Histoire de Jules César/Livre III/Chapitre 9

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Plon (Tome 2p. 224-239).

CHAPITRE NEUVIÈME.

AN DE ROME 701.

(Livre VI des Commentaires.)



campagne contre les nerviens et les trévires.
second passage du rhin.
guerre contre ambiorix et les éburons.

César augmente son armée.

I. L’état de la Gaule faisait prévoir à César de graves agitations ; de nouvelles levées lui parurent nécessaires. Il en chargea M. Silanus, C. Antistius Reginus et T. Sextius, ses lieutenants ; en même temps il demanda à Pompée, resté devant Rome avec l’imperium, afin de veiller aux intérêts publics, de rappeler sous les drapeaux et de lui envoyer les soldats de la Gaule cisalpine assermentés sous le consulat de ce dernier en 699. César attachait, pour le présent et pour l’avenir, une grande importance à donner aux Gaulois une haute idée des ressources de l’Italie et à leur prouver qu’il était facile à la République, après un échec, non-seulement de réparer ses pertes, mais encore de mettre sur pied des troupes plus nombreuses. Pompée, par amitié et par considération du bien public, lui accorda sa demande. Grâce à l’activité des lieutenants, avant la fin de l’hiver trois nouvelles légions (ou trente cohortes) furent levées et rejoignirent l’armée : la 1re, la 14e, qui venait prendre le numéro de la légion anéantie à Aduatuca, et la 15e. De cette manière, les quinze cohortes perdues sous Sabinus se trouvèrent remplacées par un nombre double, et l’on vit, par ce rapide déploiement de forces, ce que pouvaient l’organisation militaire et les ressources du peuple romain. C’était la première fois que César commandait dix légions.


Guerre contre les Nerviens. Assemblée générale de la Gaule.

II. Après la mort d’Indutiomare, les Trévires prirent pour chefs des membres de sa famille. Ceux-ci excitèrent vainement les peuples de la rive droite du Rhin les plus rapprochés à faire cause commune avec eux ; mais ils réussirent à entraîner quelques peuplades plus éloignées, particulièrement les Suèves, et firent entrer Ambiorix dans leur ligue. De toutes parts, du Rhin à l’Escaut, s’annonçaient des préparatifs de guerre. Les Nerviens, les Aduatuques, les Ménapiens, tous les Germains en deçà du Rhin, étaient en armes. Les Sénonais persistaient dans leur désobéissance et se concertaient avec les Carnutes et les États voisins : tout conseillait à César d’entrer en campagne plus tôt que de coutume. Aussi, sans attendre la fin de l’hiver, il concentre les quatre légions les plus voisines d’Amiens, son quartier général (celles de Fabius, de Crassus, de Cicéron et de Trebonius), envahit à l’improviste le territoire des Nerviens, ne leur donne pas le temps de se rassembler ou de fuir, enlève les hommes et les troupeaux, abandonne le butin aux soldats, et force ce peuple à la soumission.

Après cette expédition si rapidement terminée, les légions regagnèrent leurs quartiers d’hiver. Dès le printemps, César convoqua, selon son usage, l’assemblée de la Gaule, qui se réunit sans doute à Amiens. Les différents peuples s’y firent représenter, à l’exception des Sénonais, des Carnutes et des Trévires. Il regarda cette abstention comme un indice de révolte, et, afin de poursuivre ses plans de campagne sans négliger les affaires générales, il résolut de transférer l’assemblée plus près de l’insurrection, à Lutèce. Cette ville appartenait aux Parisiens, limitrophes des Sénonais, et, quoique ces deux peuples n’en formassent autrefois qu’un seul, les Parisiens ne semblaient pas être entrés dans la conjuration. César, ayant annoncé cette décision du haut de son prétoire (pro suggestu pronuntiata), partit le même jour à la tête des légions, et marcha à grandes journées vers le pays des Sénonais.

