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Histoire de deux peuples (1933)/Texte entier

La bibliothèque libre.
Flammarion (p. 4-TdM).

JACQUES BAINVILLE
de l’Académie française

Histoire
de deux peuples
continuée jusqu’à Hitler
FLAMMARION, ÉDITEUR
26, rue Racine, PARIS

AVANT-PROPOS

Ce livre est, en somme, une histoire à grands traits de notre pays.

Quand on étudie les rapports de la France avec le reste de l’Europe, on s’aperçoit que la plus grande tâche du peuple français lui a été imposée par le voisinage de la race germanique. Avec nos autres voisins, Anglais, Espagnols, Italiens, s’il y a eu des conflits, il y a eu aussi des trêves durables, de longues périodes d’accord, de sécurité et de confiance. La France est le plus sociable de tous les peuples. Il le faut bien pour qu’à certains moments nous ayons eu, et assez longtemps, l’Allemagne elle-même dans notre alliance et dans notre amitié. Il est vrai que c’était après l’avoir vaincue. Il est vrai que c’était après de longs efforts, de durs travaux qui nous avaient permis de lui retirer, avec la puissance politique, les moyens de nuire. Car le peuple allemand est le seul dont la France ait toujours dû s’occuper, le seul qu’elle ait toujours eu besoin de tenir sous sa surveillance.

Une idée domine ce livre. Nous pouvons même dire qu’elle nous a obsédé tandis que nous écrivions ces pages sous leur forme première.

Le sol de la France était occupé par l’ennemi qui se tenait, dans ses tranchées, à quatre-vingts kilomètres de la capitale. Lille, Mézières, Saint-Quentin, Laon, vingt autres de nos villes étaient aux mains des Allemands. Guillaume II célébrait son anniversaire dans une église de village français. Tous les jours, Reims ou Soissons étaient bombardées. Tous les jours, un frère, un ami tombait. « Fallait-il que nous revissions cela ? » disaient les vieillards qui se souvenaient de 1870. Deux invasions en moins d’un demi-siècle ! Comment ? Pourquoi ? Était-ce l’œuvre du hasard, ou bien une fatalité veut-elle que, tous les quarante-quatre ans, l’Allemagne se rue sur la France ?

Lorsqu’on se pose ces questions, la curiosité historique est éveillée. La réflexion l’est aussi

En suivant la chaîne des temps, nous suivions la chaîne des responsabilités et des causes. Comme nous sommes liés les uns aux autres ! Comme il est vrai, selon le mot d’Auguste Comte, que les vivants sont gouvernés par les morts ! Tour à tour, les Français ont recueilli le fruit de la sagesse de leurs devanciers et souffert de leurs erreurs. Nous n’échappons pas à cette loi de dépendance. Comprenons du moins comment elle agit : c’est l’objet de cet ouvrage.

Nous n’avons eu qu’à continuer l’histoire des deux peuples jusqu’à la date où nous sommes aujourd’hui pour qu’on vît encore que toutes les fautes se payent et que les plus graves tiennent aux idées. Sur l’Allemagne, on a commis méprise sur méprise. Le bilan, pour le passé, en est tragique. Quel sera celui de l’avenir ?

J. B.
Avril 1915-avril 1933.



CHAPITRE PREMIER

LA MONARCHIE HÉRÉDITAIRE DES CAPÉTIENS
ET L’ANARCHIE ALLEMANDE.

Dès que la persévérance de plusieurs générations capétiennes eut commencé de donner à la France une figure, le problème des frontières de l’Est se posa. Le royaume, ayant grandi, se heurtait soudain à un monde hostile. L’Allemagne montait la garde devant le Rhin, et c’était vers le Rhin qu’il fallait tendre pour que l’œuvre fût achevée, classique, pour qu’elle satisfît la raison. L’instinct des chefs poussait les ducs de France, héritiers de la tradition gallo-romaine, à refaire la Gaule de César. Et déjà il se révélait que, vers la Germanie, la lutte serait difficile et longue… Si longue, si difficile, qu’au XXe siècle, loin d’être achevée, elle aura repris dans les conditions les plus inhumaines, les plus terribles qui se soient vues depuis les invasions barbares. Sur cinq côtés de l’hexagone, les successeurs de Hugues Capet avaient donné à la France sa forme et ses limites. Ils ont disparu avant d’avoir achevé leur tâche. Et l’œuvre de tant d’années a même été entamée, compromise, sur cette frontière du Nord-Est où la nation française avait porté si longtemps son effort.

La menace anglaise a existé à plusieurs moments de notre histoire : elle n’est pas la plus grave pour la France. L’Anglais a eu plus d’une fois des intérêts communs avec nous. Entre-t-il en conflit, passe-t-il son canal, on peut le jeter à la mer, le « bouter hors du royaume », le prier de rester dans son île. Mais l’Allemand ? Il vit avec nous porte à porte. Il voisine, il communique avec nos vallées et nos rivières. Faites refluer sur ce point la masse germanique : avec sa plasticité, elle affluera sur un autre point. La France est en péril d’invasion tant qu’elle ne possède pas ces frontières que l’on a très vite appelées des frontières naturelles parce que ce sont nos frontières nécessaires. La France n’est pas en sûreté tant que le voisinage de l’Allemagne pèse sur elle, tant que les armées allemandes se trouvent à quelques jours de marche de Paris. La France, jusqu’en temps de paix, est menacée par ce peuple prolifique et migrateur, toujours prêt à loger dans le nid des autres. Mais l’Allemagne, de son côté, se croit atteinte, se croit blessée, si elle est refoulée au delà du Rhin, si elle abandonne à l’ascendant de la langue et de la civilisation françaises les colonies germaniques fixées sur l’ancien domaine de la Gaule impériale. Ainsi le royaume de Lothaire a gardé au cours des siècles son caractère de territoire contesté. Toutes les solutions essayées, toutes les combinaisons politiques mises en œuvre n’ont pu résoudre le vieux conflit. Pays-Bas de 1815, grand-duché de Luxembourg, terre d’Empire : ces inventions qui succédaient aux anciennes villes si clairement nommées « de la barrière », et qui marquent aujourd’hui notre limite, ont été à l’origine de simples compromis. Ces sortes d’États tampons ont pu devenir des nations dans toute la force du terme, comme la Belgique vient de le prouver magnifiquement. Cependant les marches de l’Est et du Nord-Est restent des champs de bataille que jamais on n’a réussi à neutraliser d’une manière définitive.

De Bouvines à Sedan et à la Marne, vingt fois le peuple français et le peuple allemand se sont affrontés. Mais les guerres, les combats n’ont été que les éclats d’une rivalité permanente. Durant les armistices, d’une étendue souvent considérable, la politique et la diplomatie poursuivaient l’effort des armées au repos, tendaient, tout en prenant des avantages, à supprimer le risque de guerre, à réduire le rival à l’impuissance. Ici, de très bonne heure, grâce à des conditions politiques particulières, ce fut la France qui prit le pas sur l’ennemi.

Économes du sang français, les gardiens héréditaires de notre sécurité devaient mettre à profit toutes les circonstances qui désarmeraient le colosse germanique, le diviseraient contre lui-même, détourneraient son attention. Ces circonstances, on les provoquerait au besoin. Le royaume d’Allemagne avait, à l’origine, une forte avance sur le royaume de France. L’État germanique était même adulte avant qu’il existât un État français. Il fallut tâter tous les défauts de la gigantesque cuirasse, pratiquer d’opportunes interventions dans les troubles, querelles et embarras de l’Allemagne. Il fallut se mêler activement à la politique intérieure allemande. C’est ainsi que s’est formée l’histoire d’une lutte incessante, étendue sur la série des siècles, mais où, les guerres d’extermination ne se concevant pas entre populations si nombreuses, c’étaient le calcul et l’intelligence qui devaient l’emporter. Des deux nations, celle qui aurait le meilleur cerveau gagnerait la partie.

Le génie éminemment réaliste des Capétiens, habile à se servir des événements, apte à s’instruire des expériences, ne s’était pas trompé sur la manière dont il convenait de traiter le problème allemand. La preuve que les Capétiens avaient vu juste, ce sont les résultats atteints, résultats prodigieux si l’on rapproche les points de départ, si l’on compare l’humble duché de France au puissant royaume d’Allemagne qui était comme le résidu de l’Empire carolingien… Que la monarchie française, dans les applications, ait commis quelques fautes, qu’elle n’ait pas été infaillible, nul n’en sera surpris. Ce qui frappe, c’est que jamais elle n’ait persévéré dans l’erreur et surtout qu’elle n’ait ni varié sur les principes, ni perdu de vue le but à atteindre. Les coups de barre maladroits ont été réparés à temps, la marche redressée au premier signe qu’on faisait fausse route. Nous trouverons deux moments, dans l’histoire diplomatique de l’ancien régime, où de lourdes erreurs ont failli tout gâter. C’est sous Louis XIII, à la bataille de la Montagne Blanche, et sous Louis XV, à la première guerre de Sept Ans. En définitive, rien n’a été compromis parce que le principe directeur, si on avait pu l’interpréter mal, n’avait jamais été méconnu.

C’était un bien petit seigneur que le roi de France des premières générations capétiennes en face du puissant Empereur romain de nation germanique, héritier de Charlemagne, successeur des Césars, « moitié de Dieu », et qui prétendait à la suzeraineté dans tout le monde chrétien. Il y eut un siècle où cette prétention faillit devenir une réalité, où l’on crut que le Saint-Empire dominerait la chrétienté tout entière. Jusqu’alors, la couronne impériale était restée élective. Barberousse et ses successeurs, qui représentaient l’idée allemande aux XIIe et XIIIe siècles comme les Hohenzollern l’ont représentée de nos jours, avaient entrepris de fonder l’unité de tous les pays allemands pour étendre ensuite leur domination à l’Europe. Le premier point de ce programme consistait à consolider le pouvoir impérial. Privés du bénéfice de l’hérédité, usufruitiers d’une couronne élective qui, à chaque changement de règne, remettait toutes choses en question, les Hohenstaufen ne croyaient pas à l’accomplissement de leurs vastes projets. La transmission directe et par héritage de la couronne leur était apparue comme la condition même de la puissance politique.

Cependant la monarchie capétienne, dont les modestes débuts n’avaient éveillé la jalousie ni l’attention de personne, était déjà parvenue à s’affranchir de l’élection. Dès la cinquième génération, les successeurs de Hugues Capet avaient réussi à prendre cet avantage. Aussi, se sentant bien en selle, ils tournaient les yeux vers la Flandre, vers la Lorraine, vers toutes ces terres d’Empire qu’ils considéraient avec raison comme terres françaises. En même temps, un instinct sûr avertissait les Capétiens que, si les rois d’Allemagne devenaient aussi indépendants qu’eux-mêmes, s’il arrivait que le Hohenstaufen entrât en possession de ce privilège du droit héréditaire qui faisait leur propre force, la jeune France serait menacée d’un péril grave, l’avenir de la dynastie créée par Hugues se trouverait peut-être à jamais compromis.

C’était un premier intérêt que lésait dans la personne des rois de France l’ambition des Hohenstaufen. Servis par une force qui n’était plus négligeable, appuyés sur une nation qui tous les jours prenait mieux conscience d’elle-même, les Capétiens étaient déjà de taille à opposer des difficultés sérieuses au dessein de leurs rivaux allemands. Mais il y avait ailleurs, en Europe, une puissance qui, elle aussi, se sentait atteinte par l’ambition des héritiers de Charlemagne. Le Pape ne pouvait admettre que l’Empereur, son associé dans le gouvernement du monde, s’affranchît du pacte commun. La première « moitié de Dieu » redoutait vivement que la seconde pût la réduire en esclavage, rompît l’équilibre du spirituel et du temporel. Le pouvoir impérial était soumis à la double servitude de l’élection et du sacre. L’Église pressentait qu’une fois affranchi de la première formalité l’Empereur chercherait à éluder la seconde. L’expérience lui avait également appris à craindre pour sa propre indépendance que le Saint-Empire romain germanique ne devînt trop fort. Et elle comprenait que le bénéfice de l’hérédité apporterait à l’Empereur un formidable accroissement de puissance.

C’est pourquoi le Saint-Siège pensa, comme la jeune royauté française, qu’il importait d’arrêter net l’ambition des Hohenstaufen. À Paris et à Rome, on opta pour le statu quo ; en Allemagne, la prudence commanda de s’opposer à la grande transformation politique rêvée par l’Empereur. Une rencontre devait naturellement se produire, une alliance se nouer entre ces deux intérêts identiques. Ainsi naissait une communauté de vues destinée à durer à travers les siècles, malgré les accidents, les passions, les malentendus, les circonstances aussi, qui ont pu quelquefois séparer Rome de la France, sans jamais briser complètement un lien formé par la nature des choses et les nécessités de la politique.

Derrière cet effort des Hohenstaufen pour acquérir l’hérédité, il n’y avait rien d’autre, en somme, que le dessein d’achever le royaume d’Allemagne. C’était la question de l’unité allemande qui se posait à l’Europe du moyen âge, comme elle s’est posée à l’Europe de la Renaissance et à l’Europe contemporaine. C’était le péril de la puissance germanique grandie à l’excès qui effrayait déjà les esprits politiques. Aussi les résistances qui vinrent du dehors au projet impérial posèrent-elles un principe en perpétuant et en aggravant la division et l’anarchie de l’Allemagne. Ce fut, dès ce moment, l’intervention de l’étranger, ce furent les combinaisons de la diplomatie qui maintinrent « les Allemagnes » dans l’état de particularisme où les avait introduites le morcellement féodal, état singulièrement aggravé par le régime de la monarchie élective, en sorte que, dès le moyen âge, dès avant le grand Interrègne, l’Allemagne répondait à la définition qu’en donnait plus tard Frédéric II : « Une noble République de princes. » Car si l’Allemagne — de même que l’Italie — est restée si longtemps émiettée, ce n’est pas qu’une mystérieuse fatalité l’ait voulu. Il n’est pas moins faux d’accuser la configuration du sol, le caractère des peuples. Ces sortes de prédestinations sont purement imaginaires. L’Allemagne, l’Italie ont prouvé depuis quarante ans que l’unité était dans leur nature autant que le particularisme. L’Italie a des limites aussi nettes que celles de l’Allemagne sont imprécises. Et cependant l’une et l’autre ont pareillement connu tour à tour le régime d’un gouvernement unique et le régime des innombrables souverainetés. C’est M. Ernest Lavisse qui en a fait la remarque : au Xe siècle, de tous les pays qui avaient formé l’héritage de Charlemagne, l’Allemagne semblait « le plus proche de l’unité ». Cette unité presque faite se défit. Elle était manquée définitivement un peu plus tard, et ses chances ne devaient plus reparaître que dans les temps modernes. À quoi a tenu cette destinée ? À quoi a tenu cet échec ? C’est encore M. Lavisse qui l’observe : l’Allemagne, aux temps de sa décadence, n’a pas trouvé « cette continuité dans l’action monarchique par laquelle d’autres pays furent constitués en États qui devinrent ensuite des nations ».

Tandis qu’en France la fonction royale arrivait à la plénitude de ses effets, la monarchie allemande se heurtait à toutes sortes de difficultés et d’obstacles. Nous avons entrevu les inimitiés qui, de bonne heure, s’étaient élevées contre elle au dehors. À l’intérieur, les adversaires qu’elle rencontra ne furent pas moins redoutables. L’hérédité avait pu s’établir sans peine dans la race de Hugues Capet qui ne portait encore ombrage à personne, qui était beaucoup moins puissante que maintes familles de grands feudataires. Mais la maison de Hohenstaufen, au moment où elle voulut s’affranchir des électeurs et de leur contrôle, ne pouvait se flatter de l’avantage de passer inaperçue. Déjà elle était redoutable. Elle était soupçonnée en Europe de viser à l’empire du monde, en Allemagne de viser au pouvoir absolu. Son éclat fit sa faiblesse. Ainsi arriva-t-il plus tard aux Habsbourg avec Charles-Quint et ses successeurs, tandis que les modestes marquis de Brandebourg n’éveillaient encore la méfiance que de quelques rares esprits à longue portée.

On comprend dès lors comment toute tentative de l’Empereur pour affranchir sa couronne de l’élection devait unir contre lui les divers éléments qui craignaient de voir s’élever en Allemagne un pouvoir fort. À l’intérieur, l’idée même de l’État, représentée par la monarchie, rencontrait — aventure qui s’est répétée cent fois, en Allemagne, en France, partout, — la résistance des intérêts particuliers, attachés à la douce habitude de prospérer aux dépens de l’intérêt commun, ennemis du bien général et de la condition du bien général qui est l’indépendance de l’État. Seigneurs de toute taille, princes, ducs, burgraves, rhingraves, toute cette poussière de dynastes allemands du moyen âge redoutait, haïssait la dynastie unique qui eût limité les pouvoirs des petites souverainetés. Pareillement, les princes ecclésiastiques, les oligarchies marchandes, la Hanse, les villes libres, les démocraties paysannes (dont les cantons suisses sont les vestiges), les pièces infiniment diverses, enfin, de la mosaïque allemande tenaient à conserver une liberté fructueuse. On se disait, par un calcul bien humain, qu’il y a un profit à tirer de chaque élection aussi longtemps que le pouvoir reste électif. L’élection, qu’elle ait lieu au suffrage universel ou au suffrage le plus restreint qu’on puisse concevoir, est une affaire, un marché, un placement. Elle a même un caractère d’échange d’autant plus commercial que le nombre des votants est moins grand et que le vote a plus de poids. Trafiquant de leur bulletin sans vergogne pour obtenir à chaque élection d’Empereur quelque avantage politique ou matériel, les Électeurs du Saint-Empire retenaient de toute leur énergie l’instrument de leur influence et la marque de leur dignité. Ceux même d’entre les princes qui n’avaient pas voix au chapitre où était proclamé le César conspiraient en faveur de l’électorat, d’où ils attendaient du moins le maintien de leur privilège et de leurs libertés.

Ainsi l’Empereur allemand, Empereur élu, ne disposait que d’une autorité à peu près nominale, rendue plus précaire par les marchandages et par les concessions, par les pourboires payés à chaque tour de scrutin. Plus les élections se renouvelaient, plus s’affaiblissait l’autorité impériale. Bonne chance pour le roi de France qui se sentit de bonne heure l’ami naturel de ces barons, de ces répliques bourgeoises, de ces prélats, également opposés aux desseins de l’Empereur et faciles à distraire du faisceau des forces germaniques.

Et comment le roi de France n’eût-il pas encore été l’allié de cette autre puissance qui, du dehors, joignait ses forces à celles des particularistes d’Allemagne pour conserver à l’Empire un caractère électif et républicain ? Le Pape, entré de bonne heure en querelle avec l’Empereur, se trouvait par là en communauté d’intérêts avec le roi de France. Cette communauté d’intérêts devint assez vite communauté d’idées. « Tenir sous main les affaires d’Allemagne en la plus grande difficulté qu’on pourra », devait dire, trois siècles plus tard, un conseiller du roi Henri II. Cette maxime, Philippe Auguste se l’était déjà formulée à lui-même tandis qu’un pontife, doué du plus brillant génie diplomatique, composait, contre les menaces du pouvoir impérial, un plan de défense et d’attaque destiné, en dépit d’une erreur initiale, au succès.

L’alliance du roi de France et d’Innocent III ne résulta d’aucune idée préconçue. Les événements la déterminèrent. Dans ces siècles où l’on a pris l’habitude de voir le règne sans partage du mysticisme et la prédominance du sentiment, la politique avait plus de froideur, plus de calcul, moins de désintéressement qu’on ne pense. Ce fut seulement à la suite de plusieurs tentatives en sens divers que se rejoignirent la politique de Paris et la politique de Rome. Philippe Auguste, après avoir songé pour lui-même à la couronne impériale, soutint d’abord un candidat à l’Empire qui n’était pas celui du Pape. L’événement prouva que le roi de France avait eu raison de repousser cet Othon de Brunswick que le Saint-Siège réussit à faire élire. « Défiez-vous de cet homme, disait Philippe Auguste au Pape. Vous verrez comme il vous récompensera de ce que vous faites pour lui. » Le Capétien avait de sérieux motifs, en effet, de redouter qu’un neveu de Jean sans Terre, un allié de ses grands ennemis les Plantagenets, ne régnât en Allemagne. Il put se rassurer quand il vit Othon, ce qui ne tarda guère, rouvrir l’éternel conflit du Sacerdoce et de l’Empire, entrer en lutte avec la papauté, et, à peine couronné, envahir le patrimoine de Saint-Pierre. Alors Innocent III reconnut que Philippe Auguste avait eu raison, que le roi de France avait été bon prophète, et il réclama son assistance. Le Capétien était peu disposé à dégarnir son armée : il se contenta d’assurer la curie romaine qu’il était d’accord avec elle, et, dès lors, les deux diplomaties s’appuyèrent. Contre Othon excommunié, Rome et Paris eurent le même candidat à l’Empire : Frédéric, un Hohenstaufen, il est vrai, mais jugé inoffensif à cause de son jeune âge. Et c’est à Bouvines que se joua la partie décisive, Othon ayant compris qu’il importait d’abattre Philippe Auguste pour ruiner son rival et pour atteindre Innocent III. Au moment de livrer cette bataille qui décidait du sort de son royaume, le Capétien, de son côté, ne négligeait pas la force que lui apportait son alliance avec le Saint-Siège. Il s’en recommandait hautement auprès de ses vassaux, prenait soin de troubler l’adversaire en se proclamant champion de l’Église et de la foi. La victoire fit tomber entre ses mains l’aigle d’or et le dragon, symboles de l’Empire. Il les envoya à Frédéric dont la défaite d’Othon fit un Empereur, mais l’Empereur le plus soumis à Rome, le plus limité dans son pouvoir que l’on eût encore vu. La victoire de Bouvines, fruit d’une habile diplomatie, libérait la France. Elle marquait aussi l’entrée de la monarchie française dans la grande politique européenne.

Innocent III et Philippe Auguste l’avaient emporté en même temps. Une coalition franco-romaine avait brisé la puissance impériale. Ainsi naissait de l’expérience un principe d’équilibre européen, tout à l’avantage de la nation française et qui ne devait pas cesser, à travers les siècles, de prouver sa bienfaisance. Rome et la France étaient réunies par un même intérêt contre une Allemagne trop forte. Et ce qui était vrai au XIIIe siècle l’est resté au XIXe. Sedan fait la contre-partie de Bouvines. On a

vu, quand le pouvoir pontifical fut tombé, le roi de France
FORTINS ET SENTINELLES ROMAINES SUR LE « LIMES » GERMANIQUE. Bas-relief de la colonne Trajane.
Photos Flammarion.
UN ROI DE FRANCE ET UN EMPEREUR AU DÉBUT DU XIVe SIÈCLE : PHILIPPE IV LE BEL ET HENRI VII DE LUXEMBOURG.
Photos Flammarion.
L’EMPEREUR ENTOURÉ DES SEPT ÉLECTEURS. Gravure du xvie siècle.
ENTRÉE DE L’EMPEREUR CHARLES IV À PARIS. Il est accompagné de son fils, le roi des Romains, et précédé du roi Charles V. Miniature du xive siècle
étant loin du trône, un Empire allemand héréditaire proclamé à

Versailles. Telle est la chaîne d’airain où s’attachent les grandes dates de notre histoire.

Près de cent ans après Bouvines, le problème allemand se posait de nouveau, et dans des termes presque identiques, à la monarchie française. Mais, durant le XIIIe siècle, la puissance capétienne s’était accrue autant qu’avait encore baissé la force allemande. Philippe le Bel, continuant la politique de Philippe Auguste, n’avait plus, grâce à la victoire de 1214, le péril d’une invasion à craindre. À l’entreprise méthodique de division et d’affaiblissement de l’Empire déjà pratiquée par son prédécesseur, il n’eut besoin que d’appliquer les ressources de la diplomatie. C’est pourquoi, aux prétentions et à l’ultimatum d’Adolphe de Nassau, Philippe le Bel se contenta de répondre, d’un mot qui mériterait d’être plus célèbre : « Trop allemand ». Les Chroniques de Saint-Denis rapportent cette anecdote, presque inconnue et que tous les enfants de France devraient apprendre à l’école, en ces termes d’une spirituelle ironie : « Quand le roy de France ot receues ces lettres, si manda son conseil par grant deliberacion et leur requist la response des dites lettres. Tantost les chevaliers se départirent de court et vindrent à leur seigneur (Adolphe de N.), lui baillèrent la lettre de response ; il brisa le scel de la lettre qui moult estoit grant. Et quand elle fut ouverte, il n’y trouva riens escript, fors : troup alement. Et ceste réponse fut donnée par le conte Robert d’Artois avec le grant conseil du roi[1]. »

D’où venait tant d’assurance et tant d’audace ? Comment le Capétien pouvait-il se permettre de répondre d’un ton si cavalier à l’Empereur germanique ? C’est que le roi de France avait étendu et perfectionné ses alliances avec les seigneurs et les villes du Rhin, alliances qui annonçaient la Ligue célèbre par laquelle Mazarin devait mettre plus tard les populations rhénanes au service et dans la sphère d’influence de la France. Philippe le Bel n’eut besoin de mobiliser une armée ni contre Adolphe de Nassau, ni contre Albert d’Autriche. Ses diplomates suffirent à la tâche. Et quand Albert mourut, le roi de France poursuivit sa politique en posant la candidature de son propre frère Charles de Valois à l’élection impériale. Ce fut Henri de Luxembourg pourtant qui fut élu. Mais par l’éducation, par le langage, par les mœurs, Henri était un prince de notre pays, et de son règne date la première époque du rayonnement de la France, des mœurs, des idées et de la littérature françaises en Allemagne.

La méthode de l’intervention politique et diplomatique s’était montrée efficace. La royauté française n’en voulut plus d’autre dans ses rapports avec l’Allemagne, d’ailleurs tombée en pleine anarchie. Nos rois ne connurent que cette politique à l’égard des choses d’Allemagne jusqu’à Charles-Quint, c’est-à-dire jusqu’au moment où se présenta une situation nouvelle et où apparut la nécessité de la lutte à main armée contre la maison d’Autriche.

« Pas plus que ses prédécesseurs, dit un historien du moyen âge, Philippe le Bel ne voulait d’une guerre ouverte avec l’Empire : les voies diplomatiques lui semblaient préférables, et ses successeurs penseront de même jusqu’à François Ier. Les guerres entre la France et l’Allemagne avant le XVIe siècle ne furent jamais que des escarmouches sans importance. » Et quand il fallut recourir aux armes, l’expérience acquise au cours des siècles ne fut pas négligée. C’est précisément dans ces circonstances que fut fixé le système de protection des « libertés germaniques », système de garantie de l’anarchie allemande, en réalité, et sur lequel l’ancien régime ne devait plus varier.

L’anarchie allemande des temps passés forme un contraste complet avec cette organisation, cette discipline où l’on a cru reconnaître, de nos jours, la faculté maîtresse des Allemands. On peut douter des conclusions de la « psychologie des peuples » lorsque l’on voit de telles métamorphoses dans les caractères nationaux. Ces métamorphoses ne s’expliquent que par l’influence des institutions. Elles sont dans la dépendance étroite de la politique : jusqu’au succès des Hohenzollern, l’histoire de l’Allemagne a été celle d’une longue lutte entre le principe d’autorité et l’individualisme, entre la monarchie et l’esprit républicain.

On se fait d’étranges illusions sur les hommes des siècles anciens lorsqu’on les représente comme mieux disposés que les hommes d’aujourd’hui à recevoir des maîtres et à se laisser commander. Contrairement à un préjugé engendré par l’ignorance, la monarchie héréditaire est une forme de gouvernement à peine moins répandue de nos jours qu’à la plupart des autres époques de l’histoire. Elle rencontre beaucoup moins d’objections et de résistance qu’elle n’en rencontrait autrefois. Dans l’Europe du moyen âge, les monarchies électives et même les républiques étaient au moins égales en nombre aux royautés proprement dites. Sait-on assez que le passé de la Russie est républicain et que, sur la terre de l’autocratie, florissaient, voilà sept cents ans, les institutions libres et le régime des partis ? La plus grossière des erreurs est de s’imaginer que le genre humain ait attendu 1789 pour sentir le goût de l’affranchissement et redouter la tyrannie. Presque partout en Europe, jusqu’au XIXe siècle, où pour la première fois des royautés se sont installées de but en blanc en divers pays et ont pris racine sans difficulté, on a vu les peuples répugner à la monarchie héréditaire, ou ne la laisser s’établir qu’avec lenteur, quelquefois par surprise, quelquefois aussi, comme ce fut le cas pour la dynastie capétienne, en reconnaissance des services rendus.

L’histoire de la France au Xe siècle jusqu’à l’élection de Hugues Capet présente le raccourci de toute l’histoire d’Allemagne jusqu’à l’aurore de la période contemporaine. Les carolingiens s’étaient affaiblis beaucoup plus vite, leur décadence avait été beaucoup plus profonde en France qu’en Allemagne. Chez nous, les grands feudataires avaient entrepris aussitôt de profiter de cette circonstance pour énerver et ruiner définitivement le pouvoir royal en portant au trône tantôt un carolingien et tantôt un robertinien, dans l’idée d’empêcher que le pouvoir ne se fixât dans une même famille. Quand Hugues Capet eut pris le pouvoir, les mêmes éléments se retrouvèrent pour battre en brèche l’autorité de ses successeurs avec l’espoir de la détruire comme ils avaient détruit celle des carolingiens. Le loyalisme n’est pas toujours la vertu des aristocraties ni des grands.

Hugues Capet et ses descendants restaient des rois élus, en quelque sorte consuls à vie, qui, pour tourner le principe de l’élection, faisaient sacrer leur fils aîné avant leur mort, de même que les Empereurs germaniques faisaient, de leur vivant, nommer leur fils « roi des Romains ». Mais l’archevêque de Reims n’avait-il pas d’abord refusé à Hugues Capet de sacrer Robert le Pieux, « de peur, disait-il, que la royauté ne s’acquît désormais par droit héréditaire » ? Paroles significatives dans la bouche d’un haut dignitaire ecclésiastique qui vivait il y aura bientôt mille ans… Au XIIIe siècle seulement, Louis VIII, le père de saint Louis, est le premier capétien qui ait eu véritablement accès au trône en vertu du principe héréditaire, qui ait été roi par droit de succession avant de l’être par le sacre et par l’acclamation populaire. Une centaine d’années plus tard, la « loi salique » fixera ce progrès et cette conquête de nos capétiens. La maxime : « Le Roi est mort, vive le Roi ! » prendra cours. Singulière rencontre de l’histoire : cette acquisition de l’hérédité par la royauté française correspond presque exactement, pour l’Allemagne, au grand Interrègne, à l’échec définitif de la puissante maison des Hohenstaufen.

D’où vient cette différence ? D’où vient que les modestes capétiens aient réussi où avaient échoué ces brillantes familles othoniennes, henricienne, frédéricienne et, après elles, ces Habsbourg qui disposaient de tant de ressources ? Était-ce donc une tâche plus lourde de faire l’unité de l’Allemagne que de faire l’unité de la France ? Est-il plus malaisé de gouverner et de commander les Allemands que les Français ?… À tout compter, les difficultés ont été les mêmes pour former une nation française et une nation allemande, un État français et un État germanique. Les peuples allemands ont sans doute leur particularisme. Mais nous avons nos partis. Si la « querelle d’Allemands » symbolise leurs guerres civiles, nous avons nos factions à la gauloise qui perpétuent l’antique et funeste travers des divisions. Qu’on évoque, dans l’histoire de notre pays, les minorités et les régences — l’unique faiblesse des monarchies héréditaires. Ces éclipses de l’autorité royale ont toujours été périlleuses, toujours marquées par un retour offensif de l’anarchie. Depuis la minorité de saint Louis jusqu’à celle de Louis XIV, on a vu, dans notre pays, les séditions se renouveler chaque fois que les rênes étaient moins fermement tenues. C’est une plaisante idée que de s’imaginer que les mouvements insurrectionnels et les révolutions datent chez nous de 1789. Un auteur obscur mais judicieux a écrit, dans la première moitié du siècle dernier, une originale histoire de ce qu’il appelait « les six restaurations ». Il voyait Louis IX, Jean le Bon (après la conjuration d’Étienne Marcel), Charles VII, Henri IV et Louis XIV (après la Fronde) réoccupant le trône dans les mêmes conditions que Louis XVIII. Il y a du vrai dans cette vue. Et les cabochiens, la Ligue dite du Bien public, le siècle si affreusement troublé des guerres de religion : autant de souvenirs encore où l’on reconnaît que le naturel français n’a pas rendu la tâche de nos rois plus facile que ne l’a été celle des Empereurs allemands. Il est aussi enfantin de se représenter l’histoire de notre monarchie comme une idylle qui a brusquement pris fin sur l’échafaud le 21 janvier 1793, que de s’imaginer, comme les historiens révolutionnaires, un peuple français courbé, des siècles durant, dans l’obéissance, qui aurait enfin, voilà cent vingt-cinq ans, relevé la tête et, comme disait Clemenceau, attendu ce moment pour « régler un terrible compte avec le principe d’autorité ».

Les causes pour lesquelles la monarchie héréditaire n’avait pu, jusqu’à nos jours, s’établir en Allemagne sont évidentes et simples. Le grand Interrègne allemand a duré, selon une juste remarque, de 1250 à 1870. C’est qu’une grande monarchie germanique faisait peur, et avec raison, à beaucoup de monde. C’est que des forces nombreuses étaient toujours prêtes à se coaliser avec succès pour empêcher qu’il n’y eût une Allemagne unie et puissante sous un seul sceptre. « Pas de roi d’Allemagne », disaient les princes allemands. Et c’était aussi la pensée des rois de France : « Pas de roi d’Allemagne. » L’intérêt de la France ne voulait pas qu’il y eût un chef héréditaire pour rassembler les masses germaniques. Cette idée était tout à fait claire chez nos écrivains politiques de l’ancien temps. Pierre Dubois (un de ces « légistes » qui tenaient, en somme, l’emploi des grands journalistes et des grands orateurs d’aujourd’hui, qui étaient des conseillers du pouvoir et des guides de l’opinion), Pierre Dubois était extrêmement précis à cet égard. Cet élève de saint Thomas d’Aquin, ce contemporain de Dante tenait (cela peut se dire sans rien forcer) le même langage que Thiers en 1867. Mais il l’a tenu utilement. Il craignait pour la France l’unité de l’Allemagne, et cette unité lui apparaissait comme étant en rapport direct avec l’établissement dans les pays germaniques d’une puissante royauté construite sur le modèle capétien. « Ne laissons pas faire cela, ou nous sommes perdus », était sa conclusion. Pierre Dubois est à juste titre admiré de Renan qui a vu en lui « vraiment une politique », le premier qui ait exprimé nettement « les maximes qui, sous tous les grands règnes, ont guidé la couronne de France ».

Cette conspiration des ennemis d’un pouvoir stable et fort en Allemagne, ennemis de l’intérieur, ennemis de l’extérieur, eut pour effet de cristalliser l’Empire, pour de longues séries d’années, dans une anarchie de pompeuse apparence. Le Saint-Empire romain de nation germanique a été défini une « république fédérative sous la présidence impériale ». Ces Empereurs, qui se réclamaient des Césars et de Charlemagne, n’étaient que les présidents élus de cette République, et leur fonction eut une tendance croissante à ne plus être que décorative.

