Histoire de Gil Blas de Santillane/X/11

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Garnier (tome 2p. 295-307).
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Livre X


CHAPITRE XI

Suite de l’histoire de Scipion.


Tant que j’eus de l’argent, mon hôte me fit bonne mine, et eut de grands égards pour moi ; mais, du moment qu’il s’aperçut que je n’en avais plus guère, il me battit froid, me fit une querelle d’Allemand, et me pria un beau matin de sortir de sa maison pour aller loger ailleurs. Je le quittai fièrement, et j’entrai dans l’église des pères de Saint-Dominique, où, pendant que j’entendais la messe, un vieux mendiant vint me demander l’aumône. Je tirai de ma poche deux ou trois maravédis que je lui donnai en lui disant : Mon ami, priez Dieu qu’il me fasse trouver bientôt quelque bonne place ; si votre prière est exaucée, vous ne vous repentirez pas de l’avoir faite ; comptez sur ma reconnaissance.

À ces mots, le gueux me considéra fort attentivement, et me répondit d’un air sérieux : Quel poste souhaiteriez-vous d’avoir ? Je voudrais, lui répliquai-je, être laquais dans quelque maison où je fusse bien. Il me demanda si la chose pressait. On ne peut pas davantage, lui dis-je ; car si je n’ai pas au plus tôt le bonheur d’être placé, il n’y a point de milieu, il faudra que je meure de faim ou que je devienne un de vos confrères. Si vous étiez réduit à cette nécessité, reprit-il, cela serait fâcheux pour vous, qui n’êtes pas fait à nos manières ; mais, pour peu que vous y fussiez accoutumé, vous préféreriez notre état à la servitude, qui sans contredit est inférieure à la gueuserie. Cependant, puisque vous aimez mieux servir que de mener, comme moi, une vie libre et indépendante, vous aurez un maître incessamment. Tel que vous me voyez, je puis vous être utile. Je vais dès aujourd’hui m’employer pour vous. Soyez ici demain à la même heure : je vous rendrai compte de ce que j’aurai fait.

Je n’eus garde d’y manquer. Je revins le jour suivant au même endroit, où je ne fus pas longtemps sans apercevoir le mendiant, qui vint me rejoindre, et qui me dit de prendre la peine de le suivre. Je le suivis. Il me conduisit à une cave qui n’était pas éloignée de l’église, et où il faisait résidence. Nous y entrâmes tous deux ; et nous étant assis sur un long banc qui avait pour le moins cent ans de service, il me tint ce discours : Une bonne action trouve toujours sa récompense ; vous me donnâtes hier l’aumône, et cela m’a déterminé à vous procurer une bonne condition ; ce qui sera bientôt fait, s’il plaît au Seigneur. Je connais un vieux dominicain, nommé le père Alexis, qui est un saint religieux, un grand directeur. J’ai l’honneur d’être son commissionnaire, et je m’acquitte de cet emploi avec tant de discrétion et de fidélité, qu’il ne refuse point d’employer son crédit pour moi et pour mes amis. Je lui ai parlé de vous, et je l’ai mis dans la disposition de vous rendre service. Je vous présenterai à Sa Révérence quand il vous plaira.

Il n’y a pas un moment à perdre, dis-je au vieux mendiant, allons voir tout à l’heure ce bon religieux. Le pauvre y consentit, et me mena sur-le-champ au père Alexis, que nous trouvâmes occupé dans sa chambre à écrire des lettres spirituelles. Il interrompit son travail pour me parler. Il me dit qu’à la prière du mendiant il voulait bien s’intéresser pour moi. Ayant appris, poursuivit-il, que le seigneur Baltazar Velasquez avait besoin d’un laquais, je lui ai écrit ce matin en votre faveur, et il vient de me faire réponse qu’il vous recevrait aveuglément de ma main. Vous pouvez dès ce jour le voir de ma part ; c’est mon pénitent et mon ami. Là-dessus le moine m’exhorta pendant trois bons quarts d’heure à bien remplir mes devoirs. Il s’étendit principalement sur l’obligation où j’étais de servir Velasquez avec zèle ; après quoi il m’assura qu’il aurait soin de me maintenir dans mon poste, pourvu que mon maître n’eût point de reproche à me faire.