À la nouvelle de son approche, Accon, le principal auteur de la révolte, ordonna à la population de se retirer dans les oppidums ; mais, surpris par l’arrivée des Romains, les Sénonais chargèrent les Éduens, jadis leurs patrons, d’intercéder en leur faveur : César leur pardonna sans difficulté, aimant mieux employer la belle saison à la guerre qu’à la recherche des coupables. Cent otages exigés des Sénonais furent confiés aux Éduens. Les Carnutes imitèrent l’exemple des Sénonais, et, par l’entremise des Rèmes, dont ils étaient les clients, obtinrent leur grâce. César prononça la clôture de l’assemblée de la Gaule, et ordonna à divers États de lui fournir des contingents de cavalerie[1].


Soumission des Ménapiens.

III. Cette partie du pays pacifiée, César tourna toutes ses pensées vers la guerre des Trévires et d’Ambiorix, chef des Éburons. Il était surtout impatient de tirer une vengeance éclatante de l’humiliation infligée à ses armes près d’Aduatuca. Sachant bien qu’Ambiorix ne hasarderait point la bataille, il chercha à pénétrer ses desseins. Deux choses étaient à craindre : la première, qu’Ambiorix, son territoire envahi, ne se réfugiât chez les Ménapiens, dont le pays, voisin des Éburons, était défendu par des bois et de vastes marais, et qui, seuls entre les Gaulois, n’avaient jamais fait acte de soumission ; la seconde, qu’il ne se réunît aux Germains d’outre-Rhin, avec lesquels, on ne l’ignorait pas, il était entré en rapports d’amitié par l’entremise des Trévires. César conçut le projet de parer d’abord à ces deux éventualités, afin d’isoler Ambiorix. Voulant, avant tout, soumettre les Ménapiens et les Trévires, et porter la guerre à la fois chez ces deux peuples, il se réserva l’expédition des Ménapiens, et confia celle des Trévires à Labienus, son meilleur lieutenant, qui, à plusieurs reprises, avait opéré contre eux. Labienus, après sa victoire sur Indutiomare, avait continué à hiverner avec sa légion à Lavacherie sur l’Ourthe[2]. César lui envoya tous les bagages de l’armée et deux légions. De sa personne, il marcha vers le pays des Ménapiens à la tête de cinq légions sans bagages. Il emmena avec lui Cavarinus et la cavalerie sénonaise, dans la crainte que le ressentiment de ce roi contre son peuple, ou la haine qu’il s’était attirée, n’excitât quelques troubles, et, en suivant la direction générale de Sens, Soissons, Bavay, Bruxelles, il atteignit la frontière des Ménapiens. Ceux-ci, se fiant à la nature des lieux, n’avaient point rassemblé de forces ; ils se réfugièrent dans les bois et les marais. César partagea ses troupes avec le lieutenant C. Fabius et le questeur M. Crassus, en forma trois colonnes, et, faisant construire à la hâte des ponts pour traverser les cours d’eau marécageux, pénétra par trois endroits dans le pays, qu’il ravagea. Les Ménapiens, réduits aux abois, demandèrent la paix : elle leur fut accordée à la condition expresse que tout asile serait refusé à Ambiorix ou à ses lieutenants. César laissa chez eux Commius avec une partie de la cavalerie pour les surveiller, et marcha de là vers le pays des Trévires[3].


Succès de Labienus contre les Trévires.

IV. De son côté, Labienus avait obtenu des succès éclatants : les Trévires s’étaient portés avec des forces considérables contre ses quartiers d’hiver. Ils n’en étaient plus qu’à deux jours de marche, lorsqu’ils apprirent que deux autres légions étaient venues le rejoindre. Résolus alors d’attendre le secours des Germains, ils s’arrêtèrent à quinze milles du camp de Labienus. Celui-ci, informé de la cause de leur inaction, et espérant que leur imprudence lui fournirait une occasion de livrer bataille, laissa cinq cohortes pour garder la plus grande partie des bagages, et, avec les vingt-cinq autres et une nombreuse cavalerie, alla camper à mille pas de l’ennemi.

