Histoire de Gil Blas de Santillane/XI/12

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Garnier (tome 2p. 368-372).
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Livre XI


CHAPITRE XII

Don Alphonse de Leyva vient à Madrid ; motif de son voyage. De l’affliction qu’eut Gil Blas et de la joie qui la suivit.


À peine eus-je perdu Scipion, qu’un page du ministre m’apporta un billet qui contenait ces paroles : Si le seigneur de Santillane veut se donner la peine de se rendre à l’image Saint-Gabriel, dans la rue de Tolède, il y verra un de ses meilleurs amis.

Quel peut être cet ami qui ne se nomme point ? dis-je en moi-même. Pourquoi me cache-t-il son nom ? Il veut apparemment me causer le plaisir de la surprise. Je sortis sur-le-champ, je pris le chemin de la rue de Tolède ; et, en arrivant au lieu marqué, je ne fus pas peu étonné d’y trouver don Alphonse de Leyva. Que vois-je ? m’écriai-je. Vous ici, Seigneur ! Oui, mon cher Gil Blas, répondit-il en me serrant étroitement entre ses bras, c’est don Alphonse lui-même qui s’offre à votre vue. Eh ! qui vous amène à Madrid ? lui dis-je. Je vais vous surprendre, me repartit-il, et vous affliger, en vous apprenant le sujet de mon voyage. On m’a ôté le gouvernement de Valence, et le premier ministre me mande à la cour pour rendre compte de ma conduite. Je demeurai un quart d’heure dans un stupide silence ; puis, reprenant la parole : De quoi, lui dis-je, vous accuse-t-on ? Il faut bien que vous ayez fait quelque chose imprudemment. J’impute, répondit-il, ma disgrâce à la visite que j’ai faite, il y a trois semaines, au cardinal duc de Lerme, qui depuis un mois est relégué dans son château de Denia.

Oh ! vraiment, interrompis-je, vous avez raison d’attribuer votre malheur à cette visite indiscrète ! n’en cherchez point la cause ailleurs ; et permettez-moi de vous dire que vous n’avez pas consulté votre prudence ordinaire, lorsque vous avez été voir ce ministre disgracié. La faute en est faite, me dit-il, et j’ai pris de bonne grâce mon parti : je vais me retirer avec ma famille au château de Leyva, où je passerai dans un profond repos le reste de mes jours. Tout ce qui me fait de la peine, ajouta-t-il, c’est d’être obligé de paraître devant un superbe ministre qui pourra me recevoir peu gracieusement. Quelle mortification pour un Espagnol ? Cependant c’est une nécessité ; mais, avant que m’y soumettre, j’ai voulu vous parler. Seigneur, lui dis-je, laissez-moi faire ; ne vous présentez pas devant le ministre, que je n’aie su auparavant de quoi l’on vous accuse ; le mal n’est peut-être pas sans remède. Quoi qu’il en soit, vous trouverez bon, s’il vous plaît, que je me donne pour vous tous les mouvements qu’exigent de moi la reconnaissance et l’amitié. À ces mots, je le laissai dans son hôtellerie, en l’assurant qu’il aurait incessamment de mes nouvelles.

Comme je ne me mêlais plus d’affaires d’État depuis les deux mémoires dont il a été fait une si éloquente mention, j’allai trouver Carnero, pour lui demander s’il était vrai qu’on eût ôté à don Alphonse de Leyva le gouvernement de la ville de Valence. Il me répondit que oui, mais qu’il en ignorait la raison. Là-dessus, je pris sans balancer la résolution de m’adresser à monseigneur même, pour apprendre de sa propre bouche les sujets qu’il pouvait avoir de se plaindre du fils de don César.