Après avoir remercié le religieux des bontés qu’il avait pour moi, je sortis du monastère avec le mendiant, qui me dit que le seigneur Baltazar Velasquez était un vieux marchand de drap, un homme riche, simple et débonnaire. Je ne doute pas, ajouta-t-il, que vous ne soyez parfaitement bien dans sa maison, qu’à votre place je préférerais à une maison de qualité. Je m’informai de la demeure du bourgeois, et je m’y rendis sur-le-champ, après avoir promis au gueux de reconnaître ses bons offices sitôt que j’aurais pris racine dans ma condition. J’entrai dans une boutique, où deux jeunes garçons marchands, proprement vêtus, se promenaient en long et en large, et faisaient les agréables en attendant la pratique. Je leur demandai si le maître y était, et leur dis que j’avais à lui parler de la part du père Alexis. À ce nom respectable, on me fit passer dans une arrière-boutique, où le marchand feuilletait un gros registre qui était sur le bureau. Je le saluai respectueusement : Seigneur, lui dis-je, vous voyez le jeune homme que le révérend père Alexis vous a proposé pour laquais. Ah ! mon enfant, me répondit-il, sois le bienvenu. Il suffit que tu me sois envoyé par ce saint homme, je te reçois à mon service préférablement à trois ou quatre laquais qu’on me veut donner. C’est une affaire décidée ; tes gages courent dès ce jour.

Je n’eus pas besoin d’être longtemps chez ce bourgeois, pour m’apercevoir qu’il était tel qu’on me l’avait dépeint. Il me parut même d’une si grande simplicité, que je ne pus m’empêcher de penser que j’aurais bien de la peine à m’abstenir de lui jouer quelque tour. Il était veuf depuis quatre années, et il avait deux enfants, un garçon qui achevait son cinquième lustre, et une fille qui commençait son troisième. La fille, élevée par une duègne sévère, et dirigée par le père Alexis, marchait dans le sentier de la vertu ; mais Gaspard Velasquez, son frère, quoiqu’on n’eût rien épargné pour en faire un honnête homme, avait tous les vices d’un jeune libertin. Il passait quelquefois deux ou trois jours hors du logis ; et si, à son retour, son père s’avisait de lui en faire des reproches, Gaspard lui imposait silence, en le prenant sur un ton plus haut que le sien.

Scipion, me dit un jour le vieillard, j’ai un fils qui fait toute ma peine. Il est plongé dans toutes sortes de débauches : cela m’étonne, car son éducation n’a pas été négligée. Je lui ai donné de bons maîtres ; et le père Alexis, mon ami, a fait tous ses efforts pour le mettre dans le bon chemin ; mais, hélas ! il n’a pu en venir à bout : Gaspard s’est jeté dans le libertinage. Tu me diras peut-être que je l’ai traité avec trop de douceur dans sa puberté, et que c’est cela qui l’a perdu. Mais non, il a été châtié quand j’ai jugé à propos d’user de rigueur ; car, tout débonnaire que je suis, je ne laisse pas d’avoir de la fermeté dans les occasions qui en demandent. Je l’ai même fait enfermer dans une maison de force, et il n’en est devenu que plus méchant. En un mot, c’est un de ces mauvais sujets que le bon exemple, les remontrances et les châtiments ne sauraient corriger. Il n’y a que le ciel qui puisse faire ce miracle.