Les deux armées étaient séparées par la rivière de l’Ourthe ; le passage était difficile à cause de l’escarpement des rives. Labienus n’avait pas l’intention de la traverser, mais il craignait que l’ennemi n’imitât sa prudence jusqu’à l’arrivée des Germains, attendus d’un instant à l’autre. Pour l’attirer à lui, il fit répandre le bruit qu’il se retirerait le lendemain au point du jour, afin de n’avoir pas à combattre contre les forces réunies des Trévires et des Germains. Il assembla pendant la nuit les tribuns et les centurions de première classe, leur fit connaître son dessein, et, contrairement à la discipline romaine, leva le camp avec toute l’apparence du désordre et d’une retraite précipitée. La proximité des armées permit à l’ennemi d’en être averti avant le jour par ses éclaireurs.

À peine l’arrière-garde de Labienus était-elle en marche, que les barbares s’excitent entre eux à ne point laisser échapper une proie si longtemps convoitée. Ils s’imaginent que la terreur a frappé les Romains, et, regardant comme honteux d’attendre encore le secours des Germains, ils traversent la rivière et s’avancent sans hésitation sur un terrain défavorable. Labienus, voyant son stratagème réussir, continuait lentement son apparente retraite, afin d’attirer tous les Gaulois en deçà de la rivière. Il avait envoyé en avant, sur une éminence, les bagages sous la garde d’un détachement de cavalerie. Tout à coup il ordonne de tourner les enseignes vers l’ennemi, dispose ses troupes en bataille, la cavalerie sur les ailes, et les encourage à montrer la même valeur que si César était présent. Alors un immense cri s’élève des rangs, et les pilums sont lancés de toutes parts. Les Gaulois, surpris de voir se retourner contre eux un ennemi qu’ils croyaient poursuivre, ne soutinrent pas même le premier choc, et s’enfuirent, précipitamment dans les forêts voisines. Pressés par la cavalerie, ils furent tués ou pris en grand nombre.

Labienus usait de cette tactique si sage à laquelle les Romains devaient leurs plus grands succès. Invincibles dans leurs camps fortifiés, ils pouvaient, ainsi que l’a si bien dit l’empereur Napoléon Ier, combattre ou attendre le moment opportun. Les Gaulois, au contraire, peuples belliqueux, emportés par un bouillant courage, ne comprenant pas chez leurs adversaires la patience et la ruse, tombaient toujours dans le piège qui leur était dressé. Il suffisait de simuler la frayeur et de leur inspirer le mépris des forces ennemies, pour qu’aussitôt ils se décidassent à des attaques désordonnées, dont les Romains, par des sorties subites, avaient facilement raison. C’est ainsi qu’avaient agi Sabinus attaqué par les Unelles, César en allant au secours de Cicéron, et Labienus lui-même l’année précédente.

Peu de jours après, le pays se soumit ; car, à la nouvelle de la défaite des Trévires, les Germains se retirèrent chez eux, suivis des parents d’Indutiomare, auteurs de la révolte. Cingetorix, toujours fidèle aux Romains, fut replacé à la tête de sa nation. Le double but que s’était proposé César se trouvait ainsi atteint ; d’une part, Ambiorix ne pouvait pas songer, depuis la soumission des Ménapiens, à chercher un refuge chez eux, et, de l’autre, la victoire de Labienus, suivie de la retraite des Germains, le mettait dans l’impossibilité de se liguer avec ces derniers. Néanmoins, pour assurer ces deux résultats, punir les Germains d’être venus au secours des Trévires et fermer à Ambiorix toute retraite, César, après avoir opéré sa jonction avec Labienus, résolut de passer une seconde fois le Rhin[4].


Second passage du Rhin.