J’étais si pénétré de ce fâcheux événement, que je n’eus pas besoin d’affecter un air de tristesse pour paraître affligé aux yeux du comte-duc. Qu’as-tu donc, Santillane ? me dit-il aussitôt qu’il me vit. J’aperçois sur ton visage une impression de chagrin ; je vois même des larmes prêtes à couler de tes yeux. Qu’est-ce que cela signifie ? ne me déguise rien. Quelqu’un t’aurait-il fait quelque offense ? Parle, tu seras bientôt vengé. Monseigneur, lui répondis-je en pleurant, quand je voudrais vous cacher ma douleur, je ne le pourrais pas : je suis au désespoir. On vient de me dire que don Alphonse de Leyva n’est plus gouverneur de Valence ; on ne pouvait m’annoncer une nouvelle plus capable de me causer une mortelle affliction. Que dis-tu, Gil Blas ? reprit le ministre étonné ; quel intérêt peux-tu prendre à ce don Alphonse et à son gouvernement ? Alors je lui fis un détail des obligations que j’avais aux seigneurs de Leyva ; ensuite, je lui racontai de quelle façon j’avais obtenu du duc de Lerme, pour le fils de don César, le gouvernement dont il s’agissait.

Quand Son Excellence m’eut écouté jusqu’au bout avec une attention pleine de bonté pour moi, il me dit : Essuie tes pleurs, mon ami. Outre que j’ignorais ce que tu viens de m’apprendre, je t’avouerai que je regardais don Alphonse comme une créature du cardinal de Lerme. Je te mets à ma place : la visite qu’il a faite à cette Éminence ne te l’aurait-elle pas rendu suspect ? Je veux bien croire pourtant qu’ayant été pourvu de son emploi par ce ministre, il peut avoir fait cette démarche par un pur mouvement de reconnaissance, et je la lui pardonne. Je suis fâché d’avoir déplacé un homme qui te devait son poste ; mais si j’ai détruit ton ouvrage, je puis le réparer. Je veux même encore plus faire pour toi que le duc de Lerme. Don Alphonse, ton ami, n’était que gouverneur de la ville de Valence : je le fais vice-roi du royaume d’Aragon : c’est ce que je te permets de lui faire savoir, et tu peux lui mander de venir prêter serment.

Lorsque j’eus entendu ces paroles, je passai d’une extrême douleur à un excès de joie qui me troubla l’esprit à un point qu’il y parut au remercîment que je fis à monseigneur ; mais le désordre de mon discours ne lui déplut point ; et, comme je lui appris que don Alphonse était à Madrid, il me dit que je pouvais le lui présenter dès ce jour-là même. Je courus aussitôt à l’image Saint-Gabriel, où je ravis le fils de don César en lui annonçant son nouvel emploi. Il ne pouvait croire ce que je lui disais, tant il avait de peine à se persuader que le premier ministre, quelque amitié qu’il eût pour moi, fût capable de donner des vice-royautés à ma considération ! Je le menai au comte-duc, qui le reçut très poliment, et qui lui dit : Don Alphonse, vous vous êtes si bien conduit dans votre gouvernement de la ville de Valence, que le roi, vous jugeant propre à remplir une plus grande place, vous a nommé à la vice-royauté d’Aragon. Cette dignité, ajouta-t-il, n’est point au-dessus de votre naissance, et la noblesse aragonaise ne saurait murmurer contre le choix de la cour.

Son Excellence ne fit aucune mention de moi, et le public ignora la part que j’avais à cette affaire ; ce qui sauva don Alphonse et le ministre des mauvais discours qu’on aurait pu tenir dans le monde sur le vice-roi de ma façon.

Sitôt que le fils de don César fut sûr de son fait, il dépêcha un exprès à Valence pour en informer son père et Séraphine, qui se rendirent bientôt à Madrid. Leur premier soin fut de me venir trouver pour m’accabler de remercîments. Quel spectacle touchant et glorieux pour moi, de voir les trois personnes du monde qui m’étaient les plus chères m’embrasser à l’envi ! Aussi sensibles à mon zèle et à mon affection qu’à l’honneur que le poste de vice-roi allait faire rejaillir sur leur maison, ils ne pouvaient se lasser de me tenir des discours reconnaissants. Ils me parlaient même comme s’ils eussent parlé à un homme d’une condition égale à la leur ; il semblait qu’ils eussent oublié qu’ils avaient été mes maîtres ; ils croyaient ne pouvoir me témoigner assez d’amitié. Pour supprimer les circonstances inutiles, don Alphonse, après avoir reçu ses patentes, remercié le roi et son ministre, et prêté le serment ordinaire, partit de Madrid avec sa famille, pour aller établir son séjour à Saragosse. Il y fit son entrée avec toute la magnificence imaginable ; et les Aragonais firent connaître, par leurs acclamations, que je leur avais donné un vice-roi qui leur était fort agréable.