Histoire de Gil Blas de Santillane/X/10

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Garnier (tome 2p. 271-295).
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Livre X


CHAPITRE X

Suite du mariage de Gil Blas et de la belle Antonia. Commencement de l’histoire de Scipion.


Dès le lendemain de mes noces, les seigneurs de Leyva retournèrent à Valence, après m’avoir donné mille nouvelles marques d’amitié ; si bien que mon secrétaire et moi nous demeurâmes seuls au château avec nos femmes et nos valets.

Le soin que nous prîmes l’un et l’autre de plaire à ces dames ne fut pas inutile ; j’inspirai en peu de temps à mon épouse autant d’amour que j’en avais pour elle, et Scipion fit oublier à la sienne les chagrins qu’il lui avait causés. Béatrix, qui avait l’esprit souple et liant, s’insinua sans peine dans les bonnes grâces de sa nouvelle maîtresse et gagna sa confiance. Enfin, nous nous accordâmes tous quatre à merveille, et nous commençâmes à jouir d’un sort fort digne d’envie. Tous nos jours coulaient dans les plus doux amusements. Antonia était fort sérieuse, mais nous étions très gais, Béatrix et moi ; et, quand nous ne l’aurions pas été, il suffisait que Scipion fût avec nous pour ne point engendrer de mélancolie. C’était un homme incomparable pour la société, un de ces personnages comiques qui n’ont qu’à se montrer pour égayer une compagnie.

Un jour qu’il nous prit fantaisie, après le dîner, d’aller faire la sieste dans l’endroit le plus agréable du bois, mon secrétaire se trouva de si belle humeur, qu’il nous ôta l’envie de dormir par ses discours réjouissants. Tais-toi, lui dis-je, mon ami ; il n’y a pas moyen de s’assoupir en t’écoutant, ou bien, puisque tu nous empêches de nous livrer au sommeil, fais-nous donc quelque récit digne de notre attention. Très volontiers, me répondit-il. Voulez-vous que je vous raconte l’histoire du roi Pélage ? J’aimerais mieux entendre la tienne, lui répliquai-je ; mais c’est un plaisir que tu n’as pas jugé à propos de me donner depuis que nous vivons ensemble, et que je n’aurai jamais apparemment. D’où vient ? me dit-il. Si je ne vous ai pas conté mon histoire, c’est que vous ne m’avez pas témoigné le moindre désir de la savoir ; ce n’est donc pas ma faute si vous ignorez mes aventures ; et, pour peu que vous soyez curieux de les apprendre, je suis prêt à contenter votre curiosité. Antonia, Béatrix et moi, nous le prîmes au mot, et nous nous disposâmes à prêter une oreille attentive à son récit, qui ne pouvait faire sur nous qu’un bon effet, soit en nous divertissant, soit en nous excitant au sommeil.

Je serais, dit Scipion, le fils d’un grand de la première classe, ou tout au moins de quelque chevalier de Saint-Jacques ou d’Alcantara, si cela eût dépendu de moi : mais comme on ne se choisit point un père, vous saurez que le mien, nommé Torribio Scipion, était un honnête archer de la sainte Hermandad. En allant et venant sur les grands chemins où sa profession l’obligeait d’être presque toujours, il rencontra par hasard un jour, entre Cuença et Tolède, une jeune Bohémienne qui lui parut fort jolie. Elle était seule, à pied, et portait avec elle toute sa fortune dans une espèce de havre-sac qu’elle avait sur le dos. Où allez-vous ainsi, ma mignonne ? lui dit-il en adoucissant sa voix, qu’il avait naturellement très rude. Seigneur cavalier, lui répondit-elle, je vais à Tolède, où j’espère gagner ma vie de façon ou d’autre en vivant honnêtement. Vos intentions sont louables, reprit-il, et je ne doute pas que vous n’ayez plus d’une corde à votre arc. Oui, Dieu merci, repartit-elle, j’ai plusieurs talents ; entre autres, je sais composer des pommades et des essences fort utiles aux dames ; je dis la bonne aventure, je fais tourner le sas pour retrouver les choses perdues, et montre tout ce qu’on veut dans le miroir ou dans le verre.

Torribio, jugeant qu’une pareille fille était un parti très avantageux pour un homme tel que lui, qui avait de la peine à vivre de son emploi, quoiqu’il sût fort bien le remplir, lui proposa de l’épouser. La Bohémienne n’eut garde de mépriser les vœux d’un officier de la sainte confrérie ; elle accepta la proposition avec plaisir. Cela étant arrêté entre eux, ils se rendirent tous deux en diligence à Tolède, où ils se marièrent, et vous voyez en moi le digne fruit de ce noble hyménée. Ils s’établirent dans un faubourg, où ma mère commença par débiter des pommades et des essences ; mais, ne trouvant pas ce trafic assez lucratif, elle fit la devineresse. C’est alors qu’on vit pleuvoir chez elle les écus et les pistoles : mille dupes de l’un et de l’autre sexe mirent bientôt en réputation la Coscolina ; c’est ainsi que se nommait la Bohémienne. Il venait tous les jours quelqu’un la prier d’employer pour lui son ministère : tantôt c’était un neveu indigent qui voulait savoir quand son oncle, dont il était l’unique héritier, partirait pour l’autre monde ; et tantôt c’était une fille qui souhaitait d’apprendre si un cavalier dont elle reconnaissait les soins, et qui lui promettait de l’épouser, lui tiendrait parole.

Vous observerez, s’il vous plaît, que les prédictions de ma mère étaient toujours favorables aux personnes à qui elle les faisait : si par hasard elles s’accomplissaient, à la bonne heure ; et si l’on venait lui reprocher que le contraire de ce qu’elle avait prédit était arrivé, elle répondait froidement qu’il fallait s’en prendre au démon, qui, malgré la force des conjurations qu’elle employait pour l’obliger à révéler l’avenir, avait quelquefois la malice de la tromper.

