Histoire de Miss Clarisse Harlove/Lettre 229

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Traduction par Abbé Prévost.
Boulé (IIp. 245-251).


M Lovelace, à M Belford.

à Hamstead, vendredi 9 juin, à sept heures du matin. C’est d’Hamstead, cher ami, c’est de l’hôtellerie du coche que je t’écris. J’y suis depuis plus d’une heure. Quel esprit industrieux j’ai reçu de la nature ! On ne me reprochera pas de m’endormir dans l’oisiveté. Le plaisir me coûte cher. En vérité, je m’admire quelquefois moi-même. Avec une ame si active, j’aurais fait une figure éclatante, dans quelque état que le ciel m’eût placé. Sur le trône, j’aurais été, sans doute, un des plus grands rois du monde. J’aurais disputé le titre de conquérant au fameux macédonien. J’aurais entassé couronnes sur couronnes, et dépouillé tous mes voisins, pour mériter le nom de Robert Le Grand . J’aurais fait la guerre au turc, au persan, au mogol, pour leurs sérails ; et je n’aurais pas laissé, à tous ces monarques orientaux, une jolie femme sur laquelle je n’eusse assuré mes droits. Après avoir pris toutes les informations qui conviennent à mes vues, il me reste tant de loisir, que je puis l’employer à t’écrire. Cependant je me servirai de ma méthode d’abréviation, pour ménager le tems. Quoiqu’il soit encore trop tôt pour me présenter à ma charmante, qui a besoin de repos, après deux ou trois jours de fatigue, je te dois quantité d’éclaircissemens préliminaires, sans lesquels tu n’entrerais pas facilement dans l’ordre de mes opérations. Je me suis séparé du capitaine au pied de la colline, et je l’ai laissé triplement instruit ; c’est-à-dire, pour les trois suppositions du fait, du probable et du possible. Si je puis revoir ma charmante, et faire ma paix avec elle, sans la médiation de ce digne conciliateur, je m’en rejouirai beaucoup. C’est mon ancienne maxime en amour, d’y employer le moins de secours étrangers qu’il m’est possible ; et je regrette aujourd’hui de ne pouvoir me tenir à cette règle. Qui sçait même si ma charmante ne s’en trouverait pas mieux ? Je ne puis lui pardonner d’avoir poussé l’indifférence pour moi jusqu’à m’abandonner réellement, sous un prétexte frivole, ou plutôt sans aucune apparence de raison. Si je la trouve trop difficile… ! Mais suspendons les menaces jusqu’à ce qu’elle soit en mon pouvoir. Tu sçais quel est mon serment. Voici toutes les circonstances que j’ai pu recueillir du récit de Will, de celui des gens de l’hôtellerie, et des informations que Will a tirées du cocher. Le coche d’Hamstead n’avait encore que deux personnes, lorsque ma belle y est montée. Mais elle a feint d’être fort pressée ; et payant pour les places vacantes, elle a fait partir aussitôt la voiture. En arrivant au terme, elle est descendue à l’hôtellerie avec les deux passagers, qui l’ont quittée, sans doute, avec beaucoup de respect. Elle est entrée dans la maison ; elle a demandé l’usage d’une chambre, pour une demi-heure, sous prétexte d’y prendre une tasse de thé. On lui a donné la chambre d’où je t’écris. Elle s’est assise à la même table, et, je crois, sur la même chaise où je suis actuellement. Ah ! Belford, si tu connaissais l’amour, tu sentirais le prix de ces légères circonstances. Elle paroissait fort abattue. L’hôtesse, charmée de sa figure, s’est crue obligée de lui tenir compagnie. Elle l’a pressée de manger quelque chose avec son thé. Non, a-t-elle répondu, je ne me sens pas d’appétit. Cette femme lui a proposé de goûter de ses biscuits, qui étoient excellens. Ce qu’il vous plaira, lui a-t-elle dit. L’hôtesse étant sortie un moment pour aller prendre quelques biscuits, s’est aperçue, à son retour, que la chère fugitive s’efforçait de retenir des marques de douleur, auxquelles il paroissait qu’elle s’était abandonnée dans son absence. Cependant, lorsqu’on lui a servi le thé, elle a prié l’hôtesse de s’asseoir. Elle a fait quantité de questions sur les villages voisins et sur les routes. L’hôtesse a pris la liberté de lui dire, qu’elle lui croyait quelque sujet de chagrin. Les