V. Il était arrivé du pays des Ménapiens dans celui des Trévires, près des lieux où est aujourd’hui la ville de Bonn. Il y fit construire un pont un peu au-dessus de l’endroit où son armée avait déjà passé deux ans auparavant. Grâce à la connaissance des procédés employés précédemment et au zèle extrême du soldat, le travail fut achevé en quelques jours. Après avoir laissé à la garde du pont un fort détachement sur la rive appartenant aux Trévires, dans la crainte de quelque mouvement de leur part, César traversa le fleuve avec les légions et la cavalerie. Les Ubiens, qui depuis longtemps avaient fait leur soumission, lui déclarèrent qu’ils n’avaient ni envoyé de secours aux Trévires ni violé la foi jurée ; que les Suèves seuls avaient fourni des auxiliaires, et qu’ainsi il ne devait pas les confondre avec ces derniers dans son ressentiment contre les Germains. Il agréa leurs explications, et s’informa des chemins et des passages qui menaient chez les Suèves.

Peu de jours après, il apprit que ceux-ci concentraient sur un seul point leurs troupes et les contingents des peuplades sous leur dépendance. Il pourvut aux approvisionnements, choisit pour le camp une position favorable, et enjoignit aux Ubiens de transporter dans les oppidums leurs troupeaux et leurs biens, espérant contraindre par la disette les barbares à combattre dans de mauvaises conditions. Les Ubiens furent également chargés de surveiller l’ennemi par de nombreux éclaireurs. Quelques jours plus tard, ils informèrent César que les Suèves, à l’approche des Romains, s’étaient retirés, avec toutes leurs troupes et celles de leurs alliés, à l’extrémité de leur territoire. Là était la forêt Bacenis[5], qui s’étendait fort avant dans le pays, et qui, placée comme une barrière naturelle entre les Suèves et les Chérusques, séparait ces deux peuples et les défendait contre leurs mutuelles incursions. C’est à l’entrée de cette forêt, probablement vers les montagnes de la Thuringe, que les Suèves avaient résolu d’attendre les Romains.

Dans cette expédition comme dans la précédente, César redouta de s’engager trop avant au milieu d’une contrée inculte, où les vivres auraient pu lui manquer. Il repassa donc le Rhin. Cependant, pour maintenir les barbares dans la crainte de son retour, et empêcher leurs renforts d’arriver aux Gaulois, il ne détruisit pas le pont en entier, mais il en fit couper deux cents pieds du côté de la rive ubienne ; à l’extrémité de la partie tronquée, il éleva une tour à quatre étages, et laissa sur la rive gauche douze cohortes dans un poste retranché. Le jeune C. Volcatius Tullus en eut le commandement. Les deux expéditions de César sur la rive droite du Rhin n’amenèrent aucun combat ; cependant l’effet moral en fut si grand, que depuis cette époque les Germains n’appuyèrent plus les soulèvements de la Gaule, et devinrent même les auxiliaires des Romains[6].


Guerre contre Ambiorix.

VI. L’époque de la moisson approchant, César se mit en marche contre Ambiorix, avec ses dix légions, réduites de la garde laissée au pont du Rhin. Il partit de Bonn et s’avança vers le pays des Éburons, par Zulpich et Eupen (Voir planche 14), à travers la forêt des Ardennes, qui s’étendait, on s’en souvient, depuis les rives du Rhin jusqu’au pays des Nerviens. Dans l’espoir de surprendre l’ennemi, il envoya en avant L. Minucius Basilus, avec toute la cavalerie, lui recommanda de ne pas allumer des feux, qui révéleraient son approche, et lui annonça qu’il le suivrait de près.