Lorsque, pour l’honneur du métier, ma mère croyait devoir faire paraître le diable dans ses opérations, c’était Torribio Scipion qui faisait ce personnage, et qui s’en acquittait parfaitement bien, la rudesse de sa voix et la laideur de son visage lui donnant un air convenable à ce qu’il représentait, Pour peu qu’on fût crédule, on était épouvanté de la figure de mon père. Mais un jour, par malheur, il vint un brutal de capitaine qui voulut voir le diable, et qui lui passa son épée au travers du corps. Le Saint-Office, informé de la mort du diable, envoya ses officiers chez la Coscolina, dont ils se saisirent, aussi bien que de tous ses effets ; et moi, qui n’avais alors que sept ans, je fus mis à l’hôpital de los Niños[1]. Il y avait dans cette maison de charitables ecclésiastiques, qui, bien payés pour avoir soin de l’éducation des pauvres orphelins, prenaient la peine de leur montrer à lire et à écrire. Ils crurent remarquer que je promettais beaucoup, ce qui fut cause qu’ils me distinguèrent des autres, et me choisirent pour faire leurs commissions. Ils m’envoyaient en ville porter leurs lettres ; j’allais et venais pour eux, et c’était moi qui répondais leurs messes. Par reconnaissance, ils entreprirent de m’enseigner la langue latine ; mais ils s’y prirent trop rudement, et me traitèrent avec tant de rigueur, malgré les petits services que je leur rendais, que, ne pouvant y résister, je m’échappai un beau jour en faisant une commission ; et, bien loin de retourner à l’hôpital, je sortis même de Tolède par le faubourg du côté de Séville.

Quoique j’eusse à peine alors neuf ans accomplis, je sentais déjà le plaisir d’être libre et maître de mes actions. J’étais sans argent et sans pain : n’importe ; je n’avais point de leçons à étudier ni de thèmes à composer. Après avoir marché pendant deux heures, mes petites jambes commencèrent à refuser le service. Je n’avais point encore fait de si longs voyages. Il fallut m’arrêter pour me reposer. Je m’assis au pied d’un arbre qui bordait le grand chemin ; là, pour m’amuser, je tirai mon rudiment que j’avais dans ma poche, et le parcourus en badinant ; puis, venant à me souvenir des férules et des coups de fouet qu’il m’avait fait recevoir, j’en déchirai les feuillets en disant avec colère : Ah ! chien de livre, tu ne me feras plus répandre de pleurs ! Tandis que j’assouvissais ma vengeance en jonchant autour de moi la terre de déclinaisons et de conjugaisons, il passa par là un ermite à barbe blanche, qui portait de larges lunettes, et qui avait un air vénérable. Il s’approcha de moi ; et, s’il me considéra fort attentivement, je l’examinai bien aussi. Mon petit homme, me dit-il, avec un souris, il me semble que nous venons tous deux de nous regarder bien tendrement, et que nous ne ferions pas mal de demeurer ensemble dans mon ermitage, qui n’est qu’à deux cents pas d’ici. Je suis votre serviteur, lui répondis-je assez brusquement, je n’ai aucune envie d’être ermite. À cette réponse, le bon vieillard fit un éclat de rire, et me dit en m’embrassant : il ne faut pas, mon fils, que mon habit vous fasse peur ; s’il n’est pas beau, il est utile ; il me rend seigneur d’une retraite charmante et des villages voisins, dont les habitants m’aiment ou plutôt m’idolâtrent. Venez avec moi, ajouta-t-il, et ne craignez rien ; je vous revêtirai d’une jaquette semblable à la mienne. Si vous vous en trouvez bien, vous partagerez avec moi les douceurs de la vie que je mène ; et, si vous ne vous en accommodez point, non seulement il vous sera permis de me quitter, mais vous pouvez même compter qu’en nous séparant je ne manquerai pas de vous faire du bien.

Je me laissai persuader, et je suivis le vieil ermite, qui, chemin faisant, me fit plusieurs questions, auxquelles je répondis avec une ingénuité que je n’ai pas toujours eue dans la suite. En arrivant à l’ermitage, il me présenta quelques fruits que je dévorai, n’ayant rien mangé de toute la journée qu’un morceau de pain sec, dont j’avais déjeuné le matin à l’hôpital. Le solitaire, me voyant si bien jouer des mâchoires, me dit : Courage, mon enfant, ne ménage point mes fruits : j’en ai, grâce au ciel, une ample provision. Je ne t’ai pas amené ici pour te faire mourir de faim. Ce qui était très véritable ; car, une heure après notre arrivée, il alluma du feu, embrocha un gigot de mouton ; et, tandis que je tournais la broche, il dressa une petite table, qu’il couvrit d’une serviette assez malpropre, et sur laquelle il mit deux couverts, l’un pour lui et l’autre pour moi.

Quand la viande fut cuite, il la tira de la broche, et en coupa quelques pièces pour notre souper, qui ne fut pas un repas de brebis, puisque nous bûmes d’un excellent vin dont il avait aussi une bonne provision. Eh bien ! mon poulet, me dit-il lorsque nous fûmes hors de table, es-tu content de mon ordinaire ? ne vaut-il pas bien celui de ton hôpital ? Voilà de quelle façon tu seras traité tous les jours, si tu demeures avec moi. Au reste, poursuivit-il, tu ne feras dans cet ermitage que ce qu’il te plaira. J’exige de toi seulement que tu m’accompagnes toutes les fois que j’irai quêter dans les villages voisins ; tu me serviras à conduire un bourriquet chargé de deux paniers, que les paysans charitables remplissent ordinairement d’œufs, de pain, de viande et de poisson. Je ne te demande que cela. Il me semble que ce n’est pas trop exiger de toi. Oh ! je ferai, lui dis-je, tout ce que vous voudrez, pourvu que vous ne m’obligiez point à apprendre le latin. Le frère Chrysostome, c’était le nom du vieil ermite, ne put s’empêcher de rire de ma naïveté, et m’assura de nouveau qu’il ne prétendait pas gêner mes inclinations.

Nous allâmes dès le lendemain à la quête avec l’ânon, que je menais par le licou. Nous fîmes une copieuse récolte, chaque paysan se faisant un plaisir de mettre quelque chose dans nos paniers. L’un y jetait un pain entier, l’autre une grosse pièce de lard, celui-ci une oie farcie, celui-là une perdrix. Que vous dirai-je, nous apportâmes au logis des vivres pour plus de huit jours ; ce qui marquait bien l’amitié et l’estime que les villageois avaient pour le frère. Il est vrai qu’il leur était d’une grande utilité ; il leur donnait des conseils quand ils venaient le consulter ; il remettait la paix dans les ménages où régnait la discorde, et mariait les filles qui lui paraissaient fatiguées du célibat ; savait-il que deux riches laboureurs étaient mal ensemble, il les allait voir, et il faisait si bien qu’il les réconciliait ; enfin, il avait des remèdes pour mille sortes de maladies, et apprenait des oraisons aux femmes qui souhaitaient d’avoir des enfants.

