Histoire de Rome Livre XX

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Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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Chapitre I[modifier]

(1) Tandis que, sous le dixième consulat de Constance et le troisième de Julien, ces divers événements se déroulaient en Orient et en Illyrie, les affaires prenaient un tour fâcheux en Bretagne. Les Écossais et les Pictes avaient rompu leurs engagements envers nous, et ces peuples féroces, étendant leurs incursions et leurs ravages sur toute la ligne frontière, jetaient l’effroi dans nos provinces, encore sous l’impression de leurs récents désastres. César, qui avait alors son quartier d’hiver à Paris, était en proie à diverses inquiétudes. Il craignait, en allant de sa personne, à l’exemple de l’empereur Constant, secourir nos possessions d’outre-mer, de laisser la Gaule, veuve de son chef, à la merci des Alamans, qui ne respiraient encore que guerre et vengeance.

(2) Il prit donc le parti de charger Lupicin, alors investi du grade de général, de pacifier le pays par le fer, ou par voie de négociation. Lupicin était bon soldat et capitaine consommé, mais de ces gens au sourcil dressé, au verbe haut, à l’accent péremptoire ; et l’on n’aurait su dire ce qui dominait chez lui, de la dureté de cœur ou de l’amour du gain.

(3) Il partit au fort de l’hiver, avec le corps des vélites, composé d’Hérules et de Bataves, deux légions de Mésie, et se rendit à Boulogne. Là il se procura des vaisseaux en nombre suffisant pour embarquer tout son monde ; et, profitant d’un vent favorable, après avoir pris terre à Rutupiae, point de débarquement correspondant, il gagna Londres, où il prit les mesures les plus promptes pour son expédition.

Chapitre II[modifier]

(1) Après la chute d’Amida, Ursicin était venu reprendre son service auprès du prince en qualité de maître de l’infanterie. Nous avons déjà dit qu’il succédait dans cette charge à Barbation. Ses ennemis ne l’y laissèrent pas en repos. On débuta par des attaques sourdes, puis on en vint à articuler formellement calomnies sur calomnies.

(2) Crédule à son ordinaire, et trop indolent pour examiner, l’empereur prenait au sérieux tous ces bruits. Il avait chargé Arbition et Florence, maître des offices, de faire une enquête sur l’événement d’Amida.

(3) Ceux-ci, dans la crainte de déplaire au grand chambellan Eusèbe en laissant percer au grand jour que la lâche inertie de Sabinien était la cause unique du désastre, écartèrent les faits qui parlaient le plus haut, ne s’attachant qu’aux circonstances insignifiantes, ou même le moins en rapport avec l’objet de leur mission.

(4) Cette indigne manœuvre mit Ursicin hors de lui. "L’empereur, dit-il, ne veut pas m’en croire ; mais je soutiens que la gravité de l’affaire est telle qu’il n’appartient qu’à lui d’en connaître, et qu’il n’a pas d’autre moyen d’arriver à la vérité. Je lui prédis en outre que s’il se borne à gémir sur le trop fidèle tableau de la catastrophe, ne se fiant qu’aux inspirations de ses eunuques, sa présence même au printemps, à la tête de toutes ses forces, n’empêchera pas le démembrement de la Mésopotamie."

(5) Ce propos, relevé et singulièrement envenimé par la malveillance, irrita Constance au point que, sans pousser plus loin l’enquête, et coupant court à toute information, il dépouilla le très calomnié Ursicin de sa charge, et, par une promotion vraiment inouïe, lui donna pour successeur Agilon, qui n’était que tribun des scutaires.

Chapitre III[modifier]

(1) Dans ce même temps le ciel, dans sa partie orientale, se montrait voilé de brouillards et de ténèbres ; et depuis l’instant où naît le jour, jusqu’à l’heure de midi, on ne cessait de voir, à travers cette obscurité, comme une apparition d’étoiles intermittentes. Pour comble d’effroi, l’absence de la lumière diurne était attribuée, par les imaginations ébranlées, à une éclipse solaire d’une durée inusitée. L’astre du jour finissait, en effet, par se montrer, mais avec les phases de la lune. Comme elle, il offrait d’abord les deux cornes d’un croissant ; arrivait par degrés à figurer le demi-cercle d’un quartier ; puis enfin son disque entier se dégageait de l’ombre.

(2) Or, cette série de phénomènes ne se reproduit évidemment que quand la lune, après les inégalités de sa course mensuelle, est revenue au point initial d’une période plus longue, qui la ramène sous le soleil, qu’elle nous cache. La ligne droite que tous deux forment alors avec la terre, pendant un de ces instants indivisibles qu’admet la géométrie, répond à un seul et même point du zodiaque.

(3) Bien qu’au terme de chaque mois lunaire, les mouvements et les révolutions des deux astres les mettent invariablement en conjonction, il n’en résulte pourtant pas (ainsi que l’avaient remarqué ceux qui se livrent à l’étude des causes physiques accessibles à notre intelligence) que le soleil se trouve toujours masqué ces jours-là. Il faut en effet que la lune, qui oscille d’un côté à l’autre de l’écliptique, s’en rapproche assez pour se trouver à peu près vis-à-vis du soleil, de manière à s’interposer entre notre œil et ce globe de feu.

(4) Le disque du soleil (dont le centre ne sort jamais de l’écliptique) ne perd donc à nos yeux de son étendue et de son éclat, que quand la marche du globe lunaire, le plus bas des corps célestes, l’amène dans le voisinage de ce grand cercle ; encore la grandeur de l’éclipse dépend-elle, d’après la belle et savante démonstration de Ptolémée, d’abord de la conjonction plus ou moins précise des deux centres, puis de l’intervalle qui les sépare ; car il faut que les deux disques s’engagent plus ou moins sur la ligne diamétrale qui passe par les noeuds. Ces noeuds, que les Grecs appellent G-anabibazontas et G- katabibazontas ekleiptikous sundesmous, sont le nœud ascendant et le nœud descendant, placés l’un et l’autre sur l’écliptique, et y déterminant les éclipses. L’éclipse sera d’autant plus faible que le centre de la lune sera plus éloigné du noeud.

(5) Mais si le nœud et le centre coïncident, le ciel se couvre des plus épaisses ténèbres ; l’air se condense, et l’œil cherche en vain à distinguer les objets, même ceux à portée de la main.

(6) On croit à la présence d’un double soleil quand la nue, par suite d’une élévation plus qu’ordinaire, se trouve de plus près frappée de ses rayons. L’image de l’astre éternel s’y réfléchit alors comme dans le miroir le plus pur.

(7) Passons aux éclipses de lune. Il est bien reconnu qu’elles n’ont lieu que quand le disque de l’astre exactement rond, et entièrement éclairé, se trouve en opposition avec le soleil, dont il est conséquemment éloigné de 180 degrés, qui équivalent à dix signes du zodiaque. Si ces conditions suffisaient, la pleine lune s’éclipserait toujours au milieu de chaque mois synodique (G- sunodos mênês, en grec, exprimant le temps qui s’écoule entre deux nouvelles lunes).

(8) Mais cet astre, trop voisin du globe terrestre, où tout est variable et susceptible d’altération, n’appartient pas proprement à ce beau ciel, où tout est pur. Aussi le voyons-nous tantôt se dérober partiellement à la lumière qui le frappe, faiblement engagé qu’il est dans le cône d’ombre que projette la terre, et tantôt s’envelopper tout entier de tourbillons ténébreux, quand les rayons solaires, interceptés par l’opacité de la masse terrestre, glissent dans l’espace, autour de la circonférence du globe placé au-dessous du nôtre, sans pouvoir en éclairer la surface ; car les opinions, divergentes sur d’autres points, s’accordent à reconnaître que la lune n’a pas de lumière qui lui soit propre.

(9) Voilà pourquoi, quand elle est en conjonction avec le soleil, c’est-à-dire quand elle répond au même point que lui dans un des signes du zodiaque, elle perd son éclat, comme on l’a vu plus haut, ou, pour mieux dire, ne conserve plus de reflet.

