Histoire de Gil Blas de Santillane/IX/4

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Garnier (tome 2p. 176-180).
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Livre IX


CHAPITRE IV

Comment Gil Blas fut traité dans la tour de Ségovie et de quelle manière il apprit la cause de sa prison.


On commença par me mettre dans un cachot où l’on me laissa sur la paille comme un criminel digne du dernier supplice. Je passai la nuit, non pas à me désoler, car je ne sentais pas encore tout mon mal, mais à chercher dans mon esprit ce qui pouvait avoir causé mon malheur. Je ne doutais pas que ce ne fût l’ouvrage de Calderone. Cependant j’avais beau le soupçonner d’avoir tout découvert, je ne concevais pas comment il avait pu porter le duc de Lerme à me traiter si cruellement. Tantôt je m’imaginais que c’était à l’insu de Son Excellence que j’avais été arrêté ; et tantôt je pensais que c’était elle-même qui, pour quelque raison politique, m’avait fait emprisonner, ainsi que les ministres en usent quelquefois avec leurs favoris.

J’étais vivement agité de mes diverses conjectures, quand la clarté du jour, perçant au travers d’une petite fenêtre grillée, vint offrir à ma vue toute l’horreur du lieu où je me trouvais. Je m’affligeai alors sans modération, et mes yeux devinrent deux sources de larmes que le souvenir de ma prospérité rendait intarissables. Pendant que je m’abandonnais à ma douleur, il vint dans mon cachot un guichetier, qui m’apportait un pain et une cruche d’eau pour ma journée. Il me regarda, et remarquant que j’avais le visage baigné de pleurs, tout guichetier qu’il était, il sentit un mouvement de pitié : Seigneur prisonnier, me dit-il, ne vous désespérez point. Il ne faut pas être si sensible aux traverses de la vie. Vous êtes jeune ; après ce temps-ci vous en verrez un autre. En attendant, mangez de bonne grâce le pain du roi.

Mon consolateur sortit en achevant ces paroles, auxquelles je ne répondis que par des plaintes et des gémissements ; et j’employai le reste du jour à maudire mon étoile, sans songer à faire honneur à mes provisions, qui, dans l’état où j’étais, me semblaient moins un présent de la bonté du roi qu’un effet de sa colère, puisqu’elles servaient plutôt à prolonger qu’à soulager les peines des malheureux.

La nuit vint pendant ce temps-là, et bientôt un grand bruit de clefs attira mon attention. La porte de mon cachot s’ouvrit, et, un moment après, il entra un homme qui portait une bougie. Il s’approcha de moi, et me dit : Seigneur Gil Blas, vous voyez un de vos anciens amis. Je suis ce don André de Tordesillas qui demeurait avec vous à Grenade, et qui était gentilhomme de l’archevêque dans le temps que vous possédiez les bonnes grâces de ce prélat. Vous le priâtes, s’il vous en souvient, d’employer son crédit pour moi, et il me fit nommer pour aller remplir un emploi au Mexique ; mais, au lieu de m’embarquer pour les Indes, je m’arrêtai dans la ville d’Alicante. J’y épousai la fille du capitaine du château, et, par une suite d’aventures dont je vous ferai tantôt le récit, je suis devenu le châtelain de la tour de Ségovie. C’est un bonheur pour vous, continua-t-il, de rencontrer, dans un homme chargé de vous maltraiter, un ami qui n’épargnera rien pour adoucir la rigueur de votre prison. Il m’est expressément ordonné de ne vous laisser parler à personne, de vous faire coucher sur la paille, et de ne vous donner pour toute nourriture que du pain et de l’eau. Mais, outre que j’ai trop d’humanité pour ne pas compatir à vos maux, vous m’avez rendu service, et ma reconnaissance l’emporte sur les ordres que j’ai reçus. Loin de servir d’instrument à la cruauté qu’on veut exercer sur vous, je prétends vous traiter le mieux qu’il me sera possible. Levez-vous, et venez avec moi.

Quoique le seigneur châtelain méritât bien quelques remercîments, mes esprits étaient si troublés, que je ne pus lui répondre un seul mot. Je ne laissai pas de le suivre. Il me fit traverser une cour, et monter par un escalier fort étroit à une petite chambre qui était tout au haut de la tour. Je ne fus pas peu surpris, en entrant dans cette chambre, de voir sur une table deux chandelles qui brûlaient dans des flambeaux de cuivre, et deux couverts assez propres. Dans un moment, me dit Tordesillas, on va vous apporter à manger. Nous allons souper ici tous deux. C’est ce réduit que je vous ai destiné pour logement ; vous y serez mieux que dans votre cachot. Vous verrez de votre fenêtre les bords fleuris de l’Érêma et la vallée délicieuse qui, du pied des montagnes qui séparent les deux Castilles, s’étend jusqu’à Coca. Je ne doute pas que d’abord vous ne soyez peu sensible à une si belle vue ; mais, quand le temps aura fait succéder une douce mélancolie à la vivacité de votre douleur, vous prendrez plaisir à promener vos regards sur des objets si agréables. Outre cela, comptez que le linge et les autres choses qui sont nécessaires à un homme qui aime la propreté ne vous manqueront pas. De plus, vous serez bien couché, bien nourri, et je vous fournirai des livres tant que vous en voudrez, en un mot, tous les agréments qu’un prisonnier peut avoir.