Vous voyez, par ce que je viens de dire, que j’étais bien nourri dans mon ermitage. Je n’y étais pas plus mal couché ; étendu sur de bonne paille fraîche, ayant sous ma tête un coussin de bure, et sur le corps une couverture de la même étoffe, je ne faisais qu’un somme qui durait toute la nuit. Le frère Chrysostome, qui m’avait fait fête d’un habillement d’ermite, m’en fit un lui-même d’une de ses vieilles robes, et me nomma le petit frère Scipion. Sitôt que je parus dans les villages sous cet habit d’ordonnance, on me trouva si gentil, que le bourriquet en fut plus chargé. C’était à qui en donnerait davantage au petit frère : tant on prenait plaisir à voir sa figure !

La vie molle et fainéante que je menais avec le vieil ermite ne pouvait déplaire à un garçon de mon âge. Aussi j’y pris tant de goût, que je l’aurais toujours continuée, si les Parques ne m’eussent point filé d’autres jours fort différents ; mais la destinée que j’avais à remplir m’arracha bientôt à la mollesse, et me fit quitter le frère Chrysostome de la manière que je vais le raconter.

Je voyais souvent ce vieillard travailler au coussin qui lui servait d’oreiller ; il ne faisait que le découdre et le recoudre, et je remarquai un jour qu’il mit de l’argent dedans. Cette observation fut suivie d’un mouvement curieux, que je me promis de satisfaire dès le premier voyage qu’il ferait à Tolède, où il avait coutume d’aller tout seul une fois la semaine. J’en attendis le jour impatiemment, sans avoir encore toutefois d’autre dessein que de contenter ma curiosité. Enfin le bonhomme partit, et je défis son oreiller, où je trouvai, parmi la laine qui le remplissait, la valeur peut-être de cinquante écus en toutes sortes d’espèces.

Ce trésor apparemment était la reconnaissance des paysans que l’ermite avait guéris par ses remèdes, et des paysannes qui avaient eu des enfants par la vertu de ses oraisons. Quoi qu’il en soit, je ne vis pas plus tôt que c’était de l’argent que je pouvais impunément m’approprier, que mon naturel bohémien se déclara, il me prit une envie de le voler, qu’on ne pouvait attribuer qu’à la force du sang qui coulait dans mes veines. Je cédai sans résistance à la tentation ; je serrai l’argent dans un sac de bure où nous mettions nos peignes et nos bonnets de nuit ; ensuite, après avoir quitté mon habit d’ermite et repris celui d’orphelin, je m’éloignai de l’ermitage, croyant emporter dans mon sac toutes les richesses des Indes.

Vous venez d’entendre mon coup d’essai, continua Scipion, et je ne doute pas que vous ne vous attendiez à un suite de faits de la même nature. Je ne tromperai point votre attente ; j’ai encore d’autres pareils exploits à vous conter, avant que j’en vienne à mes actions louables ; mais j’y viendrai, et vous verrez par mon récit qu’un fripon peut fort bien devenir un honnête homme ;

Tout enfant que j’étais, je ne fus pas assez sot pour reprendre le chemin de Tolède ; c’eût été m’exposer au hasard de rencontrer le frère Chrysostome, qui m’aurait fait rendre désagréablement son magot. Je suivis une autre route qui me conduisit au village de Galves, où je m’arrêtai dans une hôtellerie, dont l’hôtesse était une veuve de quarante ans, qui avait toutes les qualités requises pour bien faire ses petites affaires. Cette femme n’eut pas plus tôt jeté les yeux sur moi, que, jugeant à mon habillement que je devais être un échappé de l’hôpital des orphelins, elle me demanda qui j’étais et où j’allais. Je lui répondis qu’ayant perdu mon père et ma mère, je cherchais une condition. Mon enfant, me dit-elle, sais-tu lire ? Je l’assurai que je lisais, et même que j’écrivais à merveille. Véritablement je formais mes lettres, et je les liais de façon que cela ressemblait un peu à de l’écriture ; et c’en était assez pour les expéditions d’une taverne de village. Je te retiens donc à mon service, me répliqua l’hôtesse. Tu ne me seras pas inutile ; tu tiendras ici le registre de mes dettes actives et passives. Je ne te donnerai point de gages, ajouta-t-elle, attendu qu’il vient dans cette hôtellerie d’honnêtes gens qui n’oublient pas les valets. Tu peux compter sur de bons petits profits.

J’acceptai le parti, me réservant, comme vous pouvez le croire, le droit de changer d’air, sitôt que le séjour de Galves cesserait de m’être agréable. Dès que je me vis arrêté pour servir dans cette hôtellerie, je me sentis l’esprit travaillé d’une grande inquiétude, et plus j’y pensais, plus ma crainte me semblait bien fondée. Je ne voulais pas qu’on sût que j’avais de l’argent, et j’étais bien en peine de savoir où je le cacherais, pour qu’il fût à couvert de toute main étrangère. Je ne connaissais pas encore assez la maison pour me fier aux endroits les plus propres à le recéler. Que les richesses causent d’embarras ! J’étais dans de continuelles alarmes. Je me déterminai pourtant à mettre mon sac dans un coin de notre grenier où il y avait de la paille ; et le croyant là plus en sûreté qu’ailleurs, je me tranquillisai autant qu’il me fut possible.

Nous étions trois domestiques dans cette maison : un gros garçon d’écurie, une jeune servante de Galice, et moi. Chacun de nous tirait tout ce qu’il pouvait des voyageurs qui s’y arrêtaient. J’attrapais toujours de ces messieurs quelques pièces de menue monnaie, quand j’allais leur porter le mémoire de leur dépense. Ils donnaient aussi quelque chose au valet d’écurie, pour avoir eu soin de leurs montures ; mais pour la Galicienne, qui était l’idole des muletiers qui passaient par là, elle gagnait plus d’écus que nous de maravédis. Je n’avais pas sitôt reçu un sou, que je le portais au grenier pour en grossir mon trésor ; et plus je voyais augmenter mon bien, plus je sentais que mon petit cœur s’y attachait. Je baisais quelquefois mes espèces ; je les contemplais avec un ravissement qui ne peut être compris que par les avares.