Basilus, fidèle à ses instructions, tomba à l’improviste sur un grand nombre d’Éburons, alla droit vers les lieux où l’on disait Ambiorix retiré avec quelques cavaliers, réussit à pénétrer jusqu’à la demeure de ce chef et lui enleva ses équipages ; mais celui-ci, protégé par quelques-uns des siens, s’échappa à cheval à travers les bois ; ses partisans se dispersèrent. C’est ainsi que la fortune, qui à la guerre joue un si grand rôle, favorisa à la fois l’entreprise contre Ambiorix et son salut. Le chef éburon envoya secrètement des messages partout, invitant les habitants à pourvoir à leur sûreté. Les uns se cachèrent dans la forêt des Ardennes, les autres au milieu des marais. Ceux qui étaient le plus près de l’Océan se réfugièrent dans les îles qui se forment à marée haute ; d’autres enfin s’expatrièrent et s’établirent dans des contrées éloignées. Catuvolcus, roi de la moitié du pays des Éburons, accablé par l’âge et les malheurs, s’empoisonna pour ne pas tomber vivant au pouvoir des Romains.

Pendant ce temps, César approchait du pays des Sègnes et des Condruses[7] ; ils vinrent le supplier de ne pas confondre dans la même cause tous les Germains en deçà du Rhin et protester de leur neutralité. Le fait bien constaté, César leur déclara que, s’ils lui livraient les Éburons réfugiés chez eux, leur territoire serait respecté. Arrivé à Visé, sur la Meuse, où, de temps immémorial, existe un gué, il distribua ses troupes en trois corps, et envoya les bagages de toutes les légions à Aduatuca (Tongres) : c’était le lieu témoin de la récente catastrophe de Sabinus. Il choisit cette position de préférence, parce que les retranchements de l’année précédente, encore debout, devaient épargner beaucoup de travail aux troupes. Il laissa pour la garde des bagages la 14e légion, et la mit, avec deux cents chevaux, sous les ordres de Quintus Cicéron.

Des neuf légions qui restaient, trois furent envoyées, avec T. Labienus, au nord, vers l’Océan, dans la partie du pays des Éburons qui touchait à celui des Ménapiens ; trois au sud, avec C. Trebonius, pour ravager les contrées voisines des Aduatuques (vers le sud-ouest, entre Meuse et Demer) ; enfin César, à la tête des trois autres, s’avança vers l’Escaut, dont les eaux, à cette époque, se confondaient avec celles de la Meuse[8]. (Voir planche 14.) Son intention était de gagner l’extrémité de la forêt des Ardennes (entre Bruxelles et Anvers), où, disait-on, Ambiorix s’était retiré avec quelques cavaliers. Il annonça, en partant, qu’il serait de retour à Aduatuca le septième jour, époque de la distribution des vivres à la légion demeurée en ce lieu pour la garde des bagages. Labienus et Trebonius devaient, si cela leur était possible, revenir à la même époque, afin de se concerter de nouveau sur les mesures à prendre, d’après ce qu’on aurait découvert des desseins de l’ennemi.

Les Éburons n’avaient nulle troupe réglée, nulle garnison, nul oppidum. C’était une multitude éparse, toujours en embuscade, attaquant les soldats isolés, obligeant les Romains à une guerre fatigante, sans résultat décisif ; car la nature du pays, couvert de forêts épaisses et entrecoupé de marais, protégeait les barbares, qu’il n’était possible d’atteindre qu’avec de petits détachements. Au milieu de ces difficultés, César préféra faire moins de mal à l’ennemi et ménager la vie de ses soldats, en recourant aux Gaulois. Il invita donc par des messages les peuples voisins à venir ravager le pays des Éburons, et l’aider à exterminer une race coupable d’avoir égorgé ses soldats. À son appel, des hordes nombreuses accoururent de tous côtés, et bientôt le territoire entier des Éburons fut livré au pillage[9].


Les Sicambres attaquent Aduatuca.