Si je ne fus pas fort touché de la douleur de ce malheureux père, du moins je fis semblant de l’être. Que je vous plains, Monsieur ! lui dis-je. Un homme de bien comme vous méritait d’avoir un meilleur fils. Que veux-tu, mon enfant ? me répondit-il : Dieu m’a voulu priver de cette consolation. Entre les sujets que Gaspard me donne de me plaindre de lui, poursuivit-il, je te dirai confidemment qu’il y en a un qui me cause beaucoup d’inquiétude ; c’est l’envie qu’il a de me voler, et qu’il ne trouve que trop souvent moyen de satisfaire, malgré ma vigilance. Le laquais à qui tu succèdes s’entendait avec lui, et c’est pour cela que j’ai chassé ce domestique. Pour toi, je compte que tu ne te laisseras pas corrompre par mon fils. Tu épouseras mes intérêts ; je ne doute pas que le père Alexis ne te l’ait bien recommandé. Je vous en réponds, lui dis-je ; Sa Révérence m’a exhorté pendant une heure à n’avoir en vue que votre bien ; mais je puis vous assurer que je n’avais pas besoin pour cela de son exhortation. Je me sens disposé à vous servir fidèlement, et je vous promets enfin un zèle à toute épreuve.

Qui n’entend qu’une partie n’entend rien. Le jeune Velasquez, petit-maître en diable, jugeant à ma physionomie que je ne serais pas plus difficile à séduire que mon prédécesseur, m’attira dans un endroit écarté, et me parla dans ces termes : Écoute, mon cher, je suis persuadé que mon père t’a chargé de m’espionner ; il n’y a pas manqué : mais prends-y garde, je t’en avertis, cet emploi n’est pas sans désagrément. Si je viens à m’apercevoir que tu m’observes, je te ferai mourir sous le bâton ; au lieu que, si tu veux m’aider à tromper mon père, tu peux tout attendre de ma reconnaissance. Faut-il te parler plus clairement ? tu auras ta part dans les coups de filet que nous ferons ensemble. Tu n’as qu’à choisir : déclare-toi dans le moment pour le père ou pour le fils ; point de quartier.

Monsieur, lui répondis-je, vous me serrez furieusement le bouton ; je vois bien que je ne pourrai me défendre de me ranger de votre parti, quoique dans le fond je me sente de la répugnance à trahir le seigneur Velasquez. Tu ne dois t’en faire aucun scrupule, reprit Gaspard ; c’est un vieil avare qui voudrait encore me mener à la lisière ; un vilain qui me refuse mon nécessaire, en refusant de fournir à mes plaisirs ; car les plaisirs sont des besoins à vingt-cinq ans. C’est dans ce point de vue qu’il faut que tu regardes mon père. Voilà qui est fini, Monsieur, lui dis-je, il n’y a pas moyen de tenir contre un si juste sujet de plainte. Je me déclare pour vous, et je m’offre à vous seconder dans vos louables entreprises ; mais cachons bien tous deux notre intelligence, de peur qu’on ne mette à la porte votre fidèle adjoint. Vous ne ferez point mal, ce me semble, d’affecter de me haïr : parlez-moi brutalement devant tout le monde : ne mesurez point les termes. Quelques soufflets même et quelques coups de pied au cul ne gâteront rien ; au contraire, plus vous me donnerez de marques d’aversion, plus le seigneur Baltazar aura de confiance en moi. De mon côté, je ferai semblant d’éviter votre conversation. En vous servant à table, je paraîtrai ne m’en acquitter qu’à regret ; et, quand je m’entretiendrai de votre seigneurie, ne trouvez pas mauvais que je dise pis que pendre de vous. Vous verrez que tout le monde au logis sera la dupe de cette conduite, et qu’on nous croira tous deux ennemis mortels.

Vive Dieu ! s’écria le jeune Velasquez à ces dernières paroles, je t’admire, mon ami ; tu fais paraître à ton âge un génie étonnant pour l’intrigue ; j’en conçois pour moi le plus heureux présage. J’espère qu’avec le secours de ton esprit, je ne laisserai pas une pistole à mon père. Vous me faites trop d’honneur, lui dis-je, de tant compter sur mon industrie. Je ferai mon possible pour justifier la bonne opinion que vous en avez ; et si je ne puis y réussir, ce ne sera pas ma faute.