L’amour que j’avais pour mon trésor m’obligeait à l’aller visiter trente fois par jour. Je rencontrais souvent sur l’escalier l’hôtesse, laquelle, étant très défiante de son naturel, fut curieuse un jour de savoir ce qui pouvait à tout moment m’attirer au grenier. Elle y monta et se mit à fureter partout, s’imaginant que je cachais peut-être dans ce galetas des choses que je dérobais dans sa maison. Elle n’oublia pas de remuer la paille qui couvrait mon sac, et elle le trouva. Elle l’ouvrit ; et, voyant qu’il y avait dedans des écus et des pistoles, elle crut ou fit semblant de croire que je lui avais volé cet argent. Elle s’en saisit à bon compte. Puis, m’appelant petit misérable, petit coquin, elle ordonna au garçon d’écurie, tout dévoué à ses volontés, de m’appliquer une cinquantaine de bons coups de fouet ; et, après m’avoir si bien fait étriller, elle me mit à la porte, en disant qu’elle ne voulait point souffrir chez elle de fripon. J’eus beau protester que je n’avais point volé l’hôtesse, elle soutint le contraire, et on la crut plutôt que moi. C’est ainsi que les espèces du frère Chrysostome passèrent des mains d’un voleur dans celles d’une voleuse.

Je pleurai la perte de mon argent, comme on pleure la mort d’un fils unique ; et si mes larmes ne me firent pas rendre ce que j’avais perdu, elles furent cause du moins que j’excitai la compassion de quelques personnes qui les virent couler, et entre autres du curé de Galves, qui passa près de moi par hasard. Il parut touché du triste état où j’étais, et m’emmena au presbytère avec lui. Là, pour gagner ma confiance, ou plutôt pour me tirer les vers du nez, il commença par me plaindre. Que ce pauvre enfant, s’écria-t-il d’un air plein de compassion, est digne de pitié de n’avoir personne qui prenne soin de lui ! Faut-il s’étonner si, livré à lui-même dans un âge si tendre, il a commis une mauvaise action ? Les hommes, pendant le cours de leur vie ont bien de la peine à s’en défendre. Ensuite, m’adressant la parole : Mon fils, ajouta-t-il, de quel endroit d’Espagne êtes-vous ? et qui sont vos parents ? Vous avez l’air d’un garçon de famille. Parlez-moi confidemment, et comptez que je ne vous abandonnerai point.

Le curé, par ce discours politique et charitable tout ensemble, m’engagea insensiblement à lui découvrir toutes mes affaires, ce que je fis avec beaucoup d’ingénuité. Je lui avouai tout ; après quoi il me dit : Mon ami, quoiqu’il ne convienne guère aux ermites de thésauriser, cela ne diminue pas votre faute : en volant le frère Chrysostome, vous avez toujours péché contre l’article du Décalogue qui défend de dérober ; mais ce qui doit vous consoler, c’est que je me charge d’obliger l’hôtesse à rendre l’argent, et de le faire tenir au frère dans son ermitage : vous pouvez dès à présent avoir la conscience en repos là-dessus. C’était, je vous l’avoue, de quoi je ne m’inquiétais guère. Le curé, qui avait son dessein, n’en demeura pas là. Mon enfant, poursuivit-il, je veux m’intéresser pour vous, et vous procurer une bonne condition. Je vous enverrai dès demain, par un muletier, à mon neveu le chanoine de la cathédrale de Tolède. Il ne refusera pas, à ma prière, de vous recevoir au nombre de ses laquais, qui sont chez lui comme autant de bénéficiers qui vivent grassement du revenu de sa prébende : vous serez là parfaitement bien ; c’est une chose dont je puis vous assurer.

Cette assurance fut si consolante pour moi, que je ne songeai plus ni à mon sac, ni aux coups de fouet que j’avais reçus. Je ne m’occupai l’esprit que du plaisir de vivre en bénéficier. Le jour suivant, tandis qu’on me faisait déjeuner, il arriva, selon les ordres du curé, un muletier au presbytère, avec deux mules bâtées et bridées. On m’aida à monter sur l’une, le muletier s’élança sur l’autre, et nous prîmes la route de Tolède. Mon compagnon de voyage était un homme de belle humeur, et qui ne demandait qu’à se réjouir aux dépens du prochain. Mon petit cadet, me dit-il, vous avez un bon ami dans monsieur le curé de Galves. Il vous le fait bien voir. Il ne pouvait vous donner une meilleure preuve de son affection que de vous placer auprès de son neveu le chanoine, que j’ai l’honneur de connaître, et qui sans contredit est la perle de son chapitre. Ce n’est point un de ces dévots dont le visage pâle et maigre prêche la mortification ; c’est une grosse face, un teint fleuri, une mine réjouie, un vivant qui ne se refuse point au plaisir qui se présente, et qui surtout aime la bonne chère. Vous serez dans sa maison comme un petit coq en pâte.

Le bourreau de muletier, s’apercevant que je l’écoutais avec une grande satisfaction, continua de me vanter le bonheur dont je jouirais quand je serais valet du chanoine. Il ne cessa de m’en parler jusqu’à ce qu’étant arrivés au village d’Obisa, nous nous y arrêtâmes pour faire un peu reposer nos mules. Là, par le plus grand bonheur du monde pour moi, j’appris qu’on me trompait. Voici de quelle façon je fis cette découverte. Le muletier, allant et venant dans l’hôtellerie, laissa tomber par hasard de sa poche un papier que j’eus l’adresse de ramasser sans qu’il y prît garde, et que je trouvai moyen de lire pendant qu’il était à l’écurie. C’était une lettre adressée aux prêtres de l’hôpital des orphelins, et conçue dans ces termes :

Messieurs, j’ai cru que la charité m’obligeait à remettre entre vos mains un petit fripon qui s’est échappé de votre hôpital ; il me paraît avoir de l’esprit, et mériter que vous ayez la bonté de le tenir enfermé chez vous. Je ne doute point qu’à force de corrections vous n’en fassiez un garçon raisonnable. Que Dieu conserve vos pieuses et charitables seigneuries !

Le curé de Galves.

