Histoire de Rome Livre XXII

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Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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Chapitre I[modifier]

(1) Pendant cette rapide succession d’événements sur divers points de la terre, Julien, au milieu des préoccupations qui l’assiégeaient en Illyrie, ne cessait de fouiller dans les entrailles des victimes et d’interroger le vol des oiseaux, pour connaître ce que le sort lui préparait. Mais il ne recueillait de la divination qu’ambiguïté et qu’incertitude.

(2) Enfin l’orateur Aprunculus Gallus, qui fut depuis gouverneur de la Gaule Narbonnaise, lui prédit quel serait le dénouement, d’après l’inspection, disait-il, d’un foie à double tégument. Mais Julien soupçonnait quelque supercherie de complaisance, et continuait d’être inquiet ; lorsqu’il eut lui-même un présage bien autrement significatif, et qui était une manifestation non douteuse de la mort de Constance. Au moment même où l’empereur expirait en Cilicie, Julien montait à cheval, entouré d’un cercle nombreux. Le soldat qui venait de l’aider à se mettre en selle fit une chute ; et Julien de s’écrier : "L’auteur de mon élévation est tombé."

(3) Il n’en persista pas moins, pour plus d’une raison, à ne pas dépasser la frontière de la Dacie, jugeant qu’il n’était pas de la prudence de s’aventurer sur des conjectures que l’événement pouvait démentir.

Chapitre II[modifier]

(1) Au plus fort de cette incertitude, arrivent Théolaiphe et Aligulde, députés vers lui pour lui annoncer que Constance n’était plus, et que sa dernière volonté avait été que Julien fût son successeur.

(2) Cette nouvelle, qui mettait fin à son anxiété, et le débarrassait des soucis et des agitations d’une guerre imminente, emplit son cœur de joie, en lui inspirant pour la science divinatoire une confiance sans bornes. Se rappelant alors combien la célérité l’avait servi dans ses entreprises, il donne aussitôt l’ordre de marche, franchit rapidement le versant du pas de Sucques qui regarde la Thrace, et arrive à Philippopolis, l’ancienne Eumolpiade. Tout ce qu’il y avait de soldats réunis autour de lui volait joyeusement sur ses traces,

(3) chacun d’eux comprenant à merveille qu’au lieu d’une lutte désespérée pour l’empire, il ne s’agissait plus que d’une prise de possession légitime et non contestée. La renommée, qui exalte toujours ce qui est nouveau, prêtait à Julien son prestige. Sa marche semblait celle de Triptolème, que la fabuleuse antiquité nous montre traversant les airs sur un char tiré par des dragons ailés. Armées, flottes, remparts, tout cède devant lui, et déjà il est dans Périnthe, la ville d’Hercule.

(4) Aussitôt la nouvelle parvenue à Constantinople, la population de tout âge et de tout sexe se répandit hors des murs, avec l’empressement qu’on aurait de voir un homme descendu des cieux. Il fit son entrée le 3 des ides de décembre, salué de l’hommage respectueux du sénat, et des acclamations unanimes du peuple. Un concours prodigieux de troupes et de citoyens l’escortait, avec l’ordre d’une marche militaire, tandis que sur lui seul se portaient les regards et l’admiration de cette multitude.

(5) Et en effet, ce prince homme à peine, cette petite taille, ces gigantesques exploits, ces sanglantes leçons données à tant de rois et de peuples, ces soudaines apparitions de ville en ville, où sa présence devançait toute attente, entraînant partout l’adhésion ; où sans cesse il se recrutait de forces nouvelles ; cette domination s’étendant comme la flamme, et ce trône enfin occupé comme par grâce divine, sans qu’il en coûtât une larme au pays ; tout cela semblait l’illusion d’un songe.

Chapitre III[modifier]

(1) Le premier acte du nouveau règne fut d’ouvrir une série d’informations judiciaires, dont la direction fut donnée à Secundus Salustius, récemment nommé préfet du prétoire, et investi de toute la confiance de Julien. Le prince lui donna pour assesseurs Mamertin, Arbétion, Agilon et Névitte, auxquels il adjoignit encore Jovin, qu’il venait de créer maître de la cavalerie, lors de son passage en Illyrie.

(2) La commission, réunie à Chalcédoine, fit assister à ses actes les princes et tribuns des légions Jovienne et Herculienne. Si l’on excepte quelques grands coupables, punis avec justice, elle procéda généralement avec une rigueur outrée.

(3) Elle exila d’abord en Bretagne Pallade, ex-maître des offices, soupçonné seulement d’avoir, pendant sa charge, desservi par ses rapports Gallus près de Constance.

(4) Taurus, ex-préfet du prétoire, fut rélégué à Verceil pour un fait qui eût commandé l’indulgence à tout juge impartial ; car où est le crime, en temps de révolution, de chercher refuge près du souverain légitime ? Aussi personne ne put-il sans indignation lire ce préambule du jugement qui le condamnait : "Sous le consulat de Taurus et de Florence, Taurus, par la voix du crieur public, etc."

(5) Le même sort était réservé à Pentade, prévenu d’avoir rédigé, par mission expresse de Constance, le procès-verbal du dernier interrogatoire de Gallus. Mais une défense habile le tira d’affaire.

(6) On envoya, non moins arbitrairement, dans l’île de Boas en Dalmatie, le maître des offices Florence, fils de Nigrinien. L’autre Florence, préfet du prétoire, réussit à se cacher avec sa femme, et ne reparut qu’après la mort de Julien. On le condamna à mort par contumace.

(7) Le bannissement fut aussi prononcé contre Évagre, trésorier du domaine privé ; Saturnin, ex-intendant du palais ; et Cyrine, ex-notaire. La justice elle-même, j’ose le dire, a pleuré la mort d’Ursule, trésorier de l’épargne, et a taxé l’empereur d’ingratitude ; car au temps où Julien, envoyé comme César en Occident, s’y trouvait limité dans ses ressources au point de ne pouvoir rien donner aux soldats (ce qui était un calcul de la cour pour lui rendre l’armée moins maniable), ce même Ursule avait écrit au trésorier des Gaules de remettre à César, sur sa demande, tout ce qu’il exigerait d’argent.

(8) Julien sentit lui-même que cette mort devait lui susciter des malédictions et des haines, et chercha plus tard à pallier un acte inexcusable, en prétextant qu’il s’était consommé sans son aveu, et que c’était l’effet des rancunes de l’armée pour le propos tenu devant les ruines d’Amida.

(9) On ne manqua pas non plus de voir un contre-sens, ou un acte de faiblesse, dans le choix d’Arbétion, qui présidait de fait les enquêtes. Ses collègues n’étaient là que de nom. Il était impossible, en effet, que cet ambitieux hypocrite ne fût pas suspect à Julien, et qu’il pût le considérer autrement que comme ennemi, d’après le rôle actif qu’il avait joué dans les guerres civiles.

(10) Après ces actes, désapprouvés même par les partisans de Julien, citons quelques exemples d’une sévérité qui ne fut que justice.

(11) Cet Apodème, autrefois intendant, que nous avons vu s’acharner avec tant de rage à la perte de Gallus et de Sylvain ; ce notaire Paul, surnommé la Chaîne, dont le nom seul fait frémir, trouvèrent sur le bûcher un supplice trop mérité par leurs crimes.

(12) La peine de mort fut également décernée contre l’insolent et cruel Eusèbe, grand chambellan de l’empereur Constance. Ce misérable, qui de la condition la plus basse était arrivé presque au point de faire obéir son maître, avait contracté une arrogance intolérable. Plus d’un avertissement lui était venu d’Adrastie, dont l’œil est toujours ouvert sur les fautes des hommes. Il n’en tint compte ; et, comme d’un roc élevé, il se vit précipité de sa grandeur.

Chapitre IV[modifier]

(1) Les yeux du nouvel empereur se tournèrent ensuite sur la population intérieure du palais ; il y fit une espèce de main basse, et sans distinction. Ce n’était pas ce qu’on avait droit d’attendre d’un philosophe ami de la vérité.

(2) L’épuration n’aurait eu rien que de louable si elle eût fait grâce au très petit nombre, dont la conduite était pure et l’intégrité notoire. Le palais, il faut l’avouer, était devenu un séminaire de vices, dont les germes s’étaient propagés au dehors. Le désordre eût été moins grave sans la contagion de l’exemple.

(3) Certains commensaux de cette demeure, engraissés de la dépouille des temples, s’étaient fait de la spoliation une habitude, et flairaient, pour ainsi dire, toute occasion de lucre. Parvenus sans transition de l’extrême pénurie au dernier degré de l’opulence, ils pillaient, dépensaient, prodiguaient sans frein et sans mesure.

(4) L’infection gagna de proche en proche les mœurs publiques. De là le mépris si commun de la foi jurée et de l’estime des autres ; cette passion du gain qui veut se satisfaire, même au prix de toute souillure ;

(5) ces sommes prodigieuses englouties, engouffrées dans le luxe des festins. La table eut ses triomphateurs, comme autrefois la victoire. À cette époque appartient l’usage immodéré des tissus de soie ; les primes décernées à la perfection d’une étoffe, aux raffinements de la science culinaire ; et le faste des ameublements, et les vastes proportions des demeures. Si le champ de Cincinnatus eût égalé en superficie le sol d’une seule de ces habitations, où serait l’honneur de cette noble pauvreté après la dictature ?

(6) À ce tableau de corruption ajoutez la dissolution de la discipline militaire, les airs lascifs répétés au lieu de chants guerriers, la pierre servant jadis d’oreiller au soldat échangée contre le duvet de la couche la plus molle, sa coupe à boire plus pesante que son épée ; des vases de terre il n’en voulait plus, il lui fallait des palais de marbre. Et nous lisons dans l’histoire qu’un Spartiate fut vivement réprimandé seulement pour avoir mis le pied sous un toit en temps de guerre.

(7) Féroce et rapace envers ses concitoyens, le Romain était devenu lâche et mou devant l’ennemi. Gâté par le loisir, perverti par les largesses, en revanche il était grand connaisseur en fait d’or et de pierreries.

(8) Et cependant le temps n’était pas loin où un simple soldat de César Maximien, trouvant, dans le pillage du camp des Perses, un petit sac de peau rempli de perles, fut assez simple pour en jeter le contenu, se contentant de l’enveloppe, dont la fourrure l’avait séduit.