Je ne tardai guère à faire connaître à Gaspard que j’étais effectivement l’homme qu’il lui fallait ; et voici quel fut le premier service que je lui rendis. Le coffre-fort de Baltazar était dans la chambre de ce bon homme à la ruelle de son lit, et lui servait de prie-Dieu. Toutes les fois que je le regardais, il me réjouissait la vue, et je lui disais souvent en moi-même : Coffre-fort, mon ami, seras-tu toujours fermé pour moi ? n’aurai-je jamais le plaisir de contempler le trésor que tu recèles ? Comme j’allais quand il me plaisait dans la chambre, dont l’entrée n’était interdite qu’à Gaspard, il arriva un jour que j’aperçus son père, qui, croyant n’être vu de personne, après avoir ouvert et renfermé son coffre-fort, en cacha la clef derrière une tapisserie. Je remarquai bien l’endroit, et fis part de cette découverte à mon jeune maître, qui me dit en m’embrassant de joie : Ah ! mon cher Scipion, que viens-tu de m’apprendre ? Notre fortune est faite, mon enfant. Je te donnerai dès aujourd’hui de la cire, tu prendras l’empreinte de la clef, et tu me la remettras entre les mains. Je n’aurai pas de peine à trouver un serrurier obligeant dans Cordoue, qui n’est pas la ville d’Espagne où il y a le moins de fripons.

Eh ! pourquoi, dis-je à Gaspard, voulez-vous faire faire une fausse clef, quand nous pouvons nous servir de la véritable ? Tu as raison, me répondit-il, mais je crains que mon père, par défiance ou autrement, ne s’avise de la cacher ailleurs, et le plus sûr est d’en avoir une qui soit à nous. J’approuvai sa crainte, et, me rendant à son sentiment, je me préparai à prendre l’empreinte de la clef ; ce qui fut exécuté un beau matin, tandis que mon vieux patron faisait une visite au père Alexis, avec lequel il avait ordinairement de fort longs entretiens. Je n’en demeurai pas là : je me servis de la clef pour ouvrir le coffre-fort, qui, se trouvant rempli de grands et de petits sacs, me jeta dans un embarras charmant. Je ne savais lequel choisir, tant je me sentais d’affection pour les uns et pour les autres ! néanmoins, comme la peur d’être surpris ne me permettait pas de faire un long examen, je me saisis à tout hasard d’un des plus gros. Ensuite, ayant refermé le coffre, et remis la clef derrière la tapisserie, je sortis de la chambre avec ma proie, que j’allai cacher dans une petite garde-robe, en attendant que je pusse la remettre au jeune Velasquez, qui m’attendait dans une maison où il m’avait donné rendez-vous, et que je rejoignis promptement en lui apprenant ce que je venais de faire. Il fut si content de moi, qu’il m’accabla de caresses, et m’offrit généreusement la moitié des espèces qui étaient dans le sac ; ce que je refusai. Non, non, Monsieur, lui dis-je, ce premier sac est pour vous seul ; servez-vous en pour vos besoins. Je retournerai incessamment au coffre-fort, où, grâce au ciel, il y a de l’argent pour nous deux. En effet, trois jours après j’enlevai un second sac, où il y avait, ainsi que dans le premier, cinq cents écus, desquels je ne voulus accepter que le quart, quelques instances que me fît Gaspard pour m’obliger à les partager avec lui fraternellement.

Sitôt que ce jeune homme se vit si bien en fonds, et par conséquent en état de satisfaire la passion qu’il avait pour les femmes et pour le jeu, il eut le malheur de s’entêter d’une de ces fameuses coquettes qui dévorent et engloutissent en peu de temps les plus gros patrimoines. Il se jeta pour elle dans une dépense effroyable, ce qui me mit dans la nécessité de rendre tant de visites au coffre-fort, que le vieux Velasquez s’aperçut enfin qu’on le volait. Scipion, me dit-il un matin, il faut que je te découvre mon cœur : quelqu’un me vole, mon ami : on a ouvert mon coffre-fort ; on en a tiré plusieurs sacs ; c’est un fait constant. Qui dois-je accuser de ce larcin ? ou plutôt, quel autre que mon fils peut l’avoir fait ? Gaspard sera furtivement entré dans ma chambre, ou bien tu l’y auras toi-même introduit ; car je suis tenté de te croire d’accord avec lui, quoique vous paraissiez tous deux fort mal ensemble. Néanmoins, ajouta-t-il, je ne veux pas écouter ce soupçon, puisque le père Alexis m’a répondu de ta fidélité. Je répondis que, grâce à Dieu, le bien d’autrui ne me tentait point, et j’accompagnai ce mensonge d’une grimace hypocrite qui me servit d’apologie.