Lorsque j’eus achevé de lire cette lettre, qui m’apprenait les bonnes intentions de M. le curé, je ne demeurai pas incertain du parti que j’avais à prendre : sortir de l’hôtellerie, et gagner les bords du Tage à plus d’une lieue de là, fut l’ouvrage d’un moment. La crainte me prêta des ailes pour fuir les prêtres de l’hôpital des orphelins, où je ne voulais point absolument retourner, tant j’étais dégoûté de la manière dont on y enseignait le latin ! J’entrai dans Tolède aussi gaiement que si j’eusse su où aller boire et manger. Il est vrai que c’est une ville de bénédiction, et dans laquelle un homme d’esprit, réduit à vivre aux dépens d’autrui, ne saurait mourir de faim. Mais j’étais encore bien jeune pour pouvoir me promettre de trouver moyen d’y subsister ; néanmoins la fortune me favorisa. Je fus à peine dans la grande place, qu’un cavalier bien vêtu, auprès de qui je passai, me retint par les bras et me dit : Petit garçon, veux-tu me servir ? je serais bien aise d’avoir un laquais tel que toi. Et moi, lui répondis-je, un maître comme vous. Cela étant, reprit-il, tu es à moi dès ce moment, et tu n’as qu’à me suivre ; ce que je fis sans répliquer.

Ce cavalier, qui pouvait avoir trente ans, se nommait don Abel ; il logeait dans un hôtel garni, où il occupait un assez bel appartement. C’était un joueur de profession ; et voici de quelle sorte nous vivions ensemble : le matin, je lui hachais du tabac pour fumer cinq ou six pipes ; je lui nettoyais ses habits, et j’allais lui chercher un barbier pour le raser et lui redresser sa moustache ; après quoi il sortait pour courir les tripots, d’où il ne revenait au logis qu’entre onze heures et minuit. Mais tous les matins, avant que de sortir, il avait soin de tirer de sa poche trois réaux qu’il me donnait à dépenser par jour, me laissant la liberté de faire ce qu’il me plairait jusqu’à dix heures du soir : pourvu que je fusse à l’hôtel quand il y rentrait, il était fort content de moi. Il me fit faire un pourpoint et un haut-de-chausse de livrée, avec quoi j’avais tout l’air d’un petit commissionnaire de coquettes. Je m’accommodai bien de ma condition, et certainement je n’en pouvais trouver une plus convenable à mon humeur.

Il y avait déjà près d’un mois que je menais une vie si heureuse, lorsque mon patron me demanda si j’étais satisfait de lui ; et sur la réponse que je fis qu’on ne pouvait l’être davantage : Eh bien ! reprit-il, nous partirons donc demain pour Séville, où mes affaires m’appellent. Tu ne seras pas fâché de voir cette capitale de l’Andalousie. Qui n’a pas vu Séville, dit le proverbe, n’a rien vu. Je lui témoignai que j’étais prêt à le suivre partout. Dès le même jour, le messager de Séville vint prendre, à l’hôtel garni, un grand coffre où étaient toutes les nippes de mon maître, et le lendemain nous partîmes pour l’Andalousie.

Le seigneur don Abel était si heureux au jeu, qu’il ne perdait que quand il voulait, ce qui l’obligeait à changer souvent de lieu pour se dérober au ressentiment des dupes, ce qui était la cause de notre voyage. Étant arrivés à Séville, nous prîmes un logement dans un hôtel garni auprès de la porte de Cordoue, et nous recommençâmes à vivre comme à Tolède. Mais mon patron trouva de la différence entre ces deux villes. Il rencontra des joueurs qui jouaient aussi heureusement que lui dans les tripots de Séville ; de sorte qu’il en revenait quelquefois fort chagrin. Un matin qu’il était encore de mauvaise humeur d’avoir perdu cent pistoles le jour précédent, il me demanda pourquoi je n’avais pas porté son linge sale chez une dame qui avait soin de le blanchir et de le parfumer. Je répondis que je ne m’en étais pas souvenu. Là-dessus, se mettant en colère, il m’appliqua sur le visage une demi-douzaine de soufflets si rudement, qu’il me fit voir plus de lumières qu’il n’y en avait dans le temple de Salomon. Tenez, petit malheureux, me dit-il, voilà pour vous apprendre à devenir attentif à vos devoirs. Faudra-t-il donc que je sois après vous sans cesse pour vous avertir de ce que vous avez à faire ? Pourquoi n’êtes-vous pas aussi habile à servir qu’à manger ? Ne sauriez-vous, puisque vous n’êtes pas une bête, prévenir mes ordres et mes besoins ? À ces mots il sortit de son appartement, où il me laissa très mortifié d’avoir reçu des soufflets pour une faute si légère, et bien résolu d’en tirer vengeance si l’occasion s’en présentait.

Je ne sais quelle aventure lui arriva peu de temps après dans un tripot ; mais un soir il revint fort-échauffé. Scipion, me dit-il, j’ai résolu d’aller en Italie, et je dois m’embarquer après demain sur un vaisseau qui s’en retourne à Gênes. J’ai mes raisons pour faire ce voyage ; je crois que tu voudras bien m’accompagner, et profiter d’une si belle occasion de voir le plus charmant pays qu’il y ait au monde. Je fis réponse que je ne demandais pas mieux : je témoignai même de l’impatience de voir l’Italie ; mais en même temps je me promis bien de disparaître au moment qu’il faudrait partir. Je m’imaginais par là me venger de mon maître, et je trouvais ce projet très ingénieux. J’en étais si content, que je ne pus m’empêcher de le communiquer à un vaillant de profession que je rencontrai dans la rue. Depuis que j’étais à Séville, j’avais fait quelques mauvaises connaissances, et principalement celle-là. Je lui contai de quelle manière et pourquoi j’avais été souffleté ; ensuite je lui dis le dessein que j’avais de quitter don Abel lorsqu’il serait prêt à s’embarquer, et je lui demandai ce qu’il pensait de ma résolution.

Le brave fronça les sourcils en m’écoutant, et releva les crocs de sa moustache ; puis, blâmant gravement mon maître : Petit bonhomme, me dit-il, vous êtes un garçon déshonoré pour jamais, si vous vous en tenez à la frivole vengeance que vous méditez. Il ne suffit pas de laisser don Abel partir tout seul, ce ne serait pas assez le punir ; il faut proportionner le châtiment à l’outrage. Il n’y a point à balancer, enlevons-lui ses hardes et son argent, que nous partagerons en frères après son départ. Quoique j’eusse un penchant naturel à dérober, je fus effrayé de la proposition d’un vol de cette importance.

