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Chapitre I
[modifier](1) Une même année avait vu s’accomplir tous ces événements sur divers points de l’univers. Les splendeurs du consulat venaient d’ennoblir les noms d’Eusèbe et de son frère Hypace. La Gaule commençait à respirer, et Julien, libre un moment des soins de la guerre, reportait sa sollicitude sur tout ce qui pouvait contribuer au bien-être des provinces. Veiller à l’égale répartition de l’impôt, prévenir tout abus de pouvoir, écarter des affaires cette classe de gens qui spécule sur les malheurs publics, ne souffrir chez les magistrats aucune déviation de la stricte équité, telle était l’occupation de tous ses instants.
(2) Ce qui aidait aux réformes dans cette dernière partie de l’administration, c’est que le prince siégeait lui-même comme juge, pour peu que les procès eussent d’importance par la gravité des cas ou le rang des personnes ; et jamais la justice n’eut de dispensateur plus intègre.
(3) Un exemple, entre mille, suffira pour établir son caractère sous ce rapport.
(4) Numérius, ancien gouverneur de la Narbonnaise, avait à répondre devant lui à la charge de dilapidation, et, contre l’usage dans les causes criminelles, les débats étaient publics. Numérius se renferma dans la dénégation, et les preuves manquaient contre lui. Son adversaire Delphidius, homme passionné, voyant l’accusation désarmée, ne put s’empêcher de s’écrier : "Mais, illustre César, s’il suffit de nier, où seront désormais les coupables ? " À quoi Julien répliqua sans s’émouvoir : "S’il suffit d’accuser, où seront les innocents ? " Ce trait le peint comme juge.
Chapitre II
[modifier](1) Julien méditait une expédition contre plusieurs bourgades chez les Alamans, dont les dispositions lui faisaient redouter quelque nouvelle et furieuse agression, qu’il ne pouvait prévenir qu’en se hâtant de faire un exemple : mais il fallait se presser d’agir. Il cherchait dans son esprit un moyen de dérober sa marche aux ennemis, afin de les surprendre, et de fondre sur eux à la première occasion favorable.
(2) Voici à quoi il se décida, et l’événement fit voir combien son plan était habile. D’abord il tint sa résolution secrète, et, sous prétexte d’une ambassade à Hortaire, l’un des rois en paix avec nous, et qui était voisin du pays où l’on remuait, il lui envoya Hariobaude, tribun sans commandement, d’une valeur et d’une fidélité éprouvée. De là cet officier, qui parlait bien la langue des barbares, pouvait facilement s’approcher de la frontière, et surveiller les mouvements de l’ennemi. Hariobaude accepta résolument la mission.
(3) De son côté, Julien, dès que la saison d’entrer en campagne fut venue, rassembla ses troupes et se mit à leur tête. Il tenait beaucoup, avant que les hostilités ne fussent trop engagées, à reprendre et mettre en état de défense un certain nombre de villes fortes, dont la destruction datait déjà de loin. Il avait aussi à rétablir ses magasins de subsistances qui avaient été incendiés, et où il se proposait de recueillir les envois de grains ordinaires de la Bretagne.
(4) Tout cela fut exécuté avec une célérité incroyable. Les magasins, construits en un clin d’œil, regorgèrent aussitôt de vivres ; sept villes furent occupées, savoir, le Camp d’Hercule, Quadriburgium, Tricésime, Novesium, Bonna, Antennacum, et Bingion. Là, il fut rejoint à propos par Florence, préfet du prétoire, qui lui amenait un renfort et des vivres pour une longue campagne.
(5) Restait à réédifier les murailles des sept villes, opération essentielle, et qu’il était urgent d’achever pendant que rien encore n’y mettait obstacle. On put juger en cette occasion de l’ascendant qu’avait pris Julien par la crainte sur les barbares, et par l’amour sur ses soldats.
(6) Les rois alamans, fidèles au pacte conclu l’année précédente, envoyèrent dans des chariots une partie des matériaux nécessaires aux constructions ; et l’on vit même les soldats auxiliaires, si récalcitrants pour cette espèce de service, se prêter avec ardeur au désir de leur général, jusqu’à porter gaiement sur leurs épaules des solives de cinquante pieds et plus, et aider de tout leur pouvoir au travail des constructions.
(7) L’oeuvre touchait à son terme, lorsque Hariobaude revint rendre compte de sa mission. Son arrivée fut le signal du départ. Toute l’armée se mit alors en marche pour Mogontiacum, où s’éleva une très vive contestation ; Florence et Lupiein, qui avait succédé à Sévère, soutenant qu’il fallait jeter là un pont pour passer le fleuve ; et Julien s’y refusant avec une persistance inébranlable, par la raison que si on mettait une fois le pied sur le territoire des rois avec qui nous étions en paix, les habitudes dévastatrices du soldat entraîneraient indubitablement la rupture des traités.
(8) Cependant la fraction du peuple alaman contre qui l’expédition était dirigée, voyant le péril s’approcher, enjoignit avec menaces au roi Suomaire, l’un de ceux compris dans le traité précédent, de nous empêcher de franchir le Rhin. Ses possessions, en effet, touchaient à l’autre rive. Celui-ci se déclarant hors d’état d’en venir à bout avec ses seules forces, une masse imposante de barbares se porta soudain sur ce point, résolue d’opposer les derniers efforts au passage de l’armée.
(9) On comprit alors que César avait eu doublement raison dans son refus, et que pour jeter le pont il fallait chercher l’endroit le plus favorable, là où l’on ne serait exposé ni à dévaster les terres d’un ami, ni à sacrifier une foule de vies dans une lutte désespérée avec une telle multitude.
(10) Les barbares à l’autre bord suivaient d’un œil attentif tous nos mouvements. Chaque fois qu’ils voyaient se déployer nos tentes, ils faisaient halte, et passaient la nuit sous les armes, dans l’attente inquiète d’une tentative de notre part pour forcer la barrière du fleuve.
(11) Arrivée enfin au point qu’on avait choisi, l’armée s’y reposa après s’être retranchée. César appela Lupiein au conseil, et donna aux tribuns dont il était le plus sûr l’ordre de tenir prêts trois cents hommes armés à la légère et munis de pieux, sans expliquer où il voulait les employer, ni à quel service.