(10) La lune est supposée naître quand son axe cesse d’être perpendiculaire au centre du soleil ; mais, en effet, elle ne redevient visible pour l’œil mortel, et seulement par l’extrême bordure de son disque, que lorsque, tout entière dégagée de la circonférence de l’astre, elle est entrée dans le deuxième signe. Elle poursuit sa marche, et, déjà partiellement éclairée, se montre sous la forme d’un croissant ; on l’appelle alors G-ménoeidès (lune cornue). S’éloignant encore, et parvenue au quatrième signe, elle se présente de profil au soleil, qui colore la moitié de sa surface ; les Grecs nomment cette phase G-dichomènis (demi-lune).

(11) Arrivée au cinquième signe, qui marque sa plus grande distance, sa figure, devenue convexe de tous côtés, prend le nom G- amphikurtos. Mais ce n’est que lorsqu’elle est logée dans le septième signe, où elle se trouve en opposition directe avec le soleil, qu’elle brille dans son plein. Encore un pas, sans même sortir de ce dernier signe, la lune va décroître : c’est le commencement de G-apokrousis (déclin). Elle parcourt alors les mêmes phases en sens inverse. Tous les systèmes d’astronomie s’accordent sur ce point, qu’il n’y a jamais d’éclipse de lune que vers le milieu du mois lunaire.

(12) Pour comprendre ce que nous avons dit, que le soleil se promène tantôt au-dessus, tantôt au- dessous de nous, il faut savoir que les corps célestes, considérés relativement à l’univers, ne se lèvent ni ne se couchent ; mais ils paraissent se coucher à nos yeux sur cette terre, qui reste suspendue par l’effet d’une force interne, et n’est qu’un point dans l’immensité. C’est aussi ce qui cause l’illusion du déplacement des étoiles, dont l’ordre est en réalité fixe et immuable. Mais revenons à notre sujet.

Chapitre IV[modifier]

(1) Une invasion des Perses était imminente ; nos avant- postes en étaient prévenus par tous les transfuges, et Constance accourait au secours de l’Orient. Mais son cœur était dévoré d’envie devant l’éclatant témoignage que proclamait la renommée des travaux et des vertus héroïques de Julien : les Alamans terrassés, les cités de la Gaule arrachées aux mains des barbares, eux-mêmes soumis et devenus tributaires ; autant de blessures portées à sa vanité jalouse.

(2) Il craignit que l’avenir ne lui en réservât de plus cruelles encore ; et, par le conseil, dit-on, du préfet Florence, il envoya en Gaule Décence, tribun des notaires, avec mission de tirer de l’armée de Julien toutes les troupes auxiliaires, composées d’Hérules, de Bataves, de Pétulants et de Celtes ; de réunir trois cents hommes choisis dans les autres corps, et de diriger le tout sur l’Orient, avec assez de diligence pour que ces troupes pussent au printemps entrer en ligne contre les Perses.

(3) Lupicin était nominativement désigné pour commander ce détachement ; car on ignorait encore à la cour l’expédition de Bretagne. De plus, Sintula, grand écuyer de César, reçut l’ordre de prendre l’élite des scutaires et des gentils, et de se mettre à la tête de cet autre démembrement de l’armée des Gaules.

(4) Julien se soumit sans murmure, déterminé à déférer en tout à la volonté supérieure. Il ne put cependant s’empêcher de protester contre tout emploi de contrainte à l’égard des soldats natifs d’outre-Rhin, qui, venant lui offrir leurs bras, avaient stipulé qu’on ne les ferait jamais servir au-delà des Alpes. C’était, disait-il, une clause toujours insérée par les barbares dans leurs engagements volontaires ; y porter atteinte était compromettre cette voie de recrutement pour l’avenir. Mais il parlait en vain.

(5) Le tribun, sans avoir égard à ses remontrances, exécuta strictement ses ordres. Il écréma auxiliaires et légions de leurs soldats les plus vigoureux et les plus dispos, et partit avec cette élite, tout joyeux de s’être acquis par là de nouveaux titres aux faveurs de la cour.

(6) Restait à expédier le complément des troupes demandées. César éprouvait une anxiété des plus vives. Il avait affaire aux plus farouches des soldats, et les ordres de l’empereur étaient péremptoires. Dans son embarras, qu’augmentait l’absence du général de la cavalerie, il manda près de lui le préfet, qui s’était rendu à Vienne sous prétexte de s’occuper des subsistances, mais en réalité pour s’éloigner du théâtre de la crise.

(7) Florence passait effectivement pour avoir, dans des rapports antérieurs, fortement appuyé près de Constance sur l’esprit militaire des corps employés à la défense des Gaules, sur l’effroi qu’ils inspiraient aux barbares, et pour avoir, par ces raisons mêmes, conclu au retrait de ces troupes.

(8) À l’invitation de Julien de venir l’aider de ses avis, il ne répondit que par un refus obstiné. La lettre de ce dernier, en effet, disait en termes formels (ce qui était loin de rassurer Florence) que le poste du préfet était près du général dans les moments difficiles. Julien ajoutait que s’il persistait à le laisser seul, il allait lui-même déposer le titre de César, préférant la mort à la responsabilité terrible qui allait peser sur lui. Mais toutes les raisons vinrent se briser contre l’opiniâtreté du préfet.

(9) Ainsi livré à ses incertitudes par l’absence d’un de ses conseils et la pusillanimité de l’autre, Julien, après quelque hésitation, jugea n’avoir d’autre parti à prendre que de presser officiellement le départ, et fit mettre en marche les troupes déjà sorties de leurs quartiers.

(10) Au moment où l’on publiait l’ordre, un pamphlet fut jeté au pied des enseignes des Pétulants. Entre autres excitations il contenait ce qui suit : "On nous relègue aux extrémités du monde, comme des proscrits, des malfaiteurs ; et nos familles, que nous avons, au prix de tant de sang, arrachées à la servitude, vont retomber sous le joug des Alamans."

(11) Cette pièce fut portée au quartier général et lue par Julien, qui, reconnaissant quelque justesse dans la plainte, permit aux femmes et aux enfants des soldats de les suivre en Orient, et mit à leur disposition les transports publics. Comme on hésitait sur la route qu’on leur ferait prendre, le notaire Ducence proposa de leur faire traverser Paris, que Julien n’avait pas encore quitté ; et cet avis prévalut.

(12) À l’entrée des troupes dans le faubourg, le prince alla au-devant, selon sa coutume. Il adressa la parole à tous ceux qui lui étaient connus, les loua individuellement de leurs bons services, et les engagea tous à se féliciter de rejoindre le drapeau de l’empereur : "Là, disait-il, ainsi que la générosité, la puissance était illimitée ; là les attendaient enfin des récompenses dignes d’eux."

(13) Pour leur faire plus d’honneur, il réunit les chefs dans un dîner d’adieux, les invitant à lui adresser en toute liberté leurs demandes. Mais la bienveillance même de son accueil augmentait l’amertume de leurs regrets ; et l’on rentra dans ses quartiers ne sachant ce qu’on devait déplorer le plus de la nécessité de quitter un pareil chef, ou de celle de s’expatrier.

(14) Vers le milieu de la nuit les esprits s’échauffent, l’aigreur du chagrin se tourne en désespoir, et bientôt en révolte. On court aux armes ; on se porte en grande rumeur vers le palais ; on en bloque toutes les issues. D’effroyables clameurs proclament aussitôt Julien Auguste, en insistant obstinément pour qu’il ait à se montrer. Il était nuit ; force leur fut d’attendre. Mais au point du jour le prince, réduit enfin à paraître, est de nouveau salué du nom d’Auguste par un concert unanime d’acclamations.

(15) Cependant Julien restait inflexible. Il adjurait tous et chacun d’eux, tantôt avec l’accent de l’indignation, tantôt en étendant vers eux des mains suppliantes, de ne pas ternir par un acte odieux l’éclat de tant de victoires : c’était le déchirement de l’État qu’ils allaient opérer par cette manifestation inconsidérée. Puis, profitant d’un moment de calme, il ajouta, du ton le plus conciliant :

(16) "Point d’emportement, je vous en supplie : ce que vous désirez tous peut être obtenu sans révolution, sans guerre civile. Puisque le sol de la patrie a tant de charmes pour vous, puisque vous craignez tant le voyage, retournez dans vos cantonnements : nul de vous, contre son gré, ne verra le revers des Alpes. Je me charge, moi, de vous justifier. La haute sagesse et la prudence d’Auguste sauront comprendre mes raisons."