Malgré tous leurs efforts, malgré leurs violences ou leurs subterfuges, les Empereurs ne parvinrent jamais à s’affranchir de l’élection. Ils réussirent quelquefois à en faire une simple formalité. Jamais ils ne purent l’abolir. « Le point culminant du droit de l’Empire, disaient les autorités de la science juridique allemande, est réputé consister en ceci que les rois ne sont pas créés par la parenté du sang, mais par le vote des princes. » L’élection des Empereurs avait beau n’appartenir qu’à un très petit nombre de votants, le principe électif n’en portait pas moins ses fruits. Il n’y avait que sept électeurs, le collège électoral le plus étroit qu’on ait jamais vu. Pourtant, les effets de ce suffrage si sévèrement restreint furent les mêmes que ceux dont on accuse le suffrage universel dans les démocraties. C’est un exemple qui prouve jusqu’à l’évidence que l’élection est pernicieuse en elle-même et non par ses modalités.

Marchandage électoral, brigue, corruption, trafic des bulletins de vote, non seulement ces menues tares se retrouvent dans les mœurs politiques du Saint-Empire ; on y voit encore ce qui a été si souvent reproché en France au « scrutin d’arrondissement », c’est-à-dire la subordination de l’intérêt public aux intérêts particuliers, et la surenchère. Chaque élection était un assaut de convoitises. Chez les électeurs, comme chez l’élu, les calculs personnels dominaient. Les Électeurs avaient beau s’appeler les sept flambeaux mystiques du Saint-Empire, se comparer aux sept lampes de l’Apocalypse : ils se servaient de leur droit de suffrage pour imposer leurs conditions aux candidats, obtenir des avantages matériels, lorsqu’ils ne monnayaient pas leur bulletin de vote. Quant à l’élu, obligé de se comporter comme un candidat vulgaire avant l’élection, c’est-à-dire obligé de promettre et de donner, il ne songeait, une fois le mandat obtenu, qu’à se dédommager de ses sacrifices et à rentrer dans ses frais. L’Empereur, cette demi-divinité, agissait exactement comme un de nos députés de sous-préfecture. L’historien anglais James Bryce, qui a étudié de près les institutions et les mœurs politiques du Saint-Empire, a décrit en termes énergiques les conséquences du système de l’élection appliqué à la majestueuse souveraineté de ceux qui se prétendaient les suzerains de l’Europe chrétienne : « Les Électeurs, dit Bryce, obligeaient le nouvel élu à prendre l’engagement de respecter toutes les immunités dont ils jouissaient, y compris celles qu’ils venaient à l’instant même de lui extorquer pour prix de leur vote ; ils le mettaient dans l’impossibilité absolue de recouvrer des terres ou des droits perdus ; ils s’enhardirent enfin jusqu’à déposer leur chef consacré, Wenceslas de Bohême. Ainsi garrotté, l’Empereur ne cherchait qu’à tirer le plus grand profit possible de son court passage au pouvoir, usant de sa situation pour agrandir sa famille et s’enrichir par la vente des terres et des privilèges de la couronne. » Quel jugement plus sévère porter sur un système politique ? Dans une de ces scènes touffues, au premier abord si obscures, de son second Faust, et qui sont de brefs tableaux allégoriques de l’histoire des hommes, Gœthe a représenté avec ironie l’Empereur et les grands, sous le couvert d’un noble langage, calculant, chacun pour son compte et de son côté, ce que leur rapportera l’opération du vote. James Bryce montre autre chose encore : c’est que la monarchie élective, « combinaison qui a séduit et qui séduira toujours une certaine catégorie de théoriciens politiques », n’avait pas même apporté à l’Allemagne les bienfaits que l’on croit devoir attendre de la désignation du chef à la majorité des voix. Celui qui était choisi n’était ni le plus capable ni le plus digne : en fait, la couronne impériale fut détenue par un petit nombre de familles qui s’efforçaient de ne pas la laisser échapper. L’habileté, l’intrigue, les combinaisons, la « politique », dans le sens le plus décrié du mot, se substituaient au mérite, qui n’était pris en considération d’aucune manière. C’est ainsi qu’après quelques succès suivis d’échecs la maison de Habsbourg, à partir de 1438, et sauf une courte interruption de cinq ans au XVIIIe siècle, parvint à garder le mandat impérial, à combiner l’hérédité avec l’élection. Nous avons vu de la même manière, dans notre démocratie républicaine, des sièges de députés se transmettre de père en fils. Mais les convoitises, les calculs, les intérêts de l’élu étaient trop apparents, ses concessions à l’électeur trop nombreuses et trop criantes. Il en résulta que le mandat impérial souffrit du même discrédit qui, de nos jours, en France, a fini par atteindre le mandat législatif. L’Empereur, cette « moitié de Dieu », fut frappé d’une diminution de même nature que celle à laquelle nos parlementaires n’ont pas échappé. La faiblesse et l’anarchie sans cesse aggravées dans lesquelles tombait l’Empire n’étaient d’ailleurs pas faites pour valoir aux Empereurs la gratitude ni l’admiration des peuples.

La monarchie élective, la présidence à vie, qui a ruiné tour à tour la Bohême, la Hongrie, la Pologne, n’a pas produit de meilleur effet sur l’Allemagne. Elle l’a terriblement affaiblie, sans lui apporter cet équilibre entre l’autorité et la liberté qui a fait recommander quelquefois ce système et lui a valu des partisans. « L’influence de la couronne, dit encore James Bryce, ne fut pas tempérée mais détruite. Chaque candidat fut forcé à son tour d’acheter son titre par le sacrifice de droits que possédaient ses prédécesseurs et dut recourir encore, un peu plus tard dans son règne, à cette politique ignominieuse pour assurer l’élection de son fils. Sentant, en même temps, que sa famille ne pouvait s’asseoir solidement sur le trône, il en usait comme un propriétaire viager fait de ses terres, cherchant uniquement à en tirer le plus large profit actuel. Les Électeurs, ayant conscience de la force de leur position, s’en prévalurent et en abusèrent… » Abus tout naturel : l’homme a peu de tendance à respecter l’autorité qu’il a nommée et qu’il a faite. C’est pourquoi Æneas Sylvius pouvait dire avec ironie aux Allemands : « Vous avez beau appeler l’Empereur votre roi et votre maître, il ne règne qu’à titre précaire. Il n’a aucune autorité. Vous ne lui obéissez qu’autant que vous le voulez bien, et vous le voulez extrêmement peu. »

Le plus grand mal datait du jour où un Empereur animé de louables intentions avait cru tirer l’Allemagne du désordre en lui apportant une Constitution. Car l’esprit constitutionnel, lui non plus, ne date pas du XIXe siècle. Charles IV, en 1356, s’imagina de bonne foi qu’en donnant à l’Empire une Charte, un papier bien en règle, il lui assurait la tranquillité et la puissance. Il avait voulu mettre fin à de vieilles contestations en stipulant une fois pour toutes le nombre et les pouvoirs des électeurs, le lieu et le cérémonial de l’élection. En réalité, il fixait l’Empire dans le désordre, il rendait impossible l’institution d’une monarchie indépendante et forte. Maximilien qui, cent cinquante ans plus tard, essaya de réagir, de tirer l’Allemagne du gâchis, de lui rendre l’unité et la puissance, devait échouer sur la Bulle d’Or. « Jamais, disait-il, peste plus pestilentielle que ce Charles IV n’a sévi sur la Germanie. » Et, de nos jours, un historien anglais, et comme tel fort attaché aux principes constitutionnels, a pu écrire de Charles IV : « Il légalisa l’anarchie et appela cela faire une Constitution[2]. »

Il est un cas historique, illustré cent fois par le roman et par le théâtre, et qui montre les mœurs politiques du Saint-Empire toutes pareilles aux mœurs électorales de tous les pays et de tous les temps. C’est l’élection fameuse où Charles-Quint eut pour rival François Ier. Tous deux rois de droit divin, l’un en France, l’autre en Espagne, ces preux, ces fleurs de chevalerie ne luttèrent pas pour la couronne impériale par d’autres moyens qu’un vétérinaire et un avocat concurrents au même siège dans une de nos circonscriptions rurales. Le roi de France se présentait en ces termes et faisait cette déclaration de candidature dans un manifeste rédigé par le cardinal Duprat : « … Le Roi est largement comblé des biens de l’esprit, du corps et de la fortune, en pleine jeunesse, en pleine vigueur, généreux et, par suite, cher aux soldats, capable de supporter les veilles, le froid, la faim… Quant au roi catholique, fault considérer son jeune âge et que ses royaumes sont lointains de l’Empire, en sorte que ne lui viendrait à main d’avoir le soing et cure de l’un et des autres… Et avec ce, les mœurs et façons de vivre d’Espaignols ne sont conformes, ains totalement contraires à celles d’Allemands. Au contraire, la nation française, quasi en tout, se conforme en celle d’Allemagne, aussi en est-elle issue et venue, c’est assavoir de Sicambres, comme les historiographes anciens récitent… »

À quoi le Habsbourg répondait que, « s’il n’était de la vraie race et origine de la nation germanique », il n’aspirerait pas à l’Empire. Il promettait que, s’il était élu, la liberté germanique « tant en spirituel que temporel ne serait seulement conservée mais augmentée ». Au lieu que, « si le roi de France était empereur, il voudrait tenir les Allemands en telle subjection comme il faisait les Français et les tailler à son plaisir ». Chose curieuse, de voir l’absolutisme, l’« ancien régime » servir d’argument à Charles-Quint contre François Ier, comme à un candidat radical contre un candidat réactionnaire. Pour ajouter à la ressemblance, il y eut un désistement, celui de Frédéric de Saxe, dont les voix passèrent à Charles. Son élection ne lui en avait pas moins coûté cher : un million de ducats, pour lesquels il dut s’endetter. Et dans son drame d’Hernani, Victor Hugo, qui eut quelquefois de ces intuitions de l’histoire, a fait du roi d’Espagne le type du candidat éternel lorsqu’il a mis dans sa bouche les vers fameux : « Être Empereur, ô rage, ne pas l’être… » ou bien : « Il me manque trois voix, Ricardo, tout me manque », qui s’appliquent toujours avec le même succès aux ambitieux en mal d’élection.

Il est aisé de comprendre qu’avec la Réforme, les rivalités religieuses, la division de l’Allemagne en deux camps (le luthérien et le catholique), le coup de grâce ait été porté à l’unité et à la puissance de l’Allemagne. Suivant son principe bien établi (« tenir sous main les affaires d’Allemagne en la plus grande difficulté qu’on pourra », disait alors Marillac, le négociateur de confiance du roi Henri II), la monarchie française s’empressa de profiter de cette heureuse conjoncture. Elle était au plus âpre de sa lutte contre l’Empereur lorsqu’elle trouva des alliés dans la personne des princes protestants. D’eux-mêmes, ceux-ci s’étaient tournés vers le roi de France, avaient sollicité son appui contre l’Empereur, qui voulait, disaient-ils, — car tel était leur langage républicain, — « asservir à jamais la nation allemande ». Une si belle occasion ne fut pas perdue. Le traité de Chambord fut conclu sur-le-champ avec la ligue luthérienne. Ce traité portait pour titre, et ce titre était tout un programme, pro germaniæ patriæ libertate recuperanda, « pour la restauration de la liberté germanique », liberté dont le roi de France devint dès lors le protecteur officiel. Des grands comme Maurice de Saxe, des villes libres comme Strasbourg et Nuremberg étaient partie au traité. Le roi de France s’engageait à soutenir les confédérés contre l’Empereur, à leur fournir des subsides. Eux, en échange, lui abandonnaient Metz, Toul et Verdun. Le traité signé, forte de cette alliance, la ligue luthérienne imposait quelques mois plus tard à l’Empereur la transaction de Passau par laquelle Charles-Quint s’engageait à ne pas reconstituer de « royaume d’Allemagne ».

C’est le modèle des opérations économiques et à risques limités par lesquelles la monarchie française parvint à conjurer le péril allemand, tout en poursuivant son œuvre d’extension du territoire national. Il est très peu probable que, sans cette alliance avec les luthériens allemands, la France eût triomphé de la maison d’Autriche. L’Empire, affaibli et troublé à l’intérieur, voyait en même temps ses domaines rongés. La France se faisait, s’achevait à proportion que se défaisait et que se dissolvait l’Allemagne ou, comme on disait alors, « les Allemagnes ». Fixer et organiser l’anarchie allemande, ce devait être le chef-d’œuvre politique du XVIIe siècle français qui couronnait les peines et les labeurs de plusieurs générations et marquait l’apogée de la France, dès lors sans crainte en face de son dangereux voisin, impuissant et désarmé.

CHAPITRE II

LES TRAITÉS DE WESTPHALIE :
L’ANARCHIE ALLEMANDE
ET LA SÉCURITÉ DE LA FRANCE GARANTIE.

On serait tenté quelquefois de croire que l’histoire de notre pays n’a pas été écrite par la même sorte d’hommes que ceux qui l’ont faite. Nos rois, nos ministres, nos grands diplomates seraient bien surpris s’ils pouvaient voir ce que leur œuvre et leurs intentions sont devenues dans l’esprit de la plupart de nos historiens, mieux doués pour composer des romans, des poésies lyriques ou soutenir des polémiques de parti que pour autre chose. Ce n’est pas que l’ancienne politique française ait manqué de larges vues d’ensemble ni même d’imagination, quoique certains écrivains l’aient jugée trop « terrienne ». La défense du sol, la protection et l’extension progressive du territoire national formaient effectivement le premier point du programme de la monarchie. Il a fallu de cruelles expériences pour que notre pays appréciât mieux une politique dont l’objet était de le mettre à l’abri de ces invasions que nous venons, depuis la Révolution, de subir pour la cinquième fois.

C’est à ce résultat que tendait la lutte contre la maison d’Autriche, lutte qui a rempli deux siècles de notre histoire et qui devait s’achever par un triomphe complet. Essentiellement, il s’agissait d’empêcher que les Habsbourg n’obtinssent ce que les Hohenzollern ont acquis au XIXe siècle, c’est-à-dire la domination de l’Allemagne. Il s’agissait d’empêcher que l’Allemagne ne fît son unité comme la France avait fait la sienne. C’était une œuvre réaliste, inspirée par le bon sens, dominée par la notion de l’intérêt national. En même temps, l’humanité et la civilisation devaient y trouver leur compte : à l’issue de la guerre de Trente Ans, lorsque la force allemande fut brisée pour de longues années, l’Europe connut une de ses plus belles périodes. Après les épreuves que le germanisme en liberté vient de faire subir au monde européen, on admirera la clairvoyance d’une politique qui consistait à désarmer la barbarie germanique, à rogner les griffes de la bête.

À cette politique, le peuple français s’est associé le plus souvent de toute son âme. Quelquefois, pourtant, il l’a entravée ou retardée. Plus tard, il en a compromis les résultats et il en a presque complètement perdu l’intelligence.

C’est ainsi qu’on a travesti d’une façon bien extraordinaire les projets que nourrissait Henri IV, et dont l’exécution était déjà commencée lorsque le couteau d’un fanatique le mit à mort. On a prétendu de nos jours que Henri IV préludait à la politique de la Révolution et des Napoléons, qu’il voulait distribuer l’Europe selon le principe des nationalités. Heureux quand on n’a pas soutenu qu’il se lançait dans cette grande entreprise, mûrie avec son ministre Sully depuis huit ans, pour satisfaire une passion amoureuse. La vérité est que le Bourbon relevait le plan des Valois, abandonné pendant la période de guerre civile et d’anarchie à laquelle son arrivée au pouvoir avait mis fin. Henri IV se proposait ce que Richelieu devait réaliser plus tard : l’abaissement de la maison d’Autriche. Mais sa disparition, la minorité de son fils, la fin de sa bienfaisante dictature introduisaient la France dans une nouvelle phase républicaine. Encore une fois, les divisions, les intérêts particuliers reprenaient le dessus. Il faudra attendre que Louis XIII soit un homme, qu’il soutienne un grand ministre de son autorité, pour

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FESTIN DONNÉ EN L’HONNEUR DE L’ÉLECTION DE L’EMPEREUR FERDINAND II.
Une table et un buffet sont dressés pour l’Empereur et pour chacun des sept Électeurs.
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SIGNATURE DU TRAITÉ DE WESTPHALIE, le 16 juin 1650.
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ALLÉGORIE AYANT TRAIT AU COURONNEMENT DE L’EMPEREUR LÉOPOLD Ier en 1658.
que les factieux soient châtiés, les partis réduits au silence et que l’ascendant soit rendu à l’intérêt national. Anarchie correspondant à des périodes de décomposition et d’affaiblissement, dictature royale correspondant à des périodes de restauration intérieure et d’expansion extérieure : on peut dire que ce rythme règle toute notre histoire.

Les graves désordres qui marquèrent la minorité de Louis XIII devaient retentir de la manière la plus curieuse sur les affaires d’Allemagne.

En l’année 1620, alors que l’état de la France était fort troublé, que les intrigues faisaient rage, une vague de fond venue — comme il est arrivé si souvent dans notre histoire, comme il est arrivé en 1914 encore, — des confins de l’Europe centrale et de l’Europe orientale apportait la nécessité de faire face au péril extérieur. Elle était bien loin des lieux où s’agitaient tant de partis, de convoitises et d’ambitions, où nos protestants se disposaient à proclamer leur « république des réformés », cette Bohême qui tentait de reconquérir son indépendance et se révoltait contre l’Empereur. Il fallut pourtant s’occuper d’elle. La politique étrangère s’imposait à la France, venait la saisir au moment où les Français étaient beaucoup plus portés à se livrer à leurs disputes personnelles qu’à regarder de l’autre côté des frontières. L’affaire de la défenestration de Prague, qui ouvrit la guerre de Trente Ans, ressemble singulièrement, à cet égard et par les conséquences qu’elle a eues, à l’assassinat de Serajevo.

Les nationalistes tchèques d’alors, dont la tentative de libération se compliquait d’un mouvement religieux, avaient mis à leur tête l’Électeur Palatin et recevaient l’aide des princes réformés de l’Empire. Les affaires d’Allemagne se trouvaient engagées de nouveau et dans les mêmes conditions qu’au siècle précédent, au temps de la lutte contre Charles-Quint. Soulevés contre l’Empereur, les protestants allemands firent appel à leur allié naturel et traditionnel, le roi de France, protecteur des libertés germaniques. Le duc de Bouillon fut chargé de porter à Paris leur demande. Mais bien des choses avaient changé depuis la mort d’Henri IV. Dans les grands désordres qui l’avaient suivie, les principes directeurs de la politique française avaient été perdus de vue, un rapprochement, sanctionné par le mariage de Louis XIII, s’était fait avec l’Autriche. L’empereur Ferdinand ne manqua pas de saisir une occasion si favorable. En même temps que les protestants envoyaient leurs délégués à la cour de France, il y dépêcha un ambassadeur, Friedenbourg, chargé de plaider que la cause du roi et la cause de l’empereur étaient la même. Les arguments que développait Friedenbourg étaient d’une modernité singulière. Le porte-parole de Ferdinand II représentait à Louis XIII et à Luynes qu’avec la révolte de l’Électeur Palatin il s’agissait d’une conjuration républicaine, que, de toutes les républiques, villes libres, aristocraties et démocraties protestantes, naissait un mouvement qui menaçait au même titre toutes les monarchies. De Suisse, de Hollande, des cités hanséatiques, il montrait la révolution gagnant de proche en proche, ralliant même celles des villes catholiques d’Allemagne où régnait « le gouvernement de plusieurs ». Et, très adroitement, Friedenbourg invitait le roi de France à faire un retour sur ses propres protestants, en état ou en velléité d’insurrection perpétuelle, à la fois républicains et séparatistes, si dangereux pour l’autorité du monarque et l’unité du royaume. « Que prétendent-ils donc, eux aussi ? s’écriait l’habile diplomate. N’ont-ils pas ensemblement conspiré, fait des assemblées secrètes et collectes de deniers afin d’ébranler s’ils pouvaient le royaume de France et rendre la puissance des rois énervée ? » Si Louis XIII intervenait en faveur des protestants d’Allemagne, il encouragerait ses huguenots, il ne pourrait plus en venir à bout. « Qui défend les rebelles, il apprend à ses propres sujets à se révolter. Qui prête l’oreille aux étrangers qui calomnient leur magistrat (leur gouvernement), il ouvre la porte aux séditions intestines, et si vous portez secours aux rebelles contre leur roi, quand ils auront vaincu leur naturel seigneur, ils tourneront les vôtres contre vous. » Friedenbourg soutenait avec éloquence la thèse de la solidarité des trônes, qui n’est pas moins décevante que celle de la solidarité des puissances libérales et des démocraties. Mais, en un sens, ses arguments portaient juste. Le péril protestant, au moment où il parlait, était grave pour la France. À l’alimenter en soutenant la cause des réformés d’Allemagne, on eût couru de grands risques. Richelieu lui-même, une fois devenu le maître, commencera par briser le protestantisme comme puissance politique avant de passer à l’action extérieure et de reprendre la politique française en Allemagne suivant les principes éprouvés. L’œuvre européenne de Richelieu a dû être précédée d’une période de dictature, d’assainissement, de rétablissement de l’ordre à l’intérieur.

Sans chercher les rapprochements historiques, ils s’imposent sans cesse à nous, et par la force des choses. La France n’a pas cessé d’occuper la même situation géographique, d’être entourée des mêmes voisins, de se trouver dans la même position par rapport aux problèmes européens. Or, dans les mêmes cas, les mêmes manœuvres déterminent nécessairement les mêmes conséquences. Si Louis XIII ne s’était pas résolu, par le brillant plaidoyer de Friedenbourg, à prêter à l’Empereur le concours de ses armes, il avait observé la neutralité, comme Napoléon III en 1866. Comme alors aussi le réveil fut pénible. On a souvent parlé du coup de tonnerre de Sadowa : cette image s’applique exactement à la bataille de la Montagne Blanche. Lorsque le roi de Bohême eut été écrasé par les années de Ferdinand, on comprit que l’Empereur venait de recevoir un surcroît de puissance redoutable, que le péril de la maison d’Autriche renaissait. Les ambassadeurs et ministres du roi en Allemagne envoyèrent à Paris des avis pressants. Ils représentaient qu’on avait fait fausse route en restant neutre, en n’appuyant pas la Bohême et la ligue protestante contre l’Empereur. Au nom de la « raison d’État », au nom de l’intérêt de la France, ils demandaient un changement de politique. Ils expliquaient qu’il importait de ne pas se laisser donner le change par le plan de contre-réformation qu’affichait l’Empereur et que, sous prétexte de restaurer l’unité religieuse en Allemagne, Ferdinand II voulait y établir l’unité politique. Ce manifeste des ambassadeurs était un cours complet de haute diplomatie : ce ne sont pas les bons conseillers, les esprits clairvoyants qui ont jamais manqué à notre pays. Ce qui a manqué quelquefois, ce sont les gouvernements capables de comprendre leurs propres erreurs et de reprendre la route droite. En 1866, Napoléon III eut aussi à son service un bon diplomate qui tenta de réparer les fautes de son maître. Drouyn de Lhuys ne fut pas écouté, et le chef élu de la démocratie impériale s’applaudit même d’avoir gardé la neutralité. En 1620, l’erreur, commise dans des conditions semblables, si ce n’est qu’au lieu de partir de principes faux elle venait de l’intérêt mal entendu, fut réparée sans retard. Cette aptitude à profiter des leçons, à s’adapter aux événements, caractérise l’œuvre générale de la monarchie capétienne, qui a été la création de la France, le maintien et le développement des résultats acquis au cours de ce grand voyage, fécond en surprises toujours renouvelées, que forme l’histoire d’un peuple tel que le nôtre.

C’est à l’impression laissée chez Louis XIII par le « coup de tonnerre » de la Montagne Blanche que Richelieu dut son influence sur le roi. Il reçut l’autorité qui lui était nécessaire pour mener à bien sa vaste entreprise de politique européenne. Une fois l’ordre rétabli en France, et par des moyens rigoureux, dont l’échafaud ne fut pas exclu, une fois l’État huguenot brisé Richelieu se tourna vers les affaires d’Allemagne. La Rochelle cette capitale de la République protestante, étant prise, le cardinal put contracter l’alliance contre la maison d’Autriche avec Gustave-Adolphe qui venait d’apparaître sur la terre germanique comme le champion de la Réforme.

La politique de Richelieu reproduit avec une exactitude frappante les grands traits de la politique capétienne des siècles précédents. Le cardinal, lui aussi, fit en sorte de ne recourir aux armes qu’après avoir épuisé les ressources de la diplomatie. Il laissa les Danois d’abord, puis les Suédois, se battre et fatiguer l’Empereur avant de faire couler le sang français. Ensuite, il prépara par la diplomatie le succès de l’intervention armée. À la Diète de Ratisbonne, où le travail de ses agents fit échec à l’Empereur, son plan fut conforme à la devise formulée sous Henri II, mais pratiquée bien avant le règne de ce prince : «  Tenir sous main les affaires d’Allemagne en aussi grande difficulté qu’il se pourra. »

À cette politique réglée sur celle du siècle précédent, Richelieu ajoutait un élément destiné à lui donner une ampleur nouvelle. L’attitude que l’entreprise révolutionnaire et séparatiste des huguenots de France l’avait obligé de prendre à l’égard du protestantisme imposait des tempéraments à notre alliance avec les protestants d’Allemagne. Le problème à résoudre était complexe. L’intérêt de la France était de s’unir à la ligue évangélique allemande et à Gustave-Adolphe, héros de la Réforme, contre l’Empereur. Mais il était impossible, en raison de la position prise par les réformés en France, de se livrer sans contre-partie au protestantisme européen. C’est la pensée que le confident et l’auxiliaire du cardinal, le célèbre Père Joseph, exprimait avec force lorsque, parlant de l’alliance avec les protestants allemands, il disait qu’il fallait « se servir de ces choses comme d’un remède dont le peu sert de contre-poison et dont le trop tue ». Née d’une double nécessité, créée par l’obligation d’accorder les intérêts du dedans avec ceux du dehors, la politique de Richelieu, loin d’être opprimée par la difficulté, en reçut un surcroît de vigueur. Tout en secourant la ligue protestante en Allemagne, le cardinal conçut l’idée de dissocier la cause de l’Empereur et la cause catholique. S’étant rendu compte que les princes catholiques tenaient à leur indépendance en face de l’Empire ni plus ni moins que les princes et les États protestants, il mit tout son effort à leur représenter que la Contre-Réformation, dont se réclamait Ferdinand III, n’était qu’un prétexte qui recouvrait une entreprise d’asservissement de l’Allemagne aux Habsbourg. Richelieu, en sa qualité de prince de l’Église, et son meilleur agent, le P. Joseph, en sa qualité de capucin, pouvaient utilement tenir ce langage. Ils se servirent de la politique même de Ferdinand III, de l’exploitation de l’idée et du sentiment catholiques en Allemagne par l’Empereur, pour transformer et pour étendre le rôle du roi de France en tant que « protecteur des libertés germaniques ». Le Habsbourg jouant sa chance sur une seule carte, Richelieu fit en sorte que la France apparût au contraire comme la pacificatrice désintéressée et le recours équitable de tout ce qui avait sujet de se plaindre. En un mot, le Bourbon se présenta comme arbitre où le Habsbourg était partie.

L’historien le plus pénétrant de cette période, M. Gustave Fagniez, dans son livre magistral sur le P. Joseph, a mis en évidence le sens du relatif qui anime cette part de la diplomatie de Richelieu. Ni l’homme d’État ne voulut travailler aveuglément pour la cause du protestantisme, ni l’homme d’Église ne voulut être dupe des beaux semblants de la Contre-Réformation. « En réalité, a dit M. Gustave Fagniez, il n’y eut entre la France et le parti évangélique que le lien qui résulte d’actions parallèles contre un ennemi commun. Malgré la force réelle que nos subsides et l’espoir de notre participation aux hostilités ont apportée à la coalition protestante, Richelieu s’est moins appliqué à grouper et à encourager les membres de cette coalition qu’à rompre le faisceau des États catholiques qui, en Allemagne et en Italie, s’unissaient autour de la maison d’Autriche, et à les attirer sous le patronage et la protection de la France. La prédilection, la sympathie, ce fut dans ses relations avec le parti catholique germanique et avec son chef (Maximilien de Bavière) qu’il la mit, c’est là qu’il faut chercher le ressort principal de sa politique. » Richelieu avait refusé de servir les intérêts religieux du protestantisme, repoussé toutes les propositions de s’associer à la Ligue protestante de La Haye. En un mot, il avait maintenu son accord avec les protestants allemands dans les limites tracées par l’intérêt de la France. De même, il fut inflexible quand on tenta de l’entraîner dans une ligue catholique, de lui faire abandonner les alliances particulières de la France avec tel ou tel État réformé. Il n’entra jamais dans l’idée que le conflit européen pût « se réduire à la lutte de deux religions ». Son choix allait à un « tiers parti » qui garderait l’indépendance de l’Europe centrale et constituerait, pour l’établissement d’une grande monarchie allemande, un obstacle infranchissable. Au lieu des Habsbourg catholiques, il se fût agi, en ce siècle, des Hohenzollern protestants, que la politique de Richelieu se fût appliquée de la même manière et qu’elle eût coïncidé sur tous les points.

Cette politique triompha lorsque le plus important des princes catholiques allemands, l’Électeur de Bavière Maximilien, fut entré dans les vues du cardinal. Dès lors, il n’y avait plus à craindre que ni l’Allemagne ni le catholicisme européen fussent asservis à la maison d’Autriche. Le Saint-Siège lui-même adhérait au tiers parti. La formule de l’équilibre européen, c’est-à-dire de l’indépendance des États de l’Europe par rapport à l’Empire germanique, était trouvée. De cette indépendance des peuples, à laquelle elle avait si efficacement travaillé, la France se trouvait naturellement devenir la garante. Mais on voit à quel point le rôle du roi de France comme « protecteur des libertés germaniques » avait grandi. D’allié, de complice des séditieux, il devenait le gendarme impartial, l’ami et le protecteur du faible. Catholiques ou protestants, sa justice s’étendait à tous. Mais surtout les populations catholiques, les plus voisines de notre pays, les plus latinisées aussi, les plus assimilables par conséquent, passaient dans notre amitié, on peut même dire sous notre protectorat : ces bonnes relations devaient durer jusqu’à 1870. La Ligue du Rhin, que le cardinal de Mazarin noua un peu plus tard, faisait de l’Allemagne rhénane et de l’Allemagne du Sud une sorte de marche du royaume. C’étaient des alliés destinés à former un rempart contre la ruée toujours possible des tribus germaniques plus lointaines et plus barbares, et qui, en même temps, se laisseraient pacifiquement pénétrer par nos idées et par nos mœurs. Dès lors, l’extension de notre frontière jusqu’au Rhin pouvait s’accomplir sans heurts et sans risques. Tout était bénéfice dans l’opération…

Il a fallu trente ans de guerres au XVIIe siècle pour ruiner la puissance impériale, c’est-à-dire pour battre l’Allemagne. Il est vrai qu’elle fut si complètement battue que les vainqueurs purent en disposer à leur gré. Et elle fut moins longue à se remettre de ses ruines matérielles qu’à sortir de l’impuissance politique dans laquelle elle fut fixée.

Richelieu était mort avant d’avoir vu le couronnement de son œuvre. Mais les principes de sa politique étaient si bien établis, sur des bases si solides et avec une telle clarté, que sa disparition ne changea rien aux affaires en cours. Un ambassadeur de la République de Venise, endroit où l’on s’entendait à la diplomatie, écrivait à son gouvernement après la mort du grand cardinal : « On peut dire qu’ayant bouleversé l’Empire, troublé l’Angleterre, affaibli l’Espagne, Richelieu a été l’instrument choisi par la Providence pour diriger les grands événements de l’Europe. » Ce bouleversement de l’Empire, qui était le résultat auquel tendait la politique française depuis de longues années, fut obtenu par les célèbres traités de Westphalie. Il ne fut pas nécessaire d’innover, pas même de se livrer à de grands efforts d’imagination. La paix française, que l’Allemagne reçut sans déplaisir — ce qui était le comble de l’art, — reposait sur des données expérimentales, et n’était que le développement de principes politiques dont la bienfaisance avait été reconnue.

Les traités de Westphalie, modèle de toute paix sérieuse et durable avec les pays germaniques, comprenaient quatre éléments essentiels, harmonieusement combinés à l’effet d’interdire à l’Allemagne de redevenir un grand État dangereux pour la France et pour l’Europe. C’étaient : le morcellement territorial et politique ; l’élection ; le régime parlementaire ; et la garantie des vainqueurs pour maintenir le système et le faire respecter.

Le morcellement territorial par application du particularisme germanique fut poussé aux extrêmes limites. Où était-il, l’Empereur qui avait prétendu diviser l’Allemagne en dix cercles, avec un gouverneur dans chacun ! Il y eut désormais deux mille enclaves (principautés, républiques, évêchés, margraviats ou simples commanderies), parmi lesquelles plus de deux cents formaient des États souverains disposant des droits régaliens et capables, surtout, de contracter des alliances à leur gré. L’Allemagne était hachée en menus morceaux, disloquée, décomposée. Elle ne présentait plus que l’image d’une « mosaïque disjointe », comme devait dire de nos jours un des chanceliers de l’Empire uni, le prince de Bulow. À côté de quelques rares électorats d’assez bonne taille, c’était une poussière de principautés et de villes libres, c’était Monaco, Liechtenstein, Saint-Marin et la République d’Andorre multipliés à des centaines d’exemplaires. L’Allemagne, à ce point de division et de dispersion, fut appelée la « croix des géographes ». Les cartographes eux-mêmes s’y perdaient et n’avaient pas assez de couleurs à leurs crayons pour distinguer tous ces territoires enchevêtrés les uns dans les autres.

Si l’on se penche sur cette carte complexe, on découvre d’ailleurs que ce désordre, où rien n’avait été abandonné au hasard, était un effet de la prévoyance et de l’art politiques… En face des domaines héréditaires de la maison d’Autriche, trois électorats de force moyenne, Bavière, Saxe et Brandebourg, montent la garde. Du côté de la France, au contraire, la route est libre. Sur le Rhin, pas un seul État vigoureux ni étendu. En outre, on a fait en sorte qu’aucune des nombreuses petites dynasties allemandes n’ait plus d’influence que la voisine : il faudra des circonstances extraordinaires pour que la Prusse rompe les mailles de ce filet. Dans chaque lignée princière, le traité entretient les rivalités et alimente les jalousies. Il y a des Hohenzollern, des Wittelsbach, des Wettin, des Guelfes, etc…, qui règnent et qui se surveillent de tous les côtés. Le calcul était si bon que deux branches de Brunswick, brouillées depuis cette époque, ne se sont réconciliées que de nos jours.

La « croix » dont parlaient alors les géographes fut lourde à porter, surtout pour les Empereurs contre qui, selon une forte et heureuse expression de Mignet, l’Empire fut désormais constitué, et qui durent renoncer à l’espérance d’en faire marcher ensemble les membres épars. Dans cette Allemagne décomposée, chacun posséda son indépendance, put agir à sa tête sans être obligé à rien pour le bien général. Quand La Fontaine disait : « Tout petit prince a ses ambassadeurs », il faisait allusion à ces principicules germaniques libres de s’allier avec toute puissance de leur choix. Nous avons vu, dans la guerre de 1914, la principauté de Liechtenstein déclarer sa neutralité et refuser d’envoyer à l’Autriche son contingent militaire. Deux cents Liechtenstein de toutes les dimensions jouissaient de la même liberté dans l’Allemagne hachée par les auteurs des traités de Westphalie. Sur le particularisme allemand, sur l’intérêt personnel, les rivalités, l’amour-propre des princes et des tribus germaniques, ils avaient fondé un système inextricable. L’Allemagne comme nation en parut étouffée pour toujours.