VII. Cependant approchait le septième jour fixé pour le retour de César. Le hasard, si fréquent à la guerre, amena un incident remarquable. Les ennemis, dispersés et frappés d’épouvante, ne pouvaient inspirer la moindre crainte. Mais le bruit s’étant répandu au delà du Rhin, chez les Germains, que tous les peuples étaient conviés à ravager le pays des Éburons, les Sicambres, voisins du fleuve, qui avaient, comme on l’a vu, recueilli les Usipètes et les Tenctères après leur défaite, rassemblent deux mille cavaliers ; ils passent le Rhin sur des radeaux et des barques, à trente milles au-dessous de l’endroit où César avait jeté son pont et laissé une garde (à 45 kil. en aval de Bonn)[10]. Ils envahissent le territoire des Éburons, ramassent une foule de fuyards et s’emparent d’un grand nombre de bestiaux. L’appât du butin les entraîne de plus en plus loin : nourris au sein de la guerre et du brigandage, rien ne les arrête, ni les marais, ni les bois. Parvenus à quelque distance de la Meuse, ils apprennent par des prisonniers l’absence de César, l’éloignement de l’armée, et qu’en trois heures ils peuvent arriver à Aduatuca, où sont déposées les richesses des Romains. On leur fait croire que ce fort est défendu par une garnison trop faible pour border la muraille ou oser sortir des retranchements. Dans cette confiance, les Germains cachent leur butin, et, conduits par un prisonnier, marchent sur Aduatuca, en passant la Meuse à Maëstricht.

Jusque-là Cicéron avait scrupuleusement exécuté l’ordre de César, et retenu les troupes dans le camp, sans même permettre à un seul valet de s’en écarter ; mais le septième jour, ne comptant plus sur le retour du général au terme fixé, il céda aux plaintes des soldats, qui blâmaient son obstination à les tenir enfermés comme s’ils étaient assiégés. Il crut d’ailleurs que les neuf légions et la nombreuse cavalerie qui parcouraient le pays lui permettaient de s’éloigner sans danger à trois milles de son camp, surtout après la dispersion des forces ennemies : il envoya donc cinq cohortes couper du blé dans les champs les plus voisins situés au nord d’Aduatuca et séparés du camp par une seule colline ; avec elles sortirent, sous une même enseigne, trois cents hommes de diverses légions laissés malades, mais alors rétablis, et une multitude de valets menant un grand nombre de bêtes de somme qui se trouvaient en dépôt.

Tout à coup surviennent les cavaliers germains, les bois avaient dérobé leur marche ; sans s’arrêter, ils s’élancent vers la porte Décumane et essayent de s’introduire dans le camp. (Voir planche 18.) L’irruption est si soudaine que les marchands établis sous le vallum n’ont pas même le temps de rentrer. Les soldats, surpris, se troublent ; la cohorte de garde défend avec effort l’entrée de la porte. Les Sicambres se répandent autour du camp pour découvrir un autre passage ; mais heureusement la nature des lieux et les retranchements rendent l’accès impossible partout ailleurs qu’aux portes mêmes. Ils tentent d’y pénétrer, et c’est difficilement qu’on les en empêche. L’alarme et le désordre sont au comble. On ne sait ni où se porter, ni où se rassembler ; les uns prétendent que le camp est pris, les autres que l’armée et César ont péri. Une anxiété superstitieuse leur rappelle la catastrophe de Sabinus et de Cotta, tués dans le même endroit. À la vue d’une consternation si générale, les barbares se confirment dans l’opinion que les Romains sont trop peu nombreux pour résister. Ils s’efforcent de faire irruption et s’excitent à ne pas laisser échapper une si riche proie.

Parmi les malades laissés au camp se trouvait le primipile P. Sextius Baculus, signalé dans les combats précédents. Depuis cinq jours il n’avait pris aucune nourriture. Inquiet sur le salut de tous et sur le sien, il sort sans armes de sa tente, voit devant lui l’ennemi et le péril, se saisit de l’épée du premier qu’il rencontre et se place à une porte. Les centurions de la cohorte de garde le suivent, et tous ensemble soutiennent l’attaque pendant quelques instants. Baculus, grièvement blessé, s’évanouit. On le passe de mains en mains et on ne le sauve qu’avec peine. Cet incident donne aux autres le temps de se rassurer. Ils restent sur le rempart et présentent au moins quelque apparence de défense.