(17) De toutes parts à ces mots les clameurs éclatent avec une force nouvelle, et les reproches et les injures commencent à s’y mêler. César se vit enfin forcé de souscrire à leur exigence. Élevé sur le bouclier d’un fantassin, il fut salué Auguste tout d’une voix. On voulut ensuite qu’il ceignît le diadème ; et comme il déclara n’avoir jamais eu d’ornement semblable en sa possession, on demanda le collier de sa femme, ou sa parure de tête.

(18) Julien s’y refusa, disant qu’un ajustement féminin inaugurerait mal un commencement de règne. On se rabattit alors sur une aigrette de cheval, afin qu’à défaut de couronne un insigne quelconque annonçât en lui le pouvoir suprême. Mais Julien s’en défendit encore, alléguant l’impropriété d’un pareil ornement. Alors un certain Maurus ; promu depuis à la dignité de comte, qu’il soutint assez mal au pas de Sucques, mais qui n’était alors que simple hastaire dans lés Pétulants, détacha le collier qui le distinguait comme porte-dragon, et le mit audacieusement sur la tête de Julien. Celui-ci, poussé à bout, comprit qu’il y allait de la vie de persister dans son refus, et promit à chaque soldat cinq sous d’or et une livre d’argent.

(19) Mais toute cette transaction n’était pas faite pour tranquilliser Julien, qui en voyait clairement les conséquences. Il mit le diadème de côté, se renferma chez lui, et s’abstint de vaquer aux affaires même les plus urgentes.

(20) Tandis qu’il va dans son trouble chercher les recoins les plus obscurs de sa demeure, un décurion du palais, poste qui donne une certaine considération, se met à parcourir précipitamment les quartiers des Pétulants et des Celtes, en criant à tue-tête qu’un horrible forfait vient d’être commis. Celui que leur choix, la veille, a proclamé empereur, un assassin l’a frappé dans l’ombre.

(21) Grande rumeur parmi les soldats, dont la turbulence est prompte à s’émouvoir avec ou sans connaissance de cause : les voilà qui brandissent leurs javelots, tirent leurs épées, et courent confusément, comme c’est l’ordinaire dans les émeutes, occuper de vive force les issues du palais. L’effroi s’empare des sentinelles, des tribuns de la garde et du comte Excubitor, qui en avait le commandement suprême. Connaissant de longue main l’esprit révolutionnaire des soldats, les officiers supposent un coup monté, et chacun s’enfuit de son côté pour sauver sa vie.

(22) Cependant, au calme profond qui règne dans le palais, l’effervescence s’apaise. Interrogés sur la cause de cette irruption si brusque et si étrange, aucun d’abord ne sait que répondre. C’est, disent-ils enfin, qu’ils ont craint pour la sûreté du prince. Ils ne quittèrent la place néanmoins qu’après l’avoir vu lui-même en costume impérial dans la salle du conseil, où il fallut absolument qu’ils fussent introduits.

Chapitre V[modifier]

(1) À la nouvelle des événements de Paris, le corps qui avait pris les devants, sous la conduite de Sintula, s’arrêta court dans sa marche, et revint tranquillement sur ses pas. Un ordre de Julien alors convoqua pour le lendemain toutes les troupes dans le champ de Mars ; et, déployant lui-même en cette occasion plus de solennité que de coutume, il monta sur son tribunal décoré d’aigles et d’étendards, et environné de tous côtés de cohortes bien armées.

(2) Là il fit une pause de quelques minutes ; puis, ne voyant autour de lui qu’allégresse sur tous les visages, d’une voix qu’il faisait résonner comme le clairon, afin qu’on pût mieux l’entendre au loin, il prononça ces paroles, simples autant qu’animées :

(3) "Généreux guerriers, dont les bras ont si fidèlement et si noblement combattu pour votre général et pour la patrie ; qui tant de fois avez prodigué votre sang avec moi pour conserver nos provinces, la circonstance est trop pressante pour comporter de longs discours. Votre volonté bien arrêtée m’a porté du rang de César au faîte la toute-puissance. C’est toute une révolution que vous venez de faire ; il reste à la consolider par de sages mesures.

(4) Décoré de la pourpre à peine adolescent, et (vous le savez comme moi) seulement pour la forme, depuis que la divine Providence m’a placé sous votre tutelle, je ne me suis jamais écarté de la ligne du devoir. Vous m’avez vu prendre part à tous vos travaux, lorsque après le sac de tant de villes, le meurtre de tant de milliers de nos concitoyens, l’œuvre de destruction, propagée par l’audace des barbares allait s’étendre au peu que leur fureur avait encore épargné. Je ne vous rappellerai pas combien de fois au fort de l’hiver, par un ciel de glace, lorsque d’ordinaire on fait trêve aux combats et sur la terre et sur les eaux, avons attaqué et repoussé victorieusement les Alamans, jusqu’alors indomptés.

(5) Mais ce qu’on ne peut oublier ni passer sous silence, c’est cette belle journée d’Argentoratum, l’aurore de la liberté des Gaules. Là, courant moi-même au travers d’une grêle de traits, je vous ai vus tour à tour résister comme des rocs, avec ce courage affermi par tant d’épreuves ; puis vous précipiter comme un torrent, déborder, surmonter les masses ennemies qui mordaient la poussière à vos pieds, ou s’abîmaient sous les flots ; noble succès acheté par le sang de bien peu des nôtres, dont le trépas dut être plus glorifié que pleuré.

(6) À vous qui avez si bien mérité de la patrie, dirai-je ce qui reste à faire pour que le souvenir en soit vivant chez la postérité la plus reculée ? Défendre aussi énergiquement contre toute agression celui que vos propres mains ont élevé au pouvoir suprême.

(7) De mon côté, pour maintenir l’ordre, conserver intacte la règle d’équité dans l’avancement, et fermer la porte aux envahissements secrets de l’intrigue, je décrète, sous la sanction de cette glorieuse assemblée, que, pour toute promotion dans l’ordre civil ou militaire, il ne sera fait acception d’autre titre que le mérite personnel, et qu’une recommandation sera regardée comme un déshonneur pour quiconque aurait employé ce moyen."

(8) Les simples soldats, qui se voyaient depuis longtemps exclus des grades et des récompenses, saluèrent cette déclaration de principes d’un retentissement approbateur de leurs piques sur leurs boucliers.

(9) Mais les Pétulans et les Celtes, afin que la dérogation suivît la loi d’aussi près que possible, s’empressèrent de demander à Julien, pour leurs intendants, des commissions à son choix. Leur pétition fut rejetée, sans qu’ils en témoignassent ni dépit ni ressentiment.

(10) Les familiers de Julien lui ont entendu dire que la nuit qui précéda son élévation une figure, telle qu’on dépeint le génie de l’empire, lui était apparue en songe, et lui avait dit, d’un ton sévère : "Depuis longtemps, Julien, je reste invisible sur le seuil de ton palais, pour te mener aux honneurs. J’ai déjà essuyé plus d’un refus. Si cette fois tu me fermes encore ta porte en dépit de ce concert de suffrages qui t’appelle, je m’en irai triste et découragé. Mais souviens-toi que de ce jour je cesse d’habiter avec toi."

Chapitre VI[modifier]

(1) Pendant que cette révolution s’opérait dans les Gaules, le terrible monarque de Perse se montrait plus impatient que jamais de conquérir la Mésopotamie ; car les excitations d’Antonin avaient doublé de puissance à l’arrivée de Craugase. Profitant de l’éloignement où se trouvait alors Constance avec son armée, il passe pompeusement le Tigre à la tête de forces imposantes, et vient mettre le siège devant Singare. Cette place était bien gardée, et, dans l’opinion de l’autorité, abondamment pourvue de tous les moyens matériels de défense.