Effectivement, le vieillard ne m’en parla plus ; mais il ne laissa pas de m’envelopper dans sa défiance ; et, prenant des précautions contre nos attentats, il fit mettre à son coffre-fort une nouvelle serrure, dont il porta toujours depuis la clef dans ses poches. Par ce moyen, tout commerce étant rompu entre nous et les sacs, nous demeurâmes fort sots, particulièrement Gaspard, qui, ne pouvant plus faire la même dépense pour sa nymphe, craignit d’être obligé de ne la plus voir. Il eut pourtant l’esprit d’imaginer un expédient qui le fit rouler pendant quelques jours, et cet ingénieux expédient fut de s’approprier, par forme d’emprunt, tout ce qui m’était revenu des saignées que j’avais faites au coffre-fort. Je lui donnai jusqu’à la dernière pièce ; ce qui pouvait, ce me semble, passer pour une restitution anticipée que je faisais au vieux marchand dans la personne de son héritier.

Ce jeune homme, lorsqu’il eut épuisé cette ressource, considérant qu’il n’en avait plus aucune autre, tomba dans une profonde et noire mélancolie qui troubla peu à peu sa raison. Il ne regarda son père que comme un homme qui faisait tout le malheur de sa vie. Il entra dans un vif désespoir, et, sans être retenu par la voix du sang, le misérable conçut l’horrible dessein de l’empoisonner. Il ne se contenta pas de me faire confidence de cet exécrable projet, il me proposa même de servir d’instrument à sa vengeance. À cette proposition, je me sentis saisi d’effroi. Monsieur, lui dis-je, est-il possible que vous soyez assez abandonné du ciel pour avoir formé cette abominable résolution ? Quoi ! vous seriez capable de donner la mort à l’auteur de vos jours ? On verrait en Espagne, dans le sein du christianisme, commettre un crime dont la seule idée ferait horreur aux nations les plus barbares ! Non, mon cher maître, ajoutai-je en me mettant à ses genoux, non, vous ne ferez point une action qui soulèverait contre vous toute la terre, et qui serait suivie d’un infâme châtiment.

Je tins encore d’autres discours à Gaspard pour le détourner d’une entreprise si coupable. Je ne sais où j’allai prendre tous les raisonnements d’honnête homme dont je me servis pour combattre son désespoir ; mais il est certain que je lui parlai comme un docteur de Salamanque, tout jeune et tout fils que j’étais de la Coscolina. Cependant j’eus beau lui représenter qu’il devait rentrer en lui-même, et rejeter courageusement les pensées détestables dont son esprit était assailli, toute mon éloquence fut inutile. Il baissa la tête sur son estomac, et, gardant un morne silence, quelque chose que je pusse faire et dire, il me fit juger qu’il n’en démordrait point.

Là-dessus, prenant mon parti, je résolus de révéler tout à mon vieux maître ; je lui demandai un secret entretien : il me l’accorda ; et nous étant tous deux enfermés : Monsieur, lui dis-je, souffrez que je me jette à vos pieds, et que j’implore votre miséricorde. En achevant ces paroles, je me prosternai devant lui avec beaucoup d’émotion, et le visage baigné de larmes. Le marchand, surpris de mon action et de mon air troublé, me demanda ce que j’avais fait. Une faute dont je me repens, lui répondis-je, et que je me reprocherai toute ma vie. J’ai eu la faiblesse d’écouter votre fils, et de l’aider à vous voler. En même temps je lui fis un aveu sincère de tout ce qui s’était passé à ce sujet ; après quoi je lui rendis compte de la conversation que je venais d’avoir avec Gaspard, dont je lui révélai le dessein sans oublier la moindre circonstance.