À ce moment, les soldats sortis pour moissonner revenaient au camp ; ils sont frappés des cris qu’ils entendent ; les cavaliers prennent les devants, reconnaissent l’imminence du danger et voient avec terreur qu’on ne peut plus se réfugier derrière les retranchements. Les soldats nouvellement levés, sans expérience de la guerre, interrogent du regard le tribun et les centurions, et attendent des ordres. Il n’est personne si brave qui ne soit troublé par un événement si imprévu. Les Sicambres, apercevant de loin les enseignes, croient d’abord au retour des légions et cessent l’attaque ; mais bientôt, pleins de mépris pour une poignée d’hommes, ils fondent sur eux de toutes parts.

Les valets se réfugient sur un tertre voisin, celui où s’élève aujourd’hui le village de Berg. Chassés de ce poste, ils se rejettent au milieu des enseignes et des manipules, et augmentent la frayeur d’hommes déjà intimidés. Parmi les soldats, les uns proposent de se former en coin, afin de s’ouvrir un chemin jusqu’au camp, qu’ils voient si près d’eux : la perte d’un petit nombre sera le salut de tous. D’autres conseillent de tenir ferme sur les hauteurs et de courir ensemble la même chance. Ce dernier avis n’est pas celui des vieux soldats, réunis sous la même enseigne. Conduits par C. Trebonius, chevalier romain, ils se font jour à travers l’ennemi et rentrent au camp sans perdre un seul homme. Protégés par ce mouvement audacieux, les valets et les cavaliers pénètrent à leur suite. Quant aux jeunes soldats qui s’étaient placés sur les hauteurs, ils ne surent ni persister dans la résolution de profiter de leur position dominante pour se défendre, ni imiter l’heureuse énergie des vétérans ; ils s’engagèrent sur un terrain désavantageux en cherchant à regagner le camp, et leur perte eût été certaine sans le dévouement des centurions. Quelques-uns avaient été des derniers rangs de l’armée promus à ce grade pour leur courage, ils intimidèrent un moment l’ennemi en se faisant tuer pour justifier leur renommée ; cet acte héroïque permit, contre tout espoir, à trois cohortes de rentrer dans le camp ; les deux autres périrent.

Pendant ces combats, les défenseurs du camp s’étaient remis de leur premier trouble. En les voyant établis sur le rempart, les Germains désespérèrent de forcer les retranchements ; ils se retirèrent et repassèrent le Rhin avec leur butin. L’effroi qu’ils avaient répandu était tel, que même après leur retraite, lorsque la nuit suivante C. Volusenus arriva à Aduatuca avec la cavalerie qui précédait les légions, on ne pouvait encore croire au retour de César et au salut de l’armée. Les esprits étaient frappés au point qu’on supposait la cavalerie seule échappée au désastre ; car, disait-on, les Germains n’auraient jamais attaqué le camp si les légions n’avaient pas été défaites. L’arrivée de César parvint seule à dissiper toutes les craintes.

Accoutumé aux chances diverses de la guerre et à des événements qu’il faut supporter sans se plaindre, il ne fit entendre aucun reproche[11] ; il se borna à rappeler qu’on n’aurait pas dû courir le moindre hasard en laissant, sortir les troupes ; que d’ailleurs, si l’on pouvait s’en prendre à la fortune de l’irruption subite des ennemis, on devait, d’un autre côté, se féliciter de les avoir repoussés des portes mêmes du camp. Il s’étonnait cependant que les Germains, ayant passé le Rhin dans le dessein de ravager le territoire des Éburons, eussent, par le fait, rendu le service le plus signalé à Ambiorix en venant attaquer les Romains.