(2) La garnison, d’aussi loin qu’elle aperçut l’ennemi, ferma les portes, occupa résolument les remparts et les tours, les garnit de machines de guerre et de projectiles, et, tous les apprêts terminés, se tint sous les armes, prêts à repousser tout ce monde d’assaillants dès qu’il tenterait l’approche de ces murailles.

(3) Le roi, par l’entremise de ses principaux chefs, essaya d’abord d’amener à composition les assiégés. N’ayant pu rien obtenir, il donna un jour entier au repos. Mais le lendemain, au lever du soleil, le drapeau de couleur de feu se déploie, et la ville est investie. Ceux-ci apportant des échelles, ceux-là dressant des machines, le plus grand nombre poussant devant eux des mantelets formés de claies d’osier, tâchent de s’ouvrir un chemin jusqu’aux murs, afin de les saper par le pied.

(4) De leur côté, les assiégés, intrépides sur leurs remparts, accablent de pierres et de traits de toute espèce ceux des assaillants qui se montrent les plus acharnés.

(5) L’assaut se renouvelle ainsi plusieurs jours de suite avec des succès douteux, et beaucoup de morts et de blessés de part et d’autre. Le dernier jour enfin, vers le soir, au moment où l’action était le plus chaude, les Perses font avancer un bélier d’une force extraordinaire, et en battent à coups redoublés une tour de forme ronde. C’est par ce même moyen qu’ils étaient parvenus à ouvrir la brèche au siège précédent.

(6) Tous les efforts alors se concentrent sur ce point, et l’on s’y bat avec fureur. Les brandons, les traits incendiaires pleuvent de toutes parts, indépendamment d’une grêle incessante de flèches et de boulets sur l’instrument destructeur, qui n’en poursuit pas moins son œuvre en dépit de tout cet orage. Sa pointe acérée perce le ciment encore frais, et par là moins capable de résistance, de la maçonnerie de la tour ;

(7) et l’édifice, au moment où il est le plus vivement disputé par le fer et par le feu, tout à coup s’écroule, et livre passage dans la ville. Les Perses aussitôt poussent un hurlement de triomphe, s’élancent par cette trouée que l’effroi dégarnit de défenseurs, et se répandent sans obstacle dans les rues. Un certain nombre d’habitants fut d’abord massacré au hasard ; le reste, sur l’ordre de Sapor, fut pris vivant, et envoyé au fond de la Perse.

(8) La garnison, composée de deux légions, la première Flavienne et la première Parthique, d’un corps nombreux d’indigènes, et d’un détachement de cavalerie que l’apparition soudaine des Perses avait forcé de se renfermer dans la ville, fut emmenée, les mains liées derrière le dos, sans que, de notre côté, on essayât de la délivrer.

(9) La plus grande partie de nos forces, en effet, se trouvait alors réunie dans un camp qui couvrait Nisibe, et la distance ne permettait pas de rien tenter. On remarquera d’ailleurs que Singare, même dans les anciens temps, a été plusieurs fois enlevée, sans qu’on ait pu lui porter secours : la cause en est dans la disette d’eau qui règne dans le pays environnant. Et, malgré les avantages de cette forteresse comme point d’observation, on peut dire que sa possession a toujours été plutôt désastreuse pour nous, par les pertes en hommes que sa prise a trop souvent occasionnées.

Chapitre VII[modifier]

(1) Après la chute de Singare, le roi prit sur la droite un chemin détourné, et laissa prudemment de côté Nisibe, se souvenant des affronts multipliés qu’il avait reçus sous ses murs. Il voulait par force ou par séduction s’assurer la possession de Bézabde, ville à qui ses anciens fondateurs avaient aussi donné le nom de Phénice. C’est une place très forte, assise sur une colline de moyenne élévation, sur le bord du Tigre, et dont la partie basse, qui est la plus faible, est munie d’une double ceinture de murailles. La garnison se composait de trois légions. La seconde Flavienne, la seconde Arménienne, et la seconde Parthique, avec un corps nombreux d’archers zabdicènes ; car c’est sur le territoire de cette nation, alors soumise à l’empire, qu’on a fondé la ville municipale de Bézabde.

(2) Le roi, pour première démonstration, vint, à la tête d’un brillant escadron de cataphractes, caracoler autour des murs de la ville, et s’approcha même assez témérairement du fossé. Accueilli à petite portée par une volée de flèches et autres projectiles, il ne fut cependant pas blessé, grâce à l’épaisse armure sous laquelle il s’abritait, comme la tortue sous son écaille.

(3) Contenant toutefois sa colère, il envoya aux assiégés une députation portant un caducée suivant l’usage, pour leur conseiller une prompte reddition s’ils voulaient sauver leurs biens et leurs vies, et les inviter à venir, ouvrant toutes leurs portes, s’humilier devant le maître des nations.

(4) Bien que les députés se fussent aventurés jusqu’à proximité des murs, la garnison ne crut pas devoir les en faire repentir ; car chacun d’eux s’était accolé l’un des plus connus par les habitants de la ville, du nombre des prisonniers faits à Singare ; et la crainte de blesser ces malheureux fit qu’aucun trait ne fut lancé. Mais les ouvertures pacifiques furent laissées sans réponse.

(5) Vingt-quatre heures se passèrent encore dans l’inaction ; mais le lendemain, avant l’aurore, toute l’armée perse franchit à la fois le fossé, et s’avança, vociférant des menaces furibondes, jusqu’au pied des murailles. Là le combat s’engage avec fureur ; les assiégés se défendent avec énergie.

(6) Un grand nombre de Parthes furent blessés en portant des échelles, ou derrière leurs mantelets qui les obligeaient d’avancer en aveugles. Mais les nôtres souffrirent beaucoup aussi ; car leurs groupes serrés offraient un but plus sûr aux traits des assiégeants. La nuit seule mit fin au carnage, qui fut égal de part et d’autre ; et le jour suivant, au son des trompettes, la lutte recommença plus furieuse, avec égal acharnement de part et d’autre, et même effusion de sang.

(7) Le troisième jour, une suspension fut convenue de commun accord ; car la terreur était réciproque sur les remparts et dans le camp des Perses. En ce moment le pontife supérieur de la loi chrétienne fait signe des remparts qu’il veut sortir, et, obtenant un sauf-conduit, se fait mener à la tente du roi.

(8) Invité à s’expliquer librement, il demande, dans les termes les plus conciliants, que les Perses se retirent. Assez de vies ont été sacrifiées de part et d’autre ; de nouveaux malheurs sont à craindre, et peut-être imminents. Mais son insistance ne put rien obtenir. Le monarque, ivre de fureur, ne tint compte d’aucun de ses conseils, et jura de ne se retirer qu’après l’entière destruction de la ville.

(9) Un bruit que, pour ma part, je crois sans fondement, bien qu’il ait eu plus d’un écho, accuse l’évêque d’avoir secrètement révélé à Sapor quels côtés de la place présentaient à l’intérieur moins de défense, et à l’attaque plus de chances de succès. Ce qui donna consistance à ce propos, c’est que de ce moment, et avec un air de triomphe, les ennemis dirigèrent tout l’effort de leurs machines contre les endroits faibles, avec l’intelligence et le discernement de gens sûrs de leur fait.

(10) Sans compter les obstacles que présentait, vu la difficulté des chemins, l’accès de la muraille, et la peine infinie qu’éprouvaient les Perses à se servir du bélier, sous une grêle de flèches et de pierres lancées à la main, les balistes et les scorpions ne cessaient de les accabler d’énormes javelots et de quartiers de rocs. On leur envoyait aussi des paniers remplis de poix ardente et de bitume, dont le liquide enflammé, coulant le long des machines de guerre, les attachait au sol comme si elles eussent pris racine ; tandis que des milliers de torches et de brandons jetés du haut des murs achevaient de les consumer.

(11) Mais, en dépit de tant d’efforts et des pertes sérieuses qui en résultaient pour eux, les assiégeants, persuadés que la rage de leur monarque ne s’apaiserait pas à moindre prix, s’obstinaient dans la résolution de s’assurer avant l’hiver la possession d’une place si bien défendue par l’art et la nature.