personnes sensibles, a-t-elle répondu, ne quittent point leurs amis sans beaucoup de tristesse. Ne serait-ce pas de moi, Belford, qu’elle voulait parler ? Elle n’a pas fait la moindre question sur les logemens, quoiqu’on doive juger, par la suite, qu’elle ne se proposait pas d’aller cette nuit plus loin qu’Hamstead. Après avoir pris deux tasses de thé, elle a mis un biscuit dans sa poche ; tendre fille ! Apparemment pour lui servir de souper. Elle a laissé sur la table un demi-écu, dont elle a refusé de prendre le reste ; et poussant un soupir, elle s’est disposée à partir, en disant qu’elle allait continuer son chemin vers Hendon. C’est un des lieux dont elle avait demandé la distance. On lui a proposé d’envoyer sçavoir s’il n’y avait pas quelque voiture de Hamstead qui allât le même soir à Hendon. Elle a répondu que c’était prendre une peine inutile, parce qu’elle espérait de rencontrer une chaise qui venait au-devant d’elle. Autre de ses petites ruses, je suppose : car, depuis hier au matin, avec qui, et comment aurait-elle pu prendre un arrangement de cette nature ? Tous ceux qui l’ont vue se disaient entr’eux, qu’un air si noble, dans sa figure et dans sa conduite, annonçait une personne de qualité. Comme elle étoit sans aucune suite, et que ses beaux yeux (c’est l’expression de l’hôtesse) paroissaient rouges et enflés, ils n’ont pas douté qu’elle ne fût dans le cas d’avoir fui ses parens ou ses tuteurs ; car ils l’ont jugée trop jeune pour la croire mariée. Un mari, me disent-ils, n’abandonnerait point à elle-même une femme de cet âge et de cette beauté, ou ne lui causerait pas les chagrins qu’elle porte écrits sur son visage. Ils ajoutent que, pendant quelques momens, ils ont remarqué tant de trouble dans ses regards, qu’ils l’ont soupçonnée d’un funeste dessein contre elle-même. Ces observations n’ont pas manqué d’exciter leur curiosité. Ils ont engagé un domestique hors de condition, qui cherchait un maître, à suivre toutes ses traces. Je viens d’apprendre d’eux-mêmes ce qu’il se vante d’avoir observé. " elle a pris effectivement son chemin vers Hendon : mais en sortant d’Hamstead, elle s’est arrêtée pour jeter les yeux autour d’elle et dans la vallée qui s’offrait à ses pieds. Là, fixant ses regards sur Londres, elle a porté son mouchoir à ses yeux ", se repentant, peut-être, de la démarche téméraire où elle s’est engagée, et souhaitant de pouvoir retourner sur ses pas. Je le répète, Belford, c’est le meilleur parti qu’elle puisse prendre. Malheur à la fille qui, après avoir pensé à devenir ma femme, sera capable de me fuir et de renoncer pour jamais à moi ! " ensuite, s’étant remise à marcher, elle s’est encore arrêtée : comme si la route avait commencé à lui déplaire ; après avoir recommencé à pleurer, elle est retournée vers Hamstead ". Je suis ravi qu’elle ait tant pleuré ; parce que, dans les plus grands chagrins, un cœur qui reçoit ce soulagement, devient capable de résister à la douleur. Delà vient que je n’ai jamais été fâché de voir une belle femme en pleurs. Combien de fois n’ai-je pas souhaité, depuis hier après midi, de pouvoir pleurer à chaudes larmes ? " bientôt, elle a vu venir vers elle un carrosse vide, à quatre chevaux. Elle a quitté le sentier qu’elle suivait pour aller à sa rencontre ; dans le dessein apparemment de parler au cocher, s’il s’était arrêté pour lui faire les premières questions. Il l’a regardée attentivement. Mais tous les passans lui payaient cette espèce de tribut : ce qui servait à lui rendre l’espion moins suspect ". Heureux coquin que ce cocher, s’il avait sçu qui il pouvait obliger, et quel prix on aurait attaché à ses services ! Mais quel malheur aurait été le mien, si sa stupidité ne m’avait été aussi favorable que mon étoile ! " en un mot, il paraît qu’ils ont manqué tous deux de résolution. Les chevaux suivant la route, le cocher a tourné plusieurs fois les yeux derrière lui ; tandis que, regrettant l’occasion qui s’éloignait, elle a poussé des soupirs ; elle a recommencé à verser des larmes, qui ont été