Cependant l’archifripon qui me la faisait ne laissa pas de me persuader, et voici quel fut le succès de notre entreprise. Le brave, qui était un homme grand et robuste, vint le lendemain sur la fin du jour me trouver à l’hôtel garni. Je lui montrai le coffre où mon maître avait déjà serré ses nippes, et je lui demandai s’il pourrait lui seul porter un coffre si pesant. Si pesant ! me dit-il ; apprenez que, lorsqu’il s’agit d’enlever le bien d’autrui, j’emporterais l’arche de Noé. En achevant ces paroles, il s’approcha du coffre, le mit sans peine sur ses épaules et descendit l’escalier d’un pas léger. Je le suivis du même pas ; et nous étions près d’enfiler la porte de la rue, quand don Abel, que son heureuse étoile amena là si à propos pour lui, se présenta tout à coup devant nous.

Où vas-tu avec ce coffre ? me dit-il. Je fus si troublé, que je demeurai muet ; et le brave, voyant le coup manqué, jeta le coffre à terre, et prit la fuite pour éviter les éclaircissements. Où vas-tu donc avec ce coffre ? me dit mon maître pour la seconde fois. Monsieur, lui répondis-je plus mort que vif, je vais le faire porter au vaisseau sur lequel vous devez demain vous embarquer pour l’Italie. Eh ! sais-tu, me répliqua-t-il, sur quel vaisseau je dois faire ce voyage ? Non, Monsieur, lui repartis-je, mais qui a langue va à Rome ; je m’en serais informé sur le port, et quelqu’un me l’aurait appris. À cette réponse, qui lui fut suspecte, il me lança un regard furieux. Je crus qu’il m’allait encore souffleter. Qui vous a commandé, s’écria-t-il, de faire emporter mon coffre hors de cet hôtel ? C’est vous-même, lui dis-je. Qui ? moi ? répondit-il avec surprise, je t’ai donné cet ordre ? Assurément, repris-je ; souvenez-vous du reproche que vous me fîtes il y a quelques jours. Ne me dîtes-vous pas, en me maltraitant, que vous vouliez que je prévinsse vos ordres, et fisse de mon chef ce qu’il y aurait à faire pour votre service ? Or, pour me régler là-dessus, je faisais porter votre coffre au vaisseau. Alors le joueur, remarquant que j’avais plus de malice qu’il n’avait cru, me dit, en me donnant mon congé d’un air froid : Allez, monsieur Scipion, que le ciel vous conduise ! avons avez trop d’esprit pour votre âge. Je n’aime point à jouer avec des gens qui ont tantôt une carte de plus et tantôt une carte de moins. Ôtez-vous de devant mes yeux, ajouta-t-il en changeant de ton, de peur que je ne vous fasse chanter sans solfier.

Je lui épargnai la peine de me dire deux fois de me retirer. Je m’éloignai de lui dans le moment, mourant de peur qu’il ne me fît quitter mon habit, qu’heureusement il me laissa. Je marchais le long des rues en rêvant où je pourrais, avec deux réaux, que j’avais pour tout bien, aller gîter. J’arrivai à la porte de l’archevêché ; et, comme on travaillait alors au souper de monseigneur, il sortait des cuisines une agréable odeur qui se faisait sentir d’une lieue à la ronde. Peste ! dis-je en moi-même, je m’accommoderais volontiers de quelqu’un de ces ragoûts qui prennent au nez ; je me contenterais même, d’y tremper les quatre doigts et le pouce. Mais quoi ! ne puis-je imaginer un moyen de goûter de ces bonnes viandes dont je ne fais que humer la fumée ? Pourquoi non ? cela ne paraît pas impossible. Je m’échauffai l’imagination là-dessus ; et, à force de rêver, il me vint dans l’esprit une ruse que j’employai sur-le-champ, et qui réussit. J’entrai dans la cour du palais archiépiscopal, en courant vers les cuisines, et en criant de toute ma force : Au secours ! au secours ! comme si quelqu’un m’eût poursuivi pour m’assassiner.

À mes cris redoublés, maître Diego, le cuisinier de l’archevêque, accourut avec trois ou quatre marmitons pour en savoir la cause ; et, ne voyant personne que moi, il me demanda pour quel sujet je criais si fort. Ah ! Seigneur, lui répondis-je en faisant toutes les démonstrations d’un homme épouvanté, par saint Polycarpe ! sauvez-moi, je vous prie, de la fureur d’un spadassin qui veut me tuer. Où est-il donc ce spadassin ? s’écria Diego. Vous êtes tout seul de votre compagnie, et je ne vois pas un chat à vos trousses. Allez, mon enfant, rassurez-vous : c’est apparemment quelqu’un qui a voulu vous faire peur pour se divertir, et qui a bien fait de ne pas vous suivre dans ce palais, car nous lui aurions pour le moins coupé les oreilles. Non, non, dis-je au cuisinier, ce n’est pas pour rire qu’il m’a poursuivi. C’est un grand pendard qui voulait me dépouiller, je suis sûr qu’il m’attend dans la rue. Il vous y attendra donc longtemps, reprit-il, puisque vous demeurerez ici jusqu’à demain. Vous y souperez et coucherez avec nos marmitons, qui vous feront faire bonne chère.

Je fus transporté de joie quand j’entendis ces dernières paroles ; et ce fut pour moi un spectacle ravissant, lorsque, ayant été conduit par maître Diego dans les cuisines, j’y vis les préparatifs pour le souper de monseigneur. Je comptai jusqu’à quinze personnes qui en étaient occupées ; mais je ne pus nombrer les mets qui s’offrirent à ma vue, tant la Providence avait soin d’en pourvoir l’archevêché ! Ce fut alors que, respirant à plein nez la fumée des ragoûts que je n’avais sentis que de loin, j’appris à connaître la sensualité. J’eus l’honneur de souper et de coucher avec les marmitons, qui véritablement me régalèrent, et dont je gagnai si bien l’amitié, que le jour suivant, lorsque j’allai remercier maître Diego de m’avoir donné si gracieusement un asile, il me dit : Nos garçons de cuisine m’ont témoigné tous qu’ils seraient ravis de vous avoir pour camarade, tant ils trouvent à leur gré votre humeur ! De votre côté, seriez-vous bien aise d’être leur compagnon ? Je répondis que, si j’avais ce bonheur-là, je me croirais au comble de mes vœux. Si cela est, reprit-il, mon ami, regardez-vous dès à présent comme un officier de l’archevêché. À ces mots, il me conduisit et me présenta au majordome, qui, sur mon air éveillé, me jugea digne d’être reçu parmi les fouille-au-pot.