Ce n’était pas l’Empereur qui eût été capable de réveiller le sentiment national. Son prestige sortait des congrès de Munster et d’Osnabruck plus atteint que jamais. La maison d’Autriche n’avait pas dompté les protestants, elle avait perdu son influence sur les catholiques, elle restait soumise à l’élection avec des électeurs agrandis. Et si elle parvint à garder le titre impérial jusqu’à la chute du Saint-Empire, ce fut au prix de concessions et d’abandons de pouvoir toujours plus graves à chaque scrutin. L’élection de Léopold Ier, la première qui eut lieu après la conclusion des traités, fut un véritable scandale. La France y intervint au grand jour, et les envoyés du roi à Francfort, Grammont et Hugues de Lionne, au vu et au su de tous achetèrent les électeurs qui, d’ailleurs, ne se firent pas faute de mettre leur voix à l’enchère ; nous dirions dans le langage d’aujourd’hui qu’ils se comportèrent en « chéquards » sans vergogne et insatiables. Mazarin se plaignait douloureusement de leurs exigences : « Encore qu’il soit avantageux, disait-il, de laisser croire au monde qu’il y a toujours grande abondance d’argent en France, parce que cette croyance est ce qui peut le plus porter les esprits à désirer l’amitié de Sa Majesté dans un siècle intéressé, néanmoins il y a d’assez bonnes raisons pour persuader un chacun, sans discréditer Sa Majesté, de régler et modérer ses prétentions dans la conjoncture présente. » Par ces moyens, le roi de France était plus puissant dans l’Empire que l’Empereur lui-même. Grammont et Lionne obtinrent ainsi de Léopold Ier une capitulation par laquelle il s’engageait, entre autres choses, à se désintéresser des Pays-Bas et de la Franche-Comté, à se séparer de l’Espagne, etc… L’élection permettait à la politique française de manœuvrer l’Empire dans le sens de nos intérêts.

Élus à Francfort, résidant à Vienne, les malheureux Empereurs avaient encore affaire à un Parlement qui siégeait à Ratisbonne et avec lequel ils partageaient les restes d’une autorité délabrée et précaire. L’institution de la Diète d’Empire, dont descend en droite ligne le Reichstag actuel, n’était pas nouvelle. La Diète remontait aux origines de la Germanie : un article du traité d’Osnabruck n’eut qu’à en étendre les attributions. Supposons qu’après la guerre de 1914 les alliés vainqueurs eussent stipulé, par exemple, que le Reichstag aurait le droit de renverser les ministères et que chacun des États représentés au Conseil fédéral voterait par tête au lieu que la majorité des voix appartienne à la Prusse : voilà comment, au XVIIe siècle, la France se mêla de donner à l’Allemagne une constitution libérale, destinée à entretenir l’anarchie.

Il est étonnant que l’on ait pu faire dater du XVIIe siècle le régime parlementaire lorsque l’on voit la dextérité, expression d’une connaissance directe de la vie des assemblées, avec laquelle notre diplomatie disposa les rouages de la Diète en vue de rendre tout gouvernement sérieux impossible en Allemagne. La composition de cette Chambre fut savamment compliquée. Électeurs, princes et villes formant chacun un collège, on comptait, et avec raison, sur les intérêts et les sentiments de ces trois groupes, généralement unis contre l’autorité impériale, mais divergeant sur le reste pour les faire disputer entre eux. La Diète reproduisait toutes les divisions territoriales, politiques, religieuses de l’Allemagne et les échauffait en vase clos. Les villes surtout devaient y représenter l’élément démocratique, et Mazarin observait avec satisfaction : « Hambourg, entre autres, a déclaré qu’elle respirait encore l’air de l’ancienne liberté d’Allemagne. » Un beau règlement, très minutieux, sur l’ordre des discussions et la manière de procéder au vote, rendait, sous prétexte de protéger les droits de chacun, la marche des affaires d’une lenteur infinie, parfois toute décision impossible. En outre, le programme des attributions de la Diète lui proposait la solution des problèmes les plus difficiles, les plus irritants, dont chacun devait provoquer des conflits et des disputes, particulièrement en matière de finances et d’impôts. Selon le calcul de ses inspirateurs français, la Diète germanique fut le conservatoire de l’anarchie allemande. « Qu’y fait-on, sinon contredire et chicaner à la façon des maîtres d’école ? » s’écriait Leibnitz. Et un autre écrivain politique allemand de la même époque disait, avec ironie, du parlement de Ratisbonne : « Il serait curieux de savoir ce qu’un si grand nombre de députés a fait depuis tant d’années à la Diète, et à quoi ont servi tant de grands repas et tant de vin d’Espagne qu’on boit le matin, et tant de vin du Rhin qu’on boit le soir. La vérité est qu’ils travaillent à une matière inextricable, et qu’après s’être longtemps évertués pour rien ils peuvent jurer qu’ils n’ont pas été sans rien faire. » D’autres Allemands — ils étaient très rares, — chez qui survivait une flamme de patriotisme, une certaine notion de l’intérêt national, déploraient ce funeste régime parlementaire qui, selon le mot de l’un d’eux, plongeait l’Allemagne dans « une nuit éternelle ». En effet, comme un historien l’a écrit, l’étranger s’empressa tout de suite « d’exploiter, avec la connivence des intéressés, les vices de l’institution ».

Le roi de France s’était réservé le droit — exorbitant à bien y penser — d’être représenté à la diète d’Empire par un plénipotentiaire dont la vraie mission était de surveiller les travaux de l’assemblée, d’y nouer des intelligences, d’en faire tourner les discussions au profit de l’État français. Le recueil des instructions diplomatiques données sous l’ancien régime à nos ministres auprès de la Diète germanique est d’une grande clarté sur ce point : il s’agit d’employer le régime parlementaire allemand dans l’intérêt de la France. C’est un système sur lequel notre diplomatie n’a eu ni un scrupule, ni un doute. En 1698, par exemple, on appréhende à Paris que la Diète n’accorde un accroissement de forces militaires à l’Empereur. M. Rousseau de Chamoy, partant pour Ratisbonne, reçoit ces instructions :

Les délibérations de la Diète de Ratisbonne sur les affaires les plus importantes sont ordinairement traversées par tant d’incidents de peu de conséquence qu’il sera de l’habileté du sieur de Chamoy de profiter de ces différents incidents pour éloigner autant qu’il sera possible les délibérations sur le point de l’armement, sans qu’il paraisse qu’il en craigne la résolution. Il doit éviter dans cette même vue d’en parler le premier ; mais lorsque l’occasion se présentera d’agiter naturellement avec les députés des princes de l’Empire ce qui peut convenir à leurs maîtres après la paix, il pourra, sous prétexte d’examiner pour leur propre bien l’utilité ou les inconvénients de cet armement, leur faire voir qu’ils n’ont présentement rien à craindre de la part de Sa Majesté…

Mais il doit se servir de ces raisons sans affectation ; et comme Sa Majesté ne doute pas qu’il n’observe avec beaucoup d’attention les différents mouvements de la Diète, il trouvera des conjonctures heureuses pour éloigner, par le seul embarras des affaires qui naîtront, toutes les propositions qui pourraient être contraires au maintien de la paix.

Nos arrière-neveux connaîtront peut-être des instructions fort semblables données par Guillaume II à ses ambassadeurs à Paris pour faire rejeter par notre Parlement des crédits militaires. S’acquérir des partisans à la Diète de Ratisbonne devint tout de suite l’habitude de la diplomatie française, une tradition fidèlement transmise par les « académiciens du cabinet ». En 1726, Chavigny emportait ces recommandations spirituellement discrètes en se rendant à Ratisbonne :

Il entrera parfaitement dans les vues de Sa Majesté, s’il sait acquérir de telle sorte la confiance de quelques-uns des principaux ministres de cette Assemblée, qu’il puisse être instruit par eux de tout ce qui s’y passera et profiter des ouvertures et des moyens qu’il trouvera d’avancer, retarder ou empêcher par des représentations qu’il saura faire à propos les différentes résolutions suivant qu’elles pourront être conformes ou contraires aux intentions de Sa Majesté. Bien entendu qu’il évitera de paraître jamais l’auteur de ces sortes de mouvements ; car il suffirait que l’origine en fût connue pour que les effets contraires eussent lieu.

Il ne faut pas que le plénipotentiaire du roi de France puisse être accusé de ne s’occuper, à Ratisbonne, « qu’à fomenter la division qui se fait déjà remarquer dans l’Empire ». En réalité, il ne se rend pas à son poste pour autre chose. Il va exploiter l’anarchie germanique et veiller à ce que le système établi par la paix de Westphalie ne soit pas altéré. Par une suprême précaution qui couronne l’édifice, le roi de France s’est réservé, à cet effet, la garantie des traités de 1648. Cette Charte de l’Allemagne, qui est en même temps la Charte de l’Europe, est déclarée par lui inviolable. Quiconque y touche aura affaire à sa justice. Partagée d’abord avec la Suède (qui a joué au XVIIe siècle le rôle d’« allié de revers » dévolu plus tard à la Russie), la garantie des traités de Westphalie ne tarda pas à appartenir à la France seule. Sur ce point, la monarchie n’eut pas une heure de relâchement. Ayant réussi à diviser et à désarmer l’Allemagne, elle n’entendait pas laisser renaître l’ancien état de choses, ni que le résultat des efforts accomplis par la nation française fût remis en question. En 1788, à la veille de la Révolution, en présence des envahissements de la Prusse en Allemagne, le gouvernement de Louis XVI se réclamait encore des droits et des devoirs de la France, garante de la liberté germanique.

Le chef-d’œuvre de la paix de Westphalie, ce fut peut-être que les Allemands s’en montrèrent les premiers satisfaits, tant elle répondait à leurs goûts et à leur nature. En vain l’empereur Ferdinand III, par la plume de ses écrivains, qui jouaient alors le rôle des journalistes officieux de nos jours, avertissait-il ses peuples que le roi de France, sous prétexte de travailler pour leurs droits, avait travaillé pour lui-même, que le Bourbon se proposait de prendre en tutelle les Allemagnes divisées et réduites à l’impuissance. Est-ce que l’Empereur se mêlait des affaires de France, encourageait les Frondes ou protégeait les Parlements ? Et il montrait que, sous prétexte de liberté germanique, les rois de France arrachaient l’un après l’autre des pans du Saint-Empire, les évêchés hier, l’Alsace aujourd'hui, la Lorraine ou autre chose demain… Les Allemands furent insensibles à ce langage. Ils se plurent dans leur anarchie. Bien mieux, ils en tirèrent vanité. Cette Constitution que l’étranger leur avait donnée, que la politique française avait mûrie, ils lui découvrirent un caractère « national ». Leurs juristes en firent de longs commentaires, et ils ne manquèrent pas d’en trouver les origines dans le droit des vieux Germains. Ils s’épuisaient en doctes définitions, au bout desquelles il leur arrivait, comme à Pufendorf au XVIIe siècle, de conclure ainsi : « Il ne reste plus autre chose à dire, si ce n’est que l’Allemagne est un corps irrégulier, et qui a l’air d’un monstre (monstro simile) au regard de la science politique… D'un royaume régulier, elle a dégénéré en une forme de gouvernement si mal combinée, qu’elle n’est plus désormais une monarchie, même limitée, bien que les signes extérieurs en offrent l’apparence, ni précisément un corps ou système de plusieurs États confédérés, mais plutôt quelque chose de flottant entre ces deux régimes. » C’est ce que Voltaire, avec sa vivacité, résume en deux lignes : « Le nom de Saint-Empire subsistait toujours. Il était difficile de définir ce que c’était que l’Allemagne et ce que c’était que cet Empire. » La définition, pourtant, avait été donnée dès le premier jour, quand Oxenstiern avait parlé d’une confusio divinitus conservata, d’une anarchie pourrait-on traduire, conservée de main de maître, et cette main était celle de l’étranger. Chose admirable : les Allemands ne s’en sont pas aperçus au moment même, ils n’ont pas vu pourquoi la France montrait tant de sollicitude pour leur liberté, et ils n’ont compris la vérité que de nos jours.

Bienfaisant pour la France, de qui il semblait écarter à jamais le péril germanique et qu’il a, en fait, jusqu'à 1792, mise à l’abri des invasions, le traité de Westphalie ne se réduisait pas à la conception de l’intérêt immédiat, et, si l’on peut dire, de l’intérêt brut de notre pays. Ce qui rendait particulièrement solide cette audacieuse construction politique, c’est qu’elle partait d’un principe général auquel l’Europe fut dès lors intéressée. Qu’il est étrange d’entendre aujourd'hui les héritiers spirituels des révolutionnaires qui ont détruit l’œuvre diplomatique de la monarchie se plaindre des ambitions du nouvel Empire germanique et réclamer un régime international où l’indépendance des moyens et petits États soit respectée ! Dans leur impatience de rétablir ce que la Révolution a détruit, il y a l’aveu d’un long siècle d’erreurs.

Toutes les mesures que l’imagination de nos publicistes, par les moyens souvent les plus chimériques ou les plus inefficaces, rêva de prendre pour protéger le monde contre le fléau allemand, elles avaient été obtenues par le traité de Westphalie. Pluralité des États : c’est le principe de l’équilibre qui exclut la monarchie universelle. Indépendance des États : point d’abus de la force possible contre les faibles. Droit d’intervention contre les malfaiteurs publics qui violent ou se disposent à violer les règles du droit public européen : la France, armée de ce droit, pouvait remplir l’office de gendarme préventif, pour la sécurité générale. Et elle le pouvait sans peine et sans danger, car elle était la première intéressée au maintien d’un état de choses où elle était aussi la première en richesse et en puissance. Ainsi la politique française avait réussi, au milieu du XVIIe siècle, à rendre l’Europe à peu près habitable, à la soustraire au Faustrecht, au barbare droit du poing, à la conception apportée mille ans plus tôt par les invasions germaniques. Depuis la paix romaine, depuis l’échec de la République chrétienne, le monde civilisé pouvait pour la première fois respirer et vivre tranquille. Grâce au système européen fondé par le traité de Westphalie sur l’impuissance de l’Allemagne, l’ancien monde a connu cent cinquante ans de repos. Repos relatif sans doute, mais qui apparaît comme un âge d’or quand on le compare à la période qui a suivi et qui a été celle de la guerre des nations et des grands massacres de peuples. Tous les désirs, que la guerre de 1914-1918 a rendus plus ardents, de voir l’Europe protégée contre l’Allemagne équivalent à un regret du traité de Westphalie, que la monarchie française déclarait « inviolable » et dont Proudhon a pu dire, par un raccourci d’une admirable puissance, qu’il « existe à jamais » pour la société européenne, parce qu’il donne satisfaction à ses besoins essentiels, de même que les lois existent à jamais pour toutes les sociétés humaines qui ne sauraient vivre sans le respect des contrats et la protection des faibles contre le droit du plus fort.

Proudhon qui, à travers ses nuages, a eu souvent une si vive intelligence des réalités, a bien montré (dans sa brochure Si les traités de 1815 ont cessé d’exister) le caractère des traités de 1648, le meilleur arrangement qu’on ait jamais su trouver pour l’Europe, le plus sûr correctif aux abus de la force. Abstraction faite d’une certaine métaphysique dont son esprit n’a jamais pu se défaire, le jugement de Proudhon est d’un grand prix à l’heure où il s’agit toujours de trouver pour les peuples, avec le moyen de garantir leurs libertés et leur existence, le principe régulateur de leurs relations.

Le traité de Westphalie, écrit Proudhon, a reconnu, contrairement aux idées qui, depuis un temps immémorial, avaient cours dans le monde, non pas que le droit de la guerre jusqu’alors observé fût une chimère, un préjugé de la barbarie : personne n’y eût ajouté foi. Il a déclaré seulement ceci que l’hypothèse d’une monarchie universelle, conséquence extrême du droit de la guerre, admise par les anciens peuples… était chimérique ; qu’ainsi, quelles que fussent les guerres qui pourraient à l’avenir désoler les nations chrétiennes, ces guerres ne pourraient aller jusqu’à les absorber toutes en une seule et à renouveler de la sorte l’expérience d’un État unique ; que, sauf la délimitation à faire des territoires, la pluralité des puissances était, à l’avenir, reçue en principe, et, autant que possible, maintenue par leur égalité ou équilibre.

Depuis cette époque, le principe d’équilibre a été reçu dans le droit des gens : en sorte qu’on peut dire, en toute logique et vérité, que, si le droit de la victoire ou la raison de la force est le premier article du droit des gens, la pluralité des puissances, et, par suite, la raison d’équilibre, en est le second.

… Tant qu’il y aura pluralité de puissances plus ou moins équilibrées, le traité de Westphalie existera : il n’y aurait qu’un moyen de l’effacer du droit public de l’Europe, ce serait de faire que l’Europe redevînt… un empire unique… Charles-Quint et Napoléon y ont échoué : il est permis de dire, d’après ce double insuccès, que l’unité et la concentration politique, élevées à ce degré, sont contraires à la destinée des nations ; le traité de Westphalie, expression supérieure de la justice identifiée avec la force des choses, existe à jamais.

De l’absolu où il se place, Proudhon n’oublie que deux choses qui lui fussent devenues plus sensibles s’il avait pu voir les guerres de 1870 et de 1914 et le germanisme déchaîné : c’est d’abord que cette justice était fondée sur l’abaissement de l’Allemagne. C’est ensuite que cette justice se rencontrait avec le bien de la France.

À l’« ordre européen », tel qu’il était sorti des traités de Westphalie, la France se trouvait la première attachée. Tout ce qui était de nature à troubler cet ordre était de nature à atteindre en même temps la France. Notre politique européenne devait donc être à l’avenir une politique conservatrice. Sans doute, on ne pouvait se flatter d’avoir cristallisé l’Europe dans les formes qu’elle avait reçues en 1648. Des changements étaient inévitables avec le cours des âges. Des problèmes nouveaux devaient se poser. Du moins serait-il toujours possible de les résoudre dans l’esprit de notre diplomatie classique et selon les principes élaborés par la monarchie et les grands conseillers de la couronne. Rejeter l’expérience acquise et les résultats obtenus, pour fonder l’Europe sur d’autres bases et lui donner une nouvelle organisation, ne pouvait que profiter à autrui, retirer à la France son privilège d’antériorité, et remettre en question, avec l’équilibre et le droit commun de l’ancien monde, l’existence de notre pays. Cette erreur est justement celle qu’a commise la Révolution.

Nous allons voir comment le peuple français, après avoir réussi, avec ses guides héréditaires et ses grands politiques, à assurer son repos et sa grandeur, a travaillé de ses propres mains à détruire ce qu’il avait fait, et comment il a ramené dans le monde l’âge de fer et la barbarie en croyant régénérer le genre humain.


CHAPITRE III

LA FRANCE ENTRE LA PRUSSE ET L’AUTRICHE.

« Louis XIV, a dit Sainte-Beuve, n’avait que du bon sens, mais il en avait beaucoup. » Louis XIV faisait preuve de ce bon sens lorsqu’il s’emportait contre Louvois et lui reprochait comme une faute grave d’avoir ordonné le ravage du Palatinat. Rien n’était, en effet, plus contraire que la violence à la politique que le roi entendait suivre dans les pays allemands. On définirait avec justesse cette politique en disant qu’elle correspondait exactement à ce qu’on a nommé de nos jours la « pénétration pacifique ».

Quelle différence entre les Allemands tels qu’on les a vus depuis le milieu du XVIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe et tels que nous les voyons aujourd’hui ! Aussi souples, aussi empressés à se former à notre école, à imiter nos mœurs et à parler notre langue que nous les trouvons orgueilleux, insociables, infatués de leur « culture », convaincus de la supériorité de leur race. Les Allemagnes, à partir de 1650, furent comme une sorte de « province » où le peuple parlait encore un patois grossier, mais où les gens comme il faut ne se servaient que de notre langage. Les arts, les sciences, tout y était devenu français. Le nationalisme germanique du XIXe siècle s’est scandalisé de ce reniement de l’Allemagne par elle-même. Ses historiens rappellent comme un honteux souvenir le long règne de l’influence et de la civilisation françaises au delà du Rhin. « Le patriote allemand, dit Biedermann, ne peut qu’en rougissant reporter son regard sur l’époque où, tandis que Louis XIV annexait des terres d’Empire avec une ambition altière, la fleur de la noblesse allemande lui rendait hommage et se sentait très honorée lorsque le dernier de ses courtisans daignait approuver tant d’efforts pour singer la cour de France. » La princesse palatine trouva à Paris sept princes, quatre comtes, dix gentilshommes de son pays. Par la suite, le nombre de ces courtisans s’accrut…

Qui croirait aujourd’hui que les Allemands de ces temps-là regardaient « comme un honneur de servir dans l’armée française » (le mot est d’un contemporain du grand Frédéric, Charles-Ferdinand de Brunswick). Sous les ordres du roi de France, des milliers d’entre eux firent, pour notre compte, campagne dans leur propre pays. Le nom célèbre du maréchal de Saxe est témoin de la fusion à laquelle était parvenue l’Europe, qu’un contemporain appelait l’« Europe française ». Les tentatives d’internationalisme auxquelles nous avons assisté de nos jours, et qui se sont terminées par une des plus effroyables mêlées qui aient assailli l’ancien monde, sont d’une médiocrité et d’une fausseté dérisoires à côté de ces résultats. L’Allemagne impériale, telle qu’elle était sortie de ses victoires de 1870, s’était sans doute flattée, elle aussi, de rendre l’Europe allemande par la domination des armes et la supériorité de son « organisation ». La France s’était servie d’une autre méthode : disposant de la puissance, elle avait agi par la persuasion. À l’Allemagne dévastée par la guerre de Trente Ans, elle était apparue comme une bienfaitrice. Louis XIV ne laissait pas refroidir ce qu’il nommait « son zèle pour la manutention de la liberté germanique », et il savait distribuer à propos des subsides aux princes, aux ministres, aux savants, aux gens de lettres allemands. Parlant d’Hevelius, Voltaire écrit avec malice : « Parmi les grands hommes que cet âge a produits, nul ne fait mieux voir que ce siècle peut être appelé celui de Louis XIV. Hevelius perdit, par un incendie, une immense bibliothèque : le monarque de France gratifia l’astronome de Dantzick d’un présent fort au-dessus de sa perte. » C’était un système qui continuait dans les détails celui dont le traité de Westphalie formait les grandes lignes d’ensemble.

Biedermann qui, en Allemand patriote de l’ère nouvelle, a étudié, la honte au cœur, la période de cent cinquante années environ où l’Allemagne a été sous la dépendance de la France, finit par conclure que l’avance prise par les Français dans le domaine politique rend compte du rayonnement de leur civilisation et de leur génie. L’État si fortement constitué, si complet, de Louis XIV possédait ce qu’il fallait pour dominer dans tous les domaines, matériels et spirituels, une Allemagne où l’État n’avait que des organes rudimentaires et végétait pauvrement. Leibnitz avait beau reprocher aux Allemands leur engouement pour les modes étrangères, lui-même ne manquait pas d’écrire en français. Il fut attiré par Louis XIV : « Car ce prince, dit Biedermann, tandis qu’il écrasait l’Allemagne, accordait à ses savants toute sorte de distinction, grâce à l’organisation de ses grands instituts scientifiques, tandis que ces mêmes savants en Allemagne n’obtenaient aucune récompense de leurs travaux. » Privés d’un État digne de ce nom, les Allemands avaient perdu le support de toute vie nationale et de toute vie intellectuelle. Dans ce temps-là, l’« organisation » était de notre côté. Il s’y joignait l’attrait, la séduction de nos idées et de nos mœurs : c’est ainsi que La Bruyère a pu comparer Louis XIV au « bon berger » qui sait attacher les uns par la servitude dorée, les autres par la servitude volontaire.

Dans les mémoires qu’il a écrits « pour l’instruction du Dauphin » et qui sont l’œuvre d’un esprit rompu à la politique et désireux que ses propres expériences ne soient pas perdues, Louis XIV a indiqué les recettes grâce auxquelles un État peut prendre et garder de l’ascendant sur ses voisins. Il connaissait les ressorts par lesquels on meut les hommes. Il savait que, si la possession de la force est la condition du succès, il faut savoir en modérer l’emploi. Pourquoi brutaliser les Allemands si empressés à servir ? Il était de l’avis de Gravel, un de ses meilleurs agents en Allemagne, et qui définissait ainsi le protectorat que le roi avait acquis sur la Ligue du Rhin : « Cette Ligue donne lieu à Votre Majesté d’entretenir les amis et le grand crédit qu’elle a dans l’Empire, elle lui ouvre la porte pour faire entrer indirectement des ministres dans tous les conseils qui s’y peuvent tenir, l’en rend comme membre sans en dépendre. » C’est pourquoi Mignet a pu dire que Louis XIV fut « le chef réel de l’Empire ». Et si le roi s’exposa, dans la dernière partie de son règne, à troubler ce qui était devenu tranquille, s’il rouvrit la lutte qui semblait terminée à notre avantage, ce ne fut pas sans de puissantes raisons. L’affaire de la succession d’Espagne, appelée fort disgracieusement par Mignet, qui voyait bien mais qui écrivait mal, « le pivot de son règne », continuait la tradition de la grande politique française. Le succès de cette entreprise devait marquer une ère nouvelle.

Louis XIV ne s’était pas résolu sans hésitations à accepter le testament de Charles II, qui appelait son petit-fils au trône d’Espagne. Au grand conseil de la couronne qui fut tenu en cette circonstance, la raison qui décida fut une raison d’État. La France ne pouvait se soustraire au devoir d’achever la pensée de François Ier, d’Henri II, d’Henri IV, de Richelieu, d’en finir avec le « dessein d’Espagne » et la possibilité d’une restauration de la puissance qu’on avait vue à Charles-Quint. L’Europe crut que Louis XIV aspirait à la monarchie universelle, tandis qu’il travaillait pour l’équilibre. Faire en sorte que la maison d’Autriche fût pour toujours écartée de l’Espagne, c’était servir la France et tout le continent. L’Europe, par un étonnant retour, rendit justice à Louis XIV, à son bon sens, à son esprit prévoyant, lorsque l’empereur Joseph, étant mort sans enfants en 1711, eut pour successeur son frère l’archiduc Charles, le même que la coalition soutenait contre Philippe V. La réunion des deux couronnes, la reconstitution de l’Empire de Charles-Quint apparut alors comme un danger bien plus certain que celui qu’on avait voulu combattre. Ce fut au sens politique des conservateurs anglais, des tories, opportunément revenus au pouvoir, que l’on dut une paix qui, en définitive, donnait raison à Louis XIV.

Le but de la succession d’Espagne atteint, les Habsbourg à jamais éloignés de Madrid, réduits à leurs domaines héréditaires et au titre vide et pompeux d’Empereurs, Louis XIV eut une pensée par laquelle s’atteste encore ce haut bon sens que lui a reconnu Sainte-Beuve. À la fin de sa carrière, peu de mois avant sa mort, Louis XIV avait la satisfaction de voir un cycle fermé. Cette lutte contre la maison d’Autriche, qui, pendant deux siècles, avait occupé la monarchie, à laquelle la nation française, avec ses rois, ses grands politiques, ses illustres capitaines, avait pris part de toute son âme, cette lutte était enfin terminée. La question d’Espagne était résolue à notre avantage, comme l’avait été, soixante-sept ans plus tôt, celle d’Allemagne. La France pouvait se réjouir. Son avenir continental était assuré. Elle était libre de songer à l’achèvement de son unité territoriale et aussi à son expansion maritime : politique dont le Pacte de Famille, formé plus tard avec les Bourbons d’Italie et d’Espagne, devait être l’expression. Sur le principe intangible des traités de Westphalie, « base nécessaire de la tranquillité publique », Louis XIV conçut une politique nouvelle. La rivalité avec la maison d’Autriche n’ayant plus d’objet, il voulut rendre impossible le retour de querelles et de guerres désormais stériles pour la France. Un rapprochement entre les deux puissances avait pour avantage de consolider les résultats acquis. La maison d’Autriche, prenant son parti de ne plus dominer en Allemagne, devenait intéressée à ce qu’aucune autre puissance germanique n’y dominât à son tour. Abaissée, diminuée, assagie par conséquent et incapable de nuire, elle passait au rang d’élément conservateur et modérateur. Tout en restant convaincu de la nécessité de prévenir et d’arrêter au besoin par la force un retour aux anciennes idées de suprématie européenne si longtemps nourries par l’Autriche, Louis XIV voyait en elle une associée contre les nouvelles tendances qui se faisaient jour dans les pays allemands. Il continuait et il étendait le système de Richelieu : après les États catholiques allemands, c’était l’Autriche qu’il voulait faire entrer dans son alliance comme contrepoids aux États protestants qui, à la faveur des événements, avaient remarquablement grandi.

Les instructions que le comte du Luc reçut en janvier 1715, sept mois avant la mort de Louis XIV, développent ces vues avec ampleur. Il s’agit pour l’ambassadeur du roi — le premier, on le souligne, qui s’en aille à Vienne en cette qualité, — de « former entre la maison de France et la maison d’Autriche une union aussi avantageuse à leurs intérêts qu’elle sera nécessaire au maintien du repos général de l’Europe. » Le comte du Luc représentera à l’Empereur que la France ne voit plus d’inconvénient à ce que la couronne impériale reste dans sa Maison et l’aidera même à ce qu’aucune puissance nouvelle ne s’en empare. Toujours sur ses gardes, la diplomatie royale distinguait en effet que, si les Habsbourg, vaincus et définitivement usés en Allemagne, n’avaient plus aucune chance d’y constituer une grande monarchie héréditaire, la même ambition pouvait venir à d’autres puissances qui s’appuieraient sur l’élément opposé, c’est-à-dire sur l’élément protestant. C’était faire preuve d’une pénétration et d’une justesse de coup d’œil extraordinaires que de reconnaître que le grand zèle des princes protestants pour la « liberté germanique » s’éteindrait dès que l’un d’eux verrait s’ouvrir la perspective de confisquer cette liberté à son profit. Deux États étaient signalés au comte du Luc comme également à surveiller : c’était l’électorat de Hanovre, dont le titulaire venait de gagner singulièrement en puissance et en force par son avènement au trône d’Angleterre, et c’était le royaume de Prusse. Hanovre ou Prusse, le danger d’une grande monarchie allemande réapparaîtrait tôt ou tard de l’un de ces côtés-là. Ce danger, l’« union nouvelle qu’il convenait d’établir entre la maison de France et celle d’Autriche » était destinée à le conjurer. On reconnaîtra que cette perspicacité et cette clairvoyance sont dignes de l’admiration la plus profonde. Louis XIV laissait, en mourant, la France avertie d’un péril nouveau. Il laissait aussi la marche à suivre pour que les Français en fussent préservés.

La tâche de la politique est de résoudre des difficultés sans cesse renaissantes. Elle est aussi de les prévoir et de ne pas se laisser prendre au dépourvu. C’est ainsi que le développement de la Prusse vint renouveler l’aspect du problème allemand et donner à la politique française de nouveaux soucis.

On eût bien surpris les contemporains d’Henri IV ou de Richelieu si on leur eût désigné comme l’ancêtre de futurs empereurs d’Allemagne ce marquis de Brandebourg, très gueux, qui régnait sur de pauvres sablières et qui, selon l’usage de tant d’autres princes allemands, vivait sous la protection de la France dont il mendiait les subsides. Le marquis, devenu Électeur, n’était pas encore un grand personnage. Voltaire remarque qu’aux congrès de Westphalie les ambassadeurs de France prenaient le pas sur lui et ne l’appelaient pas autrement que « Monsieur ». Et Voltaire d’ajouter : « Ce Monsieur était Frédéric-Guillaume Ier, bisaïeul du roi de Prusse Frédéric. » Grand sujet d’étonnement, en effet, que cette ascension si rapide. Les Hohenzollern ont brûlé les étapes comme aucune autre famille ne l’a jamais fait. Dans une Allemagne dont la division était garantie par un système d’équilibre où la France, d’abord, l’Autriche ensuite, et les cours secondaires, après elles, trouvaient également leur compte, dans cette Allemagne pulvérisée, comment un État, et un seul, l’État prussien, a-t-il réussi à grandir, à s’élever au-dessus des autres maisons électorales ou princières, à tenir tête à deux grandes puissances, enfin à représenter l’esprit allemand, le patriotisme allemand, à réaliser même, en dernier lieu, à son profit, cette unité allemande contre laquelle une politique séculaire avait accumulé les obstacles ? Ce n’était pas en elles-mêmes que les possessions des Hohenzollern avaient un si bel avenir. Prusse et Brandebourg, ni l’une ni l’autre de ces provinces n’a de configuration propre, de limites inscrites par la nature. Rien n’indique, comme pour d’autres pays, qu’il y ait là place pour un État, moins encore pour une nation. Le royaume des Hohenzollern aurait pu être taillé un peu plus au nord ou un peu plus au sud. Ses destinées eussent été pareilles et pareille aussi l’œuvre à exécuter par cette dynastie. Tout était à faire dans ces pays neufs, que la nature a peu favorisés et qui sont arrivés tard à la civilisation. Tout y fut créé en effet de la main des hommes : même la population, composée de réfugiés venus de toutes parts et qui évincèrent peu à peu les premiers habitants, d’origine slave ; la Prusse, c’est Borussia, « presque Russie ». Elle a été traitée par ses maîtres comme une colonie, dans le sens exact du mot, une colonie qui a vécu et grandi par le labeur d’une dynastie.

Droysen, dans l’introduction de son Histoire de la politique prussienne, observe que l’État brandebourgeois-prussien ne s’appuie par aucune nécessité naturelle ni sur le territoire qu’il embrasse, ni sur la communauté des millions d’êtres qu’il a fini par rassembler. Cet État a toujours été un « royaume de lisières », comme Voltaire le définissait. Et pourtant, ainsi que le remarque encore Droysen, l’histoire de Prusse « montre dans sa croissance une continuité, dans son orientation une fixité et un caractère historique tels qu’on ne les trouve à ce degré que dans les États les mieux constitués, les plus riches de vie naturelle ». Cette continuité, cette fixité sont le fruit d’un labeur héréditaire : les Hohenzollern ont imité les Capétiens, créateurs de l’unité française, et les tsars « rassembleurs de la terre russe ». Mais leur œuvre, dès l’origine, a quelque chose de forcé, d’artificiel, qui se retrouve amplifié, poussé aux proportions du monstrueux, dans l’Empire allemand d’aujourd’hui. « L’union entre le pays et la dynastie, dit encore Droysen, ne résulta ni de l’hérédité, ni de l’élection, ni de la conquête, ni d’un mouvement de défense et de salut à la suite d’une révolution : cette union de la Prusse et de la dynastie fut accomplie en exécution d’une pensée politique. » En effet, la Prusse et la grandeur prussienne ont été engendrées par la pensée politique d’une dynastie. L’histoire de la Prusse s’identifie avec celle des Hohenzollern. Et c’est l’histoire d’une famille qui a persévéré dans le même effort, qui a administré ses États comme son propre patrimoine. Les Hohenzollern se sont comportés dans les moindres détails comme ces paysans qui font valoir leur bien, qui l’arrondissent, qui s’enrichissent et s’élèvent à force de prévoyance et d’économie. Avant de penser à la mission allemande de la Prusse et d’aspirer à l’Empire, les Hohenzollern ont surveillé en bons pères de famille, en soigneux et modestes propriétaires, l’exploitation et le défrichement du pays. Avant de devenir électeurs, ducs, rois en Prusse, empereurs en Allemagne, ils ont gravi les premiers degrés de la fortune par la pratique de l’économie paysanne et la thésaurisation.