(12) Vers le milieu de la nuit, il fit monter ce détachement dans quarante barques (c’était tout ce qu’on avait pu s’en procurer), avec l’ordre de descendre le fleuve dans le plus grand silence, sans même faire usage des rames, de peur que le bruit de l’eau battue n’attirât l’attention des barbares ; et de s’évertuer de corps et d’esprit pour réussir à gagner l’autre rive, tandis que l’ennemi n’aurait l’œil que sur les feux que nous tenions allumés.
(13) Au moment où ce coup de main se préparait, le roi Hortaire, qui, sans songer à rompre avec nous, conservait des relations de bon voisinage avec ses compatriotes, avait engagé les rois alamans nos ennemis, avec leurs parents et leurs vassaux, à un dîner qui se prolongea, selon l’usage de ces peuples, jusqu’à la troisième veille de la nuit. Le hasard voulut qu’en se retirant ils fissent rencontre des nôtres. Aucun des convives ne fut tué ni pris, grâce à la vitesse de leurs chevaux, qu’ils lancèrent au hasard ; mais on fit main basse sur les esclaves et les valets, qui les suivaient à pied. Le peu qui s’échappa ne dut son salut qu’à l’obscurité.
(14) Le fleuve était passé, et les Romains, comme dans les expéditions précédentes, se regardaient comme au bout de leurs peines, puisqu’on avait pu joindre l’ennemi ; mais cette diversion frappa de terreur les rois alamans et toute leur multitude, qui n’avaient eu qu’une idée en tête : empêcher qu’un pont ne fût jeté. Ce fut alors une dispersion générale ; et à cette furie indomptable succéda le plus vif empressement de chercher au loin sûreté pour soi, sa famille et ses biens. Le pont fut alors construit sans obstacles, et la population barbare vit, contre son attente, nos légions traverser, sans causer le moindre dommage, les possessions du roi Hortaire.
(15) Mais une fois qu’on eût touché le sol ennemi, tout fut mis à feu et à sang. Enfin, après avoir égorgé une foule d’habitants et incendié leurs frêles demeures, l’armée, qui ne rencontrait plus que des mourants ou des gens qui demandaient grâce, arriva au lien appelé Capellati ou Palas. Là se trouvent les bornes qui marquent la limite des territoires des Alamans et des Burgondes. On y campa, pour recevoir, dans une attitude moins hostile, la soumission de deux frères, les rois Macrien et Hariobaude, qui avaient senti venir l’orage, et s’étaient empressés de le conjurer.
(16) Cet exemple fut immédiatement suivi par le roi Vadomaire, dont les possessions touchaient à Rauraque, et qui fit valoir une lettre très vive de Constance en sa faveur. Il fut accueilli avec les égards dus à un prince dès longtemps adopté par l’empereur comme client du peuple romain.
(17) Macrien se voyait, ainsi que son frère, pour la première fois au milieu de nos aigles et de nos étendards ; et, frappé d’étonnement par la tenue de nos troupes et la splendide variété des armes, il s’empressa de demander grâce pour les siens. Vadomaire, qui était notre voisin, et dès longtemps en relation avec nous, ne laissait pas d’admirer notre appareil militaire, mais en homme pour qui tout cet éclat n’était pas absolument nouveau.
(18) Après une longue délibération, on s’accorda enfin à concéder la paix à Macrien. Quant à Vadomaire, comme il avait encore mission, outre le soin de ses intérêts propres, de solliciter au nom des rois Urie, Ursicin et Vestralpe, la réponse souffrait des difficultés. Les conventions ne lient guère les barbares. Un traité conclu par intermédiaire aurait-il assez de force près de ceux-ci dès qu’ils ne seraient plus contenus par la présence de l’armée ?
(19) Mais quand on eut brûlé leurs moissons et leurs demeures, tué ou pris une partie de leur monde, ils s’empressèrent de négocier par mandataires directs, et supplièrent du même ton que s’ils eussent eu à se reprocher les ravages dont ils étaient les victimes. Cette contrition leur valut la paix aux mêmes conditions qu’aux autres. On leur imposa surtout la remise immédiate de tous les prisonniers qu’ils avaient faits dans leurs excursions.
Chapitre III
[modifier](1) Tandis que la divine providence rétablissait ainsi nos affaires dans les Gaules, une nouvelle tourmente politique allait s’élever au sein de la cour, et le plus frivole incident servait de prélude à des scènes de deuil et de larmes. Un essaim d’abeilles s’était montré dans la maison de Barbation, général de l’infanterie. Celui-ci, tout inquiet de ce présage, consulta les adeptes en la science divinatoire. On lui répondit qu’il était à la veille de quelque grand événement. Ce pronostic est fondé sur l’usage d’enlever les abeilles du lieu où elles ont déposé le produit de leur industrie, soit en les enfumant, soit en faisant un grand bruit de cymbales.
(2) La femme de Barbation, qui se nommait Assyria, était aussi indiscrète qu’imprudente. Son mari, que cette prédiction préoccupait singulièrement, étant absent pour une expédition, voilà que, dans son inquiétude de femme, elle s’avisa de lui adresser étourdiment une lettre larmoyante, où elle le conjurait, comme allant succéder à Constance (dont elle tenait la mort pour très prochaine), de ne point lui préférer l’impératrice Eusébie, malgré la transcendante beauté de cette princesse. Assyria s’était servie à cet effet de la main d’une esclave très habile à écrire en chiffres, et qui lui était échue de la succession de Silvain.
(3) La lettre fut expédiée avec tout le secret possible. Mais, au retour de l’expédition, l’esclave qui l’avait écrite sous la dictée de sa maîtresse s’évada une nuit, et fut recueillie avec empressement par Arbition, à qui elle en livra une copie.
(4) Celui-ci n’eut garde de manquer une si belle occasion d’exercer ses talents ; et, la pièce en main, il alla droit à l’empereur. On instruit l’affaire en courant, comme de coutume. Barbation, qui ne put nier d’avoir reçu la lettre, et sa femme convaincue par l’évidence de l’avoir écrite, eurent tous deux la tête tranchée.