À des offres si obligeantes, je me sentis un peu soulagé. Je pris courage, et rendis mille grâces à mon geôlier. Je lui dis qu’il me rappelait à la vie par son procédé généreux, et que je souhaitais de me retrouver en état de lui en témoigner ma reconnaissance. Hé ! pourquoi ne vous y retrouveriez-vous pas ? me répondit-il. Croyez-vous avoir perdu pour jamais la liberté ? Si vous vous imaginez cela, vous êtes dans l’erreur, et j’ose vous assurer que vous en serez quitte pour quelques mois de prison. Que dites-vous, seigneur don André ? m’écriai-je. Il semble que vous sachiez le sujet de mon infortune. Je vous avouerai, me repartit-il, que je ne l’ignore pas. L’alguazil qui vous a conduit ici m’a conté ce secret, que je puis vous révéler. Il m’a dit que le roi, informé que vous aviez, le comte de Lemos et vous, mené le prince d’Espagne chez une dame suspecte, venait, pour vous en punir, d’exiler le comte, et vous envoyait, vous, à la tour de Ségovie, pour y être traité avec toute la rigueur que vous avez éprouvée depuis que vous y êtes. Comment, lui dis-je, cela est-il venu à la connaissance du roi ? C’est particulièrement de cette circonstance que je voudrais être instruit. Et c’est, répondit-il, ce que l’alguazil ne m’a point appris, et ce qu’apparemment il ne sait pas lui-même.

Dans cet endroit de notre conversation, plusieurs valets qui apportaient le souper entrèrent. Ils mirent sur la table du pain, deux tasses, deux bouteilles, et trois grands plats, dans l’un desquels il y avait un civet de lièvre avec beaucoup d’oignons, d’huile et de safran ; dans l’autre une olla podrida[1] ; et dans le troisième un dindonneau sur une marmelade de berengena[2]. Lorsque Tordesillas vit que nous avions tout ce qu’il nous fallait, il renvoya ses domestiques, ne voulant pas qu’ils entendissent notre entretien. Il ferma la porte, et nous nous assîmes tous deux vis-à-vis l’un de l’autre. Commençons, me dit-il, par le plus pressé. Vous devez avoir bon appétit après deux jours de diète. En parlant de cette sorte, il chargea mon assiette de viande. Il s’imaginait servir un affamé, et il avait effectivement sujet de penser que j’allais m’empiffrer de ses ragoûts : néanmoins je trompai son attente. Quelque besoin que j’eusse de manger, les morceaux me restaient dans la bouche, tant j’avais le cœur serré de ma condition présente. Pour écarter de mon esprit les images cruelles qui venaient sans cesse l’affliger, mon châtelain avait beau m’exciter à boire et vanter l’excellence de son vin ; m’eût-il donné du nectar, je l’aurais alors bu sans plaisir. Il s’en aperçut, et, s’y prenant d’une autre façon, il se mit à me conter d’un style égayé l’histoire de son mariage. Il y réussit encore moins par là. J’écoutai son récit avec tant de distraction, que je n’aurais pu dire, lorsqu’il l’eut fini, ce qu’il venait de me raconter. Il jugea bien qu’il entreprenait trop de vouloir ce soir-là faire quelque diversion à mes chagrins. Il se leva de table après avoir achevé de souper, et me dit : Seigneur de Santillane, je vais vous laisser reposer, ou plutôt rêver en liberté à votre malheur. Mais, je vous le répète, il ne sera pas de longue durée. Le roi est bon naturellement. Quand sa colère sera passée, et qu’il se représentera la situation déplorable où il croit que vous êtes, vous lui paraîtrez assez puni. À ces mots, le seigneur châtelain descendit, et fit monter ses valets pour desservir. Ils emportèrent jusqu’aux flambeaux, et je me couchai à la sombre clarté d’une lampe qui était attachée au mur.



  1. Olla podrida ; c’est un composé de toutes sortes de viandes.
  2. Berengena, petite citrouille, appelée pomme d’amour.