(12) Rien ne les rebutait, ni la vue du sang ni l’atrocité des blessures. Ils se battaient en désespérés, et bravaient la mort de gaieté de cœur. Mais déjà paralysés par la chute des blocs de pierre et par une pluie de matières inflammables, les béliers ne pouvaient plus se mouvoir

(13) lorsqu’un de ces formidables engins, plus fortement construit que les autres, et qu’un revêtement de cuir frais mettait à l’épreuve des traits et des flammes, parvint, après des efforts incroyables, à se pousser en avant et à s’établir au pied du mur. Son action puissante eut bientôt entrouvert les flancs d’une tour qui finit par s’écrouler avec un fracas horrible, entraînant, précipitant, ensevelissant sous ses ruines tous ses défenseurs. Sa chute ouvrait une voie facile à l’escalade : l’ennemi s’y porte en foule.

(14) Aussitôt de sauvages hurlements retentissent dans la ville envahie ; une mêlée furieuse s’engage dans les rues ; on se joint corps à corps, on s’égorge sans pitié.

(15) Les nôtres, pressés de toutes parts, résistent quelque temps avec l’énergie du désespoir, et sont enfin contraints de céder au nombre. Mais le glaive du vainqueur n’en frappe pas moins sans relâche et sans distinction. L’enfant arraché du sein nourricier meurt avec sa mère, victimes tous deux d’une fureur qui ne sait rien respecter. Au milieu de cette scène d’horreur, l’ennemi n’oublie pas le pillage ; il se charge d’immenses dépouilles, et regagne ses tentes en triomphe, poussant devant lui des milliers de captifs.

(16) La conquête de Phénice remplit Sapor d’une joie immodérée. Il convoitait dès longtemps cette place, dont la situation offre tant de précieux avantages. Aussi ne voulut-il s’éloigner qu’après avoir fait solidement réparer les parties de rempart qui avaient souffert du siège. Il approvisionna complètement la ville, et choisit les plus distingués de son armée par la naissance et par les talents militaires, pour leur en confier la défense. Il appréhendait effectivement (et l’événement confirma ses prévisions) que les Romains, ne pouvant se résigner à la perte d’un boulevard de cette importance, ne fissent les derniers efforts pour le reconquérir.

(17) De là poursuivant sa marche, dans la confiante présomption de tout soumettre devant lui, il enleva, chemin faisant, un certain nombre de bicoques, et vint mettre le siège devant Virta, forteresse de très ancienne origine, puisque la tradition lui donne pour fondateur Alexandre de Macédoine. Cette place, située sur l’extrême frontière de la Mésopotamie, et pourvue de fortifications à angles saillants et rentrants, était d’ailleurs munie de toutes choses nécessaires pour la rendre imprenable.

(18) Sapor épuisa près de la garnison les plus séduisantes promesses et les menaces les plus terribles. Il fit mine de l’attaquer par des terrassements, de la battre par des machines ; mais, en définitive, il se vit contraint à la retraite, sans même avoir fait autant de mal qu’il en avait reçu.

Chapitre VIII[modifier]

(1) Tous ces événements s’étaient accomplis entre le Tigre et l’Euphrate, dans la période d’une année. Constance, qui de Constantinople, où il séjournait, en avait su les détails par ses fréquents courriers, voyait une invasion des Perses imminente, et s’appliquait à lui opposer tous les moyens de défense en son pouvoir. Il ramassait des armes, levait des soldats, recrutait ses légions d’hommes jeunes, valides, et déjà éprouvés dans les guerres d’Orient. Il cherchait aussi à s’assurer le concours officieux ou intéressé des Scythes, afin d’être sans inquiétude sur la Thrace quand il la quitterait au printemps, pour se porter sur le théâtre des hostilités.

(2) Pendant ce temps Julien, toujours dans ses quartiers d’hiver de Paris, réfléchissait avec anxiété sur le pas qu’il venait de faire. Il savait le peu d’affection que lui portait Constance, et ne se flattait pas que ce prince pût jamais souscrire au nouvel ordre de choses.

(3) Enfin il s’arrêta à l’idée de lui envoyer une députation chargée d’entrer dans le détail des faits, en y joignant une apologie écrite, où lui-même il exposerait ses intentions, et ce qu’il conseillait pour l’avenir.

(4) Julien ne doutait pas cependant que déjà Constance ne fût instruit de tout, et par le rapport des officiers de la chambre, qui venaient de quitter les Gaules après lui avoir fait les remises ordinaires sur les tributs, et par celui de Décence qui les avait devancés. Sa lettre était d’un homme qui acceptait franchement sa nouvelle position, mais sans prendre le ton d’arrogance d’un inférieur, qui met brusquement la subordination de côté. En voici à peu près la substance

(5) "Autant que je l’ai pu (les preuves en existent), je me suis montré, d’intention et d’effet, scrupuleux observateur de la foi jurée.

(6) Créé César par vous, et aussitôt jeté au milieu du fracas des armes, je n’ai jamais porté mes vues au-delà du pouvoir délégué. Vous m’avez vu, en serviteur fidèle, vous rendre un compte assidu de cette suite de succès dont la fortune a couronné mes vœux ; le tout sans en attribuer à mes efforts la moindre partie. Et cependant des témoins en foule pourraient attester que dans toutes ces campagnes où nous avons battu et dispersé les Germains, le premier aux dangers et aux fatigues, j’ai toujours été le dernier à chercher le repos.

(7) Maintenant permettez-moi d’ajouter que ce que vous appellerez peut-être défection n’est que l’effet d’une résolution du soldat, résolution dès longtemps arrêtée. Il s’indignait d’obéir à un subalterne, d’user vainement sa vie dans les rudes travaux d’une guerre toujours renaissante, sans pouvoir espérer d’une munificence secondaire la juste récompense de tant de fatigues et de glorieux succès.

(8) Au milieu de la sourde irritation qui le travaille, voilà qu’au lieu d’avancement, au lieu de gratification annuelle, arrive à ces hommes acclimatés aux glaces du Nord l’ordre imprévu de partir presque nus, et dépourvus du nécessaire, pour aller se battre aux extrémités de l’Orient. Une explosion de révolte s’en est suivie ; ils ont pendant la nuit entouré le palais, aux cris mille fois répétés de Julien Auguste.

(9) J’en ai frémi ; je me suis dérobé, cherchant un refuge contre ce danger dans la plus obscure retraite. Leur impatience ne m’a pas laissé de trêve. Enfin je me suis décidé à paraître, me faisant un mur de mon innocence, dans l’espoir que quelques mots dits avec douceur, mais avec autorité, mettraient fin au tumulte.

(10) Leur fureur alors n’a plus connu de bornes. Il en est venu plus d’un mettre la mort sous mes yeux, tandis que je m’efforçais de les rappeler au devoir. Alors poussé à bout, et réfléchissant qu’un autre, si j’étais tué, accepterait peut-être volontiers l’empire à ma place, j’ai donné mon consentement, comme seul moyen de fléchir la soldatesque exaspérée.

(11) Voilà l’exact récit de ce qui s’est passé : veuillez le lire avec le calme nécessaire. Vous ne croirez pas que je vous en impose sur aucun point, si vous fermez l’oreille aux insinuations d’une malveillance intéressée su désaccord des princes. Repoussez loin de vous l’adulation, mère de tous les vices ; et, n’écoutant que la justice, qui est la plus belle des vertus, acceptez sans prévention les conditions équitables que je viens vous soumettre : un moment de réflexion vous convaincra que votre sanction à ce qui vient de se faire profite également à l’État et à nous, déjà liés par le sang, et associés au pouvoir par la fortune.

(12) Que tout soit donc pardonné. Dans cet arrangement réclamé par la raison, ce que je veux par-dessus tout, c’est que la vôtre soit satisfaite ; et je n’en serai que plus empressé à exécuter vos commandements.

(13) Voici en peu de mots comme je comprends nos obligations réciproques. Je vous fournirai des chevaux de trait d’Espagne, et des contingents formés tant de jeunes Lètes, peuplade en deçà du Rhin, que de volontaires de l’autre rive, propres les uns et les autres à recruter les corps des scutaires et des gentils. J’en prends l’engagement à vie, et le remplirai avec plaisir, avec bonheur.