(5) Leur mort toutefois ne mit pas fin aux procédures : une foule d’infortunés, innocents ou coupables, subirent la question. Au nombre des premiers figurait Valentin, qui venait de passer du grade d’officier des protecteurs à celui de tribun. Sous prétexte de complicité, il fut à plusieurs reprises appliqué à la torture, qu’il soutint jusqu’au bout, sans faire d’autre aveu que celui d’une ignorance complète de tout ce qui s’était passé. On lui accorda depuis, par forme de dédommagement, le titre de duc d’Illyrie.
(6) Barbation était dur, arrogant, et généralement détesté pour l’hypocrisie avec laquelle il avait trahi Gallus, lorsqu’il servait sous lui comme chef des protecteurs. Ce service lui ayant valu un grade militaire plus élevé, son orgueil s’en était accru ; et ce fut contre Julien qu’alors il dirigea toutes ses manœuvres, ne cessant de glisser, au grand scandale de tous les gens de bien, les propos les plus malveillants dans l’oreille toujours ouverte de Constance.
(7) Il ignorait sans doute la recommandation très sage faite autrefois par Aristote à Callisthène, son disciple et son parent, en l’envoyant près d’Alexandre, de ne parler que le moins possible, et de bien mesurer ses paroles devant l’homme qui pouvait d’un mot donner la vie ou la mort.
(8) Pourquoi s’étonnerait-on de trouver dans l’intelligence humaine, faculté d’essence divine, le discernement des choses bonnes et nuisibles, quand des animaux dépourvus de raison savent, dans l’intérêt de leur sûreté, se forcer eux-mêmes au silence, ainsi qu’il est prouvé par ce fait d’histoire naturelle si connu ?
(9) La chaleur oblige quelquefois les oies sauvages à émigrer d’Orient en Occident : quand leurs bandes sont sur le point de traverser la chaîne du mont Taurus, où les aigles abondent, afin qu’aucun cri ne s’en échappe, et ne trahisse leur arrivée près du repaire d’ennemis si redoutables, les oies se remplissent le bec de pierres, qu’elles laissent choir ensuite dès quelles ont pu d’un vol accéléré franchir ces hauteurs, et continuent ensuite leur voyage en toute sécurité.
Chapitre IV
[modifier](1) Pendant qu’à Sirmium on n’était occupé que d’informations judiciaires, la trompette sonnait l’heure des combats en Orient. Le roi de Perse, renforcé par les féroces nations dont il s’était assuré le concours, et brûlant d’étendre sa domination, ramassait de tous côtés des hommes, des armes et des vivres. Les mânes aussi furent évoqués, les devins interrogés ; et lorsque tout fut prêt, le monarque attendit le printemps pour mettre à exécution ses projets d’envahissement.
(2) De vagues rumeurs d’abord, puis des détails trop certains, jetèrent dans les esprits une appréhension immense. Cependant la cabale du palais, gouvernée par les eunuques, ne cessait, comme on dit, de battre le fer ; et Ursicin pour le crédule et pusillanime empereur était devenu en quelque sorte la tête de Méduse. Vainqueur de Silvain, et aussitôt désigné pour défendre l’Orient, comme si lui seul en eût été capable, il rêvait une position plus haute encore.
(3) Voilà ce que sans cesse on répétait au prince, sous toutes les formes. Tout ce manège infâme n’avait d’autre but que de gagner les bonnes grâces du grand chambellan Eusèbe, dont on aurait pu dire sans exagération que c’était son maître qui avait du crédit près de lui. Ce dernier avait un double motif d’animosité contre le maître de la cavalerie. Seul entre tous, celui-ci n’avait jamais eu recours à lui. Ursicin, de plus, s’obstinait à ne pas vouloir sortir d’une maison qu’il avait à Antioche, et dont Eusèbe convoitait ardemment la possession.
(4) Comme une couleuvre gonflée de venin, dont les petits commencent à peine à ramper, et qui déjà leur enseigne à mordre, Eusèbe dressait les jeunes eunuques de la chambre à profiter, pour ruiner petit à petit un homme de bien, des facilités de leur service intime, et des séductions de leur voix, restée douce et enfantine, sur l’oreille du prince. Ce genre de leçon ne les trouva que trop dociles.
(5) On serait tenté, en présence de tels faits, de réhabiliter la mémoire de Domitien, qui, au milieu de la réprobation trop justement attachée à son règne, si différent de celui de son père et de son frère, emporte cependant l’honneur d’avoir rendu la plus utile des lois : celle qui défend sous des peines très sévères la castration des enfants dans toute l’étendue de l’empire romain. Où en serait-on de nos jours si cette espèce de monstres eût pullulé, quand, même dans son petit nombre, elle trouve encore le moyen d’être un fléau ?
(6) On voulut cependant user contre Ursicin de circonspection. On faisait entendre qu’un nouveau rappel lui inspirerait des craintes ; qu’il pourrait bien alors ne plus rien ménager. Il valait mieux attendre l’occasion de l’accabler à l’improviste.
(7) Tandis qu’on épiait ce moment avec grande impatience, Ursicin et moi nous arrivions à Samosate, capitale célèbre autrefois du royaume de Commagène. Là, nous reçûmes coup sur coup avis d’événements dont je vais parler.
Chapitre V
[modifier](1) Un nommé Antonin, qui de riche négociant était devenu intendant du duc de Mésopotamie, puis était entré dans le corps des protecteurs, s’était fait une grande réputation d’intelligence et de capacité dans la province. Menacé, par d’injustes répétitions, de la perte d’un capital considérable, il tenta de plaider ; mais il avait affaire à des hommes puissants, et les juges inclinant du côté du plus fort, son bon droit reçut échecs sur échecs. Loin de se roidir contre l’injustice, il prit le parti de plier et d’user d’adresse. Il se reconnut débiteur, et simula un abandon au fisc du montant de la somme exigée. Un sinistre projet de vengeance germait dès lors dans sa tête. Il s’appliqua secrètement à pénétrer tous les ressorts de l’État et de l’administration. Familier avec les deux langues, ayant à sa disposition les comptes, il sut bientôt le nombre, la force, la distribution des corps de troupes, et la destination ultérieure de chacun en cas de guerre. Son investigation infatigable alla jusqu’à scruter la situation et les ressources de l’armement, des subsistances, et de tout ce qui compose le matériel de campagne.
