Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/11

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Garnier (tome 2p. 366-368).
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Livre XI


CHAPITRE XI

Santillane fait donner un emploi à Scipion, qui part pour la Nouvelle-Espagne.


Mon secrétaire ne regarda pas sans envie le bonheur inopiné du poète Nunez : il ne cessa de m’en parler pendant huit jours. J’admire, disait-il, le caprice de la fortune, qui se plaît quelquefois à combler de biens un détestable auteur, tandis qu’elle en laisse de bons dans la misère. Je voudrais bien qu’elle s’avisât de m’enrichir aussi du soir au lendemain. Cela pourra bien arriver, lui disais-je, et plus tôt que tu ne penses. Tu es ici dans son temple ; car il me semble qu’on peut appeler le Temple de la Fortune la maison d’un premier ministre, où l’on accorde souvent des grâces qui engraissent tout à coup ceux qui les obtiennent. Cela est véritable, Monsieur, me répondit-il, mais il faut avoir la patience de les attendre. Encore une fois, Scipion, lui répliquai-je, sois tranquille ; peut-être es-tu sur le point d’avoir quelque bonne commission. Effectivement il s’offrit peu de jours après une occasion de l’employer utilement au service du comte-duc, et je ne la laissai point échapper.

Je m’entretenais un matin avec don Raimond Caporis, intendant de ce premier ministre, et notre conversation roulait sur les revenus de Son Excellence. Monseigneur jouit, disait-il, des commanderies de tous les ordres militaires, ce qui lui vaut par an quarante mille écus ; et il n’est obligé que de porter la croix d’Alcantara. De plus, ses trois charges de grand chambellan, de grand écuyer et de grand chancelier des Indes lui rapportent deux cent mille écus ; et tout cela n’est rien encore en comparaison des sommes immenses qu’il tire des Indes. Savez-vous bien de quelle manière ? Lorsque les vaisseaux du roi partent de Séville ou de Lisbonne pour ce pays-là, il y fait embarquer du vin, de l’huile et des grains, que lui fournit sa comté d’Olivarès ; il ne paye point de port. Avec cela il vend dans les Indes ces marchandises quatre fois plus qu’elles ne valent en Espagne ; ensuite il emploie l’argent à acheter des épiceries, des couleurs, et d’autres choses qu’on a presque pour rien dans le Nouveau Monde, et qui se vendent fort cher en Europe. Il a déjà par ce trafic gagné plusieurs millions sans faire le moindre tort au roi.

Ce qui ne doit pas vous paraître étonnant, continua-t-il, c’est que les personnes employées à faire ce commerce reviennent toutes chargées de richesses, monseigneur trouvant fort bon qu’elles fassent leurs affaires avec les siennes.

Le fils de la Coscolina, qui écoutait notre entretien, ne put entendre parler ainsi don Raimond sans l’interrompre. Parbleu ! seigneur Caporis, s’écria-t-il, je serais ravi d’être une de ces personnes-là ; aussi bien il y a longtemps que je souhaite de voir le Mexique. Votre curiosité sera bientôt satisfaite, lui dit l’intendant, si le seigneur de Santillane ne s’oppose point à votre envie. Quelque délicat que je sois sur le choix des gens que j’envoie aux Indes faire ce trafic (car c’est moi qui les choisis), je vous mettrai aveuglément sur mon registre, si votre maître le veut. Vous me ferez plaisir, dis-je à don Raimond ; donnez-moi cette marque d’amitié. Scipion est un garçon que j’aime, d’ailleurs très intelligent, et qui se gouvernera de façon qu’on n’aura pas le moindre reproche à lui faire. En un mot, j’en réponds comme de moi-même.

Cela suffit, reprit Caporis, il n’a qu’à se rendre incessamment à Séville ; les vaisseaux doivent mettre à la voile dans un mois pour les Indes. Je le chargerai, à son départ, d’une lettre pour un homme qui lui donnera toutes les instructions nécessaires pour s’enrichir, sans porter aucun préjudice aux intérêts de Son Excellence, qui doivent être sacrés pour lui.

Scipion, charmé d’avoir cet emploi, se hâta de partir pour Séville avec mille écus que je lui comptai, pour acheter dans l’Andalousie du vin et de l’huile, et le mettre en état de trafiquer pour son compte dans les Indes. Cependant, tout ravi qu’il était de faire un voyage dont il espérait tirer tant de profit, il ne put me quitter sans répandre des pleurs, et je ne vis pas de sang-froid son départ.