(9) L’empereur un jour voulait se faire couper les cheveux. Il voit entrer un personnage somptueusement vêtu. Julien s étonne, "C’est un barbier, dit-il, que j’ai demandé, et non un homme de finance." Il questionne toutefois cet individu sur ce que lui valait son emploi : "Vingt rations de table par jour, répondit celui-ci ; autant de rations de fourrage ; un bon traitement annuel, sans compter plus d’un accessoire assez lucratif."

(10) Julien prit de l’humeur, et chassa toute cette clique, aussi bien que tous les cuisiniers et autres, qui s’étaient mis sur le même pied, et dont il n’avait que faire ; leur disant de chercher fortune ailleurs.

Chapitre V[modifier]

(1) Dès son enfance il avait eu pour le culte des dieux un penchant qui ne fit que s’accroître avec l’âge. Tant qu’il eut des ménagements à garder, il ne s’y livra qu’en s’entourant du plus grand mystère.

(2) Mais une fois débarrassé de cette contrainte, et libre enfin d’en agir à sa volonté, il mit au grand jour le secret de sa conscience. Par des édits clairs et formels il enjoignit de rouvrir les temples, et d’offrir de nouveau des victimes aux autels abandonnés.

(3) Pour assurer l’effet de ces dispositions, il convoqua au palais tous les évêques divisés entre eux de doctrine, et les représentants des diverses sectes qui partageaient le peuple, et leur signifia, bien qu’avec douceur, qu’il fallait que les disputes cessassent, et que chacun pût sans crainte professer le culte de son choix.

(4) S’il se montrait si tolérant sur ce point, c’est qu’il comptait bien que la liberté multiplierait les schismes, et que de la sorte il n’aurait pas l’unanimité contre lui, sachant par expérience que divisés sur le dogme les chrétiens sont les pires des bêtes féroces les uns pour les autres. Il leur disait souvent : "Écoutez-moi ; les Alamans et les Francs m’ont bien écouté." C’était parodier le mot de Marc Aurèle ; et Julien ne s’apercevait pas que les circonstances étaient tout autres.

(5) Marc Aurèle traversait la Palestine pour se rendre en Égypte. Excédé de l’horrible malpropreté des Juifs et de leur humeur turbulente, il s’était écrié, d’un ton de doléance : "Ô Marcomans ! ô Quades ! ô Sarmates ! j’ai donc rencontré de plus brutes que vous."

Chapitre VI[modifier]

(1) Vers ce temps-là une nuée d’Égyptiens, sur la foi de vagues espérances, vint s’abattre sur Constantinople. Race processive, chicanière, ne payant que par contrainte, infatigable dans ses répétitions, toujours exagérées, et qui pour obtenir décharge, remise ou délai, a toujours quelque plainte en concussion toute prête.

(2) Ils assiégeaient en masse les audiences du prince et des préfets du prétoire, parlant tous à la fois comme autant de geais, et les étourdissant de demandes fondées ou non, dont l’origine pouvait remonter jusqu’à soixante-dix ans, plus ou moins.

(3) Il devenait impossible de vaquer à d’autres affaires. Julien leur donna par un édit rendez-vous à Chalcédoine, avec promesse de s’y transporter en personne pour statuer sur leurs prétentions.

(4) Aussitôt qu’ils furent partis, défense absolue fut faite aux navires en retour de donner passage à des Égyptiens ; ce qui fut exécuté à la lettre. Toute cette ardeur de réclamation s’évanouit aussitôt que l’inutilité en fut démontrée, et chacun s’en retourna chez soi.

(5) On prit occasion de là pour rendre une loi qui semble dictée par l’équité même, et qui déclare bien acquis tout argent donné en vue d’obtenir un avantage, et en interdit la répétition.

Chapitre VII[modifier]

(1) Aux calendes de janvier les registres consulaires s’ouvrirent aux noms de Mamertin et de Névitte. Le prince daigna se mêler à pied aux personnes de distinction qui assistaient à la cérémonie ; ce qui fut approuvé par les uns, et taxé par les autres d’affectation dégradante.

(2) Mamertin donna ensuite des jeux au cirque ; et les esclaves qui devaient être rendus à la liberté suivant la coutume étant introduits, Julien prononça lui-même la formule d’affranchissement. Mais, averti que ce jour-là le droit d’affranchir appartenait à un autre, il se condamna lui-même, pour cette erreur, à une amende de dix livres d’or.

(3) Il allait fréquemment au sénat décider les questions litigieuses. Un jour qu’il prêtait l’oreille à la discussion, on vint lui annoncer que le philosophe Maxime venait d’arriver d’Asie. Il ne fit qu’un saut de son siège, s’oublia même jusqu’ à courir à sa rencontre fort en avant du vestibule, l’embrassa, et l’introduisit avec une sorte de respect dans la salle des séances. Démonstration déplacée, et qui dénotait en lui la recherche d’une fausse gloire. Apparemment Il avait oublié le mot de Cicéron sur ce travers d’esprit :

(4) "Ces mêmes philosophes ne laissent pas de mettre leur nom à leurs traités du mépris de la gloire, voulant être loués et glorifiés de leurs efforts même pour inspirer ce mépris."

(5) Peu de jours après, deux intendants, compris dans l’expulsion des officiers du palais, vinrent en secret proposer à Julien de lui révéler la retraite de Florence, pourvu qu’il consentît à les réintégrer dans leurs fonctions. Il repoussa l’offre avec mépris, et les traita de vils délateurs, ajoutant qu’il serait indigne d’un empereur d’user de pareils moyens pour s’assurer d’un homme qui ne se cachait que par peur de la mort, et que l’espoir de trouver grâce engagerait peut-être à ne pas se cacher plus longtemps.

(6) Julien avait alors près de lui Prétextat, beau caractère, sénateur de l’ancienne Rome. Le hasard le lui avait présenté à Constantinople, où l’appelaient ses affaires privées ; et le prince l’avait, de son propre choix, nommé proconsul d’Achaïe.

(7) L’attention que Julien apportait à ses réformes dans l’administration civile ne lui faisait pas perdre de vue les intérêts militaires. Il ne confiait les commandements qu’à des chefs éprouvés par de longs services, relevait par toute la Thrace les fortifications en ruines, et veillait avec la plus active sollicitude à ce que les postes distribués sur la rive droite de l’Ister, et qu’il savait faire bonne et sûre garde contre les entreprises des barbares, ne manquassent ni d’armes, ni d’habits, ni de solde, ni de vivres.

(8) Tandis qu’il se multipliait pour suffire à tant de soins, et imprimait l’activité de son esprit à tous les ressorts de l’État, on lui conseilla une expédition contre les Goths de la frontière, qui nous avaient donné tant de preuves de leur mauvaise foi et de leur perfidie. Mais il voulait, répondit-il, des adversaires d’une autre trempe. À l’égard de ceux-ci, on n’avait qu’à laisser faire les marchands galates, qui les vendaient à tant par tête, sans regarder à la condition des individus.

(9) La renommée cependant proclamait à l’étranger son courage, sa tempérance, ses talents militaires ; et de proche en proche son nom, éveillant l’idée de toutes les vertus, faisait le tour du monde.

(10) Un sentiment de crainte respectueuse se communiqua des peuples voisins aux nations les plus éloignées. De tous côtés, et coup sur coup, arrivaient des ambassades. Il en vint pour négocier la paix avec lui, de l’Arménie et des contrées au- delà du Tigre. Des extrémités de l’Inde, jusqu’à Dib et Serendib, partirent à l’envi des députations chargées d’offrandes. Les plages australes de la Mauritanie sollicitèrent la faveur d’être reconnues dépendances de l’empire. Enfin au nord et au levant, les peuples riverains du Bosphore, et de la mer qui reçoit les eaux du Phase, offrirent en suppliants un tribut annuel, pour acheter la permission de continuer à vivre sur le sol qui les avait vus naître.

Chapitre VIII[modifier]

(1) Le récit des événements où se trouve mêlé le nom de ce grand prince nous ayant amené à faire mention des régions éloignées de la Thrace et des rives du Pont-Euxin, il n’est pas hors de propos de donner sur ces contrées des notions qui nous sont personnelles, ou que nous avons recueillies de nos lectures.

(2) La crête élevée du mont Athos en Macédoine, qui jadis s’ouvrit pour laisser passage à la flotte de Xerxès, et l’abrupte promontoire de Capharée dans l’île d’Eubée, où vint se heurter la flotte des Grecs, par l’artifice de Nauplius, père de Palamède, malgré la distance qui les sépare, marquent la limite réciproque de la mer Égée et de celle de Thessalie. L’Égée, à partir de ce dernier point, va s’élargissant, surtout vers la droite, où les Sporades d’un côté, et de l’autre les Cyclades (ainsi nommées parce qu’elles forment cercle autour de Délos, berceau de deux divinités), lui donnent l’aspect d’un vaste archipel. Ses flots baignent à gauche Imbros et Ténédos, Lemnos et Thasos, et, quand le vent les soulève, se brisent avec fureur contre les rochers de Lesbos.

(3) Repoussés par cet obstacle, ils se rejettent sur la côte de Troade, vers le temple d’Apollon Sminthien et l’héroïque plaine d’Ilion. Plus au nord, l’Égée forme le golfe de Mélas, d’où l’on découvre dès l’entrée, ici Abdère, patrie de Protagoras et de Démocrite, là le repaire sanglant du cruel Diomède de Thrace, et l’étroite vallée où l’on voit le cours de l’Hèbre se replier sur lui-même, et remonter vers sa source ; puis Maronée et Aenos, cette plage qu’Énée aborda sous de funestes auspices, et dont il se hâta de fuir, guidé par les dieux, vers les bords de l’antique Ausonie.

(4) L’Égée ensuite se resserre, et, obéissant à une impulsion naturelle, court se joindre au Pont, dont elle s’adjoint une partie, en figurant la lettre grecque g-ph. De là, ouvrant l’Hellespont, et laissant de côté le Rhodope, elle baigne successivement Cynossème, où la tradition place les cendres d’Hécube, Coelos, Sestos et Callipolis, et sur la rive opposée, les tombeaux d’Achille et d’Ajax, Dardanie et Abydos, où Xerxès jeta un pont pour la traverser. Plus loin sont Lampsaque, présent du roi des Perses à Thémistocle, et Paros, fondée par Parius, fils de Jason.

(5) S’évasant alors des deux côtés en demi-cercle, elle repousse au loin ses rivages, et, prenant le nom de Propontide, arrose à l’est Cyzique et Dindyme, sanctuaire révéré de la mère des dieux ; puis Apamée, Cius et Astecus, dont un de ses rois, par la suite des temps, changea le nom en celui de Nicomédie. Elle rase au couchant la Chersonèse, Aegos-Potamos, où Anaxagore prédit qu’il pleuvrait des pierres, Lysimachie, et la ville fondée par Hercule en mémoire de son compagnon Périnthe.