(2) Il sut enfin le fort et le faible de notre état militaire d’Orient, et reconnut aussi que la présence prolongée de l’empereur en Illyrie concentrait sur ce point la majeure partie de nos troupes, et des fonds nécessaires à la solde. Dès lors, sentant approcher le terme de l’obligation que la contrainte et la peur lui avaient fait souscrire, et voyant sa catastrophe imminente, car il n’avait pas de grâce à attendre du grand trésorier, qui voulait faire sa cour à la partie adverse, il prit ses mesures pour s’enfuir en Perse avec sa femme, ses enfants, et tout ce qu’il avait de plus précieux.
(3) Afin de donner plus aisément le change aux gardes frontières, il acheta dans l’Hiaspide un fonds de terre d’un prix modique, et riverain du Tigre. Il s’assurait par là, pour ses fréquents voyages à la frontière, un prétexte qui coupait court à toute question, car les autres propriétaires en faisaient autant. Il put aussi par l’entremise de serviteurs dont il était sûr, et qui savaient nager, communiquer fréquemment avec Tamsapor, dont il était connu, et qui commandait sur toute la rive opposée. Effectivement, à la faveur d’une escorte de cavaliers que celui-ci lui envoya de son camp, Antonin s’embarqua avec sa famille, et passa sur l’autre bord, renouvelant en sens contraire le trait de ce Zopyre qui jadis avait livré Babylone à Cyrus.
(4) Les choses en étaient là du côté de la Mésopotamie, quand la tourbe du palais, toujours chantant sur le même ton contre le brave Ursiein, trouva jour enfin à lui nuire. Elle fut encore inspirée en cela et secondée par la bande des eunuques, espèce que rien n’apprivoise et n’adoucit, et qui, sevrée de toute humaine affection, se rejette sur la possession des richesses, et l’embrasse avec la tendresse passionnée qu’un père aurait pour sa fille.
(5) Il fut arrêté entre eux que Sabinien, vieillard décrépit, mais riche autant qu’incapable et sans énergie, et trop inconnu d’ailleurs pour avoir la moindre prétention au premier grade militaire, était précisément l’homme qu’il fallait à la tête de l’Orient ; qu’Ursicin serait rappelé, et succéderait à Barbation dans la charge de maître de l’infanterie. Une fois sous leur main, cet ambitieux novateur, comme on voulait l’appeler, aurait assez à faire de se défendre des puissantes inimitiés qu’on saurait bien lui susciter.
(6) Pendant qu’à la cour on distribue les rôles comme pour représenter une comédie ou pour assigner les places dans un festin, et qu’on fait porter dans chaque maison influente sa quote-part du prix stipulé pour le pouvoir qu’on vient de vendre, Antonin, conduit au quartier d’hiver du roi de Perse, y était reçu à bras ouverts et décoré de la tiare. Cette distinction confère le droit de s’asseoir à la table royale, et, de plus, celui d’ouvrir des avis dans les conseils et d’opiner dans les délibérations. Antonin en usa sans scrupule. Il fit voguer sa barque, non pas à la sonde et à la remorque, mais toutes voiles dehors ; c’est-à-dire qu’il attaqua l’empire de prime abord, sans précautions oratoires ni circonlocutions. Il répétait au roi sans cesse, comme autrefois Maharbal gourmandant l’indécision d’Annibal, "qu’il savait vaincre, mais non user de la victoire".
(7) Homme pratique, et d’une instruction aussi étendue que profonde, il rencontrait des auditeurs attentifs et charmés, qui ne louaient pas, mais témoignaient, à la façon des Phéaciens d’Homère, leur admiration par leur silence. Son texte habituel était la période des quarante dernières années, où, après une guerre constamment heureuse, et notamment après cette mêlée nocturne près d’Hilée et de Singare, mêlée si meurtrière pour les nôtres, les Perses vainqueurs tout à coup s’étaient arrêtés comme par l’interposition d’un fécial, laissant Édesse intacte, et sans mettre un pied sur les ponts de l’Euphrate. L’occasion était belle cependant avec des forces aussi imposantes, après de si brillants débuts, pour pousser plus loin leurs avantages, au moment où la puissance romaine, en proie aux déchirements d’une guerre civile interminable, s’épuisait d’efforts et de sang.
(8) C’est ainsi qu’au milieu des banquets, où les Perses, à l’imitation des Grecs d’autrefois, tiennent conseil sur la politique et la guerre, le transfuge, tout en sachant rester maître de soi, excitait l’ivresse du monarque, exaltait sa confiance en la fortune, et le poussait à se mettre en campagne dès que l’été serait venu, promettant, de son côté, son zèle et son assistance au besoin.
Chapitre VI
[modifier](1) Dans le même temps Sabinien, tout gonflé de sa soudaine importance, venait trouver en Cilicie l’homme qu’il devait remplacer, et lui remettait une lettre du prince, qui l’invitait à se rendre sans délai à la cour, où une position plus élevée lui était offerte. Or les choses en Orient en étaient venues à ce point de crise, qu’au lieu d’ôter Ursicin de son gouvernement, il eût fallu l’y rappeler en toute hâte, dût-on même l’aller chercher jusqu’à Thulé : tant son habileté consommée et sa profonde intelligence de la tactique particulière des Perses le rendaient l’homme indispensable en ce moment.
(2) Cette nouvelle consterna les provinces. Partout les ordres de l’État s’assemblèrent, et le peuple s’ameuta : on délibéra d’un côté, on vociféra de l’autre, tous s’accordant à retenir bon gré malgré leur commun défenseur. On se souvenait que, resté seul pour protéger le pays, il avait su, avec une poignée de soldats sans nerf, sans ressort, et qui n’avaient jamais vu la guerre, se maintenir dix années durant, et ne se laisser entamer nulle part. On savait encore, pour surcroît d’alarmes, qu’en perdant Ursiein on allait voir lui succéder le plus incapable des hommes.
(3) C’est une croyance reçue, et je m’y range pleinement, que les nouvelles traversent les airs. Sans doute les Perses furent avertis par cette voie ; car ils délibéraient déjà sur ce qui venait de se passer chez nous. Après bien des débats, ils arrêtèrent dans un dernier conseil le plan proposé par Antonin, et fondé tant sur l’absence d’Ursicin que sur la nullité de son successeur, de forcer la barrière de l’Euphrate, et d’aller droit devant soi, sans s’exposer à perdre du monde devant les places fortes. Prévenant ainsi par sa célérité le bruit de sa marche, leur armée n’aurait qu’à occuper sans coup férir des provinces qui n’avaient pas vu d’ennemi depuis le temps de Gallien, et qui s’étaient enrichies par une longue paix. Antonin offrait de plus de servir de guide, et l’on n’en pouvait trouver un meilleur.
