Histoire de Gil Blas de Santillane/IX/3

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Garnier (tome 2p. 174-176).
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Livre IX


CHAPITRE III

Des préparatifs qui se firent pour le mariage de Gil Blas, et du grand événement qui les rendit inutiles.


Revenons à ma belle Gabrielle. Je devais donc l’épouser dans huit jours. Nous nous préparâmes de part et d’autre à cette cérémonie. Salero fit faire de riches habits pour la mariée, et j’arrêtai pour elle une femme de chambre, un laquais et un vieil écuyer, tout cela choisi par Scipion, qui attendait avec encore plus d’impatience que moi le jour qu’on me devait compter la dot.

La veille de ce jour si désiré, je soupai chez le beau-père avec des oncles et des tantes, des cousins et des cousines. Je jouai parfaitement bien le personnage d’un gendre hypocrite. J’eus mille complaisances pour l’orfèvre et pour sa femme ; je contrefis le passionné auprès de Gabrielle ; je gracieusai toute la famille, dont j’écoutai sans m’impatienter les plats discours et les raisonnements bourgeois. Aussi, pour prix de ma patience, j’eus le bonheur de plaire à tous les parents. Il n’y en eut pas un qui ne parût s’applaudir de mon alliance.

Le repas fini, la compagnie passa dans une grande salle où on la régala d’un concert de voix et d’instruments qui ne fut pas mal exécuté, quoiqu’on n’eût pas choisi les meilleurs sujets de Madrid. Plusieurs airs gais dont nos oreilles furent agréablement frappées nous mirent de si belle humeur, que nous commençâmes à former des danses. Dieu sait de quelle façon nous nous en acquittâmes, puisqu’on me prit pour un élève de Terpsichore, moi qui n’avais de principes de cet art que deux ou trois leçons que j’avais reçues, chez la marquise de Chaves, d’un petit maître à danser qui venait montrer aux pages ! Après nous être bien divertis, il fallut songer à se retirer chez soi. Je prodiguai les révérences et les accolades. Adieu, mon gendre, me dit Salero en m’embrassant, j’irai chez vous demain matin porter la dot en belles espèces d’or. Vous y serez le bienvenu, lui répondis-je, mon cher beau-père. Ensuite, donnant le bonsoir à la famille, je gagnai mon équipage qui m’attendait à la porte, et je pris le chemin de mon hôtel.

J’étais à peine à deux cents pas de la maison du seigneur Gabriel, que quinze ou vingt hommes, les uns à pied, les autres à cheval, tous armés d’épées et de carabines, entourèrent mon carrosse et l’arrêtèrent, en criant : De par le roi ! Ils m’en firent descendre brusquement pour me jeter dans une chaise roulante, où le principal de ces cavaliers, étant monté avec moi, dit au cocher de toucher vers Ségovie. Je jugeai bien que c’était un honnête alguazil que j’avais à mon côté. Je voulus le questionner pour savoir le sujet de mon emprisonnement ; mais il me répondit sur le ton de ces messieurs-là, je veux dire brutalement, qu’il n’avait point de compte à me rendre. Je lui dis que peut-être il se méprenait. Non, non, repartit-il, je suis sûr de mon fait. Vous êtes le seigneur de Santillane ; c’est vous que j’ai ordre de conduire où je vous mène. N’ayant rien à répliquer à ces paroles, je pris le parti de me taire. Nous roulâmes le reste de la nuit le long du Mançanarez, dans un profond silence. Nous changeâmes de chevaux à Colmenar, et nous arrivâmes sur le soir à Ségovie, où l’on m’enferma dans la tour.