observées par l’espion. étant rentrée dans Hamstead, elle regardait au visage chaque personne qu’elle rencontrait ; et poussant quelquefois son haleine sur sa main, elle l’appliquait sur ses yeux, pour en dissiper la rougeur, ou pour sécher ses larmes. Enfin, la vue d’un écriteau qui offrait des logemens à louer, l’a fait avancer et retourner plusieurs fois, comme incertaine du parti qu’elle devait prendre. Elle n’a pas laissé de passer au-delà de cette maison ; et l’espion, arrêté alors par quelques gens de sa connaissance, l’a perdue de vue pendant quelques minutes. Mais il l’a bientôt vue sortir d’une boutique, accompagnée d’une servante, qu’elle avait engagée, comme l’effet l’a prouvé, à la conduire dans la maison où elle est actuellement logée. Ne la voyant point reparoître, après l’avoir attendue plus d’une heure, il est revenu à l’hôtellerie, pour faire son récit à ceux qui l’avoient employé ". Le mien, Belford, est du genre dramatique. Ainsi, regarde ce que tu as lu jusqu’ici, comme le premier acte. Mon valet, qui entre sur la scène, va commencer le second. Il s’était procuré toutes ces informations avant mon arrivée, par le soin qu’il avait eu de raconter, en échange, diverses particularités dont j’ai chargé depuis long-temps sa mémoire, en les lui répétant de bouche et par écrit. Ainsi, j’ai trouvé les gens de cette maison dans mes intérêts. Ils m’ont répété tout ce qu’il leur avait dit, avec des souhaits pour le succès de mon entreprise. Mais il a commencé par me rendre compte de l’idée qu’il leur avait fait prendre de ma belle et de moi. C’est un détail dont il est nécessaire que tu sois informé. Cependant j’appréhende d’être pressé par le tems. Un domestique de cette hôtellerie, m’assure, qu’étant sorti depuis un moment, il a vu Madame Moore, à qui je destine ma première visite, entrer dans la maison d’une vieille fille de son voisinage, nommée Miss Rawlings , si respectée pour sa prudence, qu’aucune femme du bourg n’entreprend rien sans la consulter. J’ai chargé aussitôt mon honnête cocher de veiller à la porte de cet oracle d’Hamstead, pour m’avertir du moment où Madame Moore retournera chez elle. J’espère que leur entretien ne durera pas plus que mon récit, dont je ne veux pas que tu perdes un seul mot. " Will avait donc raconté à ceux qui avoient voulu l’entendre, que sa maîtresse était mariée depuis peu à un gentilhomme des plus accomplis, mais si vif et si dissipé, qu’étant mortellement jalouse, elle l’avait quitté dans un accès de cette furieuse passion. Quoiqu’elle l’aimât chèrement, et qu’étant une des plus belles femmes du monde, comme ils en avoient pu juger par leurs propres yeux, elle en fût adorée, sa jalousie, s’il était permis de le dire, (mais la vérité étoit la vérité) l’avait rendue si capricieuse, que, lorsqu’il refusait d’entrer dans la moindre de ses vues, elle était toujours prête à le quitter. C’était un tour qu’elle lui avait déjà joué deux ou trois fois, mais avec toute l’innocence et toute la vertu du monde. Elle se retirait ordinairement chez une de ses intimes amies, jeune demoiselle remplie d’honneur, quoique trop indulgente pour elle sur ce point, qui était à la vérité son unique défaut. Cette raison avait porté son maître à la mener à Londres ; car leur résidence ordinaire était à la campagne. Mais, pour avoir refusé depuis peu de la satisfaire, à l’occasion d’une femme avec laquelle on l’avait vu au parc de saint-James, elle l’avait traité avec sa rigueur ordinaire, dès la première fois qu’elle étoit venue à la ville ; et le pauvre gentilhomme était à demi fou de cette aventure. Ici, Will avait plaint ma situation, les larmes aux yeux, et dans des termes fort touchans. Ensuite, il avait expliqué par quel hasard il avait découvert les traces de sa maîtresse. En un mot, il les avait fait entrer si vivement dans mes intérêts, qu’ils lui avoient prêté un habit pour se déguiser ; et qu’à sa prière, le maître de l’hôtellerie s’était informé, s’il était certain qu’elle eût pris un logement chez Madame Moore. Il avait sçu