(4) Cette résolution emporta tous les suffrages ; on ne s’occupa plus que de ramasser des soldats, des vivres, des armes, et tout le matériel nécessaire. Les préparatifs durèrent le reste de l’hiver.
(5) Quant à nous, une fois sortis des obstacles dont je viens de parler, et qui nous retinrent quelque temps de l’autre côté du Taurus, nous nous empressâmes d’obéir à l’empereur, et nous voyagions en toute hâte vers l’Italie. Arrivés au bord de l’Hèbre, fleuve qui prend sa source dans les monts Odryses, nous trouvâmes une lettre de l’empereur qui nous enjoignait de reprendre sur-le-champ la route de Mésopotamie ; et cela sans aucune suite, puisque notre mission était inactive, et qu’un autre avait le pouvoir.
(6) C’était une manœuvre imaginée par les grands faiseurs du gouvernement, et dont l’intention était, au cas où les Perses viendraient à échouer dans leur entreprise, de transporter au général nouveau tout l’honneur du succès ; mais de se ménager, dans le cas contraire, un texte d’accusation contre le traître Ursicin.
(7) Nous voilà donc de retour, après toutes ces allées et venues sans objet, et face à face avec Sabinien, qui nous fit le plus dédaigneux accueil. C’était un personnage de petite taille, aussi dépourvu de cœur que d’esprit ; un homme à perdre contenance au bruit joyeux d’un festin. Qu’on se le figure sur un champ de bataille !
(8) Cependant les rapports de nos espions s’accordaient avec les déclarations des transfuges sur l’activité que les Perses apportaient dans leurs préparatifs. Nous laissâmes le petit homme bâiller tout à son aise, et courûmes mettre Nisibe en état de défense, dans la crainte que l’ennemi, tout en faisant mine de n’en pas vouloir à cette place, ne la surprît au dépourvu.
(9) Pendant que nous pressions les travaux dans l’intérieur des murs, des colonnes de fumée et des lueurs extraordinaires apparaissaient au-delà du Tigre, dans la direction de Sisara et du Camp des Maures, et, gagnant de proche en proche jusqu’à une distance assez voisine de l’enceinte, témoignaient du passage du fleuve par les corps avancés de l’ennemi et du commencement des dévastations.
(10) Nous sortîmes au plus vite, tâchant de les prévenir et de leur couper le chemin. À deux milles environ des murs, nous trouvâmes sur la chaussée un bel enfant qui pleurait. Il paraissait âgé de huit ans, et portait un collier. Il nous dit qu’il était de bonne famille, et qu’à l’approche de l’ennemi sa mère l’avait abandonné, au milieu du trouble et de l’embarras de sa fuite. Le général, touché de pitié, m’ordonna de prendre cet enfant devant moi sur mon cheval, et de le ramener à la ville. Mais déjà des coureurs en pillaient les alentours.
(11) Je craignis d’y être enfermé ; et, déposant ma charge sur le seuil d’une poterne entr’ouverte, je regagnai nos escadrons à toute bride et à perte d’haleine. Peu s’en fallut que je ne fusse pris.
(12) Le valet d’un tribun nommé Abdigilde tomba aux mains d’un parti au moment où je passais comme un trait. Le maître échappa. On demanda au prisonnier qui était le chef qui venait de sortir de la ville. Il répondit que c’était Ursicin, et qu’il s’était dirigé vers le mont Izala. Sur quoi ils tuèrent cet homme, et se mirent tous à nous poursuivre sans relâche.
(13) Grâce à la vitesse de mon cheval, je conservai sur eux l’avance ; et près d’Amudis, petit fort en mauvais état, je vis les nôtres qui se reposaient dans une sécurité complète, laissant paître leurs chevaux çà et là. J’élevai de loin les bras aussi haut que je pus, agitant un pan roulé de ma tunique, en signe que l’ennemi était là. On fit retraite aussitôt, moi compris, malgré l’épuisement de ma monture.
(14) La lune, à notre grand détriment, était dans son plein ; et nous traversions une plaine unie et découverte, où l’on ne voyait qu’une herbe très courte, et aucun arbre ni buisson pour refuge, au cas où nous serions serrés de trop près.
(15) On imagina, dans cette conjoncture, d’attacher solidement une lampe allumée sur le dos d’un cheval, et de l’abandonner à lui-même après l’avoir poussé sur la gauche, tandis que nous tournions à droite vers les montagnes ; le tout afin d’attirer les Perses vers cette lumière qu’ils voyaient s’avancer lentement, et qu’ils devaient juger destinées à éclairer les pas du général. Sans ce stratagème, nous étions infailliblement enveloppés et faits prisonniers.
(16) Échappés à ce danger, nous arrivons dans un canton boisé, rempli de vignes et d’arbres à fruit, que la froideur de ses eaux a fait nommer Meiacarire. Tous les habitants avaient fui : il ne s’y trouva qu’un soldat caché dans un réduit, et que l’on conduisit au général. L’effroi que laissait voir cet homme, et la contradiction de ses réponses, nous le rendirent suspect. On le pressa de menaces, et il finit par tout avouer. Nous apprîmes alors qu’il était natif de Paris dans les Gaules, et qu’il avait servi dans notre cavalerie ; mais que la crainte d’un châtiment mérité l’avait fait déserter chez les Perses ; qu’il s’y était marié à une honnête femme, dont il avait des enfants ; qu’employé comme espion par les Perses, il leur avait souvent donné d’utiles indications ; et qu’au moment même de sa capture il retournait près des généraux Tamsapor et Nohodarès, qui commandaient l’avant-garde, pour leur faire part de ce qu’il avait recueilli. On le mit à mort, après avoir tiré de lui divers renseignements sur les ennemis.