Je ne fus pas plutôt en possession d’un emploi si honorable, que maître Diego, suivant l’usage des cuisiniers des grandes maisons qui envoient secrètement des viandes à leurs mignonnes, me choisit pour porter chez une dame du voisinage tantôt des longes de veau, et tantôt de la volaille ou du gibier. Cette bonne dame était une veuve de trente ans tout au plus, très jolie, très vive, qui avait tout l’air de n’être pas exactement fidèle à son cuisinier. Cependant il ne se contentait pas de lui fournir de la viande, du pain, du sucre et de l’huile ; il faisait aussi sa provision de vin, et tout cela aux dépens de monseigneur l’archevêque.

J’achevai de me dégourdir dans le palais de Sa Grandeur, où je fis un tour assez plaisant, et dont on parle encore aujourd’hui dans Séville. Les pages et quelques autres domestiques, pour célébrer l’anniversaire de monseigneur, s’avisèrent de vouloir représenter une comédie. Ils choisirent celle des Benavides ; et, comme il leur fallait un garçon de mon âge pour faire le rôle du jeune roi de Léon, ils jetèrent les yeux sur moi. Le majordome, qui se piquait de déclamation, se chargea de m’exercer ; et, après m’avoir donné quelques leçons, il assura que je ne serais pas celui qui s’en acquitterait le plus mal. Comme c’était le patron qui faisait la dépense de la fête, vous vous imaginez bien qu’on n’épargna rien pour la rendre magnifique. On construisit dans la plus grande salle du palais un théâtre qui fut bien décoré. On fit dans les ailes un lit de gazon, sur lequel je devais paraître endormi, quand les Maures viendraient se jeter sur moi pour me faire prisonnier. Lorsque les acteurs furent en état de représenter la pièce, l’archevêque fixa le jour de la représentation, et se fit un plaisir de prier les seigneurs et les dames les plus considérables de la ville de s’y trouver.

Ce jour venu, chaque acteur ne s’occupa que de son habillement. Pour le mien, il me fut apporté par un tailleur accompagné de notre majordome, qui, s’étant donné la peine de me faire répéter mon rôle, se faisait un devoir de me voir habiller. Le tailleur me revêtit d’une riche robe de velours bleu, garnie de galons et de boutons d’or, avec des manches pendantes, ornées de franges du même métal ; et le majordome lui-même me posa sur la tête une couronne de carton, parsemée de quantité de perles fines mêlées de faux diamants. De plus, ils me mirent une ceinture de soie couleur de rose à fleurs d’argent ; et à chaque chose dont ils me paraient, il me semblait qu’ils me prêtaient des ailes pour m’envoler et m’en aller. Enfin la comédie commença sur la fin du jour. Le jeune roi de Léon paraît d’abord dans la pièce, et fait un long monologue. Comme c’était moi qui faisais ce personnage, j’ouvris la scène par une tirade de vers qui aboutissait à dire que, ne pouvant me défendre des charmes du sommeil, j’allais m’y abandonner. En même temps je me retirai dans les coulisses, et me jetai sur le lit de gazon qui m’y avait été préparé ; mais au lieu de m’y endormir, je me mis à rêver aux moyens de pouvoir gagner la rue, et me sauver avec mes habits royaux. Un petit escalier dérobé, par où l’on descendait sous le théâtre et dans la salle, me parut propre à l’exécution de mon dessein. Je me levai légèrement, et, voyant que personne ne prenait garde à moi, j’enfilai cet escalier qui me conduisit dans la salle dont je gagnai la porte, en criant : Place ; place, je vais changer d’habit. Chacun se rangea pour me laisser passer ; de sorte qu’en moins d’une minute je sortis impunément du palais à la faveur de la nuit, et me rendis à la maison du vaillant, mon ami.

Il fut dans le dernier étonnement de me voir vêtu comme j’étais. Je le mis au fait, et il en rit de tout son cœur. Puis m’embrassant avec d’autant plus de joie qu’il se flattait de la douce espérance d’avoir part aux dépouilles du roi de Léon, il me félicita d’avoir fait un si beau coup, et me dit que, si je ne me démentais pas dans la suite, je ferais un jour du bruit dans le monde par mon esprit. Après nous être égayés tous deux et bien épanoui la rate, je dis au brave : Que ferons-nous de ce riche habillement ? Que cela ne vous embarrasse point, me répondit-il. Je connais un honnête fripier qui, sans témoigner la moindre curiosité, achète tout ce qu’on veut lui vendre, pourvu qu’il y trouve bien son compte. Demain matin j’irai le chercher, et je vous l’amènerai ici. En effet, le jour suivant le brave sortit de grand matin de sa chambre, où il me laissa au lit, et revint deux heures après avec le fripier, qui portait un paquet de toile jaune. Mon ami, me dit-il, je vous présente le seigneur Ybagnez de Ségovie, fripier plein d’honneur et de bonne foi, s’il en fut jamais, et qui, malgré le mauvais exemple que ses confrères lui donnent, se pique de la plus scrupuleuse intégrité. Il va vous dire au juste ce que vaut l’habillement dont vous voulez vous défaire, et vous pourrez vous en tenir à son estimation. Oh ! pour cela, oui, dit le fripier. Il faudrait que je fusse un grand misérable, pour priser une chose au-dessous de sa valeur. C’est ce qu’on ne m’a point encore reproché, Dieu merci, et ce qu’on ne reprochera jamais à Ybagnez de Ségovie. Voyons un peu, ajouta-t-il, les hardes que vous avez envie de vendre ; je vous dirai en conscience ce qu’elles valent. Les voici, lui dit le brave en les lui montrant ; convenez que rien n’est plus magnifique ; remarquez la beauté de ce velours de Gênes et la richesse de cette garniture. J’en suis enchanté, répondit le fripier après avoir examiné l’habit avec beaucoup d’attention ; rien n’est plus beau. Et que pensez-vous des perles fines qui sont à cette couronne ? reprit mon ami. Si elles étaient plus rondes, répondit Ybagnez, elles seraient inestimables ; cependant, telles qu’elles sont, je les trouve fort belles, et j’en suis aussi content que du reste. J’en demeure d’accord, continua-t-il, et j’aime à rendre justice. Un fourbe de fripier, à ma place, affecterait de mépriser la marchandise pour l’avoir à vil prix, et n’aurait pas honte d’en offrir vingt pistoles ; mais moi, qui ai de la morale, j’en donnerai quarante.