par cette voie qu’elle s’était engagée pour une semaine, quoiqu’en même-tems elle eût ajouté qu’elle ne croyait pas faire un si long séjour à Hamstead ; et c’était alors qu’il m’avait dépêché un exprès, avec ses premières explications ". à mon arrivée, ma personne et mes habits répondant fort bien à la description de Will, tous les gens de l’hôtellerie semblaient prêts à m’adorer. Je poussais quelquefois un soupir. Quelquefois je prenais une contenance plus gaie, mais qui laissait voir un chagrin mal déguisé, plutôt qu’une joie réelle. Ils ont dit à Will qu’il était bien fâcheux, qu’une dame si charmante fût d’une humeur si ombrageuse : que ces fuites inconsidérées l’exposaient à de grands dangers ; qu’il se trouvait de tous côtés des libertins (des lovelaces à chaque pas, Belford) sur-tout aux environs de la ville ; que les gens de cette espèce étoient capables de tout entreprendre ; qu’ils pouvaient nuire du moins à sa réputation, et lui faire perdre tôt ou tard l’affection de son mari. Conviens, Belford, que les gens d’Hamstead sont de fort bonnes ames. J’ ai fait appeler le maître de l’hôtellerie. J’apprends de mon valet, lui ai-je dit gravement, qu’il ne vous a pas caché les raisons qui m’amènent ici. Fâcheuse aventure, monsieur ! Très-fâcheuse aventure ! Mais jamais femme ne fut plus vertueuse que la mienne. Il m’a répondu qu’on ne pouvait prendre une autre opinion d’elle : qu’il était bien malheureux qu’une jeune dame fût capable de ces petits entêtemens, sur-tout avec un mari d’aussi bon naturel que je le paroissois. Un enfant gâté par sa mère, ai-je repris ; un enfant gâté ; voilà tout le mal : et poussant un soupir, il faut s’armer de patience, ai-je ajouté. Ce que vous pouvez faire pour moi dans cette occasion, c’est de me prêter une redingote ; n’importe laquelle. Si ma femme m’appercevait de loin, peut-être me serait-il difficile de lui parler. Une redingote avec un capuchon, si vous en avez une de cette espèce. Il faut que je m’approche d’elle, sans qu’elle puisse s’en défier. Mon hôte a paru craindre civilement de ne pouvoir m’offrir une redingote digne de moi. Je l’ai assuré que la plus mauvaise serait celle qui me conviendrait le mieux. Il m’en a présenté deux, et j’en ai choisi une dont le capuchon peut se boutonner sur le visage. Ne me trouvez-vous pas l’air fort abattu ? Lui ai-je demandé avec un nouveau soupir. Que je suis à plaindre ! Cependant vous devez juger que ce n’est pas une légère consolation pour moi, de la retrouver avant que le mal soit plus grand. Mais si je ne puis la guérir de ces cruels caprices, elle me fera mourir de chagrin. Avec tous ses défauts, je l’aime à l’idolâtrie. L’hôtesse qui nous écoutait à quelque distance, s’est approchée par un mouvement de compassion. Puis-je sçavoir, monsieur, m’a-t-elle demandé d’un ton radouci, si madame est mère ? Hélas ! Non, ai-je répondu en soupirant. Nous sommes mariés depuis peu. Je puis vous assurer, néanmoins, que c’est sa faute s’il n’en paraît encore aucun fruit (tu sçais, Belford, si je mentais d’une syllabe) : mais, pour vous parler de bonne foi, elle est d’une réserve… je vous entends, a repris ma tendre hôtesse avec un sourire, madame est fort jeune. Je me souviens d’avoir connu deux jeunes dames de ce caractère ombrageux. Mais, comme elle vous aime, (et je la trouverais bien étrange en effet de ne pas vous aimer), elle n’aura pas plutôt l’espérance d’être mère, que ces petites inégalités disparaîtront, et qu’elle fera la meilleure de toutes les femmes. C’est mon espérance, ai-je répondu. Will ajustait, pendant ce tems-là ma redingote, et me la boutonnait sur le menton. J’ai demandé à l’hôtesse un peu de poudre, dont j’ai parsemé légèrement mon chapeau ; et l’ayant mis sur ma tête, je l’ai rabattu d’un côté sur mes yeux. Dans cet état, croyez-vous, madame, ai-je dit à l’hôtesse, que je puisse être reconnu ? Que vous l’entendez admirablement ! S’est-elle écriée. Je ne suis pas surprise, si vous me permettez de le dire, que madame ait eu quelque petit mouvement de