Leurs débuts ne s’enfoncent pas dans la nuit des temps. Ils remontent à une époque relativement récente (XVe siècle). Ils ont été dégagés de toute légende, et ce qu’on en voit montre que la croyance commune quant à l’origine des monarchies s’égare singulièrement. Ce n’est, en effet, ni par l’illustration de la naissance, ni par l’épée, ni même par l’esprit d’entreprise que les Hohenzollern ont réussi. Ils font mentir le vers célèbre : « Le premier qui fut roi fut un soldat heureux. » Le fondateur de leur maison ne fut pas même un spéculateur heureux : ce fut un petit fonctionnaire de Nuremberg qui avait la passion d’amasser et qui plaçait bien son argent. Mirabeau, dans son livre de la Monarchie prussienne, a été frappé de cette circonstance : «  Frédéric de Hohenzollern, a-t-il écrit, avait le bon esprit qui s’est perpétué dans sa maison de tenir de l’argent en réserve. » C’est par ces moyens, si réalistes qu’ils en sont terre à terre, mais appliqués à une matière sans cesse accrue et dans des proportions toujours plus vastes, que les Hohenzollern en sont venus à organiser toute l’Allemagne comme une seule entreprise, comprenant une caserne et une ferme d’abord, une usine ensuite. Celui qui, le premier de sa race, prit le titre de roi, profitait des réserves en soldats et en florins accumulées par le Grand Électeur, comme Frédéric II devait profiter des économies du roi-sergent.

Si l’Électeur de Hanovre inquiétait Louis XIV mourant parce qu’il était roi en Angleterre, l’Électeur de Brandebourg lui était suspect parce qu’il s’était fait roi en Prusse. Il avait fallu des circonstances extraordinaires pour que les Hohenzollern pussent s’élever à la dignité royale. Ils n’avaient pas laissé échapper une seule des occasions qui s’étaient présentées. Le Grand Électeur avait commencé par affranchir son duché prussien de la suzeraineté polonaise. Il savait déjà comment traiter la pauvre République de Pologne. Membre du Saint-Empire par le Brandebourg, il était indépendant et maître chez lui en Prusse. Et si, dans le Saint-Empire, nul ne pouvait être roi, cette interdiction n’existait pas pour la Prusse, extérieure à l’Empire. Frédéric s’y couronna lui-même à Kœnigsberg, le 18 janvier 1701 : grande date de l’histoire prussienne. Comme devait l’écrire plus tard son petit-fils dans les Mémoires de Brandebourg : « C’était une amorce que Frédéric jetait à toute sa postérité et par laquelle il semblait lui dire : je vous ai acquis un titre, rendez-vous-en digne ; j’ai jeté les fondements de votre grandeur ; c’est à vous d’achever l’ouvrage. » À partir de ce moment, selon le mot de Stuart Mill, l’Allemagne devenait une « possibilité permanente d’annexion pour la Prusse ». Au cent soixante-dixième anniversaire du couronnement de Kœnigsberg, le 18 janvier 1871, un Hohenzollern devait être, en effet, proclamé Empereur allemand à Versailles, dans le propre palais des rois de France.

L’empereur Léopold avait commis la faute de permettre que Frédéric devînt roi pour s’assurer son alliance dans la guerre de succession d’Espagne : alliance d’ailleurs incertaine, concours avaricieusement marchandé. C’était une vieille habitude des Électeurs de gruger et d’exploiter leurs élus. Celui de Brandebourg ne manquait pas à la coutume. Pourtant, ce n’étaient pas les avertissements qui avaient manqué à Léopold pour le mettre en garde contre les conséquences de son mauvais calcul. S’il avait trouvé des conseillers — ceux que le prince Eugène jugeait dignes d’être pendus — pour approuver qu’il y eût un roi en Prusse, d’autres lui avaient représenté qu’il grandissait un concurrent et qu’il grevait l’avenir de la maison d’Autriche, « exposée à perdre l’Empire par la compétition de la maison de Brandebourg gagnant toujours en puissance ». Plus on étudie l’histoire, plus on voit qu’il est peu de grands événements qui n’aient été aperçus et compris, dans l’œuf, si l’on peut ainsi dire, par un petit nombre d’hommes, à qui la connaissance des lois de la physique politique permet d’élucider l’avenir. Ce qui est plus rare, c’est que ces hommes-là aient été en mesure de faire prévaloir leurs vues.

Louis XIV, s’il s’était efforcé d’entretenir avec les Électeurs de Brandebourg les bonnes relations qui étaient la règle de notre diplomatie à l’égard des princes allemands, était vivement hostile à la naissance d’un royaume qui, ainsi qu’il l’avait prévu, ne manquerait pas de devenir un centre d’attraction pour l’Allemagne du Nord et pour l’Allemagne protestante. Louis XIV a prévu l’unité allemande, se faisant non plus par l’Autriche, mais par la Prusse, aussi exactement qu’on pouvait la prévoir. C’est pourquoi, pendant douze ans, jusqu’au traité d’Utrecht, il refusa de reconnaître la nouvelle royauté prussienne. Chose bien remarquable : le Saint-Siège devait persister plus longtemps encore que le roi de France dans ce refus (jusqu’en 1787). La papauté, qui s’était trouvée en désaccord avec la France au moment des traités de Westphalie, formellement condamnés par l’Église, rejoignait le point de vue de la politique française dans les affaires d’Allemagne. S’il n’avait tenu qu’à Rome et à la France, aux deux plus hautes autorités de la civilisation européenne, la puissance prussienne eût été étouffée au berceau, le monde n’eût pas connu le fléau prussien. « Nous manquerions à notre devoir si nous passions sous silence une chose pareille », disait Clément XI dans son bref du 16 avril 1701. Ainsi la Prusse était désignée par le pape et par le roi de France, c’est-à-dire par les deux éléments chefs de l’ordre, comme un péril public pour l’Europe. Cette royauté, surgie en dehors de la société de nations et en violation du principe d’équilibre établis au XVIIe siècle par l’effort de la France, était véritablement révolutionnaire. Poussée, comme tout ce qui vit, à se développer et à grandir, elle ne pouvait le faire qu’au prix des bouleversements les plus graves et les plus sanglants. Elle ne pouvait frayer sa voie qu’en foulant aux pieds toutes les conventions établies, et la guerre devenait nécessairement, dès ce moment-là, son « industrie nationale ». C’est un fait que le sombre avenir réservé par la Prusse au monde européen aura été entrevu par la monarchie française et par la papauté.

Lorsque celui qui devait être appelé Frédéric le Grand eut succédé à son père, notre représentant à Berlin, le marquis de Beauveau, fit tenir à son gouvernement un rapport détaillé, et dont tous les traits sont d’une justesse étonnante, sur le nouveau roi. Le personnel diplomatique de l’ancien régime a toujours montré, comme en témoignent les documents, une instruction et une application supérieures. Le marquis de Beauveau avertissait donc qu’on n’eût pas à se méprendre sur le compte de Frédéric II d’après ce que ce prince avait fait connaître de lui quand il n’était qu’héritier présomptif de la couronne et que ses escapades, ses difficultés avec son redoutable père étaient la fable de l’Europe. Beauveau présentait Frédéric tel qu’il devait se révéler : ambitieux, profond calculateur, habile à simuler, « voisin dangereux, allié suspect et incommode ». Faisant le compte des ressources en argent et en hommes que le roi-sergent avaient laissées à son fils, le diplomate français concluait : « De là cette puissance nouvellement née en Europe, qui devient si redoutable entre les mains du fils qu’elle change, à mon sens, l’ancien système ou qu’elle peut du moins le changer. » C’était, indiqué en quelques mots, tout le grand débat sur la ligne de conduite de la France qui allait diviser notre pays au XVIIIe siècle.

La mort de l’empereur Charles VI — l’ex-archiduc Charles, notre ancien adversaire dans la guerre de Succession d’Espagne, — semblait ouvrir de nouveau la question d’Autriche. Charles ne laissait qu’une fille, Marie-Thérèse, à laquelle, en accumulant les traités avec toutes les puissances, en collectionnant les parchemins, il s’imaginait avoir assuré sa succession. La maison d’Autriche tombée en quenouille, n’était-ce pas l’occasion d’en finir, une fois pour toutes, avec l’ennemie héréditaire ? Une grande partie de l’opinion publique, en France, le pensait. Deux siècles durant on avait combattu les Habsbourg. On les avait vaincus. Il s’agissait de les achever, de leur retirer à jamais la chance d’être élus de nouveau à l’Empire en y portant un ami et un client de la France (l’électeur de Bavière). Le gouvernement — celui du prudent Fleury — hésitait, pesait le pour, le contre, ne disait pas non quand il s’agissait de soutenir le Bavarois, mais ne trouvait pas mauvais que la maison d’Autriche restât telle quelle, encore affaiblie par la présence d’une femme à sa tête. Les recommandations suprêmes, si raisonnables, de Louis XIV, sur l’utilité d’une entente avec la Cour de Vienne, se présentaient naturellement aux esprits politiques. Le plus sage semblait être d’attendre, de voir venir. C’était la pensée de Fleury, c’était celle aussi de Louis XV, encore jeune, encore bien tenu en tutelle, mais à qui le sens juste des choses de la politique ne manquait pas. Au grand conseil où fut examinée l’attitude que devait adopter la France, Louis XV prononça ce mot curieux : « Mon avis est que nous nous retirions sur le mont pagnote. » C’est une locution vieillie et qui veut dire qu’on se place de telle sorte qu’on regarde les autres se battre sans entrer soi-même dans la mêlée. Encore timide, un peu indolent, Louis XV, qui voyait clair, par l’effet de son éducation, par position aussi, en vertu de la coïncidence de son intérêt avec l’intérêt du pays, eut le seul tort de ne pas imposer sa volonté. Quelle preuve que plus il y a de monarchie dans un État et mieux s’en trouve la chose publique, puisque, dans cette circonstance, on ne peut reprocher à Louis XV que de ne pas avoir eu la main assez ferme ?

L’année 1741 marque dans l’histoire de notre pays un succès de l’opinion publique, le triomphe d’un parti sur la politique royale, et cette date a été funeste. Une force aveugle, celle de la tradition, passée à l’état de routine, entraînait la foule, qui ne s’apercevait pas que les temps avaient marché, que les problèmes avaient changé d’aspect. Le péril commençait d’être à Berlin. La foule continuait à le voir à Vienne. La maison d’Autriche était à demi morte. On voulait pourtant reprendre, comme par le passé, la guerre contre la maison d’Autriche. L’historien rencontre ici un cas d’instinct pétrifié semblable à ceux que les naturalistes observent dans le règne animal. On voit ainsi les guêpes imiter stérilement les abeilles et s’obstiner à former des alvéoles où elles ne déposent plus aucun miel. De même, obéissant à une impulsion irraisonnée, l’opinion française, où les militaires comme Belle-Isle et les « philosophes » marchaient confondus, força la main au gouvernement dans l’affaire de la Succession d’Autriche.

Pourtant l’entrée en scène de la Prusse avait eu un caractère propre à faire réfléchir les plus étourdis. Le rapt de la Silésie marquait vraiment le début d’une ère nouvelle pour l’Europe et dans les relations des États. Il a été plaisant de voir, de nos jours, les héritiers de la philosophie du XVIIIe siècle protester contre l’invasion de la Belgique au nom de la justice, alors que l’ancêtre de Guillaume II, s’emparant de la Silésie, avait recueilli les applaudissements des « philosophes ». La théorie des traités considérés comme des « chiffons de papier », avant d’être blâmée chez Bismarck et chez M. de Bethmann-Hollweg, n’indignait ni Voltaire ni d’Alembert, ni aucun des partisans du « droit naturel », quand elle était exposée et mise en pratique par Frédéric II, idole des esprits libéraux. Mais quoi ! le droit que violait Frédéric n’était pas un droit de nature. C’était le statut de la société européenne, c’était la loi sur laquelle vivait le monde européen, c’était un progrès obtenu par les armes mises au service de la raison, c’était l’ensemble des conventions qui, telles quelles, rendaient l’Europe à peu près habitable, assuraient à la France une place privilégiée, épargnaient à ses habitants le fléau des invasions et son corollaire, le fléau de la paix armée. L’apparition de la politique prussienne annonçait pour l’Europe et la civilisation les maux les plus terribles, les menaçait d’une rechute dans la barbarie. 1740, 1870, 1914 apparaîtront certainement aux historiens futurs dans leur connexité, dans leur rapport étroit. Nos rois, nos diplomates l’avaient compris. Il est humiliant pour l’opinion publique du peuple le plus spirituel de la terre qu’elle n’en ait pas eu même le sentiment.

La protestation de Marie-Thérèse contre le rapt de la Silésie était pourtant éloquente. Elle ressemblait singulièrement à celle du roi des Belges demandant secours contre Guillaume II. La reine appela toutes les puissances, et, en premier lieu, celle qui garantissait l’équilibre européen, à réprimer le brigandage prussien. « Un envoyé autrichien, disait la reine, était encore à Berlin, quand, à la faveur même de cette apparence pacifique, le roi de Prusse a envahi un sol étranger et troublé le repos d’une province amie. On peut juger par là quel sort menace tous les princes, si une telle conduite n’est pas châtiée par leur effort commun. Il ne s’agit donc pas de l’Autriche seule : il s’agit de tout l’Empire et de toute l’Europe. C’est l’affaire de tous les princes chrétiens de ne laisser briser impunément les liens les plus sacrés de la société humaine… Tous doivent s’unir avec la reine et lui fournir les moyens d’éloigner d’eux un tel danger. Quant à elle, elle opposera sans crainte à l’ennemi commun toutes les forces que Dieu lui a confiées, et, de ce service rendu au bien général, elle ne demandera d’autre récompense que la réparation des dommages que ses États ont soufferts et ce qui sera nécessaire pour les garantir dans l’avenir contre de pareilles atteintes. » Langage que nous aurons encore entendu… C’était plus même que l’Europe qui était intéressée à briser la politique prussienne. Déjà c’était le monde entier. Le rapt de la Silésie eut les mêmes conséquences que l’agression contre la Belgique : le sang coula dans les parties de la planète les plus éloignées de la Prusse. C’est ce que Macaulay a montré dans une page fameuse :

« La question de la Silésie n’eût-elle concerné que Frédéric et Marie-Thérèse, la postérité ne pourrait pas s’empêcher de reconnaître que le roi de Prusse s’est rendu coupable d’une odieuse perfidie : mais c’est une condamnation plus sévère qu’elle se voit forcée de prononcer contre une politique qui devait avoir, et qui eut, en effet, de déplorables conséquences pour toutes les nations européennes… Qu’il retombe sur la tête de Frédéric, tout le sang versé dans cette guerre qui exerça pendant plusieurs années de si horribles ravages dans tous les pays du globe : le sang de la colonne de Fontenoy, le sang des braves montagnards massacrés à Culloden ! Son crime accabla des maux les plus affreux des contrées où le nom de la Prusse était complètement inconnu. Pour qu’il pût piller un voisin qu’il avait juré de défendre, des nègres se battirent entre eux sur la côte de Coromandel, et des Peaux-Rouges se scalpèrent sur les grands lacs de l’Amérique du Nord. » Ainsi nous aurons vu en 1914 les Japonais entrer en ligne sur la terre chinoise et des peuplades noires s’entr’égorger au cœur de l’Afrique.

Les mauvais résultats de la première guerre de Sept Ans ne manquèrent pas de frapper les esprits politiques. Il était clair que la France avait fait fausse route, travaillé contre elle-même pour la grandeur de la Prusse et, littéralement, pour le roi de Prusse. Frédéric avait exploité l’alliance française. Il nous avait indignement trompés en se rapprochant de l’Angleterre. Sa jeune puissance grandissait, montrait qu’elle avait les dents longues. Et puis, l’ascendant pris par Frédéric devenait dangereux. Il apparaissait comme un fédérateur possible des Allemagnes, tandis que la maison d’Autriche venait de prouver encore que sa vitalité décroissait et qu’elle ne pouvait plus prétendre à la suprématie dans les pays germaniques. Déjà, d’ailleurs, la question d’Orient se posait à elle, de nouveaux intérêts la détournaient de l’Allemagne, déplaçaient son centre de gravité. C’est dans ces conditions, et la fâcheuse expérience de l’amitié prussienne ayant été faite, que mûrit, au gouvernement de Louis XV, l’idée du célèbre « renversement des alliances », tel que Louis XIV dans les instructions au comte du Luc, ou le marquis de Beauveau, dans son rapport de Berlin, en avaient déjà conçu l’opportunité.

L’école historique contemporaine a fait justice d’un certain nombre de légendes propagées par les historiens romantiques. Albert Sorel, en particulier, a établi ce que Michelet avait nié avec passion, à savoir que le système, inauguré en 1756, d’une entente avec l’Autriche, fut le fruit d’une idée politique longuement pesée. Lorsqu’un journaliste ou un orateur, développant une critique de l’ancien régime, évoque Louis XV et le renversement des alliances, il donne immédiatement la mesure de son information. Le même, d’ailleurs, ne manquera pas, dans une autre circonstance, de vanter l’œuvre de Sorel, car il n’y a pas de commune mesure entre la renommée d’un auteur et la diffusion de ses idées.

L’homme est ainsi fait qu’il renonce avec peine à des arguments polémiques dont il a l’habitude et dont il sait qu’ils trouveront toujours un écho dans le public. Si les mots mystérieux de « renversement des alliances » s’associent pour les esprits à demi cultivés à l’idée des « fautes de la monarchie », c’est le prolongement d’impressions très anciennes, de souvenirs confus, c’est la suggestion héréditaire de disputes, vieilles d’un siècle et demi, entre Français. L’étude des mouvements de l’opinion publique au XVIIIe siècle montre avec une éblouissante clarté que le désaccord qui s’esquissait en 1740, qui se précisa en 1756, sur la direction qu’il convenait de donner à la politique de la France au dehors, a été l’origine certaine de la rupture qui devait se produire quelques années plus tard entre le peuple français et ses rois. On a cherché souvent la cause profonde de ce divorce entre une dynastie et une nation qui, pendant huit siècles, avaient été intimement unies, au point que c’était toujours dans l’élément populaire que les Capétiens avaient trouvé leur appui, tandis que les plus graves difficultés leur étaient venues des grands. Eh bien ! du « renversement des alliances » date l’origine la plus certaine de la Révolution, qui devait aller jusqu’au régicide après avoir commencé par le simple désir de réformes dans la législation, l’économie rurale, les finances et l’administration. C’est sur une question d’intérêt national où, comme la suite des choses l’a prouvé, la monarchie avait raison, que naquit un malentendu destiné à s’aggraver jusqu’à faire une injure du nom de Capet.

Avant que la publication des documents authentiques eût fait la lumière, le renversement des alliances a eu sa légende. Très longtemps il a passé pour certain que toute espèce de réflexion et de calcul politique avaient manqué à ce changement de front, à ce rapprochement avec la Cour de Vienne. Seuls, le caprice, la vanité y avaient eu part. Une favorite, un abbé de cour avaient été les jouets de la diplomatie autrichienne. Bernis était entré dans l’intrigue de la marquise de Pompadour, flattée d’être appelée « chère amie » par une lettre de l’Impératrice (légende, l’histoire l’a reconnu, accréditée par Frédéric II en personne). Une diplomatie de boudoir avait jeté la France dans cette aventure, compromis nos intérêts, altéré notre système politique, livré à la discrétion de l’Autriche nos vieux alliés, nos véritables amis (les Prussiens). Bien plus, cette trahison s’était accomplie en vertu de la complicité détestable des puissances du cléricalisme et de la réaction. Contre Frédéric, champion de la Réforme, et, par conséquent, du libéralisme et des lumières, le fanatisme s’était ligué. Le XVe tome de l’Histoire de France de Michelet développe ce thème avec rage. Que ce livre est d’une curieuse lecture, aujourd’hui que le point de vue libéral est retourné ! Les Hohenzollern, le militarisme prussien sont exaltés dans Michelet comme les ouvriers de l’âge moderne. Michelet ne vante pas seulement « le grand roi de Prusse », « véritablement grand ». Il célèbre — que ces mots sonnent ironiquement à l’heure où nous voici — les « résultats moraux, immenses » de son règne. Frédéric a été le créateur de l’Allemagne, le Siegfried qui a réveillé cette Brunehilde, et l’Allemagne idéaliste, vertueuse, dont la renaissance comme nation devait être un des instruments du progrès, une promesse de régénération pour l’humanité, était le fétiche de Michelet. Ce n’est pas l’apologie du seul roi de Prusse, mais du génie germanique dont Frédéric a été l’incarnation supérieure. « Les Autrichiens eux-mêmes, regrettant de lui faire la guerre, dans le Prussien ressentirent l’Allemand. L’admiration d’un homme rouvrit la source vie de la fraternité. Le culte du héros leur refit la Germania. » Sans doute, Frédéric a été un conquérant, qui a mis la force brutale à son service. Mais « on sent en lui une chose très belle, c’est que, ses faits de guerre, il les a vus d’en haut ». On a voulu noircir la mémoire de Frédéric, exploiter contre lui son cynisme. En vérité, « il n’a qu’une tache », sa participation au partage de la Pologne. Encore les Jésuites en sont-ils, pour Michelet, les vrais inspirateurs.

En face de ce héros de la loyauté germanique, qu’est-ce que Michelet montre en action à la Cour de Vienne ? Cela aussi était bien curieux, quand on le relisait pendant la guerre de 1914 au bruit des malédictions dont la perfidie prussienne était couverte. Pour Michelet, pour l’histoire telle qu’on l’a écrite jusqu’en 1870, ce sont les sycophantes slaves qui se sont ligués avec Tartufe contre le loyal Hohenzollern. Kaunitz, le ministre de Marie-Thérèse, l’auteur de la coalition franco-austro-russe qui faillit anéantir la Prusse, Kaunitz reçoit cette injure — suprême au temps où écrivait Michelet : c’est un Slave, un Slave hypocrite, un « Slave à masque d’Allemand ». Parlez-nous d’un loyal Germain comme Frédéric !

Le roman historique de Michelet est un scandale pour l’intelligence quand on le confronte aux résultats funestes que la grandeur de la Prusse a portés pour la France, l’Europe et la civilisation. C’est l’opprobre de la science et de la critique quand on le compare aux délibérations soigneuses, à l’examen des inconvénients et des avantages de l’opération, examen dont le renversement des alliances fut précédé. En toute lucidité, se référant aux expériences successives et malheureuses qu’il venait de faire avec le roi de Prusse, le gouvernement royal se décidait à adopter un nouveau système, non pas pour changer la politique de la France en Allemagne, toujours fondée sur les traités de Westphalie (« qui assurent à la France, tant qu’elle saura se conduire, la législation de l’Allemagne », disait Bernis), mais pour adapter cette politique à des circonstances nouvelles et à de nouveaux besoins. Albert Sorel a bien remarqué que cette idée n’avait pas surgi d’un jour à l’autre dans quelques cerveaux. Un travail préparatoire l’avait mûrie. Qu’on est loin d’un coup de tête et d’une fantaisie ! En 1737, en 1749, en 1750, en 1752, les instructions de nos ambassadeurs en Autriche témoignent des réflexions du pouvoir. En 1750, l’instruction du marquis d’Hautefort dit avec netteté que « le roi n’est nullement affecté des anciennes défiances qui, depuis le règne de Charles-Quint, avaient fait regarder la maison d’Autriche comme une rivale dangereuse et implacable de la maison de France ; l’inimitié entre ces deux principales puissances ne doit plus être une raison d’État ». L’instruction que Bernis rédige sept ans plus tard pour l’ambassadeur du roi à Vienne expose l’ensemble des raisons par lesquelles le roi s’est décidé à franchir le pas et à se rapprocher de la Cour de Vienne. C’est tout un mémoire d’un sérieux et d’une profondeur de vues sans défaillances. L’homme qui était chargé de remplir cette mission était d’ailleurs un des mieux doués, un des plus capables de son temps : ce n’était pas un autre que Choiseul. Les points principaux de l’instruction qu’il emportait étaient les suivants :

En s’unissant étroitement à la Cour de Vienne, on peut dire que le Roi a changé le système politique de l’Europe ; mais on aurait tort de penser qu’il eût altéré le système politique de la France. L’objet politique de cette couronne a été et sera toujours de jouer en Europe le rôle supérieur qui convient à son ancienneté, à sa dignité et à sa grandeur ; d’abaisser toute puissance qui tenterait de s’élever au-dessus de la sienne, soit en voulant usurper ses possessions, soit en s’arrogeant une injuste prééminence, soit enfin en cherchant à lui enlever son influence et son crédit dans les affaires générales.

Suit un historique des conflits de la maison de France avec la maison d’Autriche depuis Charles-Quint. « Le Roi a suivi jusqu’en 1755 les maximes de ces prédécesseurs. » De toutes parts, en Allemagne, en Espagne, en Italie, les Habsbourg ont été battus et refoulés. La France a grandi sur leurs ruines. Louis XV a encore accru le royaume du duché de Lorraine et de Bar, l’Alsace et la Flandre française ont été mises en sûreté par la démolition de Fribourg et des principales forteresses de la Flandre autrichienne. Mais que s’est-il produit en ces derniers temps ? Ici, l’instruction devient lumineuse et presque prophétique. On croirait qu’elle a été faite pour détourner Napoléon III de travailler au bien du Piémont et de la Prusse.

Pour opérer de si grandes choses, Sa Majesté se servit, en 1733, du roi de Sardaigne et, en 1741, du roi de Prusse, comme le cardinal de Richelieu s’était servi autrefois de la couronne de Suède et de plusieurs princes de l’Empire, avec cette différence cependant que les Suédois, payés assez faiblement par la France, lui sont demeurés fidèles, et qu’en rendant trop puissants les rois de Sardaigne et de Prusse nous n’avons fait de ces deux princes que des ingrats et des rivaux, grande et importante leçon qui doit nous avertir pour toujours de gouverner l’un et l’autre monarque plutôt par la crainte et l’espérance que par des augmentations de territoire[3]. Il nous importe de même de conserver les princes de l’Empire dans notre système plutôt par des secours de protection que par des subsides ; en général, il faudrait que les uns et les autres dépendissent de nous par leurs besoins, mais il sera toujours bien dangereux de faire dépendre notre système de leur reconnaissance.

Le roi de Prusse avait trahi notre confiance : ce n’était pas non plus sur la gratitude ni sur la fidélité de l’Autriche que l’on comptait, mais sur l’intérêt commun des deux États. Il était recommandé à Choiseul de « saisir le milieu qu’il y a entre une bonne foi aveugle et d’injustes ombrages ». Enfin l’instruction se fermait sur de sages paroles : l’alliance nouvelle est comme tous les ouvrages humains. Elle a ses défauts. Elle « embrasse trop d’objets pour n’avoir aucun danger ». Aussi faut-il en surveiller la marche, sans toutefois se laisser dominer par l’idée des inconvénients et des périls. « Il faut tout prévoir et ne pas tout craindre. » Ainsi l’alliance autrichienne était réduite aux justes proportions d’une affaire que l’opportunité conseillait et où la France devait trouver son compte.

C’est un bien singulier phénomène qu’une opération diplomatique conçue et exécutée par des esprits aussi calculateurs et aussi froids ait pris dans l’imagination populaire le caractère d’une conjuration entre les ténébreuses puissances du fanatisme, de la corruption et de l’immoralité. Plusieurs causes ont contribué à ce résultat, La première de ces causes, c’est que les foules n’aiment pas les idées neuves. Elles préfèrent les routes toutes tracées. Elles sont pour la tradition, celle qui s’impose par la force de l’habitude, au hasard, que cette tradition soit bienfaisante ou non, ou qu’elle ait cessé de l’être. La monarchie française, en adaptant son système de politique extérieure à des conditions nouvelles, se montrait manœuvrière et novatrice. Le grand public ne la suivit pas, resta paresseusement dans l’ornière, attaché à un passé mort. Peut-être eût-il fini par comprendre et par suivre le pouvoir si les conducteurs de l’opinion (c’étaient les « philosophes ») avaient été capables de l’éclairer. Mais ils se trouvaient engagés dans la même erreur par leurs idées, par l’amour-propre et par la position qu’ils avaient adoptée. Fut-ce rencontre ou calcul ? Il se trouva que le Hohenzollern, dont la politique tendait à la destruction du système européen établi par le XVIIe siècle, fut un ami et un protecteur pour les adeptes d’idées qui, elles-mêmes, tendaient à renverser l’ordre de choses existant. L’ambition des rois de Prusse ne pouvait être satisfaite qu’au prix d’un bouleversement total de l’Europe. L’alliance de leur politique avec le mouvement émancipateur d’où la Révolution devait sortir s’explique par là. Dès qu’un calculateur aussi pénétrant que Frédéric eut compris les avantages que comportaient pour lui les sympathies du libéralisme français, il les cultiva assidûment par des avances, des flatteries, où les arguments trébuchants et sonnants ne manquaient pas de renforcer la doctrine. D’ailleurs protestants, grand titre auprès des adversaires de l’Église, les Hohenzollern devinrent ainsi les champions du libéralisme européen. C’est plus qu’une grande ironie, c’est le scandale de notre histoire que le militarisme et l’absolutisme prussiens aient été adulés en France pendant cent cinquante années comme l’organe et l’expression de la liberté et des « idées modernes » avant d’être proposés à l’horreur et à l’exécration du monde civilisé au nom des mêmes principes.

Ce culte insensé de la Prusse grandit encore quand les principes un peu secs de l’Encyclopédie se furent mouillés de ceux de Rousseau. L’idée du droit naturel présentait les constructions de la politique, les modestes abris de la diplomatie comme autant d’entraves monstrueuses à la souveraine bonté de l’homme tel qu’il vient au monde, encore pur des corruptions de la société. C’étaient les traités, les combinaisons, les inventions des rois et des aristocrates qui entretenaient les conflits, engendraient les guerres détestables. Ainsi parlaient le Contrat social et la doctrine roussienne, dont Voltaire disait qu’elle donnait envie de marcher à quatre pattes. Qu’on laissât faire les peuples, les races se former en nations dans les limites fixées par la nature, et l’humanité connaîtrait enfin la paix. Frédéric, qui avait profité de la vogue de l’Encyclopédie comme champion des lumières, eut le bénéfice du Contrat social comme champion du germanisme. Des contemporains, des disciples de Rousseau, Raynal, Mably, dont les livres eurent un succès immense (Napoléon Ier devait s’en nourrir), répandirent le principe qui allait devenir fameux sous le nom de principe des nationalités. Dès lors, en France et hors de France, la cause du libéralisme et de la révolution et la cause des Hohenzollern furent liées. Et ainsi les philosophes flattaient les goûts misonéistes et la naïveté des foules. Ils paraissaient « avancés », ils figuraient le progrès en face des forces réactionnaires (Bourbons, Habsbourg), alors qu’en servant la cause de la Prusse leur pensée enfantine et sommaire préparait un retour de la barbarie et ménageait à la civilisation et aux générations à naître les plus sombres destinées.

Le fait que les écrivains émancipateurs du XVIIIe siècle, en dépit de leurs prétentions à représenter les « lumières », n’ont pas vu, ont refusé de voir le péril prussien, est écrasant pour leur philosophie politique. Non seulement de pareils esprits devaient exposer la France à des catastrophes le jour où ils en auraient le gouvernement, mais leur erreur même prouvait leur inaptitude à comprendre la marche des choses et à servir le progrès dont ils s’étaient réclamés. En se retournant contre la Prusse et en se rapprochant de l’Autriche, la monarchie française avait représenté qu’il importait de « s’élever au-dessus d’un préjugé de trois siècles ». Les philosophes n’ont eu ni la vigueur ni la liberté intellectuelle nécessaires pour rejeter le poids de ce préjugé. Ils ont montré la servitude de leur pensée, leur goût de la routine. Ils ont été au niveau de la foule ignorante et sans critique. Et c’est cette foule qui devait expier plus tard ce péché contre l’esprit. Les Français du XVIIIe siècle, qui méprisaient l’œuvre de nos rois et de nos ministres, qui reconstruisaient le monde sur des « nuées », n’ont pas assez apprécié le bienfait de vivre en un temps tel que le leur. Ils n’ont pas connu le service obligatoire et universel. Ils n’ont pas su ce que c’était que l’invasion. À tous les égards, lettres, arts ou commerce, ils ont même profité, dans « l’Europe française », du prestige politique, de l’ascendant conquis par les travaux de la royauté. Et c’étaient eux qui se plaignaient ! Nous aimerions à les voir dans l’Europe de fer et de sang qu’ils nous ont léguée !…

La coalition de la France, de l’Autriche et de la Russie, celle dont la crainte devait donner plus tard des « cauchemars » à Bismarck, était si bien conçue qu’elle faillit causer la destruction complète de la puissance prussienne. Sans la mort de l’impératrice Elisabeth, qui changea le cours de la politique russe, Frédéric II succombait. Par la paix qu’il signa en 1763 à Hubertsbourg, il montra qu’il avait échoué à prendre la place qu’il convoitait dans l’Empire. Mais il conservait la Silésie comme nous conservions toutes nos positions continentales. La seconde guerre de Sept Ans, sous ce rapport, n’avait eu aucun résultat, ne procurait à la France aucun avantage matériel. C’est de nos jours seulement qu’on a pu se rendre compte qu’en arrêtant les progrès de Frédéric II en Allemagne, en interdisant aux Hohenzollern de mettre la main sur l’Empire, cette guerre n’avait pas été tout à fait stérile. Mais elle avait été profondément impopulaire. Tandis que la France était en lutte contre le roi de Prusse, l’opinion publique était prussophile. À Paris, on faisait tout haut des vœux pour Frédéric, on se réjouissait de ses succès. Dans l’armée elle-même, plus d’un officier, haïssant l’allié autrichien, ne cachait pas ses sympathies pour l’adversaire. C’était le cas d’un futur ministre de la Révolution, Dumouriez. Et puis, la guerre maritime avec l’Angleterre, qui s’était développée parallèlement à la guerre continentale, s’était terminée par un désastre. L’opinion, en réalité, s’intéressait peu aux colonies, témoin le mot fameux de Voltaire sur les « arpents de neige » du Canada. Le traité de Paris fut pourtant ressenti avec vivacité. On en fit retomber la responsabilité sur la politique autrichienne. La nouvelle alliance était cause de tout le mal, ceux qui l’avaient signée étaient coupables de trahison. Cette idée, si neuve, que le roi, héritier de ceux qui avaient fait la France, avec qui la France n’avait formé jusque-là qu’un corps et une âme, pût devenir suspect de trahison, cette idée s’élevait pour la première fois dans les esprits. L’échafaud de Louis XVI et celui de « l’Autrichienne » pouvaient dès lors apparaître à d’autres qu’au thaumaturge Cagliostro.