Quelque mauvaise opinion que le vieux Velasquez eût de son fils, à peine pouvait-il ajouter foi à ce discours. Néanmoins, ne doutant nullement que mon rapport ne fût véritable : Scipion, me dit-il en me relevant, car j’étais toujours à ses pieds, je te pardonne en faveur de l’avis important que tu viens de me donner. Gaspard, poursuivit-il en élevant sa voix, Gaspard en veut à mes jours ! Ah ! fils ingrat, monstre qu’il eût mieux valu étouffer en naissant que laisser vivre pour devenir un parricide, quel sujet as-tu d’attenter sur ma vie ? Je te fournis tous les ans une somme raisonnable pour tes plaisirs, et tu n’es pas content ! Faut-il donc, pour te satisfaire, que je te permette de ruiner ta sœur et de dissiper tous mes biens ? Ayant fait cette apostrophe amère, il me recommanda le secret, et me dit de le laisser seul songer à ce qu’il avait à faire dans une conjoncture si délicate.

J’étais fort en peine de savoir quelle résolution prendrait ce père infortuné, lorsque le même jour il fit appeler Gaspard, et lui tint ce discours sans rien lui témoigner de ce qu’il avait dans l’âme : Mon fils, j’ai reçu une lettre de Merida, d’où l’on me mande que, si vous voulez vous marier, on vous offre une fille de quinze ans, parfaitement belle, et qui vous apportera une riche dot. Si vous n’avez pas de répugnance pour le mariage, nous partirons demain au lever de l’aurore pour Merida : nous verrons la personne qu’on vous propose ; si elle est de votre goût, vous l’épouserez ; et si elle ne l’est pas, il ne sera plus parlé de ce mariage. Gaspard, entendant parler d’une riche dot, et croyant déjà la tenir, répondit sans hésiter qu’il était prêt à faire ce voyage : si bien qu’ils partirent le lendemain dès la pointe du jour, tous deux seuls, et montés sur de bonnes mules.

Quand ils furent dans les montagnes de Fesira, et dans un endroit aussi chéri des voleurs que redouté des passants, Baltazar mit pied à terre, en disant à son fils d’en faire autant. Le jeune homme obéit et demanda pourquoi, dans ce lieu-là, on le faisait descendre de sa mule. Je vais te l’apprendre, lui répondit le vieillard en l’envisageant avec des yeux où sa douleur et sa colère étaient peintes : nous n’irons point à Merida ; et l’hymen dont je t’ai parlé n’est qu’une fable que j’ai inventée pour t’attirer ici. Je n’ignore pas, fils ingrat et dénaturé, le forfait que tu médites. Je sais qu’un poison, préparé par tes soins me doit être présenté ; mais, insensé que tu es, as-tu pu te flatter que tu m’ôterais de cette façon impunément la vie ? Quelle erreur ! Songe que ton crime serait bientôt découvert, et que tu périrais par la main du bourreau. Il est, continua-t-il, un moyen plus sûr de contenter ta rage, sans t’exposer à une mort ignominieuse ; nous sommes ici sans témoin, et dans un endroit où se commettent tous les jours des assassinats ; puisque tu es si altéré de mon sang, enfonce ton poignard dans mon sein : on imputera ce meurtre à des brigands. À ces mots Baltazar, découvrant sa poitrine, et marquant la place de son cœur à son fils : Tiens, Gaspard, ajouta-t-il, porte-moi là un coup mortel, pour me punir d’avoir produit un scélérat comme toi !

Le jeune Velasquez, frappé de ces paroles, comme d’un coup de tonnerre, bien loin de chercher à se justifier, tomba tout à coup sans sentiment aux pieds de son père. Ce bon vieillard, le voyant dans cet état qui lui parut un commencement de repentir, ne put s’empêcher de céder à la faiblesse de la paternité ; il s’empressa de le secourir ; mais Gaspard n’eut pas sitôt repris l’usage de ses sens, que, ne pouvant soutenir la présence d’un père si justement irrité, il fit un effort pour se relever ; il remonta promptement sur sa mule, et s’éloigna sans dire une parole. Baltazar le laissa disparaître, et, l’abandonnant à ses remords, revint à Cordoue, où six mois après il apprit qu’il s’était jeté dans la chartreuse de Séville, pour y passer le reste de ses jours dans la pénitence.