(6) Enfin, et comme pour rendre la ressemblance du g-ph complète, au milieu de sa circonférence s’allongent les îles de Proconèse et de Besbique.

(7) Dès que ses eaux ont doublé la pointe de cette dernière, cette mer se resserre de nouveau en détroit entre l’Europe et la Bithynie, et baigne à droite Chalcédoine, Chrysopolis, et autres lieux moins connus.

(8) À gauche elle visite les ports d’Athyras, de Sélymbrie et de Constantinople, l’ancienne Byzance, colonie athénienne, et le promontoire de Céras, que surmonte un phare élevé ; ce qui a fait donner le nom de Cératas au vent froid qui souffle ordinairement de cette côte.

(9) Là s’arrête le courant, et se trouve accomplie la communication des deux mers. Alors les deux rives de nouveau s’écartent, embrassant une nappe d’eau sans limites auxquelles la vue puisse atteindre,

(10) et dont le circuit forme une navigation de vingt-trois mille stades, au rapport d’Ératosthène, d’Hécatée, de Ptolémée, et d’autres auteurs qui se piquent d’exactitude dans l’indication des distances. La forme de cette mer, au dire de tous les géographes, est celle d’un arc scythe avec sa corde.

(11) Elle a pour bornes, au levant, le Palus-Méotide ; au couchant, l’empire romain. Ses côtés septentrionales sont habitées par des peuples différents de mœurs et de langage. Sa rive au midi décrit en rentrant une légère courbure.

(12) Son vaste littoral est parsemé de villes grecques, toutes, un très petit nombre excepté, fondées par les Milésiens, colonie d’Athènes, et dès longtemps établies dans l’Asie Mineure par Niléus, fils de ce Codrus qui se dévoua, dit-on, pour sa patrie dans la guerre contre les Doriens.

(13) Les deux extrémités de l’arc sont figurées par les deux Bosphores, l’un Thrace, l’autre Cimmérien. Le nom de Bosphore vient de ce que la fille d’Inachus, transformée en génisse, suivant les poètes, traversa les deux mers intérieures à la nage, pour se rendre dans celle d’Ionie.

(14) À droite de la courbure, au sortir du Bosphore, se montre la côte de Bithynie, que les anciens nommaient Mygdonie. Ce royaume comprend les provinces de Thynia, de Mariandéna, les Bébryces, jadis délivrés par Pollux de la tyrannie d’Amycus, et la contrée lointaine où le devin Phinée tremblait au seul battement de l’aile des harpies. Sur cette plage sinueuse, et fréquemment interrompue par des renfoncements profonds, sont les embouchures du Sangare, du Psyllis, du Bizes et du Rhebas. On voit, à l’opposite, surgir du sein des eaux les Symplégades, double roc escarpé sur toutes ses faces, et dont on dit qu’autrefois, avec un fracas épouvantable, les deux parties se heurtaient, reculaient, renouvelant ce conflit sans cesse. Si rapide que fût le vol d’un oiseau, il n’eût pas évité d’être broyé entre ces deux masses au moment où elles se ruaient avec furie l’une contre l’autre.

(15) Le premier navire Argo, lorsqu’il voguait à la conquête de la toison d’or, put cependant passer entre elles, sans subir leur étreinte. De ce jour l’antagonisme cessa ; les deux parties s’incorporèrent l’une à l’autre, à tel point qu’aujourd’hui nul ne croirait à leur ancien divorce ; si toutes les traditions de l’antique poésie n’étaient là pour en porter témoignage.

(16) Après la Bithynie viennent les États du Pont et de la Paphlagonie, où l’on remarque Héraclée et Sinope, Polémonion et Amisos, villes considérables, toutes créations de l’actif génie des Grecs ; et Cérasonte, dont Lucullus importa le doux fruit dans nos contrées. Du sein d’îles altières s’élèvent les villes importantes de Trapézonte et de Pityunte.

(17) Plus loin vous rencontrez la caverne d’Achéruse, que les habitants du pays appellent G-Mychopontion, le port d’Acon, et divers fleuves, l’Achéron, l’Arcadius, l’Iris, le Tibre, et plus loin le Parthénius ; tous se précipitant d’un cours rapide vers la mer. Non loin de là est le Thermodon, qui descend du mont Armonius, et coule entre les bois de Thémiscire, où jadis les Amazones vinrent chercher un refuge, par le motif que je vais exposer.

(18) Ces guerrières des temps passés, après avoir anéanti par leurs continuelles et sanglantes incursions tous les États leurs voisins, aspiraient encore à frapper de plus grands coups. Confiantes dans leurs forces, et entraînées par une ardeur de conquête, elles allèrent, passant sur le corps d’une multitude de peuples, chercher dans les Athéniens de plus redoutables adversaires. La lutte fut opiniâtre ; mais enfin leur armée plia, par la déroute de la cavalerie, qui garnissait les ailes ; et toutes les Amazones mordirent la poussière.

(19) À la nouvelle de ce désastre, celles qui, moins propres à porter les armes, étaient restées dans leurs foyers, se voyant réduites à l’extrémité, et redoutant les représailles de voisins irrités des maux qu’elles leur avaient fait souffrir, se retirèrent sur les bords plus tranquilles du Thermodon. Leur postérité y multiplia, et plus tard, rentrée en force dans son ancienne patrie, redevint la terreur de toutes les nations étrangères.

(20) Non loin de là le mont Carambe s’élève en pente douce vers le septentrion, séparé par deux mille cinq cents stades de mer du promontoire de Crioumétopon, en Tauride. À partir du fleuve Halys, tout le littoral s’étend en ligne aussi directe que la corde tendue entre les deux extrémités de l’arc.

(21) À ses confins l’on trouve les Dahas, le plus belliqueux peuple de la terre, et les Chalybes, qui, les premiers, arrachèrent. le fer de la mine. Les vastes contrées qu’on rencontre ensuite sont occupées par les Byzares, les Sapires, les Tibarènes, les Mossynèques, les Macrons et les Philyres ; peuples sans communication avec nous jusqu’à ce jour.

(22) Mais à peu de distance sont les tombes de trois héros, Sthénélus, Idmon et Tiphys ; le premier, compagnon d’Hercule, et blessé mortellement en combattant avec lui les Amazones ; le second, devin des Argonautes ; et le troisième, leur habile pilote.

(23) Au-delà de cette contrée se trouve l’antre d’Aulion et le fleuve Callichore, ainsi nommé parce que Bacchus, après avoir en trois ans accompli la conquête des Indes, célébra son retour, sur ses bords ombragés et fleuris, par des chœurs de danse et des orgies ; mystères que quelques-uns appellent Triétériques.

(24) On arrive ensuite aux célèbres demeures des Camarites et au Phase, dont les eaux murmurantes baignent les peuples de Colchide, race issue anciennement de l’Égypte. Au nombre de ces villes il faut citer Phase, qui prend son nom du fleuve, et Dioscure, encore importante de nos jours, dont la fondation est attribuée à Amphitus et Cercius, cochers de Castor et de Pollux.

(25) Tout auprès sont les Achéens, qui, suivant quelques auteurs, après une guerre antérieure à celle dont Hélène fut le sujet, rejetés sur les rives du Pont par la tempête, trouvant des ennemis partout et ne pouvant s’établir nulle part, finirent par occuper la cime de montagnes couvertes de neiges éternelles. L’âpreté du climat fit contracter à ces émigrés l’habitude de vivre de rapine, et les rendit bientôt les plus féroces des brigands. Touchant les Cercètes leurs voisins, on ne sait rien qui soit digne de remarque.

(26) Derrière ces derniers sont les Cimmériens, habitants du Bosphore. Là se trouvent plusieurs villes milésiennes, et Panticapée leur métropole, qu’arrose l’Hypanis, alors grossi des tributs de nombreux affluents.

(27) Au-delà, mais à de grandes distances, des tribus d’Amazones habitent les deux rives du Tanaïs, et s’étendent jusqu’à la mer Caspienne. Ce fleuve prend sa source dans les rochers du Caucase, et vient se perdre dans le Palus- Méotide, formant, par son cours sinueux, la limite réciproque de l’Europe et de l’Asie.

(28) Non loin de là coule la rivière de Ra, sur les bords de laquelle croît une racine du même nom, d’un emploi fréquent en médecine.

(29) Au-delà du Tanaïs s’étend indéfiniment la contrée des Sarmates, arrosée de fleuves sans nombre, tels que le Maracque, le Rhombite, le Théophane, et le Totordane. Quoique séparée de cette région par une énorme distance, une autre nation prend également le nom de Sarmate. Celle-ci habite les bords de la mer, où le Corax décharge ses eaux.

(30) Bientôt l’on découvre l’ample contour du Palus-Méotide, qui tire de ses veines abondantes et verse dans l’Euxin, par le détroit de Patare, une masse d’eau considérable. Sur la droite du lac sont les îles Phanagore et Hermonasse, civilisées par les soins des Grecs.

(31) Plus loin, et sur ses rives les plus reculées, habitent une foule de tribus, différentes de mœurs et de langage ; les Ixomates, les Méotes, les Iazyges, les Roxolans, les Gélons et les Agathyrses, chez lesquels abonde le diamant. On rencontre encore des peuplades au-delà, mais en s’enfonçant tout à fait dans les terres.

(32) La Chersonèse est sur la gauche du Palus-Méotide. Elle est remplie de colonies grecques. Aussi les habitants en sont-ils doux et pacifiques ; ils s’adonnent à l’agriculture, et vivent de ses produits.

(33) Une faible distance les sépare de la Tauride, partagée entre les diverses tribus des Ariques, des Sinques et des Napéens, toutes également redoutables par la barbarie invétérée de leurs mœurs. C’est au point que la mer qui les baigne en a reçu l’épithète d’inhospitalière. Mais les Grecs, par antiphrase, l’ont nommée le Pont-Euxin ; de même qu’ils appellent G-euêthês un fou, G-euphronê la nuit, et G-eumenides les Furies.

(34) Ces peuples immolent des victimes humaines. Ils sacrifient les étrangers à Diane, qu’ils appellent Orsilochè, et suspendent les crânes de leurs victimes aux parois des temples, comme le plus glorieux des trophées.