Par l’effet de ce malentendu qui, avec l’aide du temps, était destiné à croître, la tâche du gouvernement devint singulièrement lourde. Les complications, les obscurités dont s’entoure la politique extérieure de Louis XV dans la dernière partie de son règne, naissent de la difficulté que le roi éprouve à manœuvrer au grand jour. Il y a désormais, non seulement dans l’opinion publique, mais dans les ministères et jusqu’auprès du trône, un parti, le parti prussophile, qui blâme, se moque, refuse son adhésion, marchande son concours, qui même peut-être (la bonne intention, la certitude qu’on a la vérité pour soi justifiant tout) ne verra pas de mal à découvrir au bon ami de Berlin les projets du gouvernement. Ainsi le roi se trouve entraîné à son fameux « secret » : c’est la conclusion à laquelle arrive l’historien qui en étudie sans parti pris les directions et le mécanisme.

Mais, avouée ou secrète, la politique de la monarchie est désormais frappée de suspicion. Quoi qu’elle tente, elle n’effacera plus l’impression laissée par le « renversement des alliances », et l’année 1756 reste la date critique de notre histoire nationale. La politique étrangère de Louis XVI et de Vergennes est la plus honnête, la plus raisonnable, la plus prévoyante, la plus nationale qui se puisse faire. Il y avait eu, à l’origine, des exagérations dans le sens autrichien ; elle les corrige. Elle prend sur mer une éclatante revanche sur l’Angleterre et retrouve une part de nos colonies. En Europe, tous les éléments capables de troubler l’équilibre sont observés de près. À aucun moment la diplomatie française ne s’est élevée à une conception plus haute et plus nette du rôle que les traités de Westphalie avaient donné à notre pays. D’ailleurs, une surveillance plus attentive que jamais est nécessaire. Les problèmes continentaux s’étaient compliqués au milieu du XVIIIe siècle des rivalités coloniales[4]. Sous Louis XVI, c’est par rapport à la question d’Orient qu’il faut, en outre, résoudre les difficultés. Vergennes a cette grande intuition et pose les bases de la méthode à suivre. Rien n’y fait, le charme est rompu. La France ne comprend pas.

Sans le grand coup de folie de la Révolution, la route de la France était toute tracée. C’est ce qu’un esprit comme celui de Renan a entrevu à de certaines heures, avec le sentiment de l’erreur commise. En Allemagne, surtout, il suffisait de tenir la main au respect de l’équilibre et d’utiliser ce droit de « garantie » que le traité de 1648 réservait à la Couronne de France et qui n’était ni aussi « insuffisamment défini » ni aussi inefficace qu’on l’a dit, puisqu’en 1779, à Teschen, l’intervention de notre pays brisait net un retour offensif de Frédéric II en Allemagne. Tout au bord de la Révolution, les magistrales instructions du baron de Breteuil, notre ambassadeur à Vienne, celles du comte d’Esterno, plénipotentiaire à Berlin, manifestent la clarté et la solidité des vues que la monarchie française jetait sur les affaires allemandes. L’alliance autrichienne, on la tient dans le conditionnel et le relatif. Ce qui est, ce qui demeure absolu, c’est le principe que nul ne doit dominer en Allemagne et que le roi de France reste le protecteur des libertés germaniques. C’est sur cette base immuable qu’a été conclue l’alliance avec l’Autriche. Car il ne doit pas être permis à l’Autriche, même alliée, plus qu’il ne l’est à la Prusse, de rien faire qui tende à abolir ni à ébranler les principes posés par le traité de Westphalie. Ce traité est éternel comme l’est aussi la garantie de la France, « un des moyens les plus efficaces qu’elle ait pu employer pour contenir l’ambition et l’inquiétude des grandes puissances de l’Allemagne ». Cette ambition, cette « inquiétude » — ainsi appelait-on le délire des Germains, le furor teutonicus, — ne connurent plus d’obstacle à partir du jour où, par la Révolution, les barrières des traités de Westphalie furent abattues.

C’était le travail de plusieurs siècles qui allait être gâché. C’était une période nouvelle, une période de régression qui s’ouvrait pour la France et pour le monde européen.

NAPOLÉON ET L’EMPEREUR D’AUTRICHE SE RENCONTRANT AUX AVANT-POSTES APRÈS LA BATAILLE D’AUSTERLITZ. Tableau de Gros. (Musée de Versailles.)
Photos Flammarion.
LE CONGRÈS DE VIENNE. Gravure d’après Isabey.


CHAPITRE IV

LA RÉVOLUTION ET L’EMPIRE
PRÉPARENT L’UNITÉ ALLEMANDE

À force de regarder la Révolution tantôt comme le principe suprême du bien et tantôt comme le principe suprême du mal, tantôt comme une régénération complète de la société, comme l’avènement d’une ère nouvelle dans l’histoire des hommes, et tantôt, à l’opposé, comme une œuvre de l’enfer, on a fini par répandre l’illusion que la date de 1789 avait, par le pouvoir d’une baguette magique, marqué une séparation complète entre deux époques. On a pris l’habitude de considérer qu’entre l’ancien régime et le régime révolutionnaire il n’y avait pas eu de communication, qu’un brusque coup de théâtre avait subitement fait paraître des idées, des situations et des hommes entièrement inconnus. Cette vision puérile, qui a longtemps dominé en France, a rendu inintelligibles la plupart des circonstances de la Révolution et le cours que cette Révolution a suivi.

L’histoire ne connaît pas la parthénogenèse, et la continuité est sa grande loi. Par sa complexité même, par la masse des éléments qu’elle meut, la politique est comme la nature. Elle ne procède pas par bonds. La prise de la Bastille, qui apparut dans la suite comme un symbole et n’avait été que l’entreprise de quelques émeutiers peu recommandables, n’avait détourné ni Louis XVI d’aller à la chasse, ni les Parisiens d’aller au spectacle ce jour-là. Elle n’avait pas davantage empêché les événements de suivre leur cours dans le reste du monde, ni fait table rase en Europe. Si l’on regarde la Révolution non plus en elle-même, non plus comme une apparition messianique ou comme un monstre de l’Apocalypse, mais dans ses rapports avec les intérêts, les tendances, les impulsions, les habitudes, les positions prises, les affaires en cours et les parties engagées au milieu desquelles elle est survenue, l’événement se réduit à ses proportions justes et la suite en est rendue explicable. Sinon, c’est une mêlée furieuse et confuse dont l’esprit perd le fil. Il devient alors plus court d’en juger les péripéties d’un point de vue apologétique et moral. De là, entre Français, un nouveau sujet de divisions et de querelles, qui tombent d’elles-mêmes dès que l’on a saisi les forces diverses dont le jeu a entraîné si loin les acteurs de la Révolution.

Au moment où Louis XVI convoqua les États généraux, il y avait beaucoup de questions pendantes en Europe ; la plus naïve des illusions consiste à s’imaginer que le monde européen ait retenu son souffle en regardant les merveilles qui s’accomplissaient à Paris. Affaires d’Orient, affaires de Pologne, affaires des Pays-Bas préoccupaient les gouvernements. Ils virent tout de suite les événements de France comme un facteur nouveau qui s’offrait à leur politique, et ils ne s’en montrèrent pas émus. En effet, ni les révolutions ni les chutes de monarchies n’étaient chose nouvelle en Europe et l’étranger n’avait pas de raison de s’étonner que la France passât par où avaient passé avant elle l’Angleterre, les Pays-Bas, le Portugal, la Suède, la Pologne, l’Amérique, etc. Les révolutions étaient un phénomène dont on s’offusquait si peu que les monarchies les appuyaient parfois, quand elles ne les avaient pas fomentées. Louis XIV donnait la recette au dauphin lorsqu’il lui enseignait comment il avait lui-même soutenu les restes de la faction de Cromwell, fourni des subventions aux républicains de Hollande et soulevé les Hongrois contre l’Empereur. Louis XVI encore avait appuyé les insurgés américains, et l’Angleterre — le fait est acquis aujourd’hui — ne manqua pas, en 1789, de lui rendre la pareille. Parmi les gouvernements étrangers, les uns accueillirent donc les événements de France avec égalité d’âme, les autres avec satisfaction, au point que, selon un mot de M. Waddington, le roi de Prusse « allait faire des vœux pour la perpétuité des troubles révolutionnaires ». On lit encore, dans le Manuel de politique étrangère de M. Émile Bourgeois, qui résume sur beaucoup de points les conclusions définitivement obtenues par l’école historique contemporaine : « Les politiques du XVIIIe siècle ne se guidaient pas par des raisons de sentiments. À l’endroit de la Révolution française, ils n’éprouvaient ni bienveillance, ni hostilité véritable. Ils la jugeaient comme un fait, et d’après l’opinion qu’on se faisait dans leur monde et parmi leurs devanciers des faits du même genre. Ils se rappelaient l’Angleterre écartée pendant tout le XVIIe siècle des affaires européennes par des discordes civiles, la Hollande asservie à sa voisine par la lutte des stathouders et des États. » À la nouvelle des événements de Paris, l’idée qui se présenta à tout ce qui gouvernait en Europe fut que les embarras du roi de France étaient les bienvenus. Tel calcula qu’il aurait désormais les mains libres en Allemagne, cet autre en Pologne, ce troisième sur les mers. Et chacun se mit en mesure de régler sa politique sur la crise intérieure de la France.

Mais, d’autre part, dans la France elle-même, la vie continuait. Pas plus à ce moment qu’à un autre on ne vit des hommes entièrement nouveaux prendre la place des anciens occupants. Thiers a remarqué, en racontant les péripéties de la restauration monarchique de 1814, que ces événements s’étaient déroulés devant la même toile de fond que l’Empire, le Consulat, le Directoire et la Terreur. Par l’effet naturel de la lenteur avec laquelle les générations se succèdent les unes aux autres, par la gradation insensible des âges, on voit à toutes les époques des vieillards et des hommes mûrs collaborer avec de plus jeunes hommes, et, par l’influence que donnent l’expérience des affaires et l’autorité acquise, les idées et les sentiments de la période antérieure s’imposent encore après que les institutions et les mœurs semblent avoir subi une transformation complète. Pour comprendre la politique de la Révolution, il faut tenir avant tout le plus grand compte de ce fait que les hommes auxquels elle dut sa direction initiale et le coup de barre qui allait marquer sa route pour vingt-cinq ans apportaient des idées et des préjugés formés sous l’ancien régime. Ces Français étaient directement sous l’influence de l’opinion qui avait régné une vingtaine d’années plus tôt. Ils représentaient le mécontentement qui s’était manifesté à la fin du règne de Louis XV, et c’est à ce mécontentement-là qu’ils devaient avoir une tendance naturelle à obéir. Des deux hommes qui, en 1792, ont engagé la Révolution et la France dans une voie si fatale, l’un, Dumouriez, avait à cette date cinquante-trois ans, l’autre, Brissot, en avait trente-huit. Tous deux étaient nés au monde intellectuel au moment où, comme nous l’avons vu, la France était entrée en désaccord avec la monarchie au sujet des alliances. Avec tout l’ensemble du grand public, ils s’étaient nourris de la passion anti-autrichienne et prussophile. Arrivés au pouvoir, c’est cette passion, la grande passion de leur âge ardent, celui où se forment toutes les idées de l’âge mûr, qu’ils eurent à cœur de satisfaire.

C’est en ce sens qu’il faut entendre le « principe de continuité » dont Albert Sorel, dans le grand ouvrage historique qui a fait sa réputation, a établi qu’il était la loi et le principe directeur de la Révolution française. À la vérité, la Révolution, dans son œuvre européenne, n’a pas continué l’ancien régime : elle a prétendu le continuer en le corrigeant. Elle a voulu, par le plus curieux des phénomènes, revenir aux pures traditions de la politique française, altérées par les deux derniers rois depuis le renversement des alliances. En ce sens, la Révolution a été réactionnaire. À quel point la date de 1756 en domine le cours, c’est ce qui apparaît nettement par le texte fameux où le Comité de Salut public déclarait : Depuis Henri IV jusqu’à 1756, les Bourbons n’ont pas commis une seule faute majeure. C’est en 1756, par le traité de Versailles et l’alliance avec la maison d’Autriche, que la « faute majeure » avait été commise. Cette « faute », la Révolution triomphante prenait à tâche de la réparer.

Il importe de se représenter que la France, en 1792, était officiellement l’alliée de l’Autriche comme elle était, en 1914, l’alliée de la Russie. Mais cette alliance était impopulaire. Elle était attaquée de toutes parts et réunissait contre elle les forces de sentiment. Bien entendu, des raisonnements politiques ne manquaient pas de venir justifier les répugnances sentimentales. Pour engager la guerre contre l’Autriche, les Girondins se servirent d’arguments présentés par des hommes du métier. Les écrits de Favier fixèrent la doctrine, et Favier, sous Louis XV, avait appartenu à la diplomatie, il avait même fait partie du personnel employé par « le secret du roi ». Une certaine connaissance des choses européennes, un habile emploi du langage diplomatique conféraient de l’autorité à Favier lorsqu’il parlait de l’« aberration de notre système politique de 1756 », lorsqu’il exposait que, quelles qu’eussent été les défections et les déloyautés de Frédéric, un « intérêt commun » assemblait la France et la Prusse contre les Habsbourg. Ce sont les arguments de Favier que Michelet reproduit purement et simplement dans son Histoire lorsqu’il écrit, après avoir raconté le renversement des alliances, « dès lors l’Autriche aura l’Allemagne ». Où était l’aberration véritable, c’est ce que l’événement a montré, puisque l’Allemagne, après n’avoir été si longtemps à personne, a fini par tomber, en suite des erreurs de la Révolution, sous la domination de la Prusse.

L’école historique contemporaine, élevée avec Sorel à une irréprochable impartialité, n’a rien laissé subsister de la légende d’après laquelle les rois se seraient coalisés contre la Révolution pour rendre aux Bourbons leur autorité. Par une « auguste comédie », la coalition avait invoqué le prétexte de la légitimité, en se désintéressant complètement du sort de Louis XVI et de Marie-Antoinette. On sait que la Convention, malgré plusieurs tentatives, ne réussit pas à obtenir l’échange de la reine. La vérité est que la coalition se servit, mollement d’ailleurs, quand ce ne fut pas maladroitement, de l’argument contre-révolutionnaire, en sorte que les républicains, après avoir proclamé la guerre aux tyrans, ne tardèrent pas à négocier avec eux. La règle des rois dans leurs rapports avec la Révolution fut celle de « l’égoïsme sacré ». C’est la pensée que traduisait l’empereur Léopold, le frère de Marie-Antoinette, lorsqu’il écrivait sans ambages : « Il ne s’agit pas de faire une guerre à la France, de prodiguer notre or et notre sang pour la remettre dans son ancien état de puissance. »

La vérité est aussi que la Révolution a cherché la guerre. C’est elle qui l’a provoquée. C’est de propos délibéré que l’Assemblée législative a déclaré la guerre à l’Autriche. Jean Jaurès, dans son Histoire socialiste, a insisté sur la responsabilité de Brissot et des Girondins et les a couverts de sa réprobation pour avoir détourné la Révolution de son cours et introduit l’Europe dans un conflit de vingt-trois ans. Mais la Révolution pouvait-elle être pacifique ? Pouvait-elle même se faire si elle conservait la paix ? Mirabeau pressentait l’avenir, comprenait la logique des événements lorsqu’il adjurait la Constituante d’armer la France : « Voyez les peuples libres, disait-il prophétiquement, c’est par des guerres plus ambitieuses, plus barbares qu’ils se sont toujours distingués. Croyez-vous que des mouvements passionnés, si jamais vous délibérez ici de la guerre, ne vous porteront jamais à des guerres désastreuses ? » Ces mouvements devaient se produire le jour où des orateurs feraient appel aux passions de l’opinion publique, le jour où, les institutions nouvelles ayant livré la politique extérieure, comme le reste, aux intrigues et aux desseins des partis, aux visées des ambitieux, au caprice des assemblées et de la foule, la question des rapports avec l’étranger ne serait plus réglée d’après les intérêts de la France, mais d’après des sentiments et des théories d’une simplicité propre à flatter à la fois l’esprit de système et les penchants de la démocratie.

L’année 1792, jusqu’à la déclaration de guerre du 20 avril, fut remplie par la résistance désespérée que la monarchie, fidèle à sa haute fonction de gardienne de l’intérêt national, opposait à la volonté belliqueuse de l’Assemblée et de l’opinion : dernière phase d’un combat pathétique entre l’aveuglement et l’intelligence. Représentée par un roi médiocre, la royauté n’en continuait pas moins d’être, selon l’image de Renan, le cerveau de la nation, tandis qu’il ne pouvait s’accumuler plus d’erreurs, d’illusions et de faux calculs que n’en commettait l’Assemblée, approuvée et excitée par l’enthousiasme des tribunes. Sur les dispositions de la Prusse et de l’Angleterre, sur les ressources de l’Empereur, sur la préparation militaire de la France, Brissot et ses amis erraient lamentablement, se payaient de mots, d’ailleurs couverts d’applaudissements. Étrange renversement des rôles que cent ans d’apologétique révolutionnaire attribuent pourtant aux deux éléments en présence, la démocratie qui naît et la royauté qui succombe ! La raison, l’esprit critique, la méthode expérimentale sont chez les Bourbons et chez quelques aristocrates de la naissance ou de l’esprit (Rivarol, Mallet du Pan) qui les entourent encore et qui, plus ou moins partisans des idées nouvelles, ont gardé la notion de la chose publique. Le fanatisme, la plus plate routine, la sujétion à des formules apprises sont le lot, au contraire, de ces orateurs brillants, de cette foule acharnée à préparer son propre malheur.

1792 marque essentiellement un recul de cinquante années. On revient d’enthousiasme à la première guerre de Sept Ans. Dumouriez recommence Belle-Isle et reproduit le geste héréditaire contre la maison d’Autriche. Ce sont les Bourbons qui ne comprennent plus rien à la politique depuis 1756 : vous allez voir ce que la Révolution va faire. Et si le roi s’obstine à respecter le traité de Versailles, l’alliance « hors nature » avec les Habsbourg, sa trahison sera consommée. Car la Révolution et la haine de l’Autriche sont inséparables. Les deux idées sont étroitement liées. « La rupture de l’alliance est aussi nécessaire que la prise de la Bastille », dit, en 1792, un membre du Comité diplomatique. Et Custine : « Pour être libres, il faut détruire la maison d’Autriche. » « L’Alliance de 1756 est incompatible avec la constitution française », dira Brissot. Et plus tard Dumouriez : « J’ai rempli mon devoir en rompant le traité de Vienne, source de tous nos maux. » Véritable obsession chez ces esprits qui se croient émancipés. En même temps, ils persistent dans leurs illusions à l’égard de la Prusse, toujours considérée comme l’alliée naturelle de la France. Ephraïm, l’agent de Frédéric-Guillaume à Paris, signalait, en 1790, La Fayette, Barnave, la plupart des chefs du mouvement révolutionnaire comme « chaudement portés pour l’amitié prussienne ». La tribune des Assemblées n’a cessé de retentir de l’éloge de Frédéric II et des Hohenzollern. Bien mieux : à qui les hommes de la Révolution, résolus à partir en guerre contre l’Autriche, avaient-ils offert le commandement de nos troupes ? Au duc de Brunswick lui-même, à celui qui devait, quelques mois plus tard, entrer en France précédé de son fameux manifeste. Et l’on avait songé à Brunswick, parce que, parent des Hohenzollern, on le regardait comme un ami de la France. Quelle déception lorsqu’on vit le roi de Prusse s’allier aux Habsbourg, comme l’Angleterre libérale, sur la bienveillance de laquelle on avait compté, et se lancer à la curée ! Un document diplomatique parlait alors avec naïveté de la « liaison contre nature que S. M. Impériale venait de former avec le roi de Prusse ». Et Dumouriez plaidait encore pour le Hohenzollern quand les soldats de celui-ci avaient déjà passé la frontière. « C’est Léopold qui a animé contre la France le successeur de l’immortel Frédéric », déclarait-il à l’Assemblée. Cette prédilection pour la Prusse, l’entretien de relations constantes avec elle contribuent à expliquer la brusque retraite prussienne après la canonnade de Valmy.

« Revenir aux grandes traditions françaises fut le rêve de son cœur de Français », a-t-on dit de Dumouriez. Ces traditions, c’était la haine de l’Autriche et le culte de la Prusse. Et cette idée fixe d’un retour au passé, d’une restauration de l’ancienne politique, devait pousser logiquement aux suprêmes conséquences révolutionnaires. La tête de ce roi qui ne veut pas revenir aux « grandes traditions » sera tranchée. L’accusation de haute trahison ne tardera pas à être lancée contre lui. Déjà, les hommes qui méditent la République aperçoivent dans la résistance de Louis XVI à la guerre le moyen de faire naître l’occasion où la royauté succombera.

Du jour où fut lancée l’idée, aussitôt populaire, d’une guerre contre la maison d’Autriche, tout soupçon de fidélité à l’ancienne alliance devint mortel. Louis XVI, aidé du ministre des Affaires étrangères Lessart, s’opposait de toutes ses forces à cette aventure. Bienfaisante opposition : c’est elle qui a sauvé la France en retardant les hostilités jusqu’au jour où elle eut des troupes à peu près constituées à mettre en ligne. « Devant une armée désorganisée sous le régime de Duportail, les coalisés, au lieu d’être arrêtés à Valmy, eussent pris la route de Paris, et la France n’eût revu la paix qu’humiliée, démembrée… » « Et encore enchaînée », ajoute l’historien, de l’école de M. Aulard, et ardent pour la Révolution, à qui sont dues ces lignes. Ainsi il n’eût tenu qu’à Louis XVI (s’il eût, comme on l’en a accusé, voulu acheter l’écrasement du mouvement révolutionnaire au prix de la défaite de la France), de précipiter la guerre selon les vœux de la Législative, au lieu de la retarder.

Le jour où Lessart fut décrété d’accusation et envoyé en haute cour pour ce qu’on appelait sa faiblesse à l’égard de l’Autriche, ce jour-là marqua le commencement de la Terreur. Lessart devait être massacré dans les journées de septembre. S’attirer la qualification d’« autrichien » devenait la menace entre toutes redoutable. Le « cabinet autrichien » fut renversé pour faire place à un cabinet patriote. Le « comité autrichien » des Tuileries fut dénoncé comme coupable de complot contre la patrie. Et l’accusation atteignait la reine, la sœur de l’Empereur, née chez l’ennemi héréditaire, l’« Autrichienne », pour tout dire d’un mot qui devait lui coûter la vie. Dans le procès de Lessart, Vergniaud, pour la première fois, lança la terrible insinuation contre la famille royale : « De cette tribune où je vous parle, s’écriait-il à l’Assemblée, on aperçoit le palais où des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la Constitution nous a donné, préparent les manœuvres qui doivent nous livrer à la maison d’Autriche. Je vois les fenêtres du palais où l’on trame la contre-révolution. » Autriche, contre-révolution, les deux idées sont dès lors associées…

Il n’y a sans doute pas de Français, si royaliste soit-il, qui ne se sente gêné lorsqu’il apparaît qu’une fois la guerre déclarée à l’Autriche la Cour de France a continué ses relations avec la Cour de Vienne. Il faut un peu de réflexion pour se dire qu’aux Tuileries l’Autriche ne cessait pas d’être considérée comme une alliée, qu’on n’y connaissait pas d’ennemis à Vienne, et qu’une guerre, dans ces conditions, paraissait une absurdité désastreuse. Pour fixer les idées, imaginons qu’une Chambre animée de passions subversives ait, au mois d’avril 1914, voulu rompre l’alliance franco-russe et décrété une guerre de principe contre la Russie autocratique. M. Poincaré et un certain nombre d’hommes d’État républicains se fussent opposés à cette folie. Ils eussent maintenu leurs bonnes relations avec les alliés russes. Si le mouvement révolutionnaire en France eût pris une allure dangereuse, ils eussent sans doute trouvé naturel de rechercher auprès de l’empereur Nicolas un appui contre l’anarchie. Voilà comment les choses se sont passées pour Louis XVI et pour l’Autriche : quelques imprudences de langage de Marie-Antoinette n’y changent rien et l’accusation de trahison est absurde. Marie-Antoinette eut le tort des femmes qui se mêlent de politique sans en parler le langage, qui la transposent tout de suite dans le domaine du sentiment et qui la peignent des couleurs de la passion. Étaient-ce des traîtres, voulaient-ils livrer la France à l’ennemi, ces révolutionnaires modérés, ces constitutionnels comme les frères Lameth qui s’étaient assis au fameux « comité autrichien » ? Leur plan a été défini de la manière suivante par un historien qui n’est ni hostile à la Révolution ni même mêlé à nos querelles[5] : « Ils s’étaient entendus avec l’Empereur, estimant que, comme allié de la France, il avait tout intérêt au rétablissement de l’ordre et à la fin de la Révolution dont l’Angleterre et la Prusse seules profitaient. Ils s’étaient opposés de toutes leurs forces à la guerre, et, celle-ci une fois déclarée, avaient essayé, non de livrer la France à l’ennemi, mais de lui rendre la paix au moyen de négociations avec l’Empereur, de lui assurer la tranquillité, un régime stable, et son ancienne puissance en frappant, avec l’appui moral de la cour de Vienne, les ultras des deux côtés. » Louis XVI ni Marie-Antoinette n’ont eu d’autre intention, d’autre désir, d’autre calcul que ces hommes du juste milieu.

Les Girondins connurent à leur tour l’amertume d’être accusés de haute trahison lorsque Dumouriez, leur grand homme, fut passé aux Autrichiens. Désormais, sur la destinée de la Révolution, sur le cours de sa politique, sur les tendances et les décisions de sa diplomatie, et, par conséquent, sur le sort de la France, pèseront et une préférence invincible pour la Prusse et, envers l’Autriche, une inimitié accrue des rancunes de nos guerres civiles, de l’exécration vouée à la puissance qui symbolisait la cause des prêtres et des rois. Comme Dumouriez et comme Brissot, Danton appellera la Prusse « notre alliée naturelle ». C’est avec la Prusse que la Révolution, inconsolable du malentendu de 1791, cherchera à s’entendre, c’est la Prusse qu’elle tâchera de détacher de la coalition. Le Comité de Salut public envoyait ces instructions à Barthélemy pour la paix de Bâle : « Il est temps que l’Allemagne soit délivrée de l’oppression de l’Autriche et que cette maison, dont l’ambition, depuis trois siècles, a été le fléau de l’Europe, cesse d’en troubler le repos. En méditant bien l’état de l’Europe, tu auras sûrement reconnu que la Prusse et la France doivent se réunir contre l’ennemi commun. C’est le but principal de la négociation, celui auquel tu dois tendre. » Avec plus de naïveté encore, dans une autre circonstance, le Comité avait dit : « Nous persistons à vouloir que le premier allié de la plus puissante République du monde soit le plus puissant monarque de l’Europe. » Et si le roi de Prusse refuse, s’il s’obstine, qu’il prenne garde : on le brisera. Napoléon se flattera un jour d’exécuter la menace.

Avant d’épouser une Habsbourg, Napoléon, continuateur et surtout réalisateur des idées révolutionnaires, avait montré dans toute sa force le préjugé anti-autrichien. Le maître qu’eut la France au début du XIXe siècle avait formé son esprit dans les dernières années de l’ancien régime. L’ardeur que le goût de l’opposition et des nouveautés communique à la jeunesse a marqué de son feu la politique de l’homme mûr. Napoléon qui, en Égypte, avait emporté Raynal parmi ses auteurs favoris, a été animé, à l’égard de l’Autriche, de la même pensée que Brissot en 1792. C’est lui qui a prononcé un jour ce mot singulier, si grave : « La Révolution devait venger la Prusse de la guerre de Sept Ans soutenue par Frédéric contre la monstrueuse alliance de la France et de l’Autriche. » Après Austerlitz, l’Autriche étant vaincue, la popularité de Napoléon en France fut à l’apogée. Le peuple français crut que la vieille œuvre nationale, l’œuvre entreprise sous François Ier, avait reçu son achèvement. De cette victoire, des émigrés firent dater leur ralliement à l’Empereur. Ce devait être pour Las-Cases l’origine d’un dévouement légendaire. Et Napoléon lui-même savait bien ce qu’il avait fait en dirigeant ses coups contre l’Autriche, en refusant d’écouter Talleyrand qui lui conseillait de ménager cette puissance. En 1805, exposant à Haugwitz les raisons pour lesquelles il tenait à l’amitié de la Prusse, il lui représentait qu’un rapprochement entre la France et l’Autriche serait la chose la plus facile du monde. Seulement, ajoutait-il par un mot révélateur, « cette alliance n’est pas du goût de ma nation, et, quant à celui-là, je le consulte plus qu’on ne pense ». Napoléon flattait à ce point « le goût de la nation », la grande passion de 1792, en écrasant l’Autriche, que quand, naguère, un antimilitariste célèbre voulut « planter le drapeau dans le fumier », un vétéran de la démocratie, Camille Pelletan, lui reprocha d’avoir choisi le drapeau de Wagram, symbole des victoires de la liberté sur les puissances de réaction.

Ainsi la Révolution et l’Empire prétendaient mieux faire que la monarchie, ou plutôt restaurer dans sa pureté l’ancienne politique nationale et royale antérieure à 1756. C’est en ce sens qu’on a pu dire que la Révolution avait « continué » l’ancien régime. Elle l’a continué, sans doute, mais à contre-sens, entêtée dans la lettre d’une tradition dont elle ne comprenait pas l’esprit. Par elle fut compromise de la manière la plus grave l’œuvre accomplie, gâché le résultat des efforts heureux poursuivis par plusieurs générations de Français. Dans le réseau subtil et complexe des traités de Westphalie, elle jeta son principe unitaire. Par son propagandisme, elle éveilla en Allemagne l’idée de nationalité. Par ses annexions brutales et sans mesure, par les vexations de la guerre et de la conquête, elle fit oublier le règne pacifique de l’influence et de la civilisation françaises, engendra des besoins de vengeance. Elle accomplit, en résumé, tout ce qu’il fallait éviter avec le plus de soin pour ne pas unir les Allemands contre nous, ne pas ressusciter pour la France le péril d’une grande Germanie.

Toute la politique de la monarchie avait tendu à diviser l’Allemagne et à la maintenir dans une dispersion anarchique. De la mosaïque, la Révolution et l’Empire rassemblèrent les morceaux. Les révolutionnaires, et Napoléon, leur frère en esprit, s’offusquaient de la confusion créée par les traités de Westphalie. Cette confusion, admirée par Oxenstiern, leur parut hideuse, choqua leur manie de l’unité. Dans les libertés germaniques, dans la bigarrure des principautés et des villes libres, ils virent des survivances féodales, odieuses. « Nous ne comprenons rien aux intérêts du Corps germanique, disait Sieyès au Prussien Gervinus ; c’est un chaos qui ne nous présente pas une idée nette et juste. » Surtout Sieyès ne comprenait pas que ce chaos avait été conçu dans l’intérêt de la France et pour le repos de l’Europe. Le fameux fabricateur de Constitutions n’eut de cesse qu’il n’eût mis sur pied un nouveau plan de l’Allemagne, élaboré « une fédération nouvelle, constituée plus sainement et plus vigoureusement que celle que le hasard avait formée dans les siècles gothiques ». Pour que Sieyès attribuât au « hasard » l’œuvre très réfléchie de Richelieu et des politiques du XVIIe siècle, il fallait que ces « grandes traditions » auxquelles on se vantait d’être retourné fussent singulièrement méconnues. En effet, Sieyès défaisait avec conscience tout ce que les traités de Westphalie avaient établi. Il unissait ce qu’ils avaient divisé. Il annonçait surtout la politique qui devait être celle des Napoléons, la politique des « grandes agglomérations », dont la Convention et le Directoire avaient été les bases en achetant l’extension territoriale de la France sur le Rhin au prix de « compensations » données aux principales puissances germaniques. Cette politique précipitait les étapes, mettait les bouchées doubles. Elle annexait, mais trop vite, d’une façon précaire, imprudente et coûteuse, sans calculer les contre-coups de l’opération. Tout ce que l’expérience avait déconseillé à la diplomatie de l’ancien régime, la diplomatie du régime nouveau le reprenait comme des inventions de son génie. Un agent de la monarchie, formé à l’école de Vergennes et qui avait continué de servir la France après la mort de Louis XVI, Barthélemy, prévoyait presque seul ce qui devait sortir de cet agrandissement des plus forts aux dépens des faibles. « Alors, disait-il, mais en vain, le système qui menace l’Europe des plus grands dangers se réalisera promptement, savoir : la destruction et l’envahissement de tous les petits États. L’Europe sera plus asservie que jamais, les guerres plus terribles, tout sentiment de liberté plus comprimé. » En récompense de ces avertissements, dont nous éprouvons aujourd’hui la justesse mais qui sentaient leur ci-devant d’une lieue, Barthélemy, réputé réactionnaire, devait, peu de temps après, être déporté à la Guyane.

Bonaparte professait un violent mépris pour l’idéologie de Sieyès. C’est pourtant le grand projet de remaniement du Corps germanique conçu par cet idéologue que réalisa Napoléon. Ses victoires lui servirent à modeler l’Allemagne sur un plan qui faisait pressentir une reconstitution de l’unité allemande et ouvrait la voie à cette unité. Par le « recès » de 1803, résultat de la victoire de Hohenlinden, Bonaparte portait le premier coup dans l’édifice élevé en 1648. Il simplifiait considérablement le système fédéral du Saint-Empire par la sécularisation de presque toutes les principautés ecclésiastiques et la suppression de la plus grande partie des villes libres, dont six seulement subsistèrent entre plus de cinquante. C’était, en Allemagne, comme l’a très bien dit Alfred Rambaud, une véritable révolution qui reproduisait tous les principes de la nôtre. « La révolution de 1803 en Allemagne fut relativement aussi radicale que la Révolution française. À Ratisbonne comme à Paris, on avait détruit la noblesse souveraine, les municipalités indépendantes. À Ratisbonne comme à Paris, on avait sécularisé les biens ecclésiastiques. À Ratisbonne comme à Paris, on avait réalisé plus d’unité et de centralisation. » Mais, desséchant en France, le mouvement centralisateur fut bienfaisant pour l’Allemagne, la rapprocha de la forme d’un État véritable. Trois ans plus tard, Austerlitz donnait à Napoléon l’occasion d’achever son œuvre. Cette nouvelle victoire de nos armes marquait une nouvelle étape de l’Allemagne dans la voie qui devait la tirer du morcellement et de l’anarchie. L’Empereur croyait faire de la grande diplomatie. En réalité, il obéissait à des préceptes d’école, à l’ensemble des sentiments et des idées qu’il avait respirés dans l’air de sa première jeunesse. Il continuait, il menait à terme la politique extérieure qu’il avait héritée de la Révolution, le système des conquêtes excessives et brutales qui devaient être achetées aux dépens des plus faibles en faisant les puissants plus forts.

Le recès ou remaniement de 1806 donnait, ou peu s’en faut, à l’Allemagne, la physionomie qu’elle devait conserver au XIXe siècle. Par la médiatisation d’innombrables petites souverainetés fondues dans d’autres agrandies, il n’y laissait que la trentaine d’États qui, à quelques changements près, devaient former de nos jours l’Allemagne unie sous la domination de la Prusse. Tel fut le fruit d’Austerlitz.