César, pour achever d’accabler les Éburons, se remit en marche, rassembla un grand nombre de pillards des États voisins, et les envoya dans des directions différentes à la poursuite de l’ennemi pour tout saccager et incendier. Les villages, les habitations devinrent sans exception la proie des flammes. La cavalerie parcourait le pays en tout sens dans le but d’atteindre Ambiorix ; l’espoir de le saisir et de gagner par là les bonnes grâces du général faisait supporter des fatigues infinies presque au-dessus des forces humaines. À chaque instant on croyait pouvoir s’emparer du fugitif, et sans cesse d’épaisses forêts ou de profondes retraites le dérobaient aux recherches. Enfin, protégé par la nuit, il gagna d’autres régions, escorté de quatre cavaliers, les seuls auxquels il osât confier sa vie. Ambiorix échappait, mais le massacre de la légion de Sabinus était cruellement vengé par la dévastation du pays des Éburons !

Après cette expédition, César ramena à Durocortorum (Reims), ville principale des Rèmes, l’année diminuée de deux cohortes, perdues à Aduatuca. Il y convoqua l’assemblée de la Gaule et fit juger la conjuration des Sénonais et des Carnutes. Accon, chef de la révolte, fut condamné à mort et exécuté conformément à la vieille coutume romaine. Quelques autres, dans la crainte du même sort, prirent la fuite. On leur interdit le feu et l’eau (c’est-à-dire on les condamna à l’exil). César envoya deux légions en quartiers d’hiver sur la frontière des Trévires, deux chez les Lingons, et les six autres chez les Sénonais, à Agedincum (Sens). Ayant pourvu aux approvisionnements de l’armée, il se rendit en Italie[12].

  1. Guerre des Gaules, VI, iv.
  2. Les Commentaires, après nous avoir fait connaître (V, xxiv) que Labienus s’établit chez les Rèmes aux confins du pays des Trévires, donnent à entendre ensuite qu’il campait chez les Trévires, où il avait passé l’hiver. « Labienum cum una legione, quæ in eorum finibus hiemaverat. » (VI, vii). Nous croyons, avec certains auteurs, que la contrée où il campait était, soit à la limite des deux pays, soit un terrain dont les Rèmes et les Trévires se disputaient la possession. N’est-il pas évident d’ailleurs que, après la catastrophe d’Aduatuca et le soulèvement des peuples entraînés par Ambiorix, tout commandait à Labienus de ne pas s’engager plus avant dans un pays hostile, en s’éloignant des autres légions ?
  3. Guerre des Gaules, VI, vi
  4. Guerre des Gaules, VI, viii.
  5. Voyez page 75.
  6. Guerre des Gaules, VI, xxix.
  7. On doit croire d’après cela que, pendant sa marche, César traversa le territoire des Sègnes et des Condruses, ou qu’au moins il n’en passa pas loin. Cette considération nous a engagé à étendre ce territoire vers le nord plus qu’on ne le fait généralement. (Voir planches 2 et 14.)
  8. César a pu très-bien dire que l’Escaut mêle ses eaux à celles de la Meuse. Plusieurs auteurs anciens partagent cet avis. Cela avait lieu par le bras oriental de l’Escaut, autrefois plus développé que de nos jours, et qui se répandait dans l’espace nommé par Tacite l’immense bouche de la Meuse (immensum Mosæ os).
  9. Guerre des Gaules, VI, xxxiv.
  10. Quarante-cinq kilomètres, comptés à partir de Bonn en aval, mènent au confluent de la Wipper et du Rhin.
  11. César se plaignit de la conduite de Quintus, en écrivant à Cicéron l’orateur : « Il ne s’est pas tenu dans le camp, comme c’eut été le devoir d’un général prudent et scrupuleux. » (Charisius, p. 101.)
  12. Guerre des Gaules, VI, xliv.