(35) Leucé, île inhabitée et consacrée à Achille, est une dépendance de la Tauride. Les voyageurs que le hasard y jette visitent ses temples, et contemplent les offrandes faites en l’honneur du héros, mais regagnent vers le soir leurs navires ; car c’est risquer sa vie, dit-on, que d’y passer la nuit. Il y a dans l’intérieur des lacs peuplés d’oiseaux blancs, du genre des alcyons. Nous parlerons plus tard de leur origine, et des combats qu’ils se livrent sur l’Hellespont.

(36) La Tauride possède aussi des cités, parmi lesquelles on distingue Eupatorie, Dandace, Théodosie, et autres de moindre importance, qui ne furent jamais souillées de sacrifices humains.

(37) Là se termine le sommet de l’arc. Parcourons dans l’ordre des lieux le reste de sa courbure légère de ce côté, et opposée au signe de l’Ourse, jusqu’à la rive gauche du Bosphore de Thrace. Nous ferons remarquer qu’à la différence de l’arc en usage chez les autres nations, et qui a la forme d’une gaule, les deux côtés de celui des Scythes et des Parthes, réunis au milieu par une poignée droite et arrondie, décrivent chacun, à partir de ce point, une courbe aussi prononcée que la convexité du croissant de la lune, lorsqu’elle est sur son déclin.

(38) À partir de la jointure, au point où finissent les monts Riphées, habitent les Arimphes, peuple connu par sa justice et par son aménité. Les fleuves Chronius et Bisule arrosent cette contrée. Près de là sont les Massagètes, les Alains, les Sergètes, et d’autres peuples obscurs, dont les noms ni les mœurs ne nous sont bien connus.

(39) À quelque distance on trouve le golfe Carcinite, une rivière du même nom, puis un bois consacré à Hécate.

(40) On voit se dessiner ensuite le cours du Borysthène, qui, né dans les montagnes des Nerviens, puissant dès sa source, et grossi encore du concours de plusieurs rivières, se précipite dans le réservoir de l’Euxin. Sur ses rives boisées s’élèvent les villes de Borysthène et de Céphalonèse, et des autels consacrés a Alexandre le Grand et à César-Auguste.

(41) Plus loin est la péninsule habitée par la race infâme des Sindes, ces serviteurs infidèles qui, pendant que leurs maîtres portaient la guerre en Asie, s’emparèrent de leurs femmes et de leurs biens. La plage étroite qu’on rencontre ensuite a reçu des indigènes le nom de course d’Achille, le héros de Thessalie en ayant fait un stade pour se livrer à ce genre d’exercice. Dans le voisinage est Tyros, colonie de Phéniciens, baignée par le fleuve Tyros.

(42) Le centre de la convexité de l’arc, qu’un marcheur alerte peut franchir en quinze jours, est habité par les Alains d’Europe et les Costoboques, et, derrière ceux-ci, par d’innombrables tribus scythiques, répandues dans des espaces sans limites. Un petit nombre de ces peuples se nourrit de blé ; tout le reste erre indéfiniment dans de vastes et arides solitudes, que jamais n’ouvrit le soc et ne féconda la semence. Ils y vivent au milieu des frimas, à la façon des bêtes sauvages. Des chariots couverts d’écorce leur servent à transporter partout, au gré de leur fantaisie, habitation, mobilier et famille.

(43) La plage, quand on arrive à la dernière partie de la courbure, se couvre d’une multitude de ports. Là s’élève l’île de Peucé, demeure des Troglodytes et des Peuques, et de quelques autres petites peuplades. On y voit aussi Histros, ville jadis des plus puissantes, et Apollonie et Anchialos et Odissos ; sans parler d’une foule d’autres parsemées sur la côte de Thrace.

(44) Là le Danube, sorti des monts Rauraques, aux confins de la Rhétie, et grossi, dans son immense parcours, des eaux de plus de soixante rivières navigables, vient par sept bouches s’absorber dans la mer de Scythie.

(45) Voici les noms grecs donnés à ces embouchures : la première emprunte celui de Peucé, de l’île même ainsi appelée ; la seconde a nom Naracustoma ; la troisième, Calonstoma ; la quatrième, Pseudostoma ; viennent ensuite Borionstoma et Sthenostoma, bien moins considérables que les quatre autres ; la septième occupe une vaste superficie, mais n’est, à vrai dire, qu’un marais.

(46) Sur toute la surface du Pont-Euxin règne une atmosphère nébuleuse ; ses eaux sont plus douces que celles des autres mers, et recèlent une multitude de bas-fonds. Le premier de ces effets tient à la vaporisation d’une nappe d’eau si étendue ; le second, à la quantité relativement considérable d’eau fluviale qui s’y déverse, et en tempère la salure ; le troisième, à la quantité de limon continuellement charriée par cette multitude d’affluents.

(47) Il est constant que, des extrémités de nos mers, les poissons s’y rendent en foule pour y déposer leur frai, qui se développe mieux, et court moins de dangers dans cette eau plus douce et dans ces cavités profondes, où la voracité des monstres marins n’est pas à craindre pour leur progéniture. Ces espèces, en effet, ne se montrent jamais dans ces parages, si l’on n’excepte quelques dauphins de petite taille, et qui ne font aucun mal.

(48) La partie de cette mer la plus exposée au froid gèle à une telle profondeur, que les fleuves, à ce que l’on croit, n’y peuvent plus trouver issue ; et alors sa superficie glissante et suspecte empêche qu’homme ou bête de charge ose y mettre le pied. Ce phénomène se rencontre dans toute mer intérieure, où l’eau douce entre dans une aussi forte proportion. Mais coupons court à cette digression, qui nous a entraîné beaucoup trop loin.

(49) Une nouvelle impatiemment attendue, et qui longtemps avait trompé notre espoir, vint mettre enfin le comble aux joies du moment. Des lettres d’Agilon et de Jove, qui ne tarda pas à être nommé questeur, annoncèrent que la garnison d’Aquilée, fatiguée d’un long siège, avait, sur la certitude de la mort de Constance, ouvert enfin ses portes, livré les auteurs de la révolte, et qu’après le supplice de ceux-ci par le feu, amnistie avait été accordée au reste.

Chapitre IX[modifier]

(1) Une suite de prospérités après tant de traverses élevait Julien au-dessus de la condition humaine. La fortune semblait n’avoir plus pour lui que des faveurs. Le monde romain complètement soumis n’obéissait qu’à lui seul. Et ce qui met le sceau à toute cette gloire, tant que sa main tint le sceptre, pas un mouvement n’eut lieu à l’intérieur, pas un barbare n’osa franchir la frontière. Et l’esprit de dénigrement, habituel au peuple à l’égard de la puissance qui n’est plus, augmentait d’autant son enthousiasme pour le pouvoir nouveau.

(2) Après avoir pris mûrement, et avec réflexion, toutes les mesures qu’exigeaient les circonstances, harangué fréquemment les soldats, et, par ses libéralités, s’être assuré de leurs bonnes dispositions en toute occurrence, Julien partit pour Antioche, suivi par l’affection de tous, et laissant Constantinople comblée de ses bienfaits. Il avait vu le jour dans cette ville, et montrait pour elle cette prédilection qu’on a d’ordinaire pour le lieu de sa naissance.

(3) Il passa le détroit, laissant de côté Chalcédoine et Libysse, où l’on voit le tombeau d’Annibal, et entra dans Nicomédie, cité naguère magnifique, et tellement embellie par la magnificence de ses prédécesseurs, qu’à l’aspect de ses édifices publics et privés on pouvait, sans faire tort à la ville éternelle, se croire dans un de ses quartiers.

(4) Julien pleura sur ces murs, qui n’étaient plus que monceaux de cendre, tandis que, lentement et en silence, il dirigeait ses pas vers le palais. Ce fut bien pis quand il vit venir à lui le sénat et la population de la ville. Tant de misère après tant de splendeur mit le comble à son affliction. Il reconnut plusieurs personnes avec lesquelles il s’était trouvé en relation, au temps où il avait pour maître son parent éloigné, l’évêque Eusèbe.

(5) Il gratifia la ville d’un subside considérable pour l’aider à réparer son désastre, et se rendit ensuite par Nicée sur les frontières de la Gallo-Grèce. De là, par un détour sur la droite, il alla visiter à Pessinonte le temple antique de Cybèle, dont, pendant la seconde guerre punique, Scipion Nasica avait, sur la foi des vers sibyllins, fait transporter la statue à Rome.

(6) Nous avons donné, dans le règne de l’empereur Commode, une relation particulière de l’arrivée de cette statue en Italie, et de quelques circonstances qui y ont rapport. Les historiens présentent diverses étymologies du nom de la ville.

(7) Quelques-uns prétendent qu’il dérive du verbe grec G-pesein, tomber, parce que cette effigie de la déesse était tombée du ciel. Suivant d’autres, ce nom lui aurait été donné par Ilos, fils de Tros, roi de Dardanie. Théopompe, de son côté, affirme que ce ne fut pas Ilos, mais bien le puissant monarque de Phrygie, Midas, qui fut son fondateur.

(8) Julien, après avoir fait ses dévotions à la déesse, et offert des sacrifices sur ses autels, revint sur ses pas à Ancyre. Il allait quitter cette dernière ville et poursuivre son voyage, quand il se vit assiégé par une foule importune de plaignants. Celui-ci avait été dépouillé de ses biens ; celui-là classé à tort dans telle curie. Quelques-uns poussaient la passion au point de jeter, à tout hasard, l’accusation de lèse-majesté à la tête de leur adverse partie.

(9) Plus impassible que les Cassius et les Lycurgue, Julien, au milieu de ces clameurs, pesait impartialement chaque circonstance, et, sans errer jamais, rendait à chacun justice. Mais il se montrait surtout sévère à l’égard des calomniateurs. Il détestait cette engeance, ayant appris à ses dépens, quand il n’était que simple particulier, jusqu’où peut aller leur rage.

(10) Un fait entre mille prouvera, du reste, combien les allégations de ce genre faisaient peu d’impression sur lui. Un homme qui en voulait mortellement à un autre faisait grand bruit contre son adversaire d’une atteinte portée, disait-il, à la majesté du prince, et revenait sans cesse à la charge près de l’empereur, qui feignait toujours de ne pas entendre. Julien enfin lui demanda ce qu’était l’accusé ? "Bourgeois, répondit-il, et fort riche." Le prince sourit : "Et quelle preuve, dit-il, avez-vous contre lui ? — Il a fait teindre en pourpre un manteau de soie," s’écria l’accusateur.