Ce n’était pas seulement la Constitution territoriale qui était bouleversée. C’était aussi la Constitution politique. Avec Austerlitz tombe le Saint-Empire. Les Habsbourg ne seront plus empereurs en Allemagne, sans doute, et le vœu de l’opinion française, lorsqu’elle s’exaltait, en 1741, à l’idée d’anéantir la maison d’Autriche comme puissance germanique, ce vœu se trouvera comblé. Il n’y aura même plus d’empereur du tout ou plutôt, l’empereur, ce sera Napoléon, successeur de Charlemagne, qui se flattera d’avoir reconstitué l’empire carolingien, qui se fera même roi d’Italie, qui appellera son héritier roi de Rome, comme les Césars germaniques nommaient leurs fils rois des Romains. Mais, une fois Napoléon tombé et cette fantasmagorie dissipée, les vieilles institutions électives et anarchiques de l’Empire ne renaîtront plus, la place deviendra libre pour un Empire nouveau et il y aura peu de chances de retrouver les conditions qui avaient établi l’impuissance politique de l’Allemagne. « Ce cher Saint-Empire, comment tient-il encore debout ? » Ainsi chantent, dans le Faust de Gœthe, les compagnons de la taverne. Tout vieux qu’il était, il durait, tel que nous l’avions affaibli et paralysé en 1648. Les Français auraient dû être les derniers à l’abolir. En l’abattant, ils détruisaient l’une de leurs principales sûretés.

La révolution accomplie au delà du Rhin par nos armées et nos législateurs ne portait pas seulement sur la constitution territoriale et politique des pays allemands. Une autre révolution, non moins grave, s’était faite dans les esprits, parallèlement au mouvement révolutionnaire français. Les historiens sont aujourd’hui d’accord pour reconnaître que les idées de 1789, portées à travers les Allemagnes par nos soldats, y réveillèrent le sentiment de la nationalité. « Jean-Jacques Rousseau », a dit d’un mot curieux Dubois-Reymond, très Prussien comme tous les descendants de réfugiés de la révocation de l’Édit de Nantes, « Jean-Jacques Rousseau fut accueilli en Allemagne comme un Christophe Colomb ». L’Allemagne se reconnaissait elle-même dans les livres du philosophe de Genève, dont les propagandistes armés de la Révolution française apportaient ou plutôt rapportaient avec eux la doctrine, consubstantielle au germanisme. « Le patriotisme allemand sort des Droits de l’Homme », remarque Albert Sorel. Il en sort par la filiation la plus naturelle.

Le principe des nationalités est l’expression même de la philosophie révolutionnaire. Il est en corrélation directe avec le principe de la souveraineté du peuple. Toute nation est censément composée d’individus doués de droits imprescriptibles et intangibles. La doctrine de la Révolution attribuera donc à chaque nation les mêmes droits qu’aux individus qui la composent. Toute nation devra être considérée comme une personne. Sa liberté, son âme devront être respectées, car les nations sont égales entre elles comme les individus. Toute nation a dès lors le droit de vivre et de se développer conformément à sa nature : et l’idée que Jean-Jacques Rousseau a apportée, c’est que tout ce qui est naturel est légitime, est beau, est bon, est divin. Dans cette idée, l’Allemagne se retrouve elle-même, se conçoit et s’admire. Partie du cosmopolitisme du XVIIIe siècle, alors qu’un de ses « intellectuels » comme Lessing disait n’avoir de l’amour de la patrie aucune idée, alors que la supériorité de la civilisation française était incontestée et, obtenant le consentement général, réalisait l’unité du monde européen, l’Allemagne pensante passa au nationalisme le plus véhément par la transition de Rousseau, adapté au germanisme par Herder.

Nous touchons ici à l’un de ces points où l’action des idées double l’action des événements, où le spirituel, en coïncidant avec le temporel, développe jusqu’aux extrêmes conséquences les données de la politique. La Terreur était sortie des dogmes humanitaires de la Révolution. Un monstre bien plus affreux, le germanisme, allait en surgir. Aujourd’hui les fils de la Révolution se voilent les yeux, « le flot qui l’apporta recule épouvanté ». Cependant la responsabilité des idées, qui est aussi certaine que celle des hommes, apparaît ici avec la force de l’évidence.

Herder, nourri de Rousseau, professe un cosmopolitisme où les grands conflits de nationalités et de races sont en germe. Ce cosmopolitisme revient à dire qu’il existe chez tous les peuples quelque chose de précieux, de sacré, à quoi nul n’a le droit d’attenter : c’est le caractère national, c’est l’âme de la race. Et le langage par lequel s’exprime cette âme sert aussi à définir l’individualité nationale. D’où résulte le devoir absolu pour chaque peuple de cultiver et de développer jusqu’au bout sa personnalité propre.

Cette idée était prodigieusement nouvelle et grosse de prodigieuses nouveautés dans une Allemagne morcelée à l’infini et à qui toute existence nationale avait été jusqu’alors refusée plus qu’à aucun autre peuple. Les Allemands avaient perdu l’idée qu’ils pussent exister comme nation. Cette idée, la Révolution la leur révélait, mais pour que la mesure de l’absurde fût comble, c’était à la pointe de l’épée.

Jean-Jacques Rousseau avait enseigné le principe du retour à la nature. Il avait enseigné que plus un peuple est jeune et neuf, meilleur il est ; que moins il est avancé en civilisation, plus il est vertueux. Cette idée fut accueillie par les Allemands avec enthousiasme. Elle vengeait, elle réhabilitait l’Allemagne dont l’apport à la civilisation générale avait été jusque-là presque nul. De ce néant, elle put s’enorgueillir comme d’une virginité. De là est venue cette légende de la pure et vertueuse Allemagne, légende à laquelle la France a cru si longtemps à la suite de Mme de Staël. Herder, et après lui Fichte et les promoteurs du relèvement national de l’Allemagne, se sont servis de cette idée. Ils ont enseigné que le tour de l’Allemagne était venu, qu’elle avait non seulement sa destinée à remplir, mais aussi sa mission à accomplir. Le peuple allemand sera désormais le peuple prédestiné, le peuple du Seigneur, celui dont la tâche sera d’introduire le monde dans la voie de la moralité et du progrès. Ce thème, on le reconnaît : c’est celui de la kultur, celui de l’appel des quatre-vingt-treize intellectuels allemands, le principe essentiel qui a exalté l’Allemagne de nos jours, qui l’a poussée à la guerre de 1914, à l’invasion de la France et de la Belgique, à la domination de l’Europe.

Un publiciste de Nuremberg, nommé Ehrard, écrivait dès 1794 : « Les Allemands, à la fin, ne défendront-ils pas eux-mêmes leurs droits ? Je ne suis point aristocrate, mais je ne puis consentir que la raison française prétende mettre en tutelle ma raison allemande. » Ainsi la Révolution n’avait pas plus tôt affranchi la raison allemande que celle-ci prenait l’offensive, par un mouvement naturel, contre ses libérateurs. Les doctrines de la Révolution, en se répandant hors de France, tournaient de cette manière leurs effets contre nous. Une fois lancé à travers une Europe démantelée et désorganisée par nos propres victoires, le principe des nationalités, ferment des luttes prochaines pour la constitution de l’unité allemande, allait apporter aux imprudents et malheureux Français une longue suite de fléaux.

1813, 1815 ; la « bataille des nations » ; Waterloo ; les conquêtes perdues, l’empire napoléonien effondré comme un château de cartes, la France deux fois envahie : c’est la fin d’un grand drame, c’est la guerre populaire voulue et provoquée par les hommes de la Révolution, la guerre de 1792 qui s’achève. Car depuis la rupture avec l’Autriche, œuvre de la Législative, jusqu’à la dernière bataille de Napoléon, ce n’a été qu’une seule et même guerre qui, après vingt-trois ans de vicissitudes, des millions d’existences consommées, a fini par notre défaite et ne nous a laissé comme consolation qu’un capital de gloire… Alors le descendant de Hugues Capet revient pour sauver ce qui peut l’être, recommencer l’œuvre de ses pères. Patiemment, il s’efforce de retisser la toile. Avec courage, Louis XVIII se charge de liquider l’héritage, si lourd, qu’il a retrouvé. D’un mot étonnant dans son raccourci, Proudhon a dit, en parlant de 1815 : « Les malheureux Bourbons se remettent, comme des forçats, à la tâche… » Tâche ingrate, dont ils devaient être récompensés par la calomnie et par l’exil.

Les traités de 1815 ont été, pendant la plus grande partie du XIXe siècle, un objet de haine et d’horreur pour le patriotisme français. Par crainte de l’opinion publique, les gouvernements qui se conformaient à ces traités n’osaient eux-mêmes s’en réclamer, ne les nommaient qu’avec précaution. Thiers disait qu’il fallait les détester en les respectant et Guizot qu’il fallait les respecter en les détestant. Les derniers volumes de l’Histoire du Consulat et de l’Empire, de Thiers, qui furent publiés en 1860-1862, contiennent encore une critique ardente des traités de Vienne du point de vue national. Lorsqu’en 1863 Napoléon III déclarait que « les traités de 1815 avaient cessé d’exister », c’était aux applaudissements de la foule, qui jamais d’aussi bon cœur et avec autant d’irréflexion qu’en France n’aura crié : « Vive ma mort ! »

Il a fallu les cruelles leçons de 1870 pour donner un autre cours, non pas à l’opinion publique, toujours lente à se mettre au niveau de la raison et de la science, mais aux jugements de l’histoire. Comparés au traité de Francfort, les traités de Vienne sont apparus tels qu’ils ont été : un chef-d’œuvre de diplomatie, par lequel les effets d’écrasants désastres ont été réparés dans la mesure du possible. Par une effroyable ingratitude, l’opinion publique a fait porter aux Bourbons la peine des défaites que le règne de l’opinion avait causées, dont l’idole du peuple était responsable. S’il est un exemple qui apprenne aux grands politiques qu’ils doivent travailler pour les masses sans espérer d’être remerciés ni même d’être compris, c’est bien celui-là. Et c’est encore, dans notre histoire, un nouveau scandale pour l’intelligence que les Français aient si violemment haï des traités qui, dans la situation détestable où les avaient laissés la Révolution et l’Empire, leur rendaient, presque intact dans ses anciennes limites, le territoire que les vainqueurs se proposaient de partager. En outre, ces traités détournaient de nous un péril, celui que nos frontières fussent bordées par de grandes puissances. Des livres savants ont reconnu, de notre temps, que les négociations de 1814 et de 1815 avaient été magistralement conduites : pourtant, le retour de l’île d’Elbe, la funeste faiblesse de Ney et la défaite de Waterloo ne les avaient pas rendues faciles. Si Louis XVIII et son génial manœuvrier, Talleyrand, sont cités comme des modèles aujourd’hui, c’est un peu tard, et le mal est fait. En prose et en vers, Louis XVIII et Talleyrand ont été honnis, injuriés, diffamés par les grands poètes et par les petits journalistes. Le service que ces deux hommes avaient rendu à la France a été effroyablement méconnu. De nos jours même, c’est presque en vain qu’un des historiens qui ont travaillé à réhabiliter l’œuvre de 1815 a écrit : « Se figure-t-on la France, au lendemain de la guerre de 1870, concluant avec la Saxe, la Bavière et le Wurtemberg un traité d’alliance contre la Prusse ? Se représente-t-on quelle force morale nous aurait procurée ce pacte, quelle confiance nous aurait rendue cette revanche diplomatique de nos défaites militaires ? C’est d’un bienfait de ce genre que la France de 1814 a été redevable à Talleyrand », et à Louis XVIII, qui a dirigé avec clairvoyance toutes les négociations de Vienne, comme en fait foi sa correspondance. Répétons qu’il est affligeant pour la renommée d’un peuple aussi intelligent que le peuple français, dont chaque citoyen est richement doué de bon sens, clairvoyant en ce qui regarde ses intérêts privés, qu’il ait fallu un troisième désastre pour qu’il commençât à comprendre, et encore dans son élite seulement, ce qui avait été fait en 1815 pour réparer les erreurs et les folies d’une génération.

Le plus grand résultat, le plus utile que Louis XVIII eût obtenu, c’était d’empêcher que la part prise par la Prusse à la défaite de l’Empire napoléonien n’aboutît à la formation d’une grande Allemagne. En prenant parti pour la Saxe, au nom du principe de légitimité, habilement retourné contre les alliés, à qui il avait servi de prétexte contre la France révolutionnaire et napoléonienne, le roi de France avait retrouvé du même coup la haute situation européenne de ses prédécesseurs. Il était apparu comme le protecteur et le syndic des États moyens ou petits, il avait tout de suite groupé autour de lui une clientèle et des alliés, reconstitué l’ancien système diplomatique de la France. Ayant éventé l’ambition de la Prusse, le Bourbon réussit à déjouer les desseins du Hohenzollern. Grâce à lui, quand il s’agit de donner un statut à l’Allemagne, le principe de l’indépendance et de la souveraineté des États germaniques, établi par les traités de Westphalie, fut ratifié à Vienne. C’est-à-dire que l’Allemagne — chose essentielle — resta divisée. Malheureusement, il n’était plus possible de revenir sur les simplifications et les agglomérations opérées en 1803 et en 1806. Au lieu de plusieurs centaines d’États souverains, il n’en resta qu’une quarantaine. Au lieu d’être morcelée à l’infini, l’Allemagne fut désormais distribuée en un certain nombre de grandes provinces. Mais ces provinces se gouvernaient elles-mêmes, n’avaient pas de chef commun. Le lien fédératif qui les unissait était aussi lâche, aussi ténu que celui du Saint-Empire. La Diète de Francfort, qui en était l’expression, fut le théâtre des querelles et des rivalités du particularisme, fit le désespoir et la honte des patriotes allemands unitaires. L’unité allemande, un moment apparue à leurs yeux, était de nouveau rendue impossible. La république germanique reconstituée à Vienne devait être, jusqu’en 1866, notre sauvegarde du côté du Rhin.

On a beaucoup dit et l’on répète encore que les traités de 1815 avaient foulé aux pieds les droits des peuples, qu’ils respiraient l’esprit réactionnaire de Metternich. Dans l’intérêt bien entendu de la France, on doit juger que Metternich avait du bon puisque le peuple le plus lésé au Congrès de Vienne était en définitive celui qui ne devait arriver à la plénitude de ses droits que pour attenter à l’existence des autres nations.

Si quelqu’un devait se plaindre des traités de 1815, c’était assurément la Prusse. Non seulement elle n’avait pas obtenu que la France fût partagée, comme elle l’avait demandé avec insistance, mais encore elle ne recevait pas le prix qu’elle avait elle-même fixé pour sa part de victoire. La Prusse n’obtenait pas la Saxe, si convoitée et qui lui eût donné, avec la consistance territoriale qu’elle désirait, la domination de l’Allemagne entière. Elle était mécontente de ces provinces rhénanes qui lui étaient attribuées, mais dispersaient encore ses domaines, étiraient le « royaume de lisières » et lui apportaient des populations catholiques, latinisées, aussi sympathiques à la civilisation française qu’hostiles au régime et à l’esprit prussien. Dans toute cette région du Rhin, la Révolution de 1848 devait encore se faire au cri de : À bas la Prusse !

Il existe un précieux témoignage sur l’état des esprits dans l’élite prussienne de 1815 : c’est le journal que Stein a tenu de ses impressions au Congrès de Vienne. Stein a exprimé la déception et l’amertume des patriotes et des réformateurs qui, par un énergique et patient effort, avaient relevé l’État prussien du désastre d’Iéna, et qui, en prenant la tête de la guerre de l’Indépendance et du mouvement nationaliste contre l’occupation napoléonienne, avaient calculé que leur pays se désignerait à l’Allemagne pour accomplir l’unité. La désillusion que leur apportaient les traités de 1815 est allée si loin, elle est demeurée si vive après eux, qu’un Prussien a pu écrire de nos jours que les Français avaient transformé leurs défaites de 1814 et de 1815 en une victoire sur la Prusse et que Waterloo avait fini par équivaloir à une victoire de la France. Il ne faudrait pas prendre cette réflexion au pied de la lettre, mais elle permet de se rendre compte du vrai caractère des traités de Vienne, dont Stein disait encore qu’ils avaient terminé le mouvement national allemand de 1813 par une « farce ». Ajoutons qu’en dehors de la Prusse les patriotes allemands qui avaient puisé leurs sentiments nouveaux, leurs aspirations vers une grande Allemagne dans les idées du siècle et les exhortations de Fichte, ne haïssaient pas moins ces traités.

Les patriotes allemands ont souffert profondément des traités de Vienne qui ajournaient indéfiniment les espérances que la guerre de libération et le grand mouvement patriotique de l’Allemagne de 1813 avaient fait naître. Ranke écrivait en 1832 : « Jamais notre patrie n’a été divisée en autant de pièces et de morceaux étrangers les uns aux autres. Jamais les principautés n’ont joui d’une égale indépendance et jamais princes et sujets n’en furent plus jaloux. » Ranke montrait encore que les mœurs nouvelles introduites au cœur des États par les chartes accordées et par la généralisation du régime constitutionnel ajoutaient aux anciennes causes de division ces causes de désordre permanent que sont les partis. Il y eut désormais opposition en Allemagne non seulement entre les États attachés au particularisme, non seulement entre les catholiques et les protestants, mais encore entre libéraux et conservateurs. Devant cette renaissance, sous une forme nouvelle, de l’ancienne anarchie germanique, Ranke désespérait de l’avenir, abandonnait le rêve allemand : « Ne doit-on pas, s’écriait-il, sans s’illusionner plus longtemps, renoncer complètement à toute espérance d’établir l’unité allemande ? »

On conçoit donc que les patriotes allemands aient eu de sérieuses raisons de détester la Sainte-Alliance et les « tyrans » conjurés contre leur indépendance. Leur haine était fondée comme l’était la haine des patriotes italiens. Elle alla jusqu’à l’action directe, jusqu’à la propagande par le fait. Mais les Français ! Par quelle erreur ont-ils nourri la même passion ! La possibilité ne leur restait-elle pas toujours, à la faveur des circonstances à venir, de reprendre la frontière du Rhin, les frontières nécessaires, un moment gagnées par la Révolution, mais perdues par elle ? Au lieu de cela, les « patriotes » français, de 1815 à 1866, ont brûlé de délivrer leurs frères allemands. Henri Heine les aura inutilement avertis, avec son ironie coutumière, dans le préambule de son livre de l’Allemagne, qu’ils ne voyaient pas l’ennemi où il était en vérité, qu’ils se trompaient en s’imaginant que la Germanie leur serait fraternelle le jour où la « Sainte-Alliance des peuples », que chantait Béranger, succéderait à la Sainte-Alliance des rois. « Prenez garde, disait Henri Heine, je n’ai que de bonnes intentions, et je vous dis d’amères vérités ; vous avez plus à craindre de l’Allemagne délivrée que de la Sainte-Alliance tout entière avec tous ses Croates et tous ses Cosaques. » Car il s’en faut de beaucoup que les Cosaques et les Slaves aient toujours été, aux yeux des démocrates français, les soldats de la justice et du droit. Cette haine irréfléchie des traités de 1815, qui a été la monnaie courante de la politique d’opposition libérale en France, charge le libéralisme et l’ancien parti républicain, qui a été son héritier, d’une contradiction véritablement choquante au regard de l’historien.

Le libéralisme du XIXe siècle croyait posséder le moyen de fonder la paix et la fraternité universelles. Il se figurait que la formation des nationalités serait la préface de la République européenne. Les résultats obtenus sont dérisoires. Ils font regretter le passé. Nous voyons aujourd’hui que les traités de 1815 avaient institué en Europe un ordre de choses qui garantissait la paix mieux que la conférence de La Haye n’a jamais pu le faire. S’appuyant sur les principes de légitimité et d’équilibre introduits par la France dans le droit public de l’Europe, les auteurs des traités de 1815 avaient déclaré que désormais tout agrandissement d’un État aux dépens d’un autre était interdit. Quiconque attenterait à l’équilibre établi serait réputé révolutionnaire et perturbateur de l’ordre européen, au même titre que Napoléon, et s’exposerait à voir l’Europe se coaliser contre lui. Une gendarmerie internationale a cruellement manqué à la France et à l’Europe en 1870. Cette gendarmerie, les traités de 1815, restaurateurs du principe d’équilibre proclamé en 1648, l’avaient organisée. Et c’est simplement à 1815 et à 1648 que tend à revenir la coalition qui s’est formée en 1914 contre l’Empire allemand. L’équilibre européen du XIXe siècle était défini par Gentz, le publiciste de la Sainte-Alliance, de telle manière que l’on croirait entendre ce qui, aujourd’hui, est encore un simple vœu à la Société des Nations :

« La meilleure garantie de la tranquillité générale est la volonté ferme de chaque puissance de respecter les droits de ses voisins et la résolution bien prononcée de toutes de faire cause commune contre celle qui, méconnaissant ce principe, franchirait les bornes que lui prescrit un système politique revêtu de la sanction universelle. » (Projet d’une déclaration finale des huit puissances qui ont signé l’acte final du Congrès de Vienne.)

C’est en vertu des traités de 1815 que l’exécution fédérale fut prononcée en 1866 contre la Prusse. Si la France avait alors contribué à faire respecter le pacte de 1815, Bismarck, traité comme Napoléon, se fût trouvé arrêté dans ses conquêtes. Et la première puissance appelée à recueillir le bienfait d’une coalition contre la Prusse, nous ne le savons que trop, c’eût été la France.

La Sainte-Alliance, avec ses Congrès périodiques pour le règlement des affaires européennes, a réalisé l’effort le plus sérieux qu’on ait vu, dans les temps modernes, pour garantir la paix de l’Europe. Cette entente internationale reposait sur des principes de conservation auxquels la France, pour son bien, n’eût jamais dû toucher.

Ce fut au contraire la France, avec le gouvernement de Napoléon III, né de l’opinion publique, qui porta atteinte aux traités de 1815 et qui inaugura, contre eux, la politique des nationalités. Nous savons ce qui en est issu : nos défaites, la mutilation de notre territoire, notre abaissement, la grandeur des puissances rivales et, en 1914, une guerre plus terrible que toutes les autres, une cinquième invasion. Le milieu du XIXe siècle, de ce point de vue, est une grande date européenne, dont les effets se font sentir jusqu’à nous. L’unité allemande, refoulée, redevenue chimérique en 1815, rentre dans le domaine des choses possibles après 1848. Il nous reste à voir comment la dynastie des Hohenzollern a su se servir des erreurs et des fautes de la France pour faire de l’Allemagne une puissance unie, redoutable à tous les peuples.


CHAPITRE V

« LA POLITIQUE QUE LE PEUPLE ÉLABORAIT DEPUIS 1815 »
NOUS CONDUIT À SEDAN

La Confession d’un enfant au siècle, d’Alfred de Musset, a fixé l’image de la « génération ardente, pâle, nerveuse » des Français « conçus entre deux batailles » et qui arrivaient à l’adolescence au moment de Waterloo. Cette France-là a souffert de ce qu’on a justement appelé « la maladie de 1815 ». Ce mal, si pareil au fameux mal romantique, tenait aux mêmes causes. Il était fait d’aspirations vives et confuses, où se mêlaient les traditions de gloire et de liberté, les souvenirs de la Révolution et de l’Empire, l’ébranlement laissé dans toutes les fibres par les aventures prodigieuses que la France venait de courir pendant vingt-cinq ans. L’accablement de la défaite finale ajoutait à cet état de la sensibilité un élément d’amertume et de révolte. Entre ce mélange d’enthousiasme et de névrose et le réalisme des hommes politiques de la Restauration, un malentendu ne pouvait manquer de se produire. Sur ce malentendu, la tentative de renouveler un pacte de confiance entre la France et les Bourbons allait échouer.

La monarchie avait relevé la France qu’elle avait retrouvée si bas. Il lui suffisait de poursuivre sa tâche, sans même espérer d’obtenir la reconnaissance des Français. Elle n’eut pas besoin de cette récompense pour travailler au bien public. Jamais un mot d’amertume n’a échappé aux Bourbons. Charles X, ce roi diffamé, et dont M. Émile Ollivier a pu dire qu’il était « passionné pour le relèvement national », reprit le chemin de l’exil sans avoir manifesté l’ombre de la douleur étonnée qu’exprimait Villèle lorsqu’il constatait que la Restauration avait rendu à la France son rang en Europe, l’ordre, le repos, la prospérité, et que la France ne semblait pas apprécier ces bienfaits.

Nous aussi, nous sommes portés à nous étonner, à distance, que la France, après Waterloo, ne fût pas lassée par de longues années de guerres et de conquêtes inutiles. On peut dire qu’à aucun moment elle n’a senti le prix de la tranquillité que la Restauration lui rendait sans rien lui faire perdre en durables profits ni en gloire militaire. Trocadéro, Navarin, Alger pouvaient satisfaire un peuple, même rendu difficile en fait d’exploits guerriers. C’eût été compter sans la politique des partis, régulièrement installée dès lors. La France ne fut pas plus tôt sortie de la liquidation de l’Empire, que les partis s’emparèrent de la politique étrangère comme de l’arme la plus efficace et la plus meurtrière dans la lutte de tous les jours. Les relations de l’État avec l’extérieur devenant une occasion de guerre civile, un prétexte d’opposition ou de surenchère, c’était la patrie elle-même avec ses intérêts, sa sécurité, ravalée au rang d’enjeu de la bataille électorale et parlementaire. On vit cela dès la Restauration. C’est sur ce domaine réservé, sacré, de la politique extérieure que la campagne la plus vive fut menée contre Louis XVIII et Charles X. Et pourquoi ce choix ? C’est que les partis d’opposition se sentaient appuyés par le sentiment patriotique induit en erreur, trompé sur lui-même par les souvenirs révolutionnaires et napoléoniens. Flatter ce qu’on a nommé « la manie de la gloire et de la conquête » fut l’entreprise à laquelle se voua l’opposition, sur le thème de la France humiliée par les traités de 1815 et mise à la remorque des puissances absolutistes, de la monarchie payant à l’étranger (selon une légende absurde, mais efficace) les services qu’elle avait, disait-on, reçus de lui. Sans égard à ce qu’avait déjà fait la Restauration ni à ce qu’elle projetait encore pour réparer, avec l’aide du temps et des circonstances, les dernières conséquences de Waterloo, les hommes de l’opposition libérale ne craignirent pas de recourir à cette arme pour servir leur ambition personnelle, grandir leur popularité et conquérir le pouvoir à n’importe quel prix.

La surprise que l’acharnement de ses adversaires, parmi lesquels il y avait aussi des légitimistes, causait au sage Villèle, venait de sa sagesse même. Ce bon ministre, cet administrateur au sens rassis, ne tenait pas compte de la « maladie de 1815 », du démon qui tourmentait les Français, les poussait à travailler contre leur bien le plus évident. D’autres royalistes, qui étaient eux-mêmes des « enfants du siècle », qui trouvaient prosaïque l’œuvre de Louis XVIII, nourrissaient d’ailleurs à ce moment même l’idée que la monarchie pouvait et devait reprendre le programme du patriotisme révolutionnaire, nationalités et conquêtes. C’était la politique que Chateaubriand avait recommandée avec éloquence, irritation et mauvaise humeur, celle que Polignac devait essayer d’entreprendre.

Belle imagination, tête assez faible et chimérique, Polignac eut l’intuition d’une politique capable de rendre à la royauté une popularité rebelle. Il tenta, mais avec des moyens insuffisants, sans l’organisation ni la préparation nécessaires, ce que Napoléon III devait entreprendre plus tard : une politique conservatrice à l’intérieur, masquée par une éclatante satisfaction donnée à l’extérieur aux aspirations libérales. Le grand projet de remaniement de l’Europe, qu’il mit sur pied avec Bois-le-Comte durant les dernières années de la Restauration, était, à la vérité, impraticable, et même franchement mauvais et imprudent en quelques-unes de ses parties (celles où, remaniant la Confédération germanique, il retombait dans les erreurs de la période révolutionnaire et achetait la reprise de la frontière du Rhin par le système si dangereux des « compensations », qui devait consommer la ruine du Second Empire). Polignac tomba et son projet avec lui. Ni lui, ni Chateaubriand n’avaient réussi à convaincre l’opinion publique qu’un Bourbon pût continuer la politique de Napoléon — celle de Waterloo et de Sedan. Cette incrédulité est aujourd’hui un des titres de la monarchie à l’estime et au regret des Français.

En même temps que Polignac, Charles X succombait. En même temps aussi disparurent les chances qui s’étaient offertes et que des esprits plus mûrs, plus sages, auraient mises à profit si tout n’eût été compromis par un coup de tête qui fut regretté trop tard.

Avec la Révolution de 1830 furent anéantis, en effet, les résultats de quinze années de politique patiente, prudente et sans faux pas. Le premier effet du renversement de Charles X fut de replacer la France dans la situation critique de 1814 et de 1815 : en face d’une France révolutionnaire, les puissances redoutèrent le recommencement de la guerre de propagande et de prosélytisme. Le pacte de Chaumont se reforma sur-le-champ. La France qui, la veille encore, participait à la Sainte-Alliance, fut mise à l’index par les souverains coalisés. L’alliance russe, si bien engagée, fut brisée pour n’être reprise que soixante ans plus tard, au moment où la Russie déclinait. Rien ne resta, ni des avantages acquis, ni des promesses encore plus belles. Après les journées de Juillet, tout fut à refaire pour rendre à la France non seulement sa place, mais une place en Europe. Un autre Bourbon, nouveau forçat de la couronne, devait pourtant se trouver pour reprendre la tâche et pour échouer à son tour devant les mêmes passions, les mêmes erreurs de la démocratie.


Le soir du 31 juillet 1830, lorsque la solution des orléanistes commençait à prévaloir, Cavaignac, un des chefs de la Révolution, posait à Louis-Philippe cette question préalable : « Quelle est votre opinion sur les traités de 1815 ? Ce n’est pas une révolution libérale, prenez-y garde, c’est une révolution nationale. La vue du drapeau tricolore, voilà ce qui a soulevé le peuple, et il serait certainement plus facile de pousser de Paris sur le Rhin que sur Saint-Cloud. »


Ces paroles témoignent clairement que la raison profonde de la révolution de Juillet était la rancune, l’obsession laissée par les traités de 1815. Quand ils chassaient Charles X, les Parisiens songeaient moins à conquérir la liberté politique qu’à poursuivre au dehors le programme révolutionnaire et napoléonien, à qui le « testament de Sainte-Hélène » avait donné la force d’un évangile. C’était un premier essai pour imposer ce que M. Émile Ollivier, qui devait en être le serviteur, a pompeusement nommé « la politique que le peuple élaborait depuis 1815 ».

Choisi, « quoique Bourbon », pour le trône d’une nouvelle monarchie constitutionnelle, Louis-Philippe, justement parce qu’il était un Bourbon, ne devait pas permettre que la France courût au suicide. À peine avait-il commencé de régner que le malentendu, le conflit renaissaient. Louis-Philippe, la postérité a fini par le reconnaître, a épargné à la France une catastrophe en 1840. Il a sauvé notre pays en 1914 en aidant à constituer une Belgique indépendante, en faisant reconnaître la neutralité du nouvel État belge. Tel a été, comme l’a dit le duc de Broglie, le « dernier bienfait de la monarchie », un bienfait dont nous avons, en 1914, éprouvé tout le prix. Combien de Français se sont doutés alors qu’ils avaient été protégés, à près de quatre-vingts ans de distance, par la pensée salutaire du plus ridiculisé peut-être de tous nos chefs d’État ? La deuxième génération du XIXe siècle n’y avait rien compris. La légèreté, l’aveuglement avaient été effroyables. La politique « que le peuple élaborait depuis 1815 » méprisait les prudentes conceptions diplomatiques qui devaient un jour sauver la nation. La démocratie n’était pas éloignée de voir une trahison dans toute œuvre de salut public. Qu’on la laissât faire : elle assurerait en quelques instants la grandeur de la France et le bonheur des peuples. Déplorable présomption…

C’est en exaltant la « maladie de 1815 » que les éléments républicains et bonapartistes, unis par la même pensée qui avait fait de Napoléon l’exécuteur du programme révolutionnaire, ont entretenu l’impopularité de la monarchie de Juillet. Par elle, la France était inactive et humiliée en Europe : ainsi parlaient avec une ardeur persuasive les « patriotes » qui voulaient la guerre contre les rois. « Honte, mille fois honte à l’impertinent et lâche système qui veut proclamer l’égoïsme politique de la France », s’écriait Armand Carrel. La « cause des peuples » enivrait ces fils de 1792. Comme Louis Blanc l’a écrit dans son Histoire de dix ans : « La passion démocratique vivait alors plus de la vie des autres nations que de la sienne propre. » Et c’est Louis Blanc qui a dit encore : « Nous vivions surtout en Pologne. » Non pas seulement en Pologne : la démocratie vivait encore en Italie, en Allemagne — partout, sauf en France. Comme on voit bien que la France n’avait pas alors auprès d’elle la menace d’un vaste Empire militaire, toujours prêt à l’inonder de ses millions de soldats !

Les rêveries, les illusions d’une foule ignorante, d’une jeunesse enthousiaste et mystique, de meneurs exaltés par la lecture solitaire trouvent peut-être une excuse au jugement des Français d’aujourd’hui, sensibles à cette exaltation et à ce lyrisme, quoique les effets s’en fassent cruellement sentir pour nous. Cette excuse n’existe pas pour des hommes mûrs, gourmés, rompus aux affaires, que leur éducation, leur rang social devaient rendre plus sensibles aux leçons de l’expérience qu’aux entraînements du vulgaire. Dans un Parlement qui n’était pas issu du suffrage universel, mais du suffrage restreint, de la bourgeoisie riche et éclairée, Louis-Philippe retrouva les folies de la rue. Elles prenaient sans doute une expression solennelle. Elles empruntaient le langage des hommes d’État. Elles adoptaient le ton de la tribune aux harangues, des académies, des salons. Ces folies étaient les mêmes, pourtant, que celles de l’étudiant. Les superbes doctrinaires méprisaient profondément — après avoir accepté leur concours en 1830 — les émeutiers, les dresseurs de barricades, les petits journalistes républicains. Ils partageaient les mêmes erreurs. Haut sur sa cravate, un Duvergier de Hauranne, dans un livre qui fit du bruit en son temps, La Politique extérieure de la France, faisait écho à Carrel et à Marrast, demandait comme eux que la France prêtât « partout appui aux peuples contre les gouvernements », prît en Europe la direction « du grand mouvement révolutionnaire et libéral » dont elle était « la tête et le cœur ». C’est contre cette politique-là que Louis-Philippe, pendant dix-huit ans, s’est épuisé à lutter, à faire prévaloir ses vues sages et pénétrantes sur la situation de la France en Europe et sur la tâche qu’il y avait à remplir pour maintenir l’équilibre en résistant à la poussée des nationalités au lieu de la favoriser. Telle fut sa fameuse politique personnelle, pour laquelle il fut incessamment harcelé.