(17) Le temps nous pressait, et l’alarme devenait de plus en plus vive. Nous nous rendîmes en toute hâte à Amida, ville que son désastre a rendue depuis si célèbre. Là, au retour de nos éclaireurs, on nous remet un parchemin mystérieusement caché dans une gaine, et sur lequel des caractères d’écriture étaient tracés. Ce message nous venait de Procope, qui, ainsi que je l’ai dit plus haut, avait fait partie de la seconde ambassade en Perse avec le comte Lucillien. Voici le contenu de cette pièce, rédigée à dessein en termes obscurs, dans la crainte qu’elle ne vint à être interceptée :
(18) "Le vieux roi a rejeté les ambassadeurs grecs, dont la vie ne tient même qu’à un fil. L’Hellespont ne lui suffit plus : on le verra bientôt joindre par des ponts les deux rives du Granique et du Rhyndace, et jeter sur l’Asie, pour l’envahir, des populations entières. Il n’est déjà que trop violent et emporté de sa nature ; et le successeur de l’empereur Hadrien d’autrefois est là qui l’anime encore, et l’irrite sans cesse. C’en est fait de la Grèce si elle n’y prend garde."
(19) Le sens de ces mots était que le roi de Perse allait franchir l’Anzabe et le Tigre, et que, poussé par Antonin, il visait à la domination de tout l’Orient. Quand on l’eut pénétré non sans peine au travers de ces voiles, on prit la précaution prudente que voici :
(20) Il y avait alors au gouvernement de la Corduène, pays de la dépendance des Perses, un satrape, nommé Jovinien, qui entretenait avec nous une secrète intelligence. Désigné autrefois comme otage, il avait passé sa jeunesse en Syrie, y avait pris le goût des études libérales, et désirait ardemment revenir parmi nous se livrer à sa passion.
(21) Je fus dépêché près de lui avec un centurion choisi comme homme sûr, afin d’obtenir des renseignements précis touchant l’invasion. Nous ne parvînmes jusqu’à lui que par des chemins à peine frayés à travers des monts escarpés et des précipices. Il me reconnut à l’instant ; et je ne lui eus pas plutôt confié sans témoins l’objet de mon voyage, qu’il me donna un guide discret, bien au fait des localités. Celui-ci me conduisit à quelque distance de là, sur un rocher assez haut pour qu’une vue de quelque portée ne perdît rien de ce qui se passait dans un rayon de cinquante milles.
(22) Nous y restâmes en observation deux jours entiers, sans rien voir. Mais au lever du troisième, tout l’espace circulaire qu’embrassait le regard, et qu’on appelle l’horizon, nous sembla se couvrir d’escadrons innombrables. Le roi se montrait à leur tête dans son plus brillant costume. À sa gauche marchait Grumbatès, roi des Chionites, prince de moyen âge, et déjà couvert de rides, mais d’un cœur élevé, et qui avait illustré son nom par plus d’une victoire. À sa droite était le roi des Albains, l’égal de ce dernier en rang et en considération. Après eux venaient plusieurs chefs distingués et puissants ; puis une multitude guerrière, l’élite des nations voisines, et depuis longtemps endurcie contre les fatigues et les dangers.
(23) Que la Grèce raconte donc tant qu’elle voudra la grande revue passée en Thrace à Dorisque, et ce recensement fabuleux opéré dans une étroite enceinte : nous sommes, nous, plus circonspects ou plus timides, et nous n’énonçons que ce qui peut se prouver par des témoignages authentiques et incontestables.
Chapitre VII
[modifier](1) Les rois alliés traversèrent Ninive, ville principale de l’Adiabène, et continuèrent résolument leur marche, après avoir offert un sacrifice au milieu du pont sur l’Auzabe, et consulté les entrailles des victimes, qui se trouvèrent favorables. Quant à nous, conjecturant que le reste de l’armée mettrait au moins trois jours à défiler, nous revînmes au plus vite chez le satrape nous reposer de nos fatigues.
(2) Puis, avec cette force qu’on puise dans la nécessité, nous retournâmes vers les nôtres, en franchissant plus rapidement que nous ne l’avions cru le désert qui nous séparait d’eux. Nous pûmes alors leur donner la certitude que les Perses avaient jeté un pont de bateaux, et qu’ils marchaient droit devant eux, en gens qui connaissent le chemin.
(3) On envoya aussitôt des cavaliers porter l’ordre à Cassianus, duc de Mésopotamie, et à Euphrone, gouverneur de la province, de faire replier les habitants avec le bétail ; d’évacuer la ville de Carrhes, dont les murs étaient en mauvais état ; et enfin d’incendier les campagnes, afin que nulle part l’ennemi ne trouvât à subsister.
(4) L’exécution suivit sans délai. Les moissons qui commençaient à jaunir, et jusqu’aux jeunes herbes, tout fut la proie des flammes ; si bien que du Tigre à l’Euphrate on ne voyait plus trace de verdure. Il périt dans cet embrasement une multitude de bêtes fauves, et notamment de lions, qui sont dans ce pays d’une férocité extraordinaire, mais qu’une cause toute locale frappe souvent de mort ou de cécité, comme on va le voir.
(5) Ces animaux se trouvent surtout parmi les roseaux et les fourrés entre les deux fleuves. Ils ne font aucun mal pendant l’hiver, qui est assez doux. Mais une fois que le soleil darde ses rayons d’été sur cette terre desséchée ; qu’une vapeur ardente a commencé d’embraser l’atmosphère, des nuées de moustiques, inévitable fléau de ces contrées, ne laissent plus aux lions un instant de repos. Ces insectes s’attaquent à leurs yeux, dont le brillant et l’humidité les attirent, se fixent aux membranes des paupières, et les criblent de leurs morsures. Les lions, exaspérés, ou plongent dans les eaux et s’y noient, en cherchant remède à cette poignante torture ; ou, s’appliquant aux yeux leurs propres ongles, les crèvent, et deviennent furieux. Sans cela tout l’Orient serait infesté de ces animaux.
(6) Tandis qu’on livrait aux flammes toute la végétation des champs, des détachements de protecteurs, commandés par des tribuns, couvraient la rive citérieure de l’Euphrate de redoutes et de palissades, qu’ils garnissaient en outre de machines de guerre, partout où la nature du sol permettait d’en asseoir à l’abri de la violence des eaux.