(11) Julien se contenta de lui dire que deux hommes de rien, l’un accusant l’autre d’un tel crime, ne valaient pas qu’on s’occupât d’eux ; et qu’il eût à se taire, et à rester en repos. Mais le plaignant, ne se tenant pas pour battu, insista de plus belle. Julien, excédé, se tourne alors vers le trésorier des largesses, qui était présent, et lui dit : "Faites donner à ce dangereux bavard une chaussure de pourpre pour l’homme à qui il en veut, et qui s’est fait faire, dit-il, un vêtement de cette couleur. Il verra ce qu’on gagne, à moins que d’être bien fort, à s’affubler de cette friperie."

(12) Voilà ce que ne sauraient trop imiter ceux qui gouvernent. Mais on ne peut taire qu’en d’autres occasions il montra une partialité révoltante. Difficilement, sous ce règne, quiconque était réclamé par les magistrats municipaux pour faire partie du corps pouvait-il échapper à leurs prétentions sur sa personne, eût-il par quelque privilège, par ses services militaires, par la qualité même d’étranger, tous les droits d’exemption possibles. C’était au point qu’on se résignait d’ordinaire à acheter son repos par une transaction clandestine, et à prix d’argent.

(13) En arrivant à la station de Pyles, qui marque la limite entre la Cappadoce et la Cilicie, Julien y trouva le correcteur de la province, qui se nommait Celse, et qu’il avait connu dans le temps où il étudiait à Athènes. Il l’embrassa, le fit monter dans sa voiture, et le ramena avec lui à Tarse.

(14) De là, sans s’arrêter, il gagna Antioche, cette merveille de l’Asie, qu’il lui tardait de visiter. L’accueil qu’il reçut des habitants aux approches de la ville fut une espèce de culte. Lui-même s’étonna de cet immense concert de voix, saluant en sa personne un astre nouveau qui se levait sur l’Orient.

(15) C’était précisément l’époque de célébration de l’antique fête d’Adonis, ce jeune amant de Vénus, mort sous la défense d’un sanglier ; image mystique de la moisson coupée dans sa maturité. On regarda comme mauvais présage que des lamentations de deuil se fissent entendre à la première entrée du chef de l’État dans une résidence impériale.

(16) Julien donna dans cette occasion une preuve de mansuétude qui lui fit le plus grand honneur, bien que l’occasion en fût assez triviale. Un nommé Thalasse, ex-commis aux requêtes, lui était odieux comme complice des pièges tendus pour faire périr son frère Gallus ; et il lui avait fait signifier la défense de se montrer parmi les honorables qui vinrent lui faire leur cour. Thalasse avait un procès. Ceux qui plaidaient contre lui, profitant de cette défaveur, s’avisèrent, le lendemain de l’entrée, d’attrouper la populace, et de venir crier aux oreilles de l’empereur : "Thalasse, cet ennemi de votre majesté, veut s’emparer de notre dépouille."

(17) Ils croyaient bien avoir trouvé l’occasion de le perdre. Julien comprit leur intention : "En effet, dit-il, l’homme dont vous parlez n’a que trop mérité ma colère. Suspendez donc votre plainte, car il convient que j’aie raison de lui avant vous." Là-dessus il fit passer au préfet qui siégeait au tribunal l’ordre d’ajourner l’affaire jusqu’à ce que Thalasse eût été reçu en grâce ; ce qui ne tarda pas à arriver.

Chapitre X[modifier]

(1) Julien, comme il l’avait projeté, passa l’hiver à Antioche. Mais, au lieu de se laisser aller aux séductions de tout genre qui abondent en Syrie, il s’occupait, comme par délassement, à juger les procès ; ce qui toutefois n’exige pas moins de contention d’esprit que la conduite d’une guerre. Il s’y livrait avec ardeur, appliquant sa merveilleuse intelligence à rendre à chacun bonne justice, à réprimer la fraude avec toute la sévérité compatible avec la sagesse, à protéger le bon droit contre toute usurpation.

(2) Il est vrai qu’on le vit montrer quelquefois une indiscrète curiosité touchant la croyance respective des parties ; mais il n’y a pas d’exemple que cette préoccupation ait eu d’influence sur ses arrêts. Jamais on ne lui reprochera d’avoir dévié tant soit peu de la stricte équité par ce motif ou par tout autre.

(3) La conscience du juge, dans tout procès, ne doit faire acception que du juste ou de l’injuste. On n’est pas plus en garde sur mer contre le danger d’un écueil, qu’il ne l’était contre l’oubli de cette règle. C’est dans cet esprit que, sentant bien souvent le sang-froid lui manquer, il permettait aux préfets, ou à ses assesseurs, de l’avertir de ses entraînements de vivacité, se montrant toujours affligé de ses écarts, et reconnaissant des remontrances.

(4) Un jour, que des avocats élevaient jusqu’au ciel la rectitude d’une de ses sentences, il répondit assez vertement : "Je serais plus touché de l’éloge, et plus disposé à m’en glorifier, si je pouvais me dire : ’J'aurais été repris dans le cas contraire’."

(5) Un mot assez plaisant pourra faire juger, à ce propos, du peu de roideur de ses formes judiciaires. Une plaideuse, un jour, voyant sa partie adverse, officier du palais, et qui avait été du nombre des éliminés, arriver au tribunal ceint du baudrier d’ordonnance, se mit à jeter les hauts cris d’une réintégration dont elle augurait mal pour sa cause : "Ne laissez pas, lui dit Julien, d’exposer vos griefs. Votre partie ne gagne à cela que d’être mieux retroussée pour se tirer des boues ; et votre réclamation n’aura pas à en souffrir."

(6) Le poète Aratus a peint la Justice fuyant au ciel la perversité des hommes. Sur les exemples que j’ai cités (et ce ne sont pas les seuls) on eût pu dire, comme s’en vantait Julien lui-même, que son règne avait ramené cette déesse sur la terre. Et le mot eût été complètement juste, si, trop souvent, le prince n’eût mis sa décision propre à la place de la loi, et par là commis des erreurs dont sa gloire est obscurcie.

(7) Ce n’est pas cependant qu’il n’ait parfois heureusement rectifié le texte, éclairé ses obscurités, et déterminé avec plus de précision le sens positif ou négatif de tel ou tel passage. Il y a encore de lui un trait d’intolérance arbitraire, que je voudrais ensevelir dans un éternel oubli. Il interdit l’enseignement aux rhéteurs et aux grammairiens qui professaient le christianisme.

Chapitre XI[modifier]

(1) Vers la même époque, ce notaire Gaudence, à qui le défunt empereur avait donné la mission de mettre l’Afrique sur le pied de résistance, fut, ainsi que son lieutenant Julien, transféré, chargé de chaînes, à Constantinople, et mis à mort.

(2) La peine capitale fut également appliquée à Artémius, ex-duc d’Égypte, contre lequel les Alexandrins élevaient les charges les plus accablantes. Le fils de Marcellus, ex-maître de la cavalerie, qui avait aspiré au trône, périt aussi par la main du bourreau. Et l’on envoya en exil les tribuns des scutaires Romain et Vincent, des première et seconde école, tous deux convaincus de vues ambitieuses trop au-dessus de leur condition.

(3) On ne fut pas longtemps sans apprendre à Alexandrie la mort d’Artémius. Les habitants ne redoutaient rien tant que son retour, et son maintien en charge ; car il s’était répandu en menaces, et eût exercé probablement de terribles représailles. Leur haine à l’instant se tourna contre George, évêque de la ville, qui, effectivement, avait montré contre eux l’acharnement d’une vipère.

(4) Né, s’il faut en croire le bruit public, dans l’atelier d’un foulon d’Épiphane, en Cilicie, cet homme avait fait son chemin, au mépris de tous droits, et, malheureusement pour son diocèse et pour lui-même, avait réussi à se faire ordonner évêque d’Alexandrie. On connaît (et cela par la voix même des oracles) la turbulence proverbiale de la populace de cette ville, et sa promptitude à s’insurger sans cause.

(5) La conduite de George ne fut que trop propre à attiser le feu de leurs esprits. Oubliant sa mission de paix et d’équité pour descendre au rôle de délateur, il était toujours prêt à désigner les Alexandrins à l’ombrageux Constance, comme hostiles à son gouvernement.

(6) On lui imputait entre autres griefs d’avoir malignement suggéré que le revenu des édifices de la ville appartenait au trésor, parce que le fondateur Alexandre les avait élevés aux frais publics.

(7) Mais un propos inconsidéré fut la cause immédiate de sa perte. Il revenait de la cour, et passant, comme à l’ordinaire, en somptueux équipage, devant le magnifique temple de Sérapis, il s’écria, en regardant l’édifice : "Jusques à quand laissera-t-on ce sépulcre debout ? " Sur le plus grand nombre de ceux qui l’entendirent ce mot fit l’effet de la foudre. On crut ce temple voué, comme tant d’autres, à la destruction ; et de ce moment il n’est pas de tentatives qu’on ne fît contre l’évêque.

(8) Au milieu de cette disposition des esprits, arrive tout à coup l’enivrante nouvelle de la mort d’Artémius. Un transport s’empare alors de tout le bas peuple : il se saisit de la personne du prélat, qui est en un clin d’œil terrassé, foulé aux pieds, et écartelé.

(9) Au même instant Draconce, directeur de la monnaie, et un certain Diodore qui avait le titre de comte, traînés tous deux par les pieds avec des cordes, subirent le même traitement ; le premier pour avoir abattu un autel nouvellement érigé dans le bâtiment de la monnaie ; le second parce que, présidant à la construction d’une église, il avait, de sa seule autorité, tonsuré plusieurs enfants, croyant voir dans leur longue chevelure une sorte d’hommage votif aux dieux.

(10) Non contente de cette barbarie, la populace chargea sur des chameaux les cadavres mutilés, et les transporta sur le rivage, où, après les avoir brûlés, on jeta leurs cendres à la mer ; afin, disait-on, que nul ne s’avisât de les recueillir, et de leur élever des temples. Allusion insultante à ces victimes d’une constance religieuse qui, plutôt que d’abjurer leur culte, ont souffert héroïquement les derniers supplices, et qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de martyrs. Les chrétiens auraient pu s’interposer, et protéger ces malheureux contre une mort si horrible ; mais les deux partis exécraient George au même degré.

(11) Quand la nouvelle de cet attentat parvint à l’empereur, il s’en indigna, et voulut d’abord sévir contre ses auteurs. Mais on calma sa colère. Il se contenta de protester sévèrement par un édit contre de pareils actes, et de menacer du dernier supplice quiconque à l’avenir porterait atteinte à la justice et à l’ordre légal.