(14) De votre côté, votre sollicitude pour moi me désignera pour préfets du prétoire des hommes de probité et de talent. Quant aux autres magistrats civils et aux chefs militaires, il convient de m’en laisser le choix, ainsi que celui de mes gardes. Il serait vraiment absurde à un prince de confier, pouvant faire autrement, sa personne à tel dont les dispositions et la moralité lui seraient inconnues.

(15) La persuasion ni la force (je crois pouvoir l’affirmer) n’obtiendront des Gaules l’envoi de leurs recrues dans de lointains parages. Cette contrée a été trop longuement, trop cruellement éprouvée. Lui enlever sa jeunesse valide serait lui porter le dernier coup, par la réminiscence de ce qu’elle a souffert, et par l’anticipation de ce qui lui serait encore réservé.

(16) Serait-il bien politique d’ailleurs, dans la seule vue de nous renforcer contre les Parthes, de dégarnir ici complètement notre ligne de défense ? Cette province n’est encore rien moins qu’à l’abri d’invasions ultérieures ; et, pour dire les choses comme elles sont, c’est elle qui, désolée depuis si longtemps, aurait besoin d’être secourue, et énergiquement secourue.

(17) Je vous écris dans notre intérêt commun ; prenez ce peu de mots comme conseil ou comme prière. Sans m’élever jusqu’au ton qu’autoriserait ma dignité présente, je vous rappellerai seulement qu’en bien des circonstances le bon accord entre les princes, et des concessions réciproques, ont rétabli les affaires les plus désespérées. L’histoire en fait foi : ceux de nos aïeux qui ont mis ce principe en pratique ont trouvé par là le moyen de rendre leur règne heureux, et leur mémoire honorée et chérie. "

(18) Avec cette lettre officielle, il en fit secrètement tenir à Constance une autre des plus mordantes, et pleine de reproches amers. Mais la teneur de cette pièce est restée un mystère ; et celui qui l’aurait pénétré ne pourrait le rendre public sans une coupable indiscrétion.

(19) Julien confia cette commission à deux hommes graves, Pentadius, maître des offices, et le grand chambellan Euthère. Ils devaient, après la délivrance de la missive, lui rendre un compte exact de tout ce qu’ils auraient vu, et prendre conseil des circonstances.

(20) Les propos tenus, depuis sa désertion, par le préfet Florence, vinrent encore envenimer l’aigreur de ces premiers rapports. À l’entendre, il avait bien prévu la perturbation qu’allait exciter l’ordre de départ des troupes ; et l’intérêt du service des subsistances, qu’il avait fait valoir près de Julien comme appelant la présence du préfet à Vienne, n’était qu’un prétexte pour fuir le ressentiment qu’il s’était attiré par l’indépendance de son langage.

(21) Quand Florence avait vu Julien empereur, il s’était regardé à peu près comme perdu, et n’avait plus songé qu’à profiter de l’éloignement pour se soustraire tout à fait au péril dont il supposait sa tête menacée. Il laissa même derrière lui sa famille, et se rendit à petites journées près de Constance. Là, pour n’être pas suspect de complicité dans les derniers événements, il s’attacha à donner à la conduite de Julien une couleur de révolte spontanée.

(22) Cependant les procédés de Julien envers Florence absent ne laissaient percer que des intentions de clémence. On respecta ses biens ainsi que sa famille, qui fut même autorisée à se servir des transports publics pour faciliter son retour en Orient.

Chapitre IX[modifier]

(1) Les députés porteurs des dépêches de Julien mirent dans leur voyage toute la célérité possible ; mais les hauts fonctionnaires de l’État, chaque fois qu’ils furent en rapport avec eux, leur créaient indirectement obstacles sur obstacles, et ils eurent mille peines à traverser l’Italie et l’Illyrie. Ils parvinrent cependant à passer le Bosphore, et joignirent enfin Constance à Césarée en Cappadoce. C’est une très agréable ville de passage, assise au pied du mont Argée, et dont le nom était autrefois Mazaca.

(2) Là ils eurent audience du prince, qui leur permit de remettre leurs dépêches. Mais en en prenant lecture il eut un emportement d’une violence extraordinaire, regarda les députés d’un air à les faire trembler pour leur vie, et leur ordonna de sortir, sans ajouter un mot, et sans vouloir rien entendre de plus.

(3) Le coup avait porté. Constance était en proie à la perplexité la plus grande. Devait-il marcher contre les Perses, ou employer contre Julien les forces sur lesquelles il pouvait le plus compter ? Il hésita longtemps devant cette alternative, puis Se décida pour le parti le plus sage, et tourna ses pas vers l’Orient.

(4) Il congédia toutefois les députés sans délai, et dépêcha en Gaule Léonas, son questeur, avec une lettre où il signifiait à Julien son désaveu formel de l’innovation politique dont il avait osé prendre l’initiative, et lui conseillait, dans son intérêt comme dans celui de ses adhérents, de se guérir de ces fumées d’ambition, et de se contenter du rang de César.

(5) Pour corroborer l’effet de ces menaces, et se poser en pouvoir qui se sent fort, il nomma Nébride, alors questeur de Julien, son préfet du prétoire, en remplacement de Florence ; donna au notaire Félix la charge de maître des offices, et fit encore d’autres promotions dans le gouvernement des Gaules. Quant à Gumohar, qui succédait à la maîtrise de cavalerie de Lupicin, sa promotion avait précédé toute nouvelle de la révolution opérée.

(6) Julien reçut à Paris Léonas comme un homme dont il honorait le talent, et dont il aimait le caractère. Ce ne fut que le lendemain de son arrivée, et en présence des troupes et du peuple assemblé, que Julien voulut qu’il fit remise de la lettre dont il était porteur. Il la reçut monté sur un tribunal élevé ; afin d’être vu de plus loin, l’ouvrit, et en donne lecture à haute voix. Quand il en vint au passage où Constance désavouait tout ce qui s’était passé, et déclarait que le rang de César devait suffire à Julien, un terrible éclat de voix fit entendre ces paroles :

(7) "Julien est Auguste par le vœu de la province et de l’armée ; par l’investiture de la puissance publique, qui se relève en ce moment, mais qui veut pour l’avenir une garantie contre les invasions des barbares."

(8) Léonas, témoin de cette manifestation, s’en revint ensuite avec une lettre de Julien qui en contenait la relation fidèle. De toutes les nominations faites par Constance, le nouvel empereur ne confirma que celle de Nébride, en qualité de préfet du prétoire. Il avait, dans une lettre précédente, désigné le choix de ce dernier comme devant lui être agréable. Quant à la charge de maître des offices, il en avait déjà disposé en faveur d’Anatole, maître des requêtes. Ses autres nominations furent également réformées dans les vues de son pouvoir et de sa sûreté.

(9) Au milieu de ces arrangements, Lupicin lut inspirait des craintes, malgré l’éloignement où le tenait sa mission en Bretagne. Il le connaissait entreprenant, présomptueux, et, si les nouvelles arrivaient jusqu’à lui, homme à exciter de nouveaux troubles en travaillant pour son propre compte. Pour plus de sûreté, un notaire fut dépêché à Boulogne, avec ordre de ne laisser qui que ce fût passer le détroit. Cette précaution fit que Lupicin, qui ne sut rien qu’après son retour, n’eut aucune occasion de remuer.

Chapitre X[modifier]

(1) Cependant l’esprit de Julien était remonté par le sentiment de sa grandeur accrue, et par la confiance que lui témoignait l’armée. Il craignit de laisser refroidir cette ardeur, et d’encourir lui-même le reproche d’indolence et d’apathie. Il envoya donc une ambassade à Constance, et, avec un armement de tous points proportionné à l’entreprise qu’il méditait, se porta sur les frontières de la seconde Germanie, et de là sur la ville de Tricensime.

