à tous moments de mon indifférence, et s’estimait d’autant plus malheureux de ne pouvoir me plaire, qu’il savait bien qu’aucun rival ne l’en empêchait : car j’avais à peine seize ans ; et, avant que de m’offrir sa foi, il avait gagné toutes mes femmes, qui l’avaient assuré que personne ne s’était encore attiré mon attention. Oui, Séraphine, me disait-il souvent, je voudrais que vous fussiez prévenue pour un autre, et que cela seul fût la cause de votre insensibilité pour moi. Mes soins et votre vertu triompheraient de cet entêtement ; mais je désespère de vaincre votre cœur, puisqu’il ne s’est pas rendu à tout l’amour que je vous ai témoigné. Fatiguée de l’entendre répéter les mêmes discours, je lui disais qu’au lieu de troubler son repos et le mien par trop de délicatesse, il ferait mieux de s’en remettre au temps. Effectivement, à l’âge que j’avais, je n’étais guère propre à goûter les raffinements d’une passion si délicate ; et c’était le parti que don Diègue devait prendre : mais, voyant qu’une année entière s’était écoulée sans qu’il fût plus avancé qu’au premier jour, il perdit patience, ou plutôt il perdit la raison ; et, feignant d’avoir à la cour une affaire importante, il partit pour aller servir dans les Pays-Bas en qualité de volontaire ; et bientôt il trouva dans les périls ce qu’il y cherchait, c’est-à-dire la fin de sa vie et de ses tourments.

Après que la dame eut fait ce récit, le caractère singulier de son mari devint le sujet de notre entretien. Nous fûmes interrompus par l’arrivée d’un courrier qui vint remettre à Séraphine une lettre du comte de Polan. Elle me demanda permission de la lire ; et je remarquai qu’en la lisant elle devenait pâle et tremblante. Après l’avoir lue, elle leva les yeux au ciel, poussa un long soupir, et son visage en un moment fut couvert de larmes. Je ne vis point tranquillement sa douleur. Je me troublai ; et, comme si j’eusse pressenti le coup qui m’allait frapper, une crainte mortelle vint glacer mes esprits. Madame, lui dis-je d’une voix presque éteinte, puis-je vous demander quels malheurs vous annonce ce billet ? Tenez, seigneur, me répondit tristement Séraphine en me donnant la lettre ; lisez vous-même ce que mon père m’écrit. Hélas ! vous n’y êtes que trop intéressé.

À ces mots qui me firent frémir, je pris la lettre en tremblant, et j’y trouvai ces paroles : « Don Gaspard, votre frère, se battit hier au Prado. Il reçut un coup d’épée dont il est mort aujourd’hui ; et il a déclaré, en mourant, que le cavalier qui l’a tué est fils du baron de Steinbach, officier de la garde allemande. Pour surcroît de malheur, le meurtrier m’est échappé. Il a pris la fuite ; mais en quelque lieu qu’il aille se cacher, je n’épargnerai rien pour le découvrir. Je vais écrire à quelques gouverneurs qui ne manqueront pas de le faire arrêter, s’il passe par les villes de leur juridiction, et je vais, par d’autres lettres, achever de lui fermer tous les chemins.

« Le comte de Polan. »

Figurez-vous dans quel désordre ce billet jeta tous mes sens. Je demeurai quelques moments immobile et sans avoir la force de parler. Dans mon accablement j’envisage ce que la mort de don Gaspard a de cruel pour mon amour. J’entre tout à coup dans un vif désespoir. Je me jetai aux pieds de Séraphine, et, lui présentant mon épée nue : Madame, lui dis-je, épargnez au comte de Polan le soin de chercher un homme qui pourrait se dérober à ses coups. Vengez vous-même votre frère, immolez-lui son meurtrier de votre propre main : frappez. Que ce même fer qui lui a ôté la vie devienne funeste à son malheureux ennemi. Seigneur, me répondit Séraphine un peu émue de mon action, j’aimais don Gaspard ; quoique vous l’ayez tué en brave homme, et qu’il se soit attiré lui-même son malheur, vous devez être persuadé que j’entre dans le ressentiment de mon père. Oui, don Alphonse, je suis votre ennemie, et je ferai contre vous tout ce que le sang et l’amitié peuvent exiger de moi : mais je n’abuserai point de votre mauvaise fortune ; elle a beau vous livrer à ma vengeance ; si l’honneur m’arme contre vous, il me défend aussi de me venger lâchement. Les droits de l’hospitalité doivent être inviolables, et je ne veux point payer d’un assassinat le service que vous m’avez rendu. Fuyez ; échappez, si vous pouvez, à nos poursuites et à la rigueur des lois, et sauvez votre tête du péril qui la menace.