Chapitre XII[modifier]

(1) Julien depuis longtemps méditait une expédition contre les Perses. C’était chez lui une résolution fortement arrêtée, et que lui inspirait le désir légitime de prendre du passé une revanche éclatante. Depuis soixante ans cette fière nation portait dans l’Orient la dévastation et le carnage. Ses succès étaient allés jusqu’à l’extermination d’armées tout entières.

(2) L’ardeur de Julien avait une double cause d’excitation. D’abord, par impatience naturelle du repos, il rêvait toujours de clairons, et du fracas des batailles ; puis de glorieuses réminiscences remettaient sous ses yeux les luttes de son jeune âge contre des nations indomptées ; tous ces chefs, ces rois descendant près de lui jusqu’aux plus humbles prières, eux qu’on eût cru possible de voir abattus, mais jamais suppliants ; et il brûlait de joindre le surnom de Parthique à ses autres trophées.

(3) Les détracteurs ne lui manquaient pas toutefois. La malveillance et la pusillanimité s’effarouchaient de ses immenses préparatifs : ce déploiement de forces, à les entendre, était intempestif et dangereux. La transmission de l’empire ne pouvait-elle donc s’opérer sans une perturbation universelle ? N’ayant que ce moyen de faire obstacle, les mécontents ne cessaient de répéter, afin que le propos revint à l’empereur : "que s’il ne modérait cette ambition désordonnée, on le verrait, comme la moisson, par trop de sève succomber sous l’excès même de son bonheur."

(4) Mais toute cette opposition était en pure perte. Julien ne se montrait pas plus ébranlé des criailleries que ne le fut Hercule sous les efforts des Pygmées, ou du prêtre rhodien Théodamas.

(5) Il n’en suivait pas avec moins d’ardeur la pensée de son entreprise ; et de son coup d’œil supérieur, en mesurant toute l’étendue, il s’efforçait d’y proportionner les moyens d’exécution.

(6) D’un autre côté, les autels étaient littéralement inondés du sang des victimes. Il sacrifiait quelquefois jusqu’à cent bœufs ensemble, et, de menu bétail, une variété sans nombre, ainsi que des myriades d’oiseaux blancs qu’il faisait chercher par terre et sur mer. Aussi voyait-on chaque jour, par suite d’une licence qu’il eût mieux valu réprimer, les soldats donner dans les temples d’ignobles scènes de voracité et d’ivrognerie ; puis, abrutis par les excès, parcourir les rues sur les épaules des passants, qu’on obligeait de les convoyer à leurs quartiers. Les Pétulans et les Celtes, qui se croyaient alors tout permis, se signalaient surtout dans ces orgies.

(7) La dépense des cérémonies religieuses prenait une extension inusitée et sans bornes. Le premier venu, qu’il eût la science ou non, pouvait faire profession de prédire, et, sans caractère, sans mission, s’ingérer de rendre des oracles, et de chercher dans les entrailles des victimes l’avenir qui s’y manifeste parfois. La divination mit en œuvre le vol, le chant des oiseaux, toute espèce de mode d’interroger le sort.

(8) Au milieu de cette tendance des esprits, favorisée par les loisirs de la paix, la curiosité de Julien voulut s’ouvrir une voie de plus, en dégageant l’orifice obstrué de la prophétique source de Castalie. Ce fut, dit-on, l’empereur Adrien qui fit murer de grosses pierres la bouche de cette fontaine, parce qu’il y avait reçu jadis l’annonce de son avènement futur, et qu’il ne voulait pas qu’un autre y pût trouver un avertissement semblable. Julien ordonna l’exhumation des morts enterrés dans le circuit de la source, et la purifia, suivant le cérémonial mis en pratique en pareille circonstance par les Athéniens dans l’île de Délos.

Chapitre XIII[modifier]

(1) La même année, le 11 des calendes de novembre, le vaste temple d’Apollon, élevé à Daphné par le violent et cruel monarque Antiochus Épiphane, et cette statue du dieu, égale en grandeur à la figure de Jupiter Olympien, devinrent la proie d’un incendie.

(2) Ce désastre irrita singulièrement l’empereur, qui ordonna l’enquête la plus sévère, et fit fermer l’église cathédrale d’Antioche. Il soupçonnait les chrétiens de cet attentat, où les aurait poussés leur dépit de voir entourer le temple d’un magnifique péristyle.

(3) On attribuait toutefois, quoique assez vaguement, ce malheur à une cause purement accidentelle. Le philosophe Asclépiade, dont le nom est cité dans l’histoire de Magnence, pendant un voyage qu’il fit pour voir Julien, étant allé visiter le temple, avait déposé, disait-on, aux pieds de la colossale statue une figurine en argent de la mère des dieux, qu’il avait, suivant l’usage, entourée de cierges allumés, et ne s’était retiré que vers le milieu de la nuit, heure où personne n’était là pour porter secours. Or, les flammèches des cierges avaient gagné les parois du temple, que leur vétusté rendait au dernier degré susceptibles de prendre feu ; et tout l’édifice, malgré son élévation prodigieuse, avait été en un instant réduit en cendres.

(4) Cette même année il y eut une sécheresse si affreuse, qu’on vit tarir les sources les plus abondantes ; mais leur cours naturel ne tarda pas à se rétablir. Le 4 des nones de décembre, dans la soirée, ce qui restait de Nicomédie fut renversé par un nouveau tremblement de terre ; et Nicée, en grande partie, éprouva le même sort.

Chapitre XIV[modifier]

(1) Julien, dont le cœur était ému de tant de calamités, n’en apporta pas une activité moindre à compléter ses armements pour l’époque désirée où la campagne allait s’ouvrir. Mais, au milieu de ces préoccupations sérieuses et utiles, il en avait une des plus vives, que la raison ne saurait approuver, et qui n’avait pas même alors de prétexte plausible : celle d’abaisser arbitrairement, et par vaine ambition de popularité, le prix des denrées. Cette opération est des plus délicates ; et si l’on n’y porte une main prudente, elle a pour conséquence ordinaire la pénurie et la famine.

(2) Vainement les magistrats municipaux lui démontraient jusqu’à l’évidence l’inopportunité d’une telle mesure : il ne tint compte d’aucune objection, et montrait sur ce point le même entêtement que son frère Gallus, moins ses violences sanguinaires. Le dépit que Julien conçut de cette opposition, par lui qualifiée de malveillante, donna naissance au virulent pamphlet qu’il intitula l’Antiochien, ou Misopogon. C’est une série d’invectives, où tout n’est pas vérité, et qui en revanche lui attira plus d’un trait mordant. Julien ne l’ignorait pas ; et, bien qu’il crût devoir s’en taire, sa rancune ne perdit rien à être concentrée.

(3) Les railleurs se divertissaient à l’appeler Cercope, et à donner ainsi son signalement : Petit homme à barbe de bouc, qui va carrant son étroite poitrine, et fait des enjambées à la façon de l’Otus ou de l’Éphialte de l’Iliade. Puis c’était le sobriquet de victimaire, qui renchérit sur le terme de sacrificateur ; allusion maligne à ses boucheries de victimes. On ne faisait pas grâce non plus à cette manie de se mêler ostensiblement des fonctions sacerdotales, et de se montrer portant dans ses mains les choses sacrées, au milieu de processions de dévotes. Tous ces sarcasmes irritaient profondément Julien, qui se contenait pour n’en rien témoigner, et n’en persistait pas moins dans ses pratiques religieuses.

(4) Il voulut un jour sacrifier à Jupiter sur le Casius, très haute montagne boisée, arrondie à sa base, et qui reçoit au chant du coq les premiers rayons du soleil. Il s’y rendit donc au jour fixé, et se livrait aux soins du sacrifice, lorsqu’il vit un homme prosterné à ses pieds, qui implorait son pardon d’une voix suppliante. Julien demande qui est cet homme : on lui dit que c’est Théodote, ancien président du conseil d’Hiérapolis, qui, reconduisant Constance à son départ, à la tête des notables de la ville, avait eu l’hypocrite bassesse de le supplier les larmes aux yeux, comme le voyant déjà vainqueur, de leur envoyer la tête de l’ingrat rebelle Julien, afin de renouveler le spectacle qu’on avait donné de celle de Magnence.

(5) Julien se contenta de répondre au suppliant : "Ton propos m’est revenu, dans le temps, de tous les côtés. Mais retourne tranquillement chez toi, et compte sur la clémence de ton empereur. Par prudence, il veut diminuer le nombre de ses ennemis ; par penchant, il aime à se faire des amis."

(6) Et il continua le sacrifice, à l’issue duquel il reçut du correcteur d’Égypte une lettre qui lui annonçait qu’après bien des recherches infructueuses on avait fait enfin la découverte du dieu Apis ; ce qui, dans les croyances du pays, présage une production abondante de tous les biens de la terre.

(7) Quelques mots à ce sujet. De toutes les consécrations d’animaux en usage dans l’antiquité, celles de Mnévis et d’Apis sont les plus solennelles : le premier voué au soleil, et dont la tradition ne dit rien de remarquable ; le second, à la lune. Le bœuf Apis naît marqué de divers signes, mais notamment avec l’empreinte du croissant lunaire sur le flanc droit. Arrivé au terme de son existence, le dieu disparaît par immersion dans une fontaine ; car il n’est pas permis de le laisser vivre au-delà du temps prescrit par l’autorité mystique des livres sacrés, ni de lui offrir plus d’une fois par an la génisse sa compagne, qui est marquée également de signes particuliers. On lui cherche alors un successeur avec tout le cérémonial d’un deuil public ; et dès qu’on en a pu trouver un doué des qualités requises, on le conduit à la grande ville de Memphis, célèbre par la présence divine d’Esculape.

(8) Là cent prêtres introduisent l’animal dans son sanctuaire ; et dès ce moment il est sacré, et chacun de ses mouvements est interprété comme manifestation de l’avenir. L’histoire dit qu’il se détourna lorsque Germanicus César lui offrit à manger de sa main ; signe du malheur qui allait arriver à ce prince.

Chapitre XV[modifier]

(1) L’ordre des matières semble exiger ici que j’ajoute quelques notions rapides sur l’Égypte aux détails que j’ai précédemment donnés avec plus d’étendue sur ce pays, dans les règnes d’Adrien et de Sévère ; détails dont en grande partie je puis, sur la foi de mes yeux, garantir l’exactitude.