(2) Puis, passant le Rhin, il tomba sur le pays des Francs Attuaires, race turbulente, et qui en ce moment insultait de ses incursions les frontières de la Gaule. Il brusqua l’attaque au milieu de la sécurité trompeuse qu’inspire à cette peuplade le détestable état de ses chemins, où, de mémoire d’homme, ne s’étaient hasardées les armes romaines ; et il en eut bon marché. Il leur prit ou tua beaucoup de monde. Ce qui restait s’humilia, et reçut du vainqueur, qui voulut assurer par là le repos du voisinage, la paix aux conditions qu’il lui plut d’imposer.

(3) Puis, avec même célérité, Julien traverse de nouveau le Rhin, passe en revue toutes les places fortes de la frontière, qu’il remet en bon état, pousse ensuite jusqu’à Rauraque ; et, après avoir repris possession, et pourvu à la sûreté ultérieure de tout ce pays, où les barbares s’étaient cru définitivement établis, il se dirigea par Besançon sur Vienne, où il voulait passer l’hiver.

Chapitre XI[modifier]

(1) Telle était la marche des affaires dans les Gaules, où tout se ressentait d’une direction ferme et habile. Constance pendant ce temps mandait près de lui Arsace, roi d’Arménie ; et, après lui avoir fait la réception la plus honorable, mettait toute espèce de raisonnements et de persuasion en œuvre pour le décider à rester inviolablement attaché aux Romains.

(2) Il savait en effet que supercheries, intrigues, menaces, le roi de Perse avait tout essayé près de ce prince pour nous l’aliéner, et l’attirer dans son parti.

(3) Arsace fit le serment, et le répéta plusieurs fois, de mourir plutôt que de changer à notre égard, et s’en retourna comblé de présents, lui et toute sa suite. Sa foi fut bien gardée, et en effet des liens multipliés de gratitude l’attachaient à Constance. Le principal était le mariage que ce dernier lui avait fait contracter avec Olympias, fille d’Ablabius, ancien préfet du prétoire, laquelle antérieurement avait été fiancée à son frère, l’empereur Constant.

(4) Constance, après le départ d’Arsace, prit lui-même sa route par Mélitène, ville de l’Arménie Mineure, Lacotène et Samosate, et gagna Édesse en passant l’Euphrate. Là il fit une station prolongée pour attendre les renforts de troupes et les convois de vivres qui lui arrivaient de tous côtés, et n’en sortit qu’après l’équinoxe d’automne, pour se rendre à Amida.

(5) Quand il vit de près ces remparts et ces édifices en cendres, son cœur se gonfla, et ses yeux se mouillèrent en songeant à tous les maux qu’avait soufferts cette malheureuse ville. Ursule, garde du trésor, qui se trouvait là en ce moment, s’écria, dans l’amertume de sa douleur : "Et voilà comme nos villes sont défendues par ceux que l’État s’épuise à ne laisser manquer de rien ! " Le souvenir de ce propos suffit pour exciter plus tard à Chalcédoine un soulèvement militaire contre ses jours.

(6) D’Amida, l’armée se porta en colonnes serrées sur Bézabde, et y campa en se retranchant d’un fossé et d’une palissade. L’empereur monta à cheval pour faire, hors de la portée des traits, le tour de la ville, et, durant cette excursion, apprit de plus d’une bouche que les parties des défenses, dégradées par le temps et par l’incurie de l’autorité précédente, avaient été réparées et renforcées.

(7) Voulant ne commencer les hostilités qu’après l’épuisement des moyens conciliatoires, il députa aux assiégés d’habiles négociateurs, pour leur offrir l’alternative ou de retourner chez eux, gardant la possession paisible de tout le butin qu’ils avaient conquis, ou d’accepter la domination romaine, avec perspective assurée d’être comblés de dignités et de largesses. La réponse des chefs fut conforme au caractère indompté de leur nation : ils étaient tous de haute naissance, et les travaux ni les dangers ne leur faisaient peur. Il ne restait donc plus qu’à tout disposer pour le siège.

(8) Alors l’armée serre ses rangs, et, s’ébranlant au son guerrier des trompettes, aborde vigoureusement la place de tous côtés à la fois. Les légions se divisent en plusieurs corps, qui forment la tortue de tous leurs boucliers unis, et tentent sous cet abri de saper le pied des murs. Mais une prodigieuse quantité de projectiles de toute sorte eut bientôt rompu l’espèce de toit qui régnait au- dessus de leurs têtes, et la retraite dut être sonnée.

(9) Un jour entier fut donné au repos ; et le suivant les nôtres recommencent l’assaut, en essayant, pour se couvrir, de moyens plus efficaces. Tout le circuit des remparts était tendu de cilices qui cachaient les assiégés à notre vue ; mais ils n’hésitaient pas, quand il le fallait, à sortir de derrière ce rideau pour jouer des bras, et nous accabler d’une grêle de pierres et de traits.

(10) Ils laissaient nos mantelets s’approcher avec confiance du pied des murs ; mais, dès qu’ils y touchaient, des tonneaux remplis de terre, des meules de moulins, des fragments de colonnes, se ruaient d’en haut, brisaient ces abris factices, et forçaient ceux qui s’en étaient protégés à se disperser à tout risque.

(11) Le siège durait depuis dix jours, et la confiance que continuaient à montrer les nôtres commençait à alarmer les assiégés, lorsqu’on s’avisa de mettre en batterie un bélier monstrueux, qui jadis avait procuré aux Perses la prise d’Antioche, et qu’ils avaient ensuite laissé derrière eux à Carrhes. La vue de cette machine, la merveille de sa construction, glacèrent d’abord le courage des assiégés, qui crurent un moment qu’il ne leur restait plus qu’à se rendre. Mais le cœur leur revint. Ils s’ingénièrent à neutraliser l’effet de ce terrible instrument de guerre ;

(12) et ni l’audace ni l’adresse ne leur manqua. Tandis que les assiégeants s’évertuaient de tous leurs moyens à rajuster les pièces de ce vieux bélier, qu’on avait démonté pour la commodité du transport ; que tous leurs efforts étaient tendus à en protéger l’approche, les balistes et les frondes de la ville ne cessaient leurs volées de pierres, qui, de droite ou de gauche, atteignaient nos ouvriers, et nous coûtaient bon nombre de vies. Nos terrasses cependant faisaient des progrès rapides, et les opérations de jour en jour se poussaient avec plus de vigueur. Mais elles n’en étaient pour nous que plus meurtrière, par l’ardeur même que montraient les soldats à mériter les récompenses. Combattant sous les yeux de leur empereur, quelques- uns allaient jusqu’à désarmer leur tête du casque pour être plus sûrement reconnus, et devenaient ainsi des points de mire pour les flèches des Perses.

(13) On ne dormait ni jour ni nuit, les sentinelles des deux parts tenant perpétuellement leur monde sur le qui-vive. Cependant les Perses voyaient nos terrasses s’élever de plus en plus, et le grand bélier s’avancer, suivi d’autres de dimensions moindres. Effrayés au dernier point, ils s’efforçaient d’y mettre le feu, et faisaient pleuvoir dessus les brandons, les traits incendiaires ; le tout sans produire aucun effet, car les machines étaient couvertes en partie de cuirs frais ou de tissus mouillés, et enduites, quant au reste, d’alun, ce qui les rendait incombustibles.

(14) Les Romains éprouvaient des difficultés inouïes à les mouvoir et à les protéger ; mais l’espoir d’emporter la place leur faisait braver les plus grands périls.

(15) De leur côté, les assiégés, au moment où le grand bélier allait enfin jouer contre une de leurs tours, eurent l’adresse singulière de saisir et enlacer, à l’aide de longues cordes, la tête de fer du battant (qui figure effectivement celle d’un bélier), de manière à en arrêter le mouvement de réaction, et conséquemment à en paralyser tout l’effet. Ils l’inondèrent en même temps d’un déluge de poix bouillante. Les autres machines en batterie restèrent aussi un assez longtemps immobiles, en butte aux projectiles de toutes sortes qu’on leur envoyait des remparts.

(16) Mais déjà les terrasses atteignaient le couronnement. Les assiégés, s’ils ne frappaient quelque grand coup, voyaient leur perte imminente. Ils prirent la résolution désespérée de faire une sortie, et d’incendier au milieu du combat les béliers avec des torches et des pots à feu.