L’exploitation de la politique extérieure par des théoriciens dont l’amour-propre eût mis le feu au monde, ou par des ambitieux qui eussent établi leur gloire jusque sur les ruines de la patrie, c’est le scandale du parlementarisme sous la monarchie de Juillet. Ce qu’on avait vu sous Charles X fut singulièrement aggravé. À cet égard, on doit considérer avec attention la carrière de Thiers durant le règne de Louis-Philippe. Thiers n’était pas un doctrinaire, mais un esprit prompt à varier, avide de gloire et de succès. Intelligence d’ailleurs merveilleusement lucide, propre à tout comprendre, à tout exécuter, le mauvais comme le bon. En 1836, à son entrée aux affaires, l’accord avec l’Autriche, la politique conservatrice, l’entente avec les puissances continentales étaient à l’ordre du jour. Thiers approuva cette politique, en fit sa chose. Louis-Philippe projetait, pour consacrer sa pensée bourbonienne, de donner une archiduchesse d’Autriche pour femme au duc d’Orléans. Ce projet du roi devint plus précieux à Thiers qu’au roi et aux jeunes princes eux-mêmes, Thiers se jura d’y réussir, estimant que, par un début si brillant, son ministère acquerrait et du lustre et de la solidité. Il advint que la Cour d’Autriche, sous l’inspiration de Metternich, repoussa, pour beaucoup de raisons, dans lesquelles la hâte excessive de Thiers ne fut pas sans entrer, la demande du fils de Louis-Philippe. Thiers en fut plus mortifié que personne. Cet échec retombait sur lui et sur son ministère. Il en garda rancune à Metternich, et il transforma aussitôt en système politique son amour-propre blessé. Désormais, Thiers se proclamera l’adversaire des puissances absolutistes, se rejettera vers les alliances libérales. Il proposera, par esprit de vengeance, une intervention française en faveur des radicaux espagnols. C’est alors que Louis-Philippe, n’hésitant pas à se découvrir encore une fois, cassa Thiers comme il avait cassé le duc de Broglie, pour sauvegarder l’intérêt du pays.

Tout le règne de Louis-Philippe s’écoula ainsi en luttes entre le roi d’une part, les parlementaires et l’opinion de l’autre — les parlementaires égarés par leur esprit de système, leur esprit de parti, leur ambition personnelle, l’opinion abusée par de creuses déclamations sur les peuples opprimés et la fraternité révolutionnaire aussi illusoire que l’Internationale socialiste l’a été depuis. Pendant ces dix-huit années de combat, celles où prévalurent les avis de la couronne (du Château, comme disait la satire) furent aussi les meilleures. Mais personne, même parmi les hommes qui l’avaient fait roi, n’en sut gré à Louis-Philippe, personne ne voulut comprendre la sagesse et la prévoyance de sa politique. On vit, en 1839, une des manifestations les plus significatives de toute la vie parlementaire de la monarchie de Juillet. Les chefs de groupe et de clan évincés, toutes les illustrations avides de pouvoir, tous les amours-propres blessés s’unirent alors pour arracher au roi la direction des affaires. Ce fut la coalition menée par Broglie, par Thiers et par Guizot. Ainsi ces trois hommes politiques ont pris, à doses égales, leur part de responsabilité dans l’événement international de 1840 si grave pour la France, qui se préparait. Comme sous la Restauration, la politique étrangère elle-même, elle surtout, fut l’arme dont les partis se servirent contre la couronne. Molé succomba à l’« immorale et funeste coalition », et le roi, dont le pouvoir personnel était visé derrière Molé, fut atteint en même temps que lui.

Ce triomphe de la politique des partis reçut, malheureusement pour la France, un châtiment éclatant et rapide. La coalition parlementaire reprochait à Louis-Philippe de manquer de fierté vis-à-vis de l’étranger. Or il advint que Thiers, rentré au pouvoir, inaugura une politique active et provocante, dont le principe fut de soutenir Méhémet-Ali contre le Sultan et au besoin contre l’Europe. Thiers avait pris le ministère le 1er mars 1840. Le 15 juillet, la France apprenait soudainement que les quatre grandes puissances avaient réglé la question d’Orient sans elle, sans la consulter, sans même l’avertir. Nous étions revenus à la situation de 1830 et de 1814, avec la Sainte-Alliance contre nous. Mais, aux gouvernements, s’étaient joints les peuples. Il fallut compter cette fois avec le nationalisme germanique réveillé et qui avait retrouvé sa violence des temps napoléoniens et de la guerre d’Indépendance. Thiers avait bravé l’Europe. Il avait réchauffé les souvenirs de la Révolution et de l’Empire. Il acceptait sans déplaisir l’idée d’une guerre qui eût mis la France aux prises avec l’Europe entière, guerre absurde, mais qui l’eût couvert de gloire, quelle qu’en fût l’issue. On le trouvait dans son cabinet, couché à plat ventre sur des cartes où, tel Bonaparte, il préparait ses batailles… La guerre fut évitée encore une fois par Louis-Philippe qui, heurtant l’opinion au risque de passer pour pusillanime, et n’hésitant pas à découvrir sa personne, réparait la faute de son belliqueux ministre, Louis-Philippe s’était mis courageusement en travers du courant qui entraînait la France vers une lutte inégale avec l’Europe. Il ne craignit pas de s’exposer lui-même, de sortir de sa neutralité constitutionnelle, de braver l’impopularité en résistant à ce qu’il appelait avec sagesse « la lutte d’un contre quatre ». Mais, Thiers ayant offert sa démission au roi qui lui refusait « sa » guerre, Louis-Philippe ne voulut pourtant pas qu’il fût dit que le ministre dont il n’approuvait pas la politique eût quitté les affaires sous la menace de l’étranger. Ce fut Thiers encore qui, en octobre 1840, procéda aux préliminaires de l’arrangement très honorable par lequel notre protégé Méhémet-Ali, en échange de la Syrie restituée au Sultan, recevait l’investiture héréditaire pour l’Égypte que les puissances, en juillet, voulaient lui retirer. Thiers ne quitta le pouvoir qu’après un discours où, par une dernière rodomontade, et pour sauver l’échec, il se plaisait encore à braver l’Europe[6].

La monarchie avait préservé la France d’une guerre désastreuse, du Waterloo ou du Sedan dans lequel l’eût jetée l’aveuglement de l’opinion, aggravé par l’amour-propre des chefs politiques, exploité par le régime des partis. Cependant l’entreprise guerrière dans laquelle Thiers, par vanité, eût lancé tout un peuple, laissait en Europe des ferments dangereux pour la France. En Allemagne, le nationalisme en resta longtemps exalté. C’est ce que Metternich observait avec sa pénétration et son ironie hautaine : « M. Thiers, disait-il, aime à être comparé à Napoléon. Eh bien ! en ce qui concerne l’Allemagne, la ressemblance est parfaite et la palme appartient même à M. Thiers. Il lui a suffi d’un court espace de temps pour conduire ce pays-là où dix années d’oppression l’avaient conduit sous l’Empereur. » Et Henri Heine n’en jugeait pas autrement que le technicien de la Sainte-Alliance : « M. Thiers, a-t-il écrit, par son bruyant tambourinage réveilla notre bonne Allemagne de son sommeil léthargique et la fit entrer dans le grand mouvement de la vie politique de l’Europe. Il battait si fort la diane que nous ne pouvions plus nous rendormir, et, depuis, nous sommes restés sur pied. Si jamais nous devenons un peuple, M. Thiers peut bien dire qu’il n’y a pas nui, et l’histoire allemande lui tiendra compte de ce mérite. » Ces lignes étaient imprimées en 1854. Seize ans plus tard, l’événement donnait raison à Henri Heine. C’était Sedan.

Cependant, en France non plus, l’alarme de 1840 ne fut pas perdue pour tout le monde. Un des complices de « l’immorale et funeste coalition » comprit l’étendue de sa faute. Il l’a même, par la suite, reconnue publiquement. C’était Guizot. Se séparant de Thiers et des parlementaires, renonçant à la basse politique des partis, Guizot devait dès lors travailler avec Louis-Philippe à réparer le mal qu’il avait fait. Il fut le Molé de la seconde partie du règne. Et il est juste de dire aussi que le duc de Broglie, un des premiers, avait entendu la sévère leçon donnée par l’Europe, renoncé à son intransigeance doctrinaire, aidé le roi à conjurer le péril.

Tout était à refaire pour rendre à la France sa véritable politique nationale, la politique de sa sécurité et de ses intérêts. Grâce à Louis-Philippe encore, aidé des collaborateurs nouveaux que l’expérience avait formés, les fils rompus furent renoués avec patience et avec art. On rechercha d’abord l’alliance des temps de crise, celle qui garantit la paix, l’alliance anglaise. Ce fut la première Entente cordiale. Il est vrai qu’elle fut ébranlée par les mariages espagnols, brillante rentrée dans la politique bourbonienne. Puis un accord fut conclu avec Metternich afin de prévenir les troubles et les révolutions qui s’annonçaient dans l’Europe centrale et qui menaçaient la France autant et au même titre que l’Autriche.

On a quelquefois objecté à ceux qui blâment la politique du Second Empire et le système des nationalités : Qui vous donne le droit de dire que le cours de l’histoire pouvait changer ? Quels moyens possédait-on de s’opposer à la formation de l’unité allemande ?

Il apparaît qu’il était très simple, et qu’il était suffisant de continuer ce qui avait été conçu en 1847. À ce moment, Frédéric-Guillaume IV, abandonnant la Sainte-Alliance, laissait percer les projets de la Prusse en soutenant le mouvement libéral allemand, en convoquant les États provinciaux prussiens pour accuser sa rupture avec ce qu’on nommait l’absolutisme, en prenant enfin contre l’Autriche et les cours moyennes la direction du mouvement unitaire et national en Allemagne. C’étaient les ambitions prussiennes qui se ranimaient. Contre ces ambitions, une alliance éprouvée se reforma, celle de la France et de l’Autriche, qui avaient un intérêt égal à les arrêter et à protéger l’indépendance des États allemands de second ordre. L’entente se fit entre Guizot et Metternich telle qu’elle s’était nouée quatre-vingt-dix ans plus tôt entre Kaunitz et Bernis. C’était, comme en 1756, une alliance conservatrice destinée à prévenir un bouleversement de l’ancien monde, un déplacement de l’équilibre des forces dans l’Europe centrale.

À ce moment, en effet, une agitation nouvelle, fomentée d’ailleurs par Palmerston, paraissait en Italie. Guizot et Louis-Philippe étaient sagement opposés à l’unité italienne. Il n’était plus à craindre, comme quelques années auparavant, que l’Autriche s’emparât de la péninsule entière. Là encore, l’Autriche et la France pouvaient s’entendre. On s’accorda dans les conditions les plus prévoyantes et les plus adroites. L’Autriche était suspecte en Italie ; c’est à la France qu’était confiée la pacification italienne. La France était redoutée en Allemagne ; c’était l’Autriche qui se chargeait d’y rétablir l’ordre. Programme excellent, et dont on peut d’autant mieux apprécier l’excellence, que c’est exactement le programme inverse que Napoléon III suivra en 1859 et en 1866 et qui le conduira au désastre de 1870.

« Tenir bon », tel était le mot d’ordre de Metternich en février 1848. À ce moment, la situation de la France en Europe était des plus favorable. La France se trouvait dans la meilleure posture pour attendre les événements. 1830 et 1840 étaient effacés. Le tsar lui-même fléchissait dans son opposition à la monarchie de Juillet. Comme on l’a écrit, la France, aux premiers jours de 1848, « avait reconquis la faculté de faire au dehors de la grande politique ».

C’est alors qu’éclate une révolution nouvelle, une révolution qui demande autant de « réformes » au dehors qu’au dedans, qui s’insurge autant contre la politique extérieure que contre la politique intérieure, qui proclame le droit des peuples bien plus même que le droit du peuple français, révolution qui est internationale, qui est allemande, qui est italienne, qui est polonaise, quoiqu’elle éclate à Paris, et qui affirme son caractère et sa volonté en commençant sous les fenêtres du ministère des Affaires étrangères, boulevard des Capucines, aux cris de : Vive la Pologne ! et de : Vive l’Italie ! pour protester contre la politique de Louis-Philippe et de Guizot. Cette révolution se faisait en apparence contre les partisans du suffrage restreint, suffrage ni plus éclairé ni plus désintéressé que le suffrage universel, certainement moins souple et moins docile, on venait d’en faire l’expérience. Elle s’est faite en réalité contre ce que Carrel avait appelé « l’impertinent et lâche système qui proclamait l’égoïsme politique de la France ». L’opposition, après avoir reproché à Louis-Philippe ses efforts pour maintenir la paix, l’accusait de trahir en Europe la cause de la France, liée à celle de la liberté et des nationalités. C’est par les journalistes, par les orateurs, que l’opinion avait été excitée. De la tribune du parlement, où ces reproches n’étaient qu’un prétexte, ils avaient passé dans la foule. Ils furent consubstantiels à l’insurrection, et l’exploitation de l’idéalisme révolutionnaire par la bourgeoisie libérale porta, à ce moment, ses fruits les plus singuliers. Lamartine, plaidant contre Guizot la cause des peuples, était sincère. Comment Thiers l’eût-il été ? Thiers, dans sa lutte avec Guizot, s’était fait l’avocat du principe des nationalités dont il sera l’adversaire dix ans plus tard, lorsqu’il s’agira de combattre l’Empire. Dans le discours qu’il prononçait sur les affaires étrangères, en février 1847, Thiers traçait, ni plus ni moins, les grandes lignes de la politique de Napoléon III. Les fautes que Thiers dénoncera lui-même plus tard au Corps législatif avec toute l’éloquence qu’on gagne à avoir raison, il les suggérait, par esprit d’opposition et de rancune, à l’opinion publique et au gouvernement du lendemain. Cet adversaire de l’Empire, autant que personne en France, aura rendu possible le coup d’État de Louis-Napoléon.

La monarchie de Juillet tomba au moment où la fermentation de l’Europe exigeait plus que jamais, de la part de la France, une politique de circonspection. Louis-Philippe, « parce que Bourbon », n’avait servi que les intérêts du pays. La démocratie n’avait pas su le comprendre. Et les partis s’étaient fait un jeu de l’aveugler, d’exploiter ses chimères, ses illusions, sa générosité. 1848 fut, si l’on veut, la victoire de la nation, mais sa victoire contre elle-même. La France, désormais, sera libre de servir la cause des peuples, de reprendre en Europe le programme de la politique révolutionnaire, libre de sacrifier, de gaspiller ses chances, de compromettre sa sécurité et son avenir. Quelqu’un viendra même qui exécutera le programme devant lequel la seconde République aura reculé. La dernière forme de la monarchie disparue, il n’y aura plus personne pour défendre avec efficacité l’intérêt national français.

Lamartine, dans la Chambre du gouvernement de Juillet, où il « siégeait au plafond », s’était écrié un jour : « Ressusciter l’Italie suffirait à la gloire d’un peuple. » Soudainement porté au pouvoir par la révolution de février, le poète, avec cette intelligence intuitive dont il a plusieurs fois donné des preuves mémorables, comprit que la République perdrait la France si elle accomplissait au dehors la politique des nationalités. Le jour où il pénétra au ministère des Affaires étrangères dont venait d’être chassé Guizot, un des fonctionnaires de la maison, le plus haut en grade, le plus expérimenté, qui avait été un des ouvriers de l’accord avec Metternich, déclara au ministre nouveau, après lui avoir passé les services, qu’il n’avait plus autre chose à faire que de donner sa démission. « Pas du tout, répliqua Lamartine avec vivacité. Vous êtes notre maître et c’est vous que je veux consulter. » Étonnant hommage rendu à Guizot et à Louis-Philippe ! Après les avoir renversés, Lamartine devait s’inspirer d’eux dans son bref passage aux affaires. Comme eux, il allait s’opposer à la « politique que le peuple élaborait depuis 1815 » et que la démocratie victorieuse croyait voir triompher avec lui. Le poète, converti au bon sens par sa responsabilité, devait désavouer les propagandistes révolutionnaires, leurs coups de main en Savoie et au delà du Rhin, adjurer le peuple de songer à la France avant de songer à l’Allemagne, à l’Italie, à l’Irlande, à la Pologne… Dans sa longue et mélancolique retraite, le poète s’est-il jamais dit que sa brutale disgrâce, son impopularité cruelle étaient venues de là ? A-t-il compris que l’élection foudroyante de Louis-Napoléon tenait à la promesse que, dès l’affaire de Strasbourg, celui-ci avait solennellement apportée, lorsque l’héritier du nom napoléonien s’était présenté comme l’exécuteur du testament de Sainte-Hélène, lorsqu’il avait juré « de vaincre ou de mourir pour la cause des peuples » ? Lamartine a-t-il entendu le sens des clameurs que la foule élevait contre lui dans cette journée du 15 mai où sa gloire sombra ? A-t-il su pourquoi, à l’élection du 10 décembre, l’homme de Strasbourg avait été élu, tandis que lui, le héros de février, n’obtenait qu’une poignée de suffrages ? Il se peut… Lamartine n’en a jamais rien dit. Il ne s’est jamais plaint, pas plus que ne s’étaient plaints Louis-Philippe ou Charles X. Il a dédaigné d’expliquer ce qu’il avait voulu faire pour son pays. Il a emporté son secret.

Il a fallu que la démocratie trouvât dans un deuxième Napoléon son fondé de pouvoir pour que sa politique prévalût, pour que la « cause des peuples » triomphât. La deuxième République avait vécu du pur amour des nationalités opprimées, brûlé du désir de les aider à faire leur unité. Michelet a raconté plus tard ses sentiments, son émotion, partagés par tous les témoins, quand, à la fête du 4 mars 1848, devant la Madeleine, parmi les drapeaux qu’apportaient en cortège les exilés des pays opprimés, il vit « le grand drapeau de l’Allemagne, si noble (noir, rouge et or), le saint drapeau de Luther, Kant et Fichte, Schiller, Beethoven, et, à côté, le charmant tricolore vert de l’Italie ». Rappelant ces souvenirs, chers à son cœur, Michelet s’écriait, vingt-deux ans plus tard : « Quelle émotion ! Que de vœux pour l’unité de ces peuples ! Dieu nous donne, disions-nous, de voir une grande et puissante Allemagne, une grande et puissante Italie. Le concile européen reste incomplet, inharmonique, sujet aux fantaisies cruelles, aux guerres impies des rois, tant que ces hauts génies de peuples n’y siègent pas dans leur majesté, n’ajoutent pas un nouvel élément de sagesse et de paix au fraternel équilibre du monde. » Monument de toutes les illusions de la démocratie ! Texte étrange à relire aujourd’hui, texte qui éclaire aussi notre histoire et qu’il faudra mettre en épigraphe d’une future histoire philosophique de la guerre de 1914 et de ce qui l’a suivi, puisque, relevé pour un temps par la République allemande, le drapeau noir, rouge et or, le saint drapeau de Luther et de Kant, vient d’être amené de nouveau.

Pourtant, les mois qui suivirent la révolution de février ne favorisèrent pas la cause des peuples. L’unité italienne fut battue à Novare. L’unité allemande échoua au Parlement de Francfort. Cet échec était aussi celui de la révolution allemande, une révolution à l’image de celle de 1789, qui voulait fonder la nation germanique par la liberté. Car la révolution et même la République, qu’un si grand nombre de nos contemporains voyaient dans l’avenir de l’Allemagne, ont appartenu, deux fois déjà, à son passé.

Les nationalistes — on dirait aujourd’hui les pangermanistes — du Parlement de Francfort espéraient donner au patriotisme allemand la satisfaction et la réparation qu’il attendait depuis 1815. C’étaient en même temps des libéraux, et, comme les appelait Metternich, des jacobins. Ils croyaient à l’unité de tous les pays allemands, l’Autriche comprise, par un régime parlementaire et libéral. Les poètes, les historiens, les philosophes, les philologues qui avaient répandu, en opposition avec l’ensemble des forces conservatrices et particularistes d’Allemagne, l’idée d’une renaissance de la patrie allemande, s’imaginaient aussi qu’ils en seraient les fondateurs. Ces professeurs, ces intellectuels abondaient au Parlement de Francfort. Leur échec fut rapide et complet, mais ils ne disparurent pas sans avoir laissé une trace. Leur œuvre devait être reprise.

L’Assemblée s’était dissoute après des scènes de désordre et des massacres. L’essai d’une unification de l’Allemagne par le libéralisme était concluant. Ce n’était pas ainsi que le nationalisme germanique réussirait. Entre le libéralisme et le nationalisme, les patriotes allemands devaient choisir. Bismarck, bientôt, choisira pour eux, et l’unité allemande, au lieu d’aboutir à la naissance d’une grande République idéaliste (comme se le figurait Michelet entre tant d’autres), se formera à l’image de son créateur, l’État prussien, monarchique, aristocratique et guerrier.

Quel que soit le génie politique de Bismarck, tout montre, cependant, qu’il n’eût pas réussi à faire sortir l’unité allemande des limbes où le Parlement de Francfort l’avait replongée, s’il n’avait rencontré, pour seconder ses projets, Napoléon III et la politique des nationalités.

Bismarck a eu un prédécesseur dont le nom est aussi obscur que le sien est illustre. Ce précurseur malheureux a voulu tenter la même chose, l’unité de l’Allemagne par l’hégémonie prussienne. Radowitz, en 1849, entreprit, par le même programme que celui de Bismarck, de faire des Hohenzollern les syndics du patriotisme allemand et de montrer qu’eux seuls pouvaient réussir où le Parlement de Francfort venait d’échouer. Pourtant Radowitz ne parvint qu’à procurer à la Prusse l’humiliation d’Ollmütz, au lieu de le mener à Sadowa et à Sedan. C’est qu’il s’était heurté à l’Autriche et à la Russie, unies pour faire respecter les données essentielles des traités de 1815 et pour barrer à la Prusse la voie qui l’eût conduite à la domination de l’Allemagne. Peut-être la Prusse eût-elle encore subi plus que cette reculade, déjà cruelle et humiliante, et l’Autriche aurait-elle profité de l’occasion pour lui reprendre la Silésie. Mais la Russie intervint dans un sens modérateur. Pour la seconde fois elle sauvait la Prusse d’une situation désespérée. Ainsi avait-elle fait déjà au temps de Frédéric II. Elle devait, plus tard, regretter ce mouvement de bonté ou ce faux calcul. Tous ceux qui ont été bienfaisants ou indulgents pour l’État prussien ont eu, tour à tour, quand ce n’est pas tous ensemble, à le regretter.

La tentative de Radowitz, ce Bismarck sans bonheur, appartient à l’histoire la plus rétrospective. Elle est intéressante parce qu’elle prouve, à l’inverse d’un préjugé très répandu, que l’unité allemande n’était ni fatale ni nécessaire. Il a fallu, pour qu’elle pût s’accomplir, que la France lui ouvrît elle-même le chemin en faisant tomber les barrières et en détruisant les dernières garanties de l’ordre européen constituées par ce qu’il restait des principes du traité de Westphalie dans les traités de 1815.


Ici nous arrivons de nouveau à l’un des trois ou quatre points culminants de notre histoire. En élisant d’enthousiasme Louis-Napoléon, en renouvelant à Napoléon III empereur, par des plébiscites répétés, la consécration du suffrage universel, la démocratie française a véritablement choisi sa destinée. Avec un Napoléon, « la politique que le peuple élaborait depuis 1815 » allait enfin s’accomplir. L’élu avait reçu le mandat de faire triompher la « cause des peuples » qu’il s’était engagé à soutenir. Jamais mandat impératif n’a été plus consciencieusement rempli. Jamais la démocratie française n’a eu de plus fidèle serviteur de ses volontés.


Une partie des républicains doctrinaires de 1848 avait pu bouder Napoléon, après avoir conseillé au peuple d’élever contre lui des barricades. Le grand reproche qu’ils adressaient à l’homme du Deux-Décembre, à celui qui avait étranglé la liberté, s’affaiblit à mesure que l’Empereur acheva ce qui, dans le programme de la démocratie, tenait le plus au cœur des Français, ce qui représentait l’essentiel de la doctrine. La situation de Victor Hugo, dans son exil volontaire, devint ridicule, lorsque, d’année en année, on vit s’accomplir les vœux du romantisme pour l’affranchissement des peuples, œuvre à laquelle l’Empire se dévouait. Ce que Hugo avait chanté, Napoléon III en faisait du réel. La lutte contre les puissances de réaction et l’évangile de la libération européenne formaient encore le sujet d’un poème célèbre des Châtiments, comme ils avaient inspiré les chansons de Béranger, cent pages ardentes de Quinet et de Michelet. Cette lutte fut engagée par le Second Empire qui acceptait ce que la deuxième République n’avait osé entreprendre. Le système de Napoléon III fut d’ailleurs celui d’une balance équilibrée avec adresse. Au dedans, en faisant respecter l’ordre, la religion, la propriété, il donnait satisfaction aux conservateurs. Au dehors, par sa politique des nationalités, il comblait les vœux des démocrates. Ainsi sa position devant le suffrage universel était singulièrement forte. Plus tard, avec l’Empire libéral, il cherchera à renverser les termes de l’équation. Mais l’impulsion était donnée, les premiers résultats acquis et les conséquences ne pouvaient plus être retenues. En essayant de revenir en arrière, l’Empire précipitera seulement la catastrophe…

On a dit que le caractère de Napoléon III était indécis. Dans sa volonté de mener jusqu’au bout la politique des nationalités, il a montré pourtant, jusqu’en 1866, une résolution dont rien ne put le distraire. Pour abolir les traités de 1815, ce qui était la condition préalable d’un remaniement de l’Europe, Napoléon III procéda par étapes exactement calculées. La première fut la guerre à la Russie. Affaiblir la Russie, abattre le prestige du tsar en Europe, c’était détruire la Sainte-Alliance, c’était rendre possible une guerre contre l’Autriche afin de libérer l’Italie. La démocratie comprit à merveille ce calcul, pressentit que ses vœux allaient être remplis. La guerre de Crimée, la guerre contre le tsarisme et l’autocratie fut une guerre populaire. M. Gustave Geffroy a raconté, dans l’Enfermé, comment le révolutionnaire Blanqui fit parvenir, du fond de son cachot, ses félicitations à l’homme du Deux-Décembre en apprenant que l’Empire allait combattre la réaction moscovite. En exacte concordance, Bismarck, de son côté, a rapporté, dans ses Souvenirs, que ses yeux commencèrent à s’ouvrir, que ses sentiments profondément réactionnaires de hobereau prussien changèrent, qu’il cessa d’être partisan de la Sainte-Alliance à compter de la guerre de Crimée et qu’il conçut alors son système : profiter de tout ce que ferait Napoléon III contre les traités de 1815 pour pousser jusqu’au bout la destruction de ces traités, par qui la Prusse était enchaînée et impuissante, puis unir l’Allemagne et conférer la couronne impériale aux Hohenzollern.

Après la prise de Sébastopol et le traité de Paris, qui lui donnaient une position éminente en Europe, Napoléon III pouvait tout faire, le bien comme le mal. Ce fut le mal qu’il choisit en connaissance de cause. En vain Drouyn de Lhuys avait-il conseillé une sage et prudente politique de conservation européenne, un retour au système de Guizot et de Vergennes, une entente avec l’Autriche, de moins en moins à craindre pour nous. Napoléon III refusa avec netteté. La cause des peuples lui commandait de se servir de sa puissance en Europe pour libérer, d’abord, l’Italie. La Russie, gravement atteinte, ne pouvait plus venir au secours de Vienne. C’est la guerre contre l’Autriche que voulut et que choisit délibérément Napoléon III pour affranchir l’Italie et créer un État italien.

La guerre de 1859 marque l’apogée de la popularité du Second Empire. La démocratie se reconnaît elle-même, s’admire, applaudit ses plus vieilles aspirations satisfaites par cette guerre contre l’Autriche. D’anciennes traditions, des passions transmises de très loin se raniment. Le procureur général Pinard, célèbre par les invectives de Victor Hugo, prononçait alors ce mot curieux : « Pour trouver les partisans d’une guerre en Italie, il faut aller les chercher dans les centres où l’on complote la chute de l’Empire. » C’était, sous une forme excessive, l’expression d’une idée juste. La guerre contre l’Autriche absolutiste et cléricale, la guerre pour la libération italienne, transportait d’enthousiasme les libéraux (Havin et Guéroult), et les républicains mêmes qui n’avaient pas désarmé dans leur ressentiment contre le coup d’État. C’est Jules Favre qui adressait alors à l’Empereur cette apostrophe : « Si vous voulez détruire le despotisme autrichien, délivrer l’Italie de ses atteintes, mon cœur, mon sang, tout mon être est à vous. » Le jour où Napoléon III se rendit à la gare de Lyon pour rejoindre notre armée de Lombardie fut le plus beau jour de son règne. Paris en fête couvrit sa voiture de fleurs. Le faubourg Saint-Antoine, où les barricades du Deux-Décembre s’étaient dressées, l’acclama.

Magenta, Solférino, brillantes victoires, n’avaient pourtant pas fait couler le sang français pour l’Italie seule. C’est pour la Prusse, pour l’ennemi du lendemain, que la démocratie napoléonienne avait travaillé. Bismarck disait alors, sans déguiser son contentement : « Si l’Italie n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Dès lors, il voyait la possibilité de chasser l’Autriche de l’Allemagne, de s’allier contre elle au jeune État italien. Encore deux fautes de Napoléon III, et Bismarck réussira pleinement.

Ces deux fautes, la démocratie napoléonienne, en vertu de ses principes, ne devait pas manquer de les commettre. Ce fut d’abord l’affaire des duchés, où Bismarck entraînait l’Autriche avec perfidie pour mieux se brouiller avec elle. Au nom du principe des nationalités, Bismarck réclamait le Schleswig-Holstein. Au nom du principe des nationalités, Napoléon resta neutre, laissa écraser le Danemark. Plus tard, il éprouva le besoin de s’excuser, avec une naïveté d’ailleurs prodigieuse : « L’Empereur, après avoir proclamé très haut le principe des nationalités, pouvait-il tenir, sur les bords de l’Elbe, une autre conduite que celle qu’il avait suivie sur les bords de l’Adige ? Il était d’ailleurs bien loin de supposer que la guerre, dont le but avoué était de soustraire les Allemands à la domination danoise, devait avoir pour résultat de mettre des Danois sous la domination allemande. » Tel est le danger de ce fameux principe, dans lequel on veut voir aujourd’hui le remède aux maux de l’Europe. Principe à double tranchant : après avoir mis les Danois et des Alsaciens-Lorrains sous la domination prussienne, pourquoi, dans l’avenir, deviendrait-il incapable de créer d’autres désordres et d’autres iniquités ?

La guerre de 1864 avait procuré à Bismarck l’occasion recherchée par lui d’une rupture avec l’Autriche pour chasser définitivement cette puissance hors d’Allemagne. Quand la guerre de 1866 eut éclaté, Napoléon III se trouva encore engagé par son système à rester neutre. D’ailleurs, la Prusse n’était-elle pas l’alliée de l’Italie ? Se retourner contre la Prusse, prendre le parti de l’Autriche, n’eût-ce pas été renier la guerre de 1859, remettre en question la libération italienne ? Napoléon III l’eût-il voulu, comme le conseillait Drouyn de Luis, toujours inécouté, que l’opinion publique ne le lui eût pas permis. Toute l’opinion libérale et républicaine, toute la presse démocratique s’exaltaient pour la cause prussienne qui était la cause de l’unité italienne et de l’unité allemande : exaltation sincère, naturelle, conforme aux traditions de la démocratie. Bismarck s’est vanté plus tard d’avoir nourri cet enthousiasme par des subsides adroitement distribués et il a expliqué comment il n’eut, le jour où il voulut la guerre contre la France, qu’à suspendre ces distributions pour attiédir les sympathies prussophiles. L’or peut jouer le rôle d’agent provocateur, mais les idées mènent le monde. Pour comprendre la politique française en 1866, l’accord de Napoléon III avec l’opinion, il faut se rendre compte de ce qu’était l’état des esprits en France pendant les quatre années qui ont précédé Sedan. Ce n’est pas par inconscience, certes, que l’opinion publique a péché alors. On peut dire que la nation a choisi son destin. « L’unité de l’Allemagne, comme l’unité de l’Italie, c’est le triomphe de la Révolution », disait Le Siècle. La Liberté demandait que la France restât fidèle à « la politique de la prédominance d’une Prusse protestante en Europe ». Émile de Girardin, idole du public, toujours tranchant, écrivait dans La Presse : « Que la France demeure calme, ou qu’elle tire l’épée, la France est logiquement avec la Prusse, parce qu’elle est indissolublement avec l’Italie. » Et Peyrat, beaucoup plus radical, dans son Avenir national, insistait encore : « La guerre commencée en Italie et en Allemagne ne peut manquer de devenir générale. Les puissances, aujourd’hui neutres, y seront entraînées bon gré mal gré, et la France notamment est appelée à y jouer un rôle prépondérant. Au point de vue du droit, il n’y a pas de cause plus juste que celle de l’Italie, au point de vue de nos intérêts généraux et de notre honneur national, il n’y en a pas qui soit plus essentiellement française. En ce qui concerne l’Allemagne, l’Empereur n’est pas moins explicite. On voit bien sa pensée et son but. Il reconnaît que la Prusse et la confédération germanique cherchent naturellement à se donner : la Prusse, plus d’homogénéité et de force dans le nord ; la confédération, une union plus importante. C’est la politique de M. de Bismarck. » Guéroult, dans L’Opinion nationale, n’était pas moins favorable à la politique de l’Empire et la déclaration de Napoléon III donnait satisfaction à ses vœux : « Quant à nous, il nous serait d’autant plus difficile de ne pas l’approuver que nous sommes assez heureux pour y retrouver, revêtus de ce style élevé et substantiel dont l’Empereur a le secret, les vues que nous n’avons cessé de développer, depuis bientôt un an, sur les causes du conflit allemand, et, depuis sept ans, sur la solution de la crise qui agite l’Italie. » Le Journal des Débats approuvait au nom du libéralisme doctrinaire : « La déclaration contenue dans la lettre de l’Empereur ne laisse aucun doute sur la politique que le gouvernement compte suivre en prévision des événements qui se préparent, et, nous devons le dire, cette politique est conforme sur tous les points essentiels à nos propres idées. » Enfin, Le Siècle, par la plume d’un autre de ses rédacteurs, plus explicite encore que tous ses confrères, écrivait ceci : « Qu’on le sache bien : être pour la Prusse et pour l’Italie, c’est vouloir le triomphe de la plus juste des causes. C’est rester fidèle au drapeau de la démocratie. Et, maintenant, que les adversaires de l’Italie — et de la Prusse — disent franchement s’ils sont pour ou contre la démocratie et la révolution. »

Ainsi, à ces jours critiques de 1866, si l’on était pour la démocratie et la révolution, on devait être pour la Prusse. Comment, aujourd’hui, ne pas évoquer ces souvenirs ! Quel retournement des situations et des idéologies, quel emploi des mêmes formules qui devaient s’appliquer par la suite au militarisme prussien et à la réaction prussienne ! Les historiens de l’avenir railleront peut-être. Mais nous, ce n’est pas par leur ironie que nous frappent ces variations de l’opinion publique. Nous sommes sensibles surtout aux erreurs de la démocratie, erreurs homicides, qui devaient coucher tant de Français sur les champs de bataille de 1870, en coucher davantage encore sur les champs de bataille de 1914.