(2) L’Égypte est la plus ancienne des nations, si l’on excepte celle des Scythes, qui dispute avec elle d’antiquité. Elle a pour bornes au midi la grande Syrte, les promontoires de Phycus et de Borion, et le pays habité par les Garamantes et autres peuples ; à l’orient, les villes éthiopiennes d’Éléphantine et de Méroé, les cataractes, la mer Rouge, et les Arabes Scénites, que nous appelons Sarrasins. Au nord, elle touche à l’immense continent d’Asie par la frontière de la province syrienne. Sa limite au couchant est la mer Issiaque, nommée aussi par quelques auteurs mer Parthénienne.

(3) Arrêtons- nous un moment au Nil, le plus bienfaisant de tous les fleuves, qu’Homère appelle Égyptus ; nous parlerons ensuite des autres merveilles de cette contrée.

(4) Je crois que le principe des grandes eaux du Nil ne sera pas plus connu de la postérité qu’il ne l’a été jusqu’à ce jour. Les poètes se contredisent dans leurs fictions comme les savants dans leurs conjectures sur ce mystérieux phénomène. Je vais extraire des uns et des autres les explications qui me paraissent les plus probables.

(5) Quelques physiciens prétendent que les masses de neiges condensées par les hivers hyperboréens s’amollissent ensuite par l’influence d’une température adoucie, et se vaporisent sous la forme de nuages qui, chassés vers le midi par les vents étésiens, se résolvent en eau sous un climat plus ardent, et deviennent ainsi la cause première des crues du Nil.

(6) D’autres affirment que ses inondations périodiques n’en ont pas d’autre que les pluies qui tombent en abondance en Éthiopie pendant les grandes chaleurs de l’été. L’une et l’autre explication doit être erronée ; car on assuré qu’il ne pleut jamais en Éthiopie, ou qu’il n’y pleut qu’à de longs intervalles.

(7) Il est une troisième opinion plus accréditée : c’est que le gonflement du fleuve est dû à l’action des vents prodromes et étésiens, qui refoulent ses flots durant quarante-cinq jours, pendant lesquels son cours ainsi violemment retenu, et luttant contre l’obstacle, élève ses eaux à cette hauteur prodigieuse, et les fait se répandre comme une mer sous laquelle disparaissent les campagnes.

(8) De son côté, le roi Juba soutient, sur la foi des livres puniques, que le Nil sort d’une montagne de Mauritanie, voisine de l’Océan ; et la preuve en est, dit-il, que les similaires des plantes, des poissons et des quadrupèdes vivant dans le fleuve ou sur ses bords, se retrouvent tous dans les eaux ou sur le sol de cette contrée.

(9) Quand le fleuve a parcouru l’Éthiopie, recevant différents noms des diverses régions qu’il traverse, il arrive, avec un volume d’eau déjà considérable, à ce qu’on appelle les cataractes. C’est une ligne continue de rochers à pic qui barre son cours, et du haut desquels il roule ou plutôt se précipite avec un tel fracas, que les Ates, peuplade qui habitait autrefois dans le voisinage, furent contraints d’émigrer pour aller vivre dans un séjour moins bruyant, parce qu’ils perdaient la finesse de l’ouïe.

(10) Son cours est ensuite plus tranquille ; et, après avoir traversé toute l’Égypte, le fleuve se décharge dans la mer, sans s’être grossi d’aucun affluent, par sept branches distinctes, dont chacune a la largeur et l’utilité d’une rivière. Il se ramifie de plus en un grand nombre de bras ou canaux de diverse importance, dont sept, qui ont un cours navigable, ont été respectivement désignés chez les anciens par les noms d’Héracléotique, de Sébennitique, de Bolbitique, de Pathmitique, de Mendésien, de Tanitique et de Pélusiaque.

(11) Ces bras forment au- dessous des cataractes diverses îles, dont quelques-unes sont si étendues que le fleuve met jusqu’à trois jours à en compléter le circuit.

(12) Les deux plus célèbres sont Méroé et le Delta, ainsi appelé de la figure triangulaire qui lui est commune avec la lettre grecque de ce nom. Depuis l’entrée du soleil dans le signe du Cancer jusqu’à ce qu’il passe dans celui de la Balance, le niveau du Nil s’élève pendant cent jours. Il décroît ensuite, et ses eaux, baissant peu à peu, livrent aux communications par voiture les campagnes où l’on ne pouvait circuler qu’en nacelle.

(13) L’inondation pèche par excès comme par défaut. Lorsqu’elle est excessive, le séjour trop prolongé des eaux détrempe le sol, et retarde les travaux de l’agriculture ; lorsqu’elle est insuffisante, la récolte est frappée de stérilité. Jamais le propriétaire ne souhaite que le débordement dépasse la hauteur de seize coudées. Mais il n’est pas rare, s’il s’opère dans une juste mesure, que les semences confiées au terrain ne rendent jusqu’à soixante-dix pour un. C’est le seul fleuve dont le cours n’imprime à l’air aucune agitation.

(14) L’Égypte est peuplée d’une multitude d’animaux tant terrestres qu’aquatiques. Elle en a qui vivent indifféremment sur terre et dans l’eau, et qu’on nomme pour cette raison amphibies. Dans les terrains secs elle nourrit des chèvres et des buffles, des variétés de singes offrant la réunion des plus bizarres caractères de difformité, et d’autres monstres dont la nomenclature n’aurait rien d’intéressant.

(15) Le crocodile y abonde parmi les espèces aquatiques ; on l’y trouve dans tous les cantons. C’est un quadrupède dangereux, qui s’accommode de l’un et l’autre élément. Il n’a pas de langue, et sa mâchoire inférieure est seule mobile. Ses dents, alignées comme celles d’un peigne, mordent avec fureur tout ce qu’elles peuvent saisir. Il est ovipare, et ses oeufs ressemblent à ceux d’une oie.

(16) Il a des pieds armés d’ongles ; et s’ils n’étaient dépourvus de pouce, leur étreinte serait de force à faire chavirer une embarcation. La longueur de l’animal atteint quelquefois dix coudées. Il dort la nuit sous les eaux, et vient le jour chercher sa pâture sur terre. La dureté de sa peau est telle qu’elle forme cuirasse sur son dos, et qu’un trait parti d’une baliste l’entamerait à peine.

(17) La férocité du crocodile s’adoucit comme par une sorte de trêve, et reste suspendue pendant les sept jours de cérémonies consacrées par les prêtres de Memphis à célébrer l’anniversaire du Nil.

(18) Il a diverses races d’ennemis, et souvent il meurt le ventre ouvert par certain poisson crustacé, de la figure du dauphin, qui l’attaque par ce côté faible. Il périt encore des crocodiles de la manière que voici :

(19) Un petit oiseau, nommé trochile, a l’instinct, lorsqu’il en rencontre un au repos, de picorer en voltigeant autour de ses mâchoires ; ce qui leur procure un chatouillement qui les desserre, et l’oiseau s’introduit de cette façon jusqu’au gosier. Aussitôt que la gueule est ouverte, l’ichneumon, espèce d’hydre, pénètre par l’ouverture que le volatile lui a faite jusque dans les entrailles du crocodile, les torture et les ravage, et se fait jour ensuite en lui perçant le ventre.

(20) Hardi contre ceux qui fuient, le crocodile est sans courage quand on l’affronte. Il voit mieux à terre que dans l’eau, et passe, dit-on, les quatre mois de l’hiver sans prendre de nourriture.

(21) Ce pays produit aussi l’hippopotame, le plus intelligent des êtres à qui la raison est refusée. Cet amphibie a la forme du cheval, mais le pied fourchu et la queue courte. Deux traits suffiront pour faire juger de sa sagacité.

(22) C’est ordinairement dans un épais fourré de roseaux qu’il établit sa bauge ; et il s’y tient coi, mais toujours au guet, jusqu’à ce qu’il juge le moment propice pour aller chercher pâture dans quelque champ de blé. Quand il est repu, il a soin au retour de décrire diverses traces à reculons, pour confondre les pistes, et dérouter les chasseurs qui en veulent à sa vie.

(23) Autre exemple. L’hippopotame mange avec excès ; et quand son ventre, épaissi par trop de nourriture, engourdit ses mouvements, il s’ouvre les veines des cuisses et des jambes en les frottant contre des roseaux fraîchement coupés, afin d’alléger sa réplétion par cette saignée ; puis il enduit ses plaies de limon jusqu’à ce qu’elles soient cicatrisées.

(24) Ce rare et monstrueux quadrupède a paru pour la première fois dans un amphithéâtre romain, sous l’édilité de Scaurus, père de celui dont Cicéron prit la défense, et à propos duquel il somme les habitants de Sardes de montrer pour cette noble famille les mêmes sentiments que le reste du genre humain. On a vu à Rome plusieurs hippopotames dans les siècles suivants ; mais il ne s’en trouve plus aujourd’hui en Égypte, par la raison, disent les habitants, que ces animaux, se voyant pourchassés, ont émigré chez les Blemmyes.

(25) Parmi les oiseaux d’Égypte, dont les variétés sont sans nombre, on distingue l’ibis, oiseau sacré, dont la forme plaît à l’œil et dont les habitudes ne sont rien moins que nuisibles ; car il nourrit ses petits d’oeufs de serpents, et par là diminue la reproduction de ces reptiles à la morsure empoisonnée.

(26) Les ibis volent encore par bandes à la rencontre des venimeux dragons ailés qu’envoient à l’Égypte les marais d’Arabie, les combattent en l’air et les dévorent, sans permettre à leurs pernicieuses phalanges de passer la frontière. On prétend que l’ibis fait ses petits par le bec.

(27) L’Égypte nourrit encore une infinité de serpents, et des plus dangereuses espèces, basilics, amphisbènes, scytales, acontiades, dipsades, vipères et autres. Le plus remarquable par sa taille et la beauté de sa robe est l’aspic, qui ne quitte jamais le Nil, à moins d’y être forcé.

(28) L’Égypte, sous bien d’autres rapports, mérite l’attention de l’observateur ; et nous ne pouvons passer sous silence la colossale structure de ses temples et de ses pyramides, qu’on a rangées parmi les sept merveilles du monde. Hérodote nous apprend ce que leur construction a coûté de temps, et offert d’obstacles à surmonter. Larges à la base, aigus au sommet, ces édifices s’élèvent à une hauteur que jamais n’atteignit aucune autre construction de main d’homme.