Quand Ybagnez aurait dit cent, il n’eût pas encore été un juste estimateur, puisque les perles seules en valaient bien deux cents. Le brave, qui s’entendait avec lui, me dit : Voyez le bonheur que vous avez d’être tombé entre les mains d’un honnête homme. Le seigneur Ybagnez apprécie les choses comme s’il était à l’article de la mort. Cela est vrai, dit le fripier ; aussi n’y a-t-il pas une obole à rabattre ou à augmenter avec moi. Eh bien ! ajouta-t-il, est-ce une affaire finie ? n’y a-t-il qu’à vous compter l’espèce ? Attendez, lui répondit le brave, il faut auparavant que mon petit ami essaye l’habit que je vous ai fait apporter ici pour lui : je suis bien trompé s’il n’est pas convenable à sa taille. Alors le fripier, ayant défait son paquet, me montra un pourpoint avec un haut-de-chausses d’un beau drap musc avec des boutons d’argent, le tout à demi usé. Je me levai pour essayer cet habillement, lequel, quoique trop large et trop long, parut à ces messieurs, fait exprès pour moi. Ybagnez le prisa dix pistoles, et, comme il n’y avait rien à rabattre avec lui, il fallut en passer par là. De sorte qu’il tira de sa bourse trente pistoles qu’il étala sur la table ; après quoi il fit un autre paquet de ma robe royale et de ma couronne, qu’il emporta, s’applaudissant sans doute en lui-même d’avoir si bien commencé la journée.

Lorsqu’il fut sorti, le vaillant me dit : Je suis très satisfait de ce fripier. Il avait bien raison de l’être ; car je suis sûr qu’il tira de lui pour le moins une centaine de pistoles de bénéfice. Mais il ne se contenta point de cela ; il prit sans façon la moitié de l’argent qui était sur la table, et me laissa l’autre en me disant : Mon petit ami Scipion, avec ces quinze pistoles qui vous restent, je vous conseille de sortir incessamment de cette ville, où vous jugez bien qu’on ne manquera pas de vous chercher par ordre de monseigneur l’archevêque. Je serais au désespoir qu’après vous être signalé par une action qui fera honneur à votre histoire, vous vous fissiez sottement mettre en prison. Je lui répondis que j’avais bien résolu de m’éloigner de Séville : comme en effet, après avoir acheté un chapeau et quelques chemises, je gagnai la vaste et délicieuse campagne qui conduit, entre des vignes et des oliviers, à l’ancienne cité de Carmonne[2] ; et trois jours après j’arrivai à Cordoue.

J’allai loger dans une hôtellerie à l’entrée de la grande place où demeurent les marchands. Je me donnai pour un enfant de famille de Tolède qui voyageait pour son plaisir ; j’étais assez proprement vêtu pour le faire croire, et quelques pistoles que j’affectai de laisser voir comme par hasard à l’hôte achevèrent de le persuader. Peut-être aussi que ma grande jeunesse lui fit penser que je pouvais être quelque petit libertin qui courait le pays, après avoir volé ses parents. Quoi qu’il en soit, il ne parut point curieux d’en savoir plus que je ne lui en disais, de peur apparemment que sa curiosité ne m’obligeât à changer de logement. Pour six réaux par jour, on était bien dans cette hôtellerie, où il y avait beaucoup de monde ordinairement. Je comptai le soir au souper jusqu’à douze personnes à table. Ce qu’il y a de plaisant, c’est que chacun mangeait sans rien dire, à la réserve d’un seul homme, qui, parlant sans cesse à tort et à travers, compensait par son babil le silence des autres. Il faisait le bel esprit, débitait des contes, et s’efforçait par des bons mots de réjouir la compagnie, qui de temps en temps éclatait de rire, moins à la vérité pour applaudir à ses saillies que pour s’en moquer.

Pour moi, je faisais si peu d’attention aux discours de cet original, que je me serais levé de table sans pouvoir rendre compte de ce qu’il avait dit, s’il n’eût trouvé moyen de m’intéresser dans ses discours. Messieurs, s’écria-t-il sur la fin du repas, tout ce que je vous ai dit n’est rien en comparaison de ce que je vais vous dire ; je vous garde pour la bonne bouche une histoire des plus divertissantes, une aventure arrivée ces jours passés à l’archevêché de Séville. Je la tiens d’un bachelier de ma connaissance, qui en a, dit-il, été témoin. Ces paroles me causèrent quelque émotion ; je ne doutai point que cette aventure ne fût la mienne, et je n’y fus pas trompé. Ce personnage en fit un récit fidèle, et m’apprit même ce que j’ignorais, c’est-à-dire ce qui s’était passé dans la salle après mon départ : je vais vous le raconter.

À peine eus-je pris la fuite, que les Maures qui, suivant l’ordre de la pièce qu’on représentait, devaient m’enlever, parurent sur la scène, dans le dessein de venir me surprendre sur le lit de gazon où ils me croyaient endormi ; mais quand ils voulurent se jeter sur le roi de Léon, ils furent bien étonnés de ne trouver ni roi ni roc[3]. Aussitôt la comédie fut interrompue. Voilà tous les acteurs en peine : les uns m’appellent, les autres me font chercher : celui-ci crie, et celui-là me donne à tous les diables. L’archevêque, apercevant que le trouble et la confusion régnaient derrière le théâtre, en demanda la cause. À la voix du prélat, un page, qui faisait le Gracioso dans la pièce, accourut, et dit à Sa Grandeur : Monseigneur, ne craignez plus que les Maures fassent prisonnier le roi de Léon ; il vient, grâce à Dieu, de se sauver avec son habillement royal. Le ciel en soit loué ! s’écria l’archevêque. Il a parfaitement bien fait de fuir les ennemis de notre religion, et d’échapper aux fers qu’ils lui préparaient. Il sera sans doute retourné à Léon, la capitale de son royaume. Puisse-t-il y arriver sans malencontre ! Au reste, je défends qu’on suive ses pas ; je serais fâché que Sa Majesté reçût quelque mortification de ma part. Le prélat, ayant parlé de cette sorte, ordonna qu’on lût mon rôle et qu’on achevât la comédie.



  1. Des enfants.
  2. Petite ville de l’Andalousie.
  3. Terme du jeu d’échecs.