(7) Au milieu de cette activité, stimulée par le sentiment du péril commun à la veille d’une guerre d’extermination, le chef si heureusement choisi pour y faire face, Sabinien, passait tranquillement son temps au milieu des tombeaux. Sans doute il se figurait, en paix avec les morts, n’avoir plus rien à craindre des vivants ; et, par une bizarre et sinistre fantaisie, il se divertissait à troubler le silence profond de ces lieux en y faisant jouer devant lui les airs guerriers de la pyrrhique, pour se dédommager de la privation des spectacles. L’idée de funeste présage inhérente à de pareils actes s’attache même à la relation qu’on en fait ; mais elle peut empêcher du moins que l’exemple n’en soit contagieux.
(8) Cependant l’armée des Perses laissait de côté Nisibe, sans daigner s’y arrêter. Mais le feu étendant toujours ses ravages, pour ne pas s’exposer à manquer de subsistances, elle dut côtoyer le pied des monts, à la recherche des vallées où il pouvait rester quelque verdure ;
(9) et elle arriva bientôt à la ferme de Bebase. De là jusqu’à Constantine, dans un trajet de cent milles environ, règne une sécheresse absolue, et l’on n’y trouve d’eau que le peu qu’en fournissent les puits. Les chefs hésitèrent longtemps ; mais, dans leur confiance en l’énergie physique de leurs soldats, ils allaient passer outre, quand ils furent positivement informés qu’une subite fonte de neiges avait fait déborder l’Euphrate, et le rendait impraticable à gué.
(10) Ce contre-temps faisait évanouir leur espoir : il fallait attendre une occasion, et s’en remettre au hasard de la faire naître. Dans cette circonstance critique on tint un conseil d’urgence, et Antonin fut invité à ouvrir un avis. Il proposa d’appuyer sur la droite, et de gagner par un long circuit les forteresses de Barzalo et de Claudias, s’offrant à servir lui-même de guide. On aurait à traverser une contrée fertile en toute espèce de productions, et que la marche jusqu’alors en droite ligne des armées avait laissée intacte. Là le fleuve, près de sa source et n’ayant pas encore reçu d’affluents, ne présentait qu’un lit resserré et facilement guéable.
(11) La proposition est accueillie avec applaudissement ; on l’invite à montrer la route qu’il dit bien connaître, et toute l’armée, changeant de direction, s’achemine sur ses pas.
Chapitre VIII
[modifier](1) Aussitôt instruits de ce mouvement par nos éclaireurs, nous fîmes nos dispositions à l’effet de nous rendre en diligence à Samosate, y passer le fleuve, et, après avoir rompu les ponts de Zeugma et de Capersane, tâcher, Dieu aidant, de repousser l’ennemi.
(2) Mais nos mesures furent déconcertées par un incident aussi funeste qu’ignominieux, et qu’il faudrait ensevelir dans un éternel silence. Nous avions de ce côté un poste avancé de deux escadrons composant sept cent chevaux, qu’on avait envoyés d’Illyrie comme renfort. Cette troupe énervée et sans courage, redoutant une surprise nocturne, avait abandonné la garde de la chaussée vers la chute du jour, c’est-à-dire précisément à l’heure où il fallait redoubler de surveillance, et occuper jusqu’au moindre sentier.
(3) Cette circonstance fut remarquée par les Perses, qui, profitant de la double ivresse du vin et du sommeil où ces hommes étaient plongés, passèrent inaperçus, au nombre de vingt mille environ, sous la conduite de Tamsapor et de Nohodarès, et vinrent s’embusquer derrière les hauteurs voisines d’Amida.
(4) Le jour avait à peine lui que déjà nous étions en marche, ainsi que je l’ai dit, vers Samosate ; quand tout à coup, d’un point élevé, on découvrit un reflet d’armes considérable. Aux cris répétés "Voilà l’ennemi", le signal ordinaire du combat se fait entendre. On fait halte, et les rangs se serrent. Nous voyions déjà la retraite peu sûre ; l’ennemi, si proche, n’eût pas manqué de nous poursuivre. Attaquer, c’était courir à une mort certaine, ayant devant nous une force aussi supérieure, surtout en cavalerie.
(5) On se demandait encore que faire quand l’engagement était devenu inévitable. Déjà même quelques-uns des nôtres, s’étant trop avancés, avaient mordu la poussière. Au moment où les deux partis se joignaient, Ursicin reconnut Antonin, qui paradait en tête des escadrons ennemis. Il l’accable de reproches, et le traite de déserteur et d’infâme. Celui-ci, ôtant la tiare, insigne de sa dignité, mit pied à terre ; puis s’inclinant jusqu’au sol, les deux mains réunies derrière le dos (ce qui est la forme de salut la plus humble en Assyrie ), il donna à Ursicin les noms de maître et de seigneur :
(6) "Pardonnez-moi, illustre comte, lui dit-il, une démarche que je reconnais coupable, et où la nécessité seule a pu me pousser. Ce qui m’a perdu, c’est l’inique acharnement de créanciers impitoyables. Vous-même ne l’ignorez pas, puisque votre haute intervention s’est trouvée impuissante contre leur avidité." Il fit retraite après ces mots, mais sans se retourner, et, en signe de respect, continuant de faire face à son interlocuteur jusqu’à ce qu’il l’eût perdu de vue.
(7) Tout cela s’était passé dans le cours d’une demi-heure. Tout à coup notre dernier rang, qui bordait la crête de la colline, s’écria qu’une nuée de cataphractes accourait, à toute bride, nous prendre à dos.
(8) Alors, comme c’est l’ordinaire dans les cas désespérés, de toutes parts pressés par des masses innombrables, nous ne sûmes ni à qui faire face ni qui éviter, et la dispersion commença dans tous les sens. Mais l’ennemi nous enfermait déjà dans un cercle, et nos efforts même pour fuir nous jetaient au milieu de ses rangs.
(9) Alors on ne songea plus qu’à vendre chèrement sa vie. Mais, tout en combattant avec vigueur, nous nous vîmes acculer jusqu’aux rives escarpées du Tigre. Un certain nombre de nos gens fut poussé dans le fleuve, où quelques-uns, en joignant leurs bras entrelacés, parvinrent à ne pas s’écarter des endroits guéables ; d’autres perdirent pied et furent engloutis. Ceux-ci combattant jusqu’au bout avec des chances diverses, ceux-là perdant l’espoir de résister, cherchèrent à gagner les gorges les plus voisines du mont Taurus.