(29) Cette figure s’appelle en géométrie pyramide, parce qu’à la ressemblance de la flamme (G-tou pyros), elle va s’atténuant en cône à mesure qu’elle s’élève. Par une conséquence physique de cette diminution progressive de bas en haut, les pyramides n’ont point d’ombre.

(30) On voit encore sur divers points de la contrée des galeries souterraines aux mille détours, laborieusement construites, à ce qu’on croit, par les dépositaires de la science des anciens rites, qui, dans l’appréhension d’un déluge, voulurent conserver la tradition des cérémonies, et firent sculpter à cet effet, sur les parois de ces voûtes, d’innombrables figures d’oiseaux et d’animaux, qu’ils appelaient écriture hiéroglyphique.

(31) C’est là qu’est la ville de Syène, où pendant le solstice d’été les rayons du soleil tombent d’aplomb ; ce qui fait que tout objet placé en ligne verticale en est simultanément frappé de tous côtés, et ne projette aucune ombre. De sorte que si l’on jette les yeux sur un bâton perpendiculairement fiché en terre, sur un arbre, ou sur un homme debout, on ne voit aucune ombre se dessiner sur le sol à l’extrémité inférieure de la ligne que l’objet décrit dans l’espace. On dit aussi qu’à Méroé, ville éthiopienne, voisine de l’équateur, l’ombre, quatre-vingt-dix jours durant, se projette en sens inverse de chez nous ; ce qui a fait donner à ses habitants le nom d’Antisciens.

(32) Mais les merveilles abondent tellement dans cette contrée, que leur seule mention dépasse les bornes de cet ouvrage. Nous laisserons le soin de les relater à de plus hautes intelligences, nous bornant à faire connaître brièvement ses divisions géographiques.

Chapitre XVI[modifier]

(1) Le royaume d’Égypte, dit-on, ne se composait anciennement que de trois provinces, l’Égypte, la Thébaïde et la Libye. Ce nombre, dans les âges suivants, s’augmenta de deux, l’Augustamnique et la Pentapole, qui ne sont que des démembrements, l’une de l’Égypte propre, l’autre de la Libye aride.

(2) La Thébaïde compte parmi ses villes les plus célèbres Hermopolis, Coptos et Antinou, bâtie par Adrien en l’honneur de son cher Antinoüs. Et qui n’a entendu parler de Thèbes hecatompyle ?

(3) Parmi les villes de l’Augustamnique on cite la célèbre Péluse, fondée, dit-on, par Pélée, père d’Achille, qui, meurtrier de son frère Phocus, et poursuivi par les Furies, vint, par l’ordre des dieux, se purifier dans le lac qui baigne les murs de la ville. On y remarque encore Cassium, où s’élève le tombeau du grand Pompée, Ostracine et Rhinocorure.

(4) Dans la Pentapole de Libye on voit Cyrène, ville antique, aujourd’hui déserte, bâtie par le Spartiate Battus. Viennent ensuite Ptolémaïs, Arsinoé ou Teuchira, Darnis et Bérénice, qu’on nomme aussi Hespéride.

(5) La Libye aride a peu de villes municipales. De ce nombre sont Parétonion, Chérécla et Néapolis.

(6) Quant à l’Égypte propre, qui depuis sa réunion à l’empire est gouvernée par un préfet, sauf quelques villes inférieures, on n’y voit que de nobles cités, telles qu’Athribis, Oxyrynche, Thmuis et Memphis.

(7) Mais entre toutes ces villes la prééminence appartient à Alexandrie ; honneur dont elle est redevable à la munificence de son créateur et à l’habileté de son architecte Dinocrate. On dit que, manquant de chaux au moment où il jetait ses fondations, cet artiste en traça le périmètre avec de la farine. Ce fut un présage de l’abondance dont la ville nouvelle devait jouir un jour.

(8) Il y règne une température toujours égale, et l’on n’y respire qu’un air doux et salutaire. Il est même constant, d’après une suite continue d’observations, que pas un jour ne s’écoule sans que les habitants ne voient le ciel serein.

(9) Cette côte était jadis perfide pour les navigateurs, par la multitude de ses bas-fonds et de ses écueils de tous genres. Cléopâtre imagina de faire élever près du port une haute tour qui a pris le nom de Pharos, du sol de l’île sur lequel elle est assise, et qui sert la nuit de fanal ; de sorte que les navires venant de la mer Parthénienne, ou de celle de Libye, ne risquent plus de se perdre sur les sables de ce vaste littoral, dégarni de toute colline qui puisse guider leur direction.

(10) C’est encore cette reine qui, dans un cas de nécessité urgente, et dont les circonstances sont bien connues, fit construire la fameuse jetée de sept stades, avec une célérité qui passe toute croyance. L’île de Pharos, où Homère a poétiquement logé Protée et son troupeau marin, et qui n’est qu’à mille pas de la plage d’Alexandrie, payait autrefois un tribut aux Rhodiens.

(11) Ils vinrent un jour le recouvrer, en exagérant beaucoup la somme due. La rusée princesse, sous prétexte de donner une fête aux agents rhodiens, les occupa dans les faubourgs d’Alexandrie, et donna l’ordre de construire pendant ce temps la jetée, en poussant les travaux sans désemparer. En sept jours l’ouvrage fut achevé, à raison d’un stade par jour, et l’île se trouva jointe par une chaussée à la terre ferme. Cléopâtre y fit aussitôt son entrée par cette voie, et dit "que les Rhodiens étaient dans l’erreur, le tribut étant dû par une île, et non par un continent."

(12) Alexandrie est ornée de temples magnifiques, au milieu desquels se distingue celui de Sérapis. Aucune description n’en pourrait donner une idée. Les portiques, les colonnades, les chefs d’œuvre de l’art qui respirent dans ce monument, composent un ensemble qui ne le cède qu’à ce Capitole, orgueil éternel de la métropole de l’univers.

(13) Là se trouvait jadis deux bibliothèques inestimables. D’anciens documents constatent la présence de sept cent mille volumes réunis par la sollicitude libérale des Ptolémées. Mais le tout devint la proie des flammes dans la guerre d’Alexandrie, au moment du sac de la ville par le dictateur César.

(14) À douze milles d’Alexandrie, on rencontre Canope, dont une tradition ancienne rapporte le nom au pilote de Ménélas, qui reçut en ce lieu la sépulture. Cette ville abonde en hôtelleries commodes. L’air y est si pur et si tempéré, que l’étranger, qui n’y entend que le doux murmure du zéphyr, se croit transporté dans un monde différent de celui des humains.

(15) L’existence d’Alexandrie, à la différence des autres villes, n’a pas été progressive : elle a tout d’un coup atteint son entier développement. Mais, dès son origine, elle fut déchirée par des dissensions intérieures, qui, après de longues années, prirent sous le règne d’Aurélien les caractères de guerre civile et de guerre d’extermination. Ce prince renversa ses murailles, et Alexandrie perdit la plus importante partie de son territoire, le district appelé Brouchion, berceau de plusieurs beaux génies :

(16) tels sont le célèbre grammairien Aristarque ; Hérodien, si ingénieux dans ses recherches sur les beaux-arts ; Ammonius Saccas, qui fut le maître de Plotin, et une foule d’autres noms illustres dans les lettres ; au milieu desquels il ne faut pas oublier Didyme Chalcentère, auteur de plusieurs ouvrages d’une érudition variée, mais auquel les gens de goût reprochent d’avoir joué près de Cicéron, dans six livres de critique souvent maladroite, le rôle d’un roquet jappant contre un lion.

(17) Aux noms que j’ai cités on pourrait en ajouter bien d’autres. L’esprit scientifique, loin d’être éteint dans Alexandrie, y fleurit encore chez un grand nombre de professeurs distingués. La géométrie y poursuit utilement ses découvertes ; la musique y a toujours des zélateurs, et l’harmonie des interprètes. On y compte encore des astronomes, bien qu’ils soient devenus plus rares. La science des nombres y est généralement cultivée, ainsi que l’art de lire dans l’avenir.

(18) Quant à la médecine, dont notre intempérance rend les secours si souvent indispensables, elle y a fait notoirement de tels progrès, qu’il suffit à un médecin de dire qu’il a étudié à Alexandrie, pour qu’on ne lui demande pas d’autres preuves de capacité. En voilà trop peut-être sur ce sujet.

(19) Mais quiconque cherche à approfondir la notion si ardue de l’essence divine, ou s’enquiert de la cause de nos sensations, reconnaîtra que les principes de ces hautes théories ont été importés d’Égypte.

(20) Les premiers d’entre les hommes, les Égyptiens, ont remonté au berceau de toute idée religieuse ; ils en conservent dans leurs livres sacrés les origines mystérieuses.

(21) C’est chez eux que Pythagore a puisé sa doctrine, et les éléments de cette institution fondée sur l’autorité d’une communication divine (ce qu’il confirmait par l’exhibition de sa cuisse d’or à Olympie, et, plus tard, par ses colloques avec un aigle).

(22) C’est de là qu’Anaxagore avait rapporté cette faculté d’intuition qui lui fit prévoir que des pierres tomberaient du ciel, et prédire un tremblement de terre rien qu’en touchant la vase du fond d’un puits. C’est encore aux lumières des prêtres d’Égypte qu’il faut faire remonter les admirables lois de Solon, et par suite, en grande partie, les rudiments de la jurisprudence romaine. Platon aussi avait vu l’Égypte, et c’est là qu’il avait puisé cette haute sagesse qui l’égale à Jupiter lui-même.

(23) Généralement les Égyptiens ont le teint brun et même basané. Leur physionomie est sombre, leur corps maigre et sec. Ils sont prompts à prendre feu à tout propos, processifs, et chicaneurs impitoyables. Un Égyptien qui aurait payé l’impôt rougirait de ne pouvoir montrer les marques du fouet employé contre lui comme moyen de contrainte. La torture n’a pas encore trouvé de combinaison qui puisse arracher son nom à un voleur de ce pays.

(24) On sait, et nos annales en font foi, que l’Égypte était précédemment un royaume dont les souverains étaient nos alliés, et qu’Octavien Auguste en prit possession à titre de province romaine, après avoir défait Antoine et Cléopâtre dans le combat naval d’Actium. La Libye aride nous est échue par le testament de son roi Apion ; et Cyrène, ainsi que le reste des villes de la Pentapole, sont un don du dernier Ptolémée. Mais il est temps de terminer cette digression trop longue, et de revenir à notre sujet.


Traduction sous la direction de M. Nisard, Paris Firmin Didot, 1860
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