Eh quoi ! madame, repris-je, vous pouvez vous-même vous venger, et vous vous en remettez à des lois qui tromperont peut-être votre ressentiment ! Ah ! percez plutôt un misérable qui ne mérite pas que vous l’épargniez. Non, madame, ne gardez point avec moi un procédé si noble et si généreux. Savez-vous qui je suis ? Tout Madrid me croit fils du baron de Steinbach, et je ne suis qu’un malheureux qu’il a élevé chez lui par pitié. J’ignore même quels sont les auteurs de ma naissance. N’importe, interrompit Séraphine avec précipitation, comme si mes dernières paroles lui eussent fait une nouvelle peine, quand vous seriez le dernier des hommes, je ferai ce que l’honneur me prescrit. Eh bien ! madame, lui dis-je, puisque la mort d’un frère n’est pas capable de vous exciter à répandre mon sang, je veux irriter votre haine par un nouveau crime, dont j’espère que vous n’excuserez point l’audace. Je vous adore : je n’ai pu voir vos charmes sans en être ébloui, et, malgré l’obscurité de mon sort, j’avais formé l’espérance d’être à vous. J’étais assez amoureux, ou plutôt assez vain pour me flatter que le ciel, qui peut-être me fait grâce en me cachant mon origine, me la découvrirait un jour, et que je pourrais, sans rougir, vous apprendre mon nom. Après cet aveu qui vous outrage, balancerez-vous encore à me punir ? Ce téméraire aveu, répliqua la dame, m’offenserait sans doute dans un autre temps, mais je le pardonne au trouble qui vous agite. D’ailleurs, dans la situation où je suis moi-même, je fais peu d’attention aux discours qui vous échappent. Encore une fois, don Alphonse, ajouta-t-elle en versant quelques larmes, partez, éloignez-vous d’une maison que vous remplissez de douleur ; chaque moment que vous y demeurez augmente mes peines. Je ne résiste plus, madame, repartis-je en me relevant ; il faut m’éloigner de vous ; mais ne pensez pas que, soigneux de conserver une vie qui vous est odieuse, j’aille chercher un asile où je puisse être en sûreté. Non, non, je me dévoue à votre ressentiment. Je vais attendre avec impatience à Tolède le destin que vous me préparez ; et, me livrant à vos poursuites, j’avancerai moi-même la fin de mes malheurs.

Je me retirai en achevant ces paroles. On me donna mon cheval, et je me rendis à Tolède, où je demeurai huit jours, et où véritablement je pris si peu de soin de me cacher, que je ne sais comment je n’ai point été arrêté ; car je ne puis croire que le comte de Polan, qui ne songe qu’à me fermer tous les passages, n’ait pas jugé que je pouvais passer par Tolède. Enfin, je sortis hier de cette ville, où il semblait que je m’ennuyasse d’être en liberté ; et sans tenir de route assurée, je suis venu jusqu’à cet ermitage, comme un homme qui n’aurait rien à craindre. Voilà, mon père, ce qui m’occupe. Je vous prie de m’aider de vos conseils.



  1. Les rois d’Espagne, de la maison d’Autriche, avaient une garde composée d’Allemands, depuis que Charles-Quint, l’un d’eux, avait été empereur d’Allemagne.