jalousie. Assurément, si vous avez soin de cacher le galon de votre habit, il n’y a personne qui puisse vous prendre pour le même, à moins qu’on ne pût vous reconnaître à vos bas. J’ai loué son observation. Auriez-vous, ai-je dit à l’hôte, une paire de gros bas à me prêter ? Il n’est question que d’en couper le pied, pour les chausser par dessus les miens. Il m’a fait apporter sur le champ des bas de botte, qui me font d’autant mieux, qu’ils donnent à mes jambes un air goutteux. La bonne femme s’est mise à rire, et m’a souhaité du succès. Son mari a fait de même. Tu sçais que je ne suis pas mauvais comédien. J’ai pris une canne, que j’ai empruntée de l’hôte ; et, pour m’exercer un peu à la marche d’un goutteux, j’ai fait quelques tours dans le jeu de boule. C’est dans ce bizarre équipage que je t’écris. Will me raconte que, pendant ma promenade, l’hôtesse disait à l’oreille de son mari : il n’est pas fait d’hier, j’en réponds ; je gagerais hardiment que toute la faute n’est pas d’un côté. L’hôte a répondu que je lui paroissais si gai et de si bon naturel, qu’il ne comprenait pas qu’on pût être de mauvaise humeur avec moi. Cet homme, Belford, juge fort bien. Il serait à souhaiter que ma charmante pensât comme lui. Je vais essayer à présent si je pourrai convenir, avec Madame Moore, d’un logement et d’autres commodités pour ma femme malade. Quoi ! Qu’est-ce qui t’étonne ici ? Oui, ma femme. Qui sçait quelles précautions la chère fugitive a pu prendre, dans la crainte qu’elle a de moi ? Mais la bonne Moore, a-t-elle d’autres logemens à louer ? Oui, oui. J’ai pris soin de m’en éclaircir, et je trouve qu’elle a précisément toutes les commodités dont j’ai besoin. Je ne suis pas moins sûr que ma femme en sera satisfaite ; parce que, tout marié que je suis, grâces au ciel, j’ose dire que je suis le maître. Si Madame Moore n’avait eu qu’un grenier de reste, je ne l’aurais pas trouvé moins de mon goût, en prenant la qualité d’un pauvre auteur menacé de la prison, pour avoir usé trop librement de sa plume, qui cherche un asile, et qui a fait quelque argent de ses petits meubles, pour être en état de payer son loyer d’avance. Il n’y a point de rôle auquel je ne puisse m’ajuster. Enfin, la veuve Moore a repris le chemin de sa maison. Silence, mon cœur ; car je vous crains plus ici que ma conscience. Examinons s’il n’est pas à propos de prendre d’abord une voix enrouée… mais j’oublie quelque chose de plus important. Marquerai-je de la colère ou de la joie, lorsque je paraîtrai devant ma charmante ?… de la colère, à coup sûr. N’a-t-elle pas violé sa promesse, et dans un temps où je méditais de lui rendre une généreuse justice ? Entre les honnêtes gens, l’infidélité n’est-elle pas un horrible crime ? Ma règle, pour juger des actions et des choses, a toujours été moins leur nature, que le caractère des acteurs ; et sur ce principe, il serait aussi ridicule de voir un libertin fidèle à ses engagemens d’amour, qu’il est noir pour une femme d’y manquer. Ah, cher Belford ! Remarques-tu que cette gravité hors de saison n’est que pour appaiser les palpitations d’un cœur difficile à gouverner ? Mais je sçaurai le réduire. Je le rendrai tranquille, pendant le chemin que j’ai à faire dans ma voiture. Que ce chemin est court, néanmoins ! Est-ce la peine de monter ? Oui, montons. Ne suis-je pas un pauvre goutteux ? D’ailleurs, c’est flatter Madame Moore, que de paraître avec un équipage pour lui demander un logement. Quelle veuve, quelle servante d’Hamstead oserait faire la moindre question à l’homme d’importance qui se présente dans un carrosse ? J’abandonne mon cocher et mon laquais à la direction de Will. Jamais coquin ne fut plus hideux qu’il le paroît dans son déguisement. Il ne peut être reconnu que du diable et de son autre maître, qui lui ont tous deux imprimé leur marque. Pour la mienne, il la portera toute sa vie ; car je prévois qu’il sera pendu avant que l’ âge fasse tomber le reste de ses dents, avec celle qu’il se vante d’avoir perdue par mes coups. Je pars. Compte que je suis parti.