(10) De ce nombre fut notre général lui-même : je le vis un moment enveloppé avec le tribun Aiadalthe et un seul valet. La vitesse de son cheval lui sauva la vie.
(11) Séparé de mes camarades, je regardais autour de moi ce qui me restait à faire, quand j’aperçus Verennien, mon collègue dans les protecteurs, qui avait la cuisse traversée d’une flèche. J’essayais, à sa prière, de lui arracher le trait, quand, me voyant entouré, et déjà dépassé par un gros de Perses, je pris, hors d’haleine, ma course vers la Ville. Très escarpée du côté où nous poussait l’ennemi, elle n’est accessible que par un étroit sentier taillé dans le roc, et encore rétréci par des môles artificiels.
(12) Nous y restâmes jusqu’au lendemain matin, confondus avec les Perses qui s’y étaient engagés pêle-mêle avec nous, et dans un encombrement tel que les cadavres ne trouvaient pas jour à tomber, et qu’un soldat, qui avait la tête fendue par un affreux coup d’épée, restait devant moi debout comme un pieu, maintenu de tous les côtés.
(13) L’extrême proximité des murs nous garantit d’une grêle de projectiles que lancèrent les machines du haut des remparts. Une poterne enfin s’ouvrit pour nous, et je trouvai la ville envahie par une immense cohue des deux sexes. Ce jour en effet se trouvait être précisément l’anniversaire d’une grande foire qui se tient périodiquement dans les faubourgs, et y fait affluer la population des campagnes voisines.
(14) C’était dans l’intérieur un concert confus de lamentations ; ceux-ci, blessés à mort, poussant les cris de l’extrême détresse ; ceux-là se lamentant des pertes qu’ils avaient faites, ou appelant à grands cris ceux qui leur étaient chers, et que la presse les empêchait d’apercevoir.
Chapitre IX
[modifier](1) Amida n’était primitivement qu’une bicoque ; mais Constance, alors César, conçut le dessein, au moment même où il élevait une autre ville, celle d’Antoninopolis, de faire de celle-ci un refuge assuré pour la population environnante. Il lui donna une enceinte de murailles et de tours, y établit un magasin de machines de rempart ; en un mot, en fit une place de guerre redoutable, et voulait lui donner son nom.
(2) Elle est baignée au sud par le Tigre, qui fait un coude en cet endroit peu éloigné de sa source. Elle domine à l’est les plaines de Mésopotamie. Au nord, elle a la rivière de Nymphée à proximité, et pour boulevard les crêtes du Taurus, qui forment la démarcation de l’Arménie et des régions transtigritaines. Du côté de l’ouest, elle touche à la Gumathène, contrée d’une fertilité que seconde une bonne culture, et où se trouve le village d’Abarne, renommé par ses eaux thermales. Au centre d’Amida même, au pied de la citadelle, jaillit une source abondante d’eau potable, mais sujette, par les fortes chaleurs, à prendre une odeur méphitique.
(3) La garnison permanente de la ville n’était composée que de la cinquième légion Parthique, et d’un corps de cavalerie levé dans le pays, et qui n’était pas à mépriser. Mais l’irruption des Perses y avait fait accourir six légions, qui devancèrent l’ennemi sous ses murs par une marche forcée, et mirent la place sur un pied de défense respectable. Deux de ces légions portaient les noms de Magnence et de Décence. L’empereur, qui s’en défiait, les avait, après la guerre civile, reléguées en Orient, où l’on n’avait de confit à craindre qu’avec l’étranger. Les quatre autres légions étaient la trentième, la dixième, dite Fortensis, et deux autres formées des soldats nommés Voltigeurs (Superventores) et Éclaireurs (Praeventores), sous le commandement d’Élien, récemment promu au titre de comte. On se rappelle le coup d’essai à Singare de cette troupe alors novice, et le carnage qu’elle fit des Perses endormis, dans une sortie dirigée par ce même officier, qui n’était alors que simple protecteur.
(4) Là se trouvait aussi la majeure partie des archers comtes, corps qui se recrute de barbares de condition libre, choisis pour leur vigueur et leur adresse au maniement des armes.
Chapitre X
[modifier](1) Sapor, au moment de ce succès inopiné de son avant-garde, mettait à profit le conseil d’Antonin, et, en quittant Bebase, se dirigeait sur la droite par Horren, Meiacarire et Charcha, comme s’il n’avait eu aucun dessein sur Amida. Il rencontra sur sa route deux forts romains, Reman et Busan ; et il apprit d’un transfuge que la force de ces deux places avait déterminé plusieurs particuliers à y faire déposer leurs richesses, comme en lieu sûr. Outre les trésors, il s’y trouvait, disait-on, une femme de beauté singulière, avec sa jeune fille. C’était l’épouse de Craugase, membre influent et distingué du corps municipal de Nisibe.
(2) L’appât du butin anima Sapor, qui attaqua sans délai les deux forts, ne doutant pas de les enlever. Les garnisons en effet, consternées à la vue de tant d’ennemis, ne songèrent qu’à rendre les places, en livrant avec elles tous les réfugiés. À la première sommation, elles en remirent les clefs, en ouvrirent les portes, et tout ce qu’elles renfermaient fut abandonné au vainqueur. On vit alors paraître à la file des femmes tremblantes, des enfants sur les bras de leurs mères, et faisant, dans un âge si tendre, l’apprentissage du malheur.
(3) Le roi s’informa de l’épouse de Craugase, lui fit dire d’approcher sans crainte, et, la voyant couverte d’un voile noir des pieds à la tête, l’assura d’un air de bonté qu’on respecterait sa pudeur, et qu’elle reverrait son mari. Il savait que ce dernier avait pour elle une passion extraordinaire, et comptait négocier à ce prix la reddition de Nisibe.
(4) Il étendit cependant la même protection à des vierges consacrées, suivant le rite des chrétiens, au culte des autels ; leur permettant de continuer sans crainte leurs pratiques religieuses. Cette affectation de clémence avait pour but de ramener à lui ceux qu’effrayait sa réputation de barbarie. Il comptait leur persuader, par ces exemples, que ses mœurs s’étaient adoucies, et que sa haute fortune ne l’élevait pas au-dessus des sentiments de l’humanité.
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