(17) Cependant, après un engagement assez vif, ils se virent repoussés en désordre vers la ville, sans avoir rien réalisé de leur projet. Aussitôt les Romains, du haut de leurs terrasses, font sur les remparts une décharge générale de leurs arcs et de leurs frondes, sans oublier les traits enflammés qu’ils lancèrent avec profusion sur les tours ; mais que la vigilance de leurs gardiens empêcha de produire grand effet.

(18) Le nombre des combattants s’était beaucoup éclairci des deux parts ; mais les Perses en étaient arrivés à leur dernière heure, s’ils n’étaient parvenus à se relever par une sortie nouvelle et mieux combinée. Une force imposante se montra tout d’un coup hors des murs ; et cette fois les incendiaires, qui étaient placés au centre des combattants, réussirent à jeter sur nos machines une multitude de corbeilles de fer, pleines de sarments enflammés et d’autres combustibles.

(19) Le tout en un instant fut enveloppé d’épais tourbillons de fumée. À cette vue, la trompette sonne, et les légions qui se trouvaient sous les armes précipitent le pas. Leur ardeur s’accroît à mesure qu’elles avancent ; mais à peine en vient- on aux mains, que déjà nos machines apparaissent embrasées. Le grand bélier seul put être sauvé, quelques soldats, par un vigoureux effort, ayant réussi à couper les cordes qui le retenaient encore au rempart, et à le tirer demi-consumé du milieu des flammes.

(20) La nuit qui survint mit fin à cette mêlée, mais sans apporter beaucoup de répit aux soldats. Réveillés par leurs chefs après quelques courts instants de réfection et de sommeil, ils reçurent l’ordre de faire rétrograder loin des murs l’attirail entier des machines ; et l’on prit des mesures pour une attaque faite du haut des terrasses qui dominaient déjà les fortifications. On y dressa deux balistes, afin de nettoyer plus aisément ces remparts de leurs défenseurs ; car leur seul aspect, croyait-on ferait que pas un ennemi n’oserait s’y montrer.

(21) Ces dispositions faites, à l’approche du crépuscule, une triple ligne de combattants, dont un grand nombre était muni d’échelles, s’avance, secouant le cimier du casque en signe de défi, pour tenter l’assaut des murs. Le bruit des clairons se mêle au retentissement des armes, et de part et d’autre le combat s’engage avec une égale audace. Les Romains, dont le front d’attaque était plus étendu, voyant se cacher les Perses, qu’intimidait l’aspect de nos balistes, recommencèrent à battre du bélier la tour, et, en dépit d’une grêle de traits, toujours poussaient en avant, armés de leviers, de marteaux et d’échelles.

(22) Comparativement les Perses avaient bien plus à souffrir, écrasés comme ils étaient par les décharges continuelles et régulières de nos balistes, dont les coups plongeaient sur eux de ces hauteurs artificielles. Ils crurent le moment fatal arrivé, et se partagèrent les rôles pour un dernier effort. Une partie de leurs forces resta pour la défense des murs, tandis qu’une troupe d’élite, ouvrant sans bruit une poterne, fit soudain irruption l’épée à la main, suivie d’une autre qui portait des feux cachés ;

(23) et pendant que les soldats armés occupent les Romains, tour à tour se laissant repousser et revenant à la charge, les autres se glissant, courbés en deux, et rampant ventre à terre jusqu’au pied de l’une des terrasses, dans la construction de laquelle entraient des branches d’arbres et des fascines de jonc et de roseaux, y introduisent des charbons allumés entre les jointures. En un instant toutes ces matières inflammables eurent pris feu, et les nôtres n’eurent que le temps, à travers mille dangers, de retirer leurs machines intactes.

(24) La nuit qui s’approchait mit encore fin à l’action, et l’on fit retraite de part et d’autre pour prendre quelque repos. L’empereur était dans un embarras extrême. Les plus fortes raisons lui faisaient considérer comme indispensable la prise de Phénice, dont on pouvait faire un boulevard inexpugnable contre les entreprises de l’ennemi ; et cependant la saison était trop avancée pour songer à l’emporter de vive force. Il résolut donc de ne plus reprendre sérieusement l’offensive, et de se contenter d’un blocus, espérant prendre les Perses par la famine. L’événement trompa son attente.

(25) On continuait à se battre, mais plus mollement, quand l’atmosphère chargée d’humidité se couvrit d’un voile de ténèbres. Des pluies continuelles détrempèrent le sol, naturellement gras dans ce canton, de manière à le rendre impraticable. Des éclats répétés de tonnerre, accompagnés d’éclairs, venaient de plus jeter la terreur dans les esprits.

(26) L’arc-en-ciel aussi ne cessait de se montrer. Je vais rendre compte en peu de mots de ce dernier phénomène. La terre échauffée laisse échapper de son sein des exhalaisons humides : ces vapeurs, d’abord condensées en nuages, se résolvent ensuite en fine rosée que colorent les rayons du soleil, quand elle se trouve opposée à son globe de feu. C’est ce qui cause l’iris ou l’arc-en-ciel ; et cette courbure que nous lui voyons lui est imprimée par la forme propre à la voûte du monde sur laquelle elle se déploie, et qui, suivant la physique, est celle d’une demi- sphère.

(27) L’œil découvre dans l’arc-en-ciel cinq bandes : la première, d’un jaune clair ; la seconde, plus foncée ou fauve ; la troisième, rouge ; la quatrième, pourpre ; et la cinquième, d’un bleu tirant sur le vert.

(28) On explique ainsi cette belle succession de couleurs. La nuance graduée des deux premières bandes tient à ce que leur jaune se confond plus ou moins avec la teinte de l’air environnant ; ce qui fait qu’il est plus pâle dans la première, plus vif dans la seconde. La troisième brille de ce beau rouge, parce que, soumise à l’action du soleil, elle en absorbe de très près les rayons. Le pourpre dont se revêt la quatrième provient des rayons qui s’amortissent en perçant ce voile de rosée, et ne donnent plus qu’un reflet assombri, d’un effet à peu près pareil à la couleur de feu. Cette dernière teinte enfin se perd en s’étendant, et se transforme en bleu et en vert.

(29) D’autres pensent que l’apparition de l’arc-en-ciel est due à l’interposition de quelque nuée plus dense et plus élevée qu’elles ne le sont d’ordinaire, que les rayons du soleil ne peuvent percer, et qui les renvoie avec une intensité multipliée par la réfraction. L’arc-en-ciel, dans ce système, recevrait du soleil lui-même les reflets de couleur analogue au blanc, et de la nue ceux qui ont l’apparence verdâtre. Effet d’optique à peu près semblable à celui que présentent les vagues, dont la couleur est bleue en haute mer, et qui blanchissent à l’œil au moment de se briser sur le rivage.

(30) L’arc-en-ciel est le précurseur des variations de l’aspect du ciel, qui, de calme et pur qu’il était, va se montrer sombre et orageux comme dans l’exemple présent, ou, de nébuleux, revenir à l’état de sérénité. De là cette allégorie si fréquente chez les poètes, qui font descendre du ciel Iris chaque fois qu’un changement va s’introduire dans l’état des choses. Il existe sur ce sujet bien d’autres théories encore. Mais j’ai hâte de reprendre ma narration.

(31) Cet état menaçant de l’atmosphère inspirait à Constance de vives inquiétudes. L’intempérie augmentait de jour en jour. Une surprise était à redouter dans l’état des chemins, qui rendait les mouvements si difficiles. De plus, le soldat exaspéré pouvait s’insurger à tout moment. Mais l’empereur surtout éprouvait ce dépit d’un homme qui verrait s’ouvrir devant lui quelque opulente demeure, sans qu’il lui fût permis d’y mettre le pied.

(32) Il abandonna donc son entreprise, et revint dans la malheureuse Syrie passer l’hiver à Antioche. Il avait lui-même le cœur ulcéré, car cette année lui avait amené des revers déplorables, dont les conséquences devaient longtemps se faire sentir. Une sorte de fatalité, en effet, semble avoir pesé sur Constance, chaque fois qu’il combattit les Perses en personne. Aussi préférait-il leur opposer ses généraux, qui souvent furent plus heureux que lui.


Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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