À la nouvelle de Sadowa, Paris, alors républicain, avait illuminé. Oui, le Paris de 1866 illuminait pour la victoire de la Prusse. N’était-ce pas, comme disait Le Siècle, une victoire de la Révolution ? Et l’on était à si peu de mois de l’année terrible ! Jamais foule n’aura crié d’un meilleur cœur : « Vive ma mort ! meure ma vie ! » Quand on s’aperçut de la vérité, quand Thiers eut lancé ses vains et tardifs avertissements, quand il apparut que la Prusse devenait redoutable, qu’elle était sur le point de ressusciter une puissante Allemagne, que le tour de la France était venu après celui du Danemark et de l’Autriche — alors il fut trop tard. La démocratie allait, plus cruellement qu’il ne lui était arrivé encore, payer ses erreurs, son ignorance. Et nous les expions à notre tour. Jamais et pour aucun peuple la parole biblique n’a été plus vraie : « Les pères ont mangé des raisins verts et les fils ont les dents agacées. » À Sedan, la « politique que le peuple élaborait depuis 1815 » parvenait à son terme. Les Français que le plomb de la « Prusse libérale », de « l’alliée naturelle » de la France, vint tuer alors, purent répéter, comme ceux qu’il a tués depuis, le grand mot amer d’un des poètes de la sagesse romaine : Delicta majorum ! C’est des fautes de nos pères que nous mourons ! Notre destin, notre tombeau, nos propres générateurs nous l’ont préparé…


CHAPITRE VI

LA CATASTROPHE


L’histoire, quand elle est vue dans ses ensembles, montre la rigueur avec laquelle les événements s’enchaînent et s’engendrent les uns des autres. Mais ces enchaînements sont lents. Ils s’espacent sur de longues séries d’années. Ils sont d’une complexité redoutable aux yeux des vrais hommes d’État qui en ont l’intelligence et qui savent que, bon ou mauvais, un germe fixé dans le sol politique peut ne lever que longtemps après qu’ils ont eux-mêmes disparu. Les exemples abondent, au cours des siècles de notre histoire que nous venons de passer en revue et, pour ainsi dire, à vol d’oiseau. Le bienfait que Louis-Philippe a valu à notre pays en créant la neutralité belge n’a porté tous ses fruits que sous nos yeux. De même les erreurs de la Révolution et de l’Empire n’ont produit toutes leurs conséquences funestes qu’avec le temps. C’est de la même manière que la guerre de 1870, en plus des effets directs de la défaite pour notre pays, a eu, pour l’Europe entière, des effets indirects, qui ont lentement formé la situation d’où la guerre générale devait sortir.

Et d’abord, après 1870, lorsque l’unité allemande fut faite et un Empire allemand fondé, les suprêmes garanties de l’Europe contre les abus de la force disparurent avec les derniers vestiges des traités de Vienne et de Westphalie. « Il n’y a plus d’Europe » est le mot juste que le cardinal Antonelli avait dit le premier, qu’on a cent fois répété depuis. Il n’y a plus eu, en effet, après l’unité allemande, de traces de l’ancien système d’une Europe, organisée, vaille que vaille, contre les excès des plus forts. Le système d’équilibre auquel le monde européen était arrivé, grâce à la France, et qui reposait essentiellement sur l’impuissance de l’Allemagne, a été rompu. Le germanisme une fois en liberté, le règne de la force sans condition a reparu dans l’ancien monde, aggravé encore par la puissante concentration des États modernes et les ressources de la science. Terrible régression de l’espèce humaine dans un âge où jamais les hommes n’avaient été aussi fiers de leur progrès.

La Prusse ayant brisé les dernières conventions de la société des peuples, les autres États, il faut le reconnaître, s’affranchirent à leur tour et de la même façon. L’année 1870 marque l’avènement de l’anarchie internationale. Si l’égoïsme est une loi de la vie des États, il est des circonstances où l’égoïsme absolu coûte cher. Dans le désordre où la chute des anciens principes, la mêlée des nationalités et les fautes de la démocratie napoléonienne avaient jeté l’Europe, chacun assista à la défaite de notre pays avec la pensée de profiter de l’occasion. Thiers s’en aperçut cruellement lorsqu’il entreprit à travers les capitales cette tournée où il tenta de gagner des concours à notre pays. On raconte qu’arrivé à Londres, tandis qu’il plaidait la cause de la France dans le cabinet de lord Granville, le vieillard, vaincu par la fatigue, s’affaissa soudain et se tut. Lord Granville, sur le moment, le crut mort, et il se mit à penser qu’elle était très belle la fin de cet illustre homme d’État, succombant à l’heure où il parlait pour sa patrie vaincue… Ce n’est pas seulement avec cette indifférence esthétique que l’Angleterre de 1870 a regardé nos revers. Tout à fait négligente du péril allemand qui, alors, ne faisait que de germer pour elle, l’Angleterre agit même en sorte que personne ne pût venir à notre aide. Elle organisa la ligue des neutres, qui ne pouvait nuire qu’à la France en interdisant à ses membres d’entrer dans la guerre les uns sans les autres ; c’était exactement le contraire du pacte de Londres, signé en septembre 1914. Gladstone et le parti libéral, qui gouvernaient la Grande-Bretagne, ont assumé alors une lourde responsabilité envers leur pays. En laissant naître l’Empire allemand, ces pacifistes ont préparé pour l’avenir une guerre à laquelle leurs successeurs se sont vus contraints de faire face. Car c’est encore par un de ces retours des choses d’ici-bas dont l’histoire est coutumière, que l’Angleterre a dû déclarer la guerre à l’Allemagne en 1914 et que d’autres libéraux n’ont pu échapper à la nécessité de lancer ce défi.

L’Angleterre de ce temps ne fut pas, entre les puissances, la seule à prendre sa liberté. On n’a jamais déchiré tant de traités, renié à la fois tant de signatures qu’en 1870. L’Italie, entrant à Rome, tenait pour non avenue la convention de septembre. La Russie, effaçant les résultats de la guerre de Crimée, provoquait une révision du traité de Paris. De toutes parts, on s’affranchissait des obligations et des contrats. On a pu citer beaucoup d’aphorismes bismarckiens sur le droit et sur la force. Mais qui donc était le ministre qui affirmait alors que « le droit écrit fondé sur les traités n’avait pas conservé la même sanction morale qu’il avait pu avoir en d’autres temps » ? C’était Gortschakof, c’était le chancelier de l’Empire russe.

Le duc de Broglie a raconté que, lorsqu’il fut délégué par Jules Favre à la conférence de Londres, il partit avec un espoir et une ambition : recommencer l’œuvre de Talleyrand à Vienne, rendre à la France par la diplomatie ce qu’elle avait perdu par les armes. Il fut vite détrompé. La conférence internationale exclut de ses travaux les questions qui concernaient la France et l’Allemagne. Les temps avaient changé depuis 1815. Les circonstances aussi. Et le duc de Broglie, jusque-là beaucoup plus libéral que royaliste, regretta de n’avoir pas eu derrière lui un Louis XVIII, comme Talleyrand.

Vaincue et meurtrie, la France de 1871 avait pourtant pensé un moment à la monarchie comme à l’instrument ancien et éprouvé du relèvement national. La déception était immense et le peuple français venait d’être éveillé de son rêve par des coups cruels. L’invasion, deux provinces perdues, plus d’un million de Français arrachés à la patrie, une monarchie autoritaire et militaire mettant la main sur l’Allemagne, et l’Allemagne acceptant l’hégémonie prussienne : c’était donc cela, c’était cette faillite qu’avait apportée la politique fondée sur les principes de la Révolution, la cause des peuples et la propagande des idées libérales ! Alors, le peuple français, revenu de ses illusions, renoncera à toute grande action extérieure, se repliera sur lui-même, se vouera à sa réorganisation intérieure. Une nouvelle ère, une nouvelle expérience commenceront pour lui.

Au cours des années qui ont immédiatement suivi le traité de Francfort, on peut dire que la démocratie a véritablement fait son examen de conscience. Il est vrai qu’elle ne l’a pas conclu en reconnaissant ses erreurs. Oubliant le mandat impératif qu’elle avait donné à Napoléon III, les approbations répétées qu’elle avait apportées à sa politique, elle fit retomber toutes les responsabilités du désastre sur le « pouvoir personnel ». Les monarchistes eux-mêmes, à l’Assemblée Nationale, furent en grand nombre convaincus que le pouvoir personnel avait été la cause de nos malheurs. C’est le sentiment qu’exprimait le duc d’Audiffret-Pasquier lorsqu’il disait : « Nous ramènerons le roi ficelé comme un saucisson. » Le résultat fut qu’il n’y eut pas de roi du tout, ni « ficelé », ni autrement. C’est essentiellement sur cette idée qu’échoua la restauration de la monarchie. Le régime républicain parlementaire, la démocratie intégrale eurent des lors partie gagnée, et Bismarck, il ne s’en est pas caché, accepta cette solution avec plaisir. Même il s’est vanté d’avoir, à plusieurs dates critiques de nos luttes intérieures, « mis les choses en scène à Berlin ». La monarchie des Hohenzollern rendait à la France ce que les Capétiens avaient fait autrefois à l’Allemagne. Elle voyait chez nous avec faveur des institutions qui étaient le contraire des siennes. Et, quant à l’attitude à prendre à l’égard des affaires de France, Bismarck donnait à son maître le même conseil que Pierre Dubois avait donné à Philippe le Bel et Marillac à Henri II pour les affaires d’Allemagne.

Tandis que la France agitait la question de savoir si elle serait monarchie ou république, la terre continuait de tourner, les problèmes européens de se poser. L’unité italienne, l’unité allemande accomplies, le repos n’était pas acquis pour l’Europe. La question d’Orient, qui ne cessait de grandir et de s’impliquer plus dangereusement dans les affaires européennes depuis le XVIIIe siècle, se développait encore et sous des formes plus aiguës. Comme l’avait prévu Proudhon, de nouvelles nationalités aspiraient à prendre leur place au soleil, revendiquaient leur droit à l’indépendance et à la vie. Des peuples aussi négligés autrefois que peuvent l’être aujourd’hui des tribus asiatiques (qu’on se souvienne de ce que les Bulgares étaient pour Voltaire) prenaient conscience d’eux-mêmes. La conception des races s’étendait aux confins du monde européen. L’idée slave devenait un ferment semblable à ce qu’avait été l’idée germanique dans la période antérieure. Ce devait être l’origine de nouveaux et vastes conflits envenimés par les rivalités européennes.

La guerre russo-turque, la grande guerre nationale de la Russie, la guerre pour la délivrance des frères slaves opprimés, se termina par le Congrès de Berlin, théâtre des plus subtiles intrigues de Bismarck. La France, représentée à ce Congrès de l’Europe, en fut pourtant moralement « absente ». L’opinion publique, pour qui ces affaires orientales étaient neuves autant que lointaines, y assista distraitement. Distraction bien naturelle. Là-bas, pourtant, se formaient les orages de l’avenir, et la guerre de 1914 est sortie du Congrès de Berlin comme la plante sort de la graine. Bismarck avait spéculé sur l’inquiétude que les progrès de la Russie avaient inspirée à l’Angleterre pour s’introduire entre les deux puissances et exploiter leur rivalité. D’autre part, il avait saisi l’occasion de séduire l’Autriche, de l’attacher définitivement à l’Allemagne en lui montrant le chemin de l’Orient comme la compensation de Sadowa. Le point capital de son projet, c’était l’attribution à l’Empire austro-hongrois de la Bosnie et de l’Herzégovine. Quel Français se doutait alors que, de ce fait, son pays dût, trente-cinq ans plus tard, être engagé dans la guerre ? Les Anglais ne s’en doutaient pas davantage. Bien plus, l’Angleterre elle-même entra dans la combinaison de Bismarck. Ce fut lord Salisbury qui, par un scénario fort bien préparé, proposa que l’administration des deux provinces fût confiée à l’Autriche. Ainsi l’Autriche se trouvait mise en antagonisme, à plus ou moins longue échéance, mais d’une manière inéluctable, avec les Serbes, la Russie, le monde slave. Depuis, l’Angleterre est devenue, comme la France, l’alliée des Russes. Elle est entrée en guerre contre l’Autriche et l’Allemagne. Et l’une des causes immédiates de cette guerre a été l’annexion définitive de la Bosnie et de l’Herzégovine par l’empereur François-Joseph. Qui sait les renversements de points de vue, d’intérêts, de situations que pourra revoir l’avenir ?…

De longues années de paix armée suivirent, tandis que couvait cet incendie. On vit alors le peuple français laisser peu à peu tomber en oubli l’idée de revanche et, non sans ressentir par intervalles l’aiguillon de la menace allemande, s’abandonner à l’illusion de toutes les démocraties, qui, depuis celle d’Athènes, ont donné aux conflits de la politique intérieure le pas sur le reste. Les Républiques ont toujours tendance à vivre en vase clos. Ce paysan dont un pré ferme l’horizon, ce prolétaire dont les deux bras sont le seul bien, ce commerçant accablé de soucis, et même, dans une sphère supérieure, ce médecin, cet avocat, que leur profession spécialise, comment leur attention se porterait-elle avec continuité au delà des frontières ? Pendant quarante ans, à la Chambre française, faite à l’image de la société moyenne, les questions de politique extérieure n’ont jamais été traitées que par un petit nombre de parlementaires, toujours les mêmes, écoutés avec la déférence qu’on accorde à ceux qui ont pénétré des sciences ardues, mais écoutés avec distraction. En réalité, tous les ministres des Affaires étrangères du gouvernement de la République avaient suivi la politique qu’ils voulaient. Le Parlement leur donnait un blanc-seing. La démocratie française s’est occupée avant tout d’une redistribution des richesses. Sa grande préoccupation a été les impôts, les traitements, les retraites. Sa politique a été surtout fiscale. Son souci a été de répartir le capital de la nation, non de l’accroître, ni même de le protéger. Dans le même temps, nous avons vu, en Angleterre, une tendance toute pareille diriger le corps électoral et le Parlement. Selon la parole si souvent répétée par lord Rosebery dans ses campagnes contre le radicalisme anglais, et qui servira peut-être plus tard à caractériser l’attitude de la France et de l’Angleterre dans les années qui ont précédé la guerre, on s’occupait de créer, dans ces deux pays, une sorte de chimérique Eden sans s’inquiéter de savoir si les loups ne seraient pas tentés d’entrer dans la bergerie.

Cependant l’État monstrueux que la Prusse avait créé en Allemagne pesait sur la vie de l’Europe. Cette vaste monarchie autoritaire et militaire n’était pas dangereuse seulement par son organisation et par sa puissance. Les conditions mêmes de sa formation l’obligeaient à toujours grandir, à s’armer toujours davantage. Comme s’ils eussent senti que l’existence de l’Allemagne unie était un phénomène anormal, les fondateurs du nouvel Empire ont pensé, et leurs successeurs ont pensé comme eux, que cet Empire ne pouvait durer qu’en s’appuyant sur une force militaire immense, en gardant toujours les moyens d’intimider et d’attaquer à son heure des voisins, dont la coalition possible était pour Bismarck un cauchemar. De là est sortie la théorie de la guerre préventive. Il y a eu autre chose encore. Le prestige de l’Allemagne venait de ses victoires. Elle avait fondé son crédit dans le monde, son crédit politique et commercial et même le prestige de sa « culture » sur sa supériorité militaire. Nietzsche a dit un jour qu’en fait de poètes, d’artistes, de philosophes, l’Allemagne nouvelle avait Bismarck, et encore Bismarck, mais seulement Bismarck. Cette Allemagne a vécu, en effet, de l’autorité que lui avaient donnée les trois victoires successives de la Prusse, ces trois guerres de 1864, de 1866, de 1870, dont sir Edward Grey a dit avec éloquence et avec raison, mais une raison tardive, qu’elles avaient été trois guerres déclarées à l’Europe. Le système qui avait fondé la Prusse d’abord, l’Empire allemand ensuite, ne pouvait aller qu’en s’aggravant. Les choses se conservent par les mêmes conditions qui ont présidé à leur naissance. L’Allemagne unie a continué et duré par les mêmes moyens qui l’avaient tirée du néant, c’est-à-dire par la guerre, considérée comme une industrie nationale. C’est la pensée que ses chanceliers les plus divers n’ont jamais manqué de développer. Toujours plus de soldats, toujours plus de canons. L’Allemagne devait avoir des régiments comme une banque d’État a de l’or dans ses caves pour donner de la valeur à ses billets. Le chancelier Bethmann-Hollweg exposait la théorie peu de temps encore avant la guerre. Seulement, une heure est venue où la tentation a été trop forte de se servir de cette encaisse. Et la grande illusion de l’Europe aura été de croire que l’Empire allemand pouvait tenir neuf cent mille hommes de première ligne sous les armes pour conserver la paix, que cette puissance militaire, une des plus formidables que le monde ait jamais vue, n’exalterait pas le peuple qui la possédait, ne le pousserait pas aux idées de conquête et d’agression.

Les grands États qui, par indifférence, aveuglement ou calcul, avaient laissé la Prusse s’emparer de l’Empire allemand, n’avaient pourtant pas tardé à sentir la pointe du péril. En 1871, Charles Gavard, un de nos meilleurs diplomates, à ce moment à Londres, notait ceci dans son journal : « Le public anglais comprend que c’est la guerre perpétuelle qui commence. » Intuition fugitive sans doute. Bismarck s’appliqua à la dissiper en excitant l’Angleterre contre la Russie. Mais, dès 1875, quand il méditait d’en finir avec la France, la Triple-Entente s’était déjà spontanément dessinée comme une nécessité naturelle. Du temps devait passer encore avant qu’elle prît forme. Pourtant on peut dire que l’union des trois puissances destinées à devenir alliées, et leur conflit avec l’Empire allemand étaient inscrits dans le livre de la fatalité dès le jour où une grande Allemagne s’était refaite.

L’honneur de la nation française, à travers ses distractions et ses faiblesses, est d’avoir toujours gardé irréductibles l’idée de son indépendance et le sentiment de ses devoirs. Nous avons, au cours de ce livre, montré les erreurs et les responsabilités des régimes d’opinion. Mais ce qu’il faut proclamer très haut, c’est que jamais peut-être dans l’histoire on n’aura vu un peuple en démocratie fournir autant de résistance que le nôtre aux principes de dissolution que ses institutions lui apportaient. Une démocratie qui, pendant quarante-quatre années, a su accepter le lourd fardeau du service obligatoire et universel, c’est un des phénomènes les plus rares qu’il y ait dans les annales de l’humanité. La France, et elle s’en est aperçue cruellement, aurait dû s’armer, se préparer davantage pour résister à l’agression de l’Allemagne. Son grand titre de gloire, c’est qu’elle n’aura pas renoncé. Elle a assumé les sacrifices nécessaires. En 1914, elle a relevé le défi de l’Allemagne. Elle a fourni un effort, montré une persévérance qu’admirera l’histoire, une énergie qui fait honneur aux ressources de la race. Nous pouvons le dire hautement : aucun autre pays que la France n’était capable de cela. Quel n’eût pas été notre destin si, chez nous, la prévoyance eût été égale au courage, si le cerveau de l’État eût été aussi bon que le cœur des citoyens ?

Quelques années avant 1914, il était devenu opportun de reprendre l’image fameuse de Prévost-Paradol avant 1870. Les deux locomotives lancées sur la même voie à la rencontre l’une de l’autre, et dont Prévost-Paradol avait parlé à la fin du Second Empire, ce n’était plus seulement la France et la Prusse : c’était le monde germanique d’un côté, la Triple-Entente de l’autre. Un lieu commun, développé dans des discours et dans des journaux innombrables, a permis de soutenir jusqu’au jour de la déclaration de la guerre que la Triplice et la Triple-Entente avaient reconstitué l’équilibre de l’Europe, que les deux systèmes d’alliances se faisaient contrepoids, que le risque de guerre était par là-même écarté. Sans doute la France, la Russie, l’Angleterre, oubliant ce qui les avait séparées, avaient fini par s’unir contre le péril commun. Encore subsistait-il un doute sur la décision que prendrait l’Angleterre, qui, répugnant aux engagement précis, n’intervint en effet que le jour où la Belgique eut été envahie. Peut-être Guillaume II, qui, jusqu’à la vingt-cinquième année de son règne, s’était vanté d’être « l’empereur de la paix », n’eût-il pas jeté les « dés de fer » s’il n’avait cru que l’Angleterre resterait neutre. Encore n’est-ce pas certain. Il est sûr, en revanche, que la Triple-Entente avait un caractère purement défensif, ce qui n’empêchait pas que l’Allemagne se plaignît d’être « encerclée ». De là, chez elle, des armements croissants, un effort plus grand chaque fois qu’un événement nouveau, survenant dans la situation politique, semblait propre à diminuer son prestige en Europe. De son côté, la Triple-Entente, à regret le plus souvent, avec lenteur et avec retard, devait se mettre à égalité avec l’Empire allemand. Cet équilibre imparfait ne pouvait se terminer que par la guerre.

Ainsi la Triple-Entente n’a fait que suivre les impulsions venues de Berlin. Elle n’a fait que répliquer — toujours d’ailleurs, avec insuffisance, — aux mesures prises par l’Allemagne. Elle est restée fidèle au principe qui avait présidé à ses origines : le principe de résistance, le principe de non-acceptation, en réponse à la volonté expresse de l’Allemagne de dominer toujours par la puissance de ses armes, d’imposer sa volonté en intimidant l’Europe. La provocation ne pouvait pas partir du groupe formé par l’Angleterre, la France et la Russie. Mais l’obstacle que ce groupe opposait à l’hégémonie allemande, les efforts croissants auxquels il obligeait l’Empire, irritaient celui-ci. Dix fois l’Allemagne tenta de dissocier la Triple-Entente. En dépit de ses hésitations, de ses faiblesses, de ses lacunes, la Triple-Entente a duré. Plus l’Allemagne s’armait, se montrait menaçante et provocante, plus aussi la Triple-Entente se resserrait. Le jour devait venir où l’Allemagne tenterait de la briser. Ainsi, ce qui était fait pour conserver la paix se transforma en principe de guerre. Telle était encore une des fatalités vers lesquelles, depuis 1871, l’Europe marchait.

Un État où tout est né de la guerre et fait pour la guerre, dont la guerre est « l’industrie nationale », n’en court pourtant pas le grand risque sans qu’un ensemble de circonstances se soit produit qui l’y ait déterminé. L’Allemagne a peut-être laissé passer pour sa guerre préventive contre la Russie, sa guerre d’agression contre la France, des occasions meilleures que celle qu’elle a choisie en 1914. Ce fut en 1909, à propos des affaires d’Orient, que, pour la première fois, Guillaume II prit une attitude nettement belliqueuse. Pourquoi cela ?

Révolution turque de 1908, annexion définitive de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche, protestation de la Russie, mouvement général du slavisme contre la poussée du monde germanique vers l’Orient : l’enchaînement des causes est certain. Mais il faut remonter plus haut, comprendre que l’Allemagne, au Congrès de Berlin, en faisant attribuer la Bosnie à l’Autriche pour acquérir son alliance, en lui accordant une compensation à sa défaite de 1866, s’était engagée pour l’avenir. Cette compensation, il fallait la garantir à l’Autriche, sous peine de voir celle-ci aspirer à reprendre un rôle dans le monde germanique d’où elle avait été expulsée après Sadowa. Or, dans l’entre-temps, les peuples balkaniques s’étaient définitivement éveillés à l’existence. Comme l’avaient prévu, après Proudhon, quelques esprits pénétrants, le principe des nationalités, propagé dans l’Europe orientale, y produisait les mêmes bouleversements qu’il avait produits dans l’Europe centrale. Et la Russie se trouvait derrière la Serbie comme Napoléon III s’était trouvé derrière le Piémont… Conflits d’idées, de sentiments, d’intérêts, tout faisait glisser l’Europe vers la guerre. À l’ultimatum allemand de 1909, lui enjoignant de reconnaître l’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche, la Russie avait pu céder. Eût-elle cédé encore à l’ultimatum de 1914, l’Allemagne eût-elle remporté un nouveau succès de sa politique d’intimidation en obtenant que la Russie permît à l’Autriche d’écraser les Serbes, que la même situation se fût reproduite tôt ou tard. Un jour devait venir où une résistance profonde, commandée par l’instinct de conservation, serait opposée à une nouvelle exigence de l’Allemagne, sous peine pour l’Europe de subir la loi du monde germanique.

Malgré la puissance de ses armées, la plus redoutable machine de guerre que le monde ait vue, malgré sa préparation et son organisation, poussées à un degré qui jamais n’avait été atteint, l’Allemagne a été vaincue. À quel prix ! Pour venir à bout de l’Empire fondé par Bismarck, il a fallu plus de quatre ans de guerre, le sacrifice de plusieurs millions d’hommes, une destruction de richesses qui pèsera longtemps encore sur l’humanité. De cette guerre sont sortis des bouleversements immenses. Elle a été révolution plus que toutes les révolutions. La France, envahie, dévastée, avait couru un des plus grands dangers de son histoire. Victorieuse mais blessée, elle payait cher, elle payait pour la seconde fois ses fautes du XIXe siècle. L’Europe, l’Amérique elle-même, expiaient leur indifférence au triomphe prussien de 1870. Alors le monde parut comprendre que le repos, la sécurité, la civilisation étaient incompatibles avec l’existence d’une grande Allemagne unie. Il semblait qu’une idée fût désormais souveraine, celle que l’Allemagne ne devait jamais retrouver la puissance politique puisqu’elle ne savait pas même s’en servir pour son propre bien.

On peut dire que, quelques heures après l’armistice, cette leçon était oubliée. Loin de détruire ou seulement d’ébranler l’unité allemande, les traités de 1919 la confirmèrent. La dynastie des Hohenzollern s’étant écroulée avec la défaite, il parut suffisant que l’Allemagne devînt une République. Car, de vieilles illusions renaissant en France avec le drapeau noir, rouge et or, celui de 1848, qui flottait de nouveau, on se plaisait dans la pensée que cette République suivrait le même cours que la nôtre et que cette démocratie serait pacifique. Ce sont les quinze années d’erreurs, achevées par un coup de théâtre et une immense surprise, qu’il nous reste à raconter.


CHAPITRE VII

LE RÉVEIL DE LA WALKYRIE


« Restitutions, réparations, garanties. » Tels furent les trois principes qui inspirèrent la paix, conçue comme un jugement. D’autres traités avaient été des traités politiques. Celui-là était un traité moral, pesé dans les balances de la justice. Il était moral que l’Allemagne fût désarmée et qu’elle perdît, en fait de territoires, ceux qu’elle avait pris à d’autres nations non germaniques, et ceux-là seulement. Il était moral, au plus haut degré, que les responsables de la guerre fussent jugés, Guillaume II à leur tête. Il est vrai qu’ils ne l’ont pas été, que le peuple allemand a été unanime à refuser de livrer ces otages et que la revision du traité a commencé par cet article-là. Il était moral que l’Allemagne fût privée de ses colonies. Elle n’était pas jugée digne de compter parmi les peuples colonisateurs. Enfin, il était moral, deux fois moral, qu’elle fût astreinte à payer, d’abord parce qu’elle avait à réparer les dommages causés à autrui, ensuite parce qu’il fallait que le peuple allemand comprît que la guerre est une mauvaise opération et qui ne rapporte rien. Ainsi cette paix, rendue comme un arrêt de justice, aurait encore l’avantage de moraliser le condamné. « J’espère, disait M. Lloyd George, que l’Allemagne a fait son salut en la débarrassant du militarisme, des Junkers, des Hohenzollern. Elle a payé un prix élevé pour sa délivrance. Je crois qu’elle trouva que cela en valait la peine. »

Fondée sur de pareilles illusions, est-il étonnant que la paix ait laissé tant de déboires aux vainqueurs ? Voici, en regard, ce qu’était la réalité.

Une Allemagne diminuée d’environ 100 000 kilomètres carrés, mais qui, sur ce territoire réduit, réunissait encore 60 millions d’habitants, un tiers de plus que la France, subsistait au centre de l’Europe. L’œuvre de Bismarck et des Hohenzollern était respectée dans ce qu’elle avait d’essentiel. L’unité allemande n’était pas seulement maintenue mais renforcée. Les Alliés avaient affirmé leur volonté de ne pas intervenir dans les affaires intérieures allemandes. Ils y étaient intervenus pourtant. Les mesures qu’ils avaient prises, la voie qu’ils avaient montrée, celle de la République unitaire, avaient eu pour effet de centraliser l’État fédéral allemand et d’affermir les anciennes annexions de la Prusse dans le Reich lui-même. S’il y avait, parmi les populations allemandes, des aspirations à l’autonomie, elles étaient étouffées. Le traité enfermait, entre des frontières rétrécies, 60 millions d’hommes unis en un seul corps. Telle fut l’Allemagne au nom de laquelle deux ministres de la nouvelle République vinrent signer à Versailles, le 28 juin 1919.

Du fond de la Galerie des Glaces, Müller et Bell, de noir habillés, avaient comparu devant les représentants de vingt-sept peuples assemblés. Dans le même lieu, sous les mêmes peintures, l’Empire allemand avait été proclamé quarante-sept ans plus tôt. Il y revenait pour s’entendre déclarer à la fois coupable et légitime, intangible et criminel. À sa condamnation il gagnait d’être absous comme si la forme républicaine eût suffi à le rénover.

Obscurs délégués d’une Allemagne vaincue mais toujours compacte, Müller et Bell, comparaissant devant ce tribunal, pensaient-ils à ce que la défaite laissait survivre d’essentiel pour leur pays ? Le redoutable Empire de Guillaume II était humilié. La voix coupante de Clemenceau ajoutait à l’humiliation : « Il est bien entendu, messieurs les Délégués allemands, que tous les engagements que vous allez signer doivent être tenus intégralement et loyalement. » Les témoins de cette scène historique entendront toujours et ce verbe tranchant et les deux Ja, indifférents et mous, qui sortirent de la bouche de Müller et de Bell. Qui pouvaient-ils engager ? Déjà le Traité de Versailles mettait en mouvement des forces qui échappaient à la volonté de ses auteurs.

Ce traité enlevait tout aux vaincus, sauf le principal, sauf la puissance politique génératrice de toute puissance. Il croyait ôter à l’Allemagne les moyens de nuire qu’elle possédait en 1914. Il lui accordait le premier de ces moyens, celui qui permet de retrouver les autres, l’État central, l’État prussien, avec lequel toute l’Allemagne était désormais confondue. Ainsi l’unité sortait plus forte de la défaite.

Ce n’est pas tout. Les Alliés, pour consentir à déposer les armes, avaient exigé le renversement des Hohenzollern. Mais la chute de cette dynastie avait été précédée de celle de tous les autres princes allemands. Quand Guillaume II avait fui, les rois de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg, les grands-ducs et les ducs étaient déjà tombés. Bismarck avait calculé que la révolution était impossible parce que, si l’empereur-roi de Berlin tombait, les princes confédérés reprendraient leur liberté et que ce serait la désagrégation du Reich. Or, et ce n’est sans doute pas par hasard, la révolution allemande de 1918 a commencé par le Sud. Il n’y avait plus de Habsbourg à Vienne ni de Wittelsbach à Munich. Le support du particularisme, qui était dynastique, avait disparu. Pour que le trône des Hohenzollern pût s’écrouler sans dommages pour l’unité, il fallait que les autres trônes allemands fussent vides. Cette condition extraordinaire et imprévue était remplie.

La République s’installait. Elle devait unir encore davantage les Allemands. Un socialiste l’avait dit dès le 3 novembre : « Plus le Reich est démocratique, plus son unité devient sûre et plus grande sa force d’attraction. La grande Allemagne, qui déjà semblait se faire en 1848 et dont les contours se dessinent de nouveau devant nous, avait été conçue sous la forme d’un État démocratique. » C’était vrai. Les Alliés avaient confirmé l’unité allemande par le Traité de Versailles lui-même. Ils l’avaient rendue encore plus forte en exigeant l’abdication de Guillaume II et en poussant le Reich à adopter le régime républicain. Par une inconséquence remarquable, ils exigeaient d’ailleurs que l’Autriche restât distincte de la communauté germanique dont elle avait fait partie jusqu’en 1866. En même temps, alléguant que le démembrement de l’Empire n’était pas dans leurs intentions, ils avaient, pour reconstituer la Pologne, séparé la Prusse orientale du reste de la Prusse remise dans l’état où l’avait trouvée Frédéric II. Ainsi, l’Allemagne, unifiée dans son esprit, était blessée dans sa chair.

Parmi les vainqueurs, les uns, l’Anglais Lloyd George et l’Américain Wilson regardaient la dissociation du Reich comme contraire au principe ou comme trop propre à faire de la France la plus grande puissance du continent. Clemenceau la tenait pour impossible ou, s’il la désirait, c’était faiblement. Il voulait que l’Allemagne fût punie. Il lui répugnait de distinguer entre les Allemands à qui il réservait en bloc sa sévérité. L’ancienne politique française des « Allemagnes » était oubliée à ce point que les tentatives des autonomistes rhénans furent découragées et même accueillies ironiquement. Le général Mangin fut rappelé de Mayence pour les avoir soutenues.

En somme, l’idée des auteurs de la paix était à peu près la suivante. Il devait suffire de verser une certaine dose de démocratie dans l’édifice élevé par Bismarck et par les Hohenzollern, après l’avoir réduit à ses parties authentiquement allemandes. Alors, moyennant quelques précautions d’ordre militaire destinées à durer jusqu’à la conversion parfaite du peuple allemand, on aurait fait ce qu’il était humainement possible de faire pour la paix de l’Europe et le progrès de l’humanité. C’était un nouveau baptême des Saxons, à la façon de Charlemagne, un baptême démocratique. On disait tout haut que le régime républicain affaiblirait les sentiments belliqueux. Peut-être, tout bas, pensait-on qu’il agirait à la manière d’un dissolvant.

Il est vrai que, pendant plusieurs années, il sembla que le chaos germanique fût revenu. L’Allemagne était secouée de violentes convulsions. Devenu tout-puissant à la faveur de la République, le socialisme y exerçait plus de ravages que la défaite. L’Allemagne semblait vaincue deux fois. On eût dit qu’elle tournait sa fureur contre elle-même.

Mais elle n’acceptait rien. Sa défaite lui apparaissait comme une injustice du sort ou une maldonne. Du traité, un social-démocrate, Scheidemann, avait dit que sa main sécherait plutôt que de signer cette humiliation. L’Allemagne était en révolte contre la « paix dictée », contre le Diktat. Cependant, elle était impuissante. Le paiement des réparations, le « tribut », devait d’abord provoquer sa résistance. Jetée dans l’inflation par les désordres de sa politique, elle allait jusqu’au bout, elle tuait sa monnaie pour se rendre insolvable. Forts du droit des créanciers, les Français occupèrent la Ruhr sans coup férir. En 1923, l’Allemagne parut plus bas que le jour où ses généraux avaient arboré le drapeau blanc et demandé l’armistice.

Alors parut l’homme qui devait la sauver, homme d’une haute intelligence, d’un véritable génie. Disciple du chancelier de fer, Gustave Stresemann se souvint que son maître n’avait pas toujours frappé du poing. Avant de dire que la force prime le droit, c’est-à-dire avant que la Prusse fût forte, Bismarck avait ménagé l’Autriche, ménagé la France. Il avait, à Biarritz, dans une entrevue célèbre, séduit Napoléon III. Stresemann comprit que l’Allemagne ne pouvait rien par la violence et qu’il fallait essayer de la ruse et de la douceur.

Fidèle aux Hohenzollern quoique républicain par opportunisme, il a expliqué dans une lettre historique, une lettre au Kronprinz publiée après sa mort, qu’il importait, pour le salut de l’Allemagne, d’entrer dans les idées de l’adversaire, de « finasser ». La France, déjà lasse de l’effort que lui imposait l’exécution du traité, lui offrait un interlocuteur tel qu’il n’eût pu le souhaiter qu’en rêve. Démagogue profond jusqu’à la perversité, Aristide Briand calculait l’écho, la puissante vertu électorale que possèdent les mots de paix, de rapprochement des peuples, de réconciliation. Lui-même se grisait de son rôle, se sentait devenir grand homme, voyant, apôtre. Stresemann le prit par son faible comme Bismarck avait pris Napoléon III par le sien, qui était le principe des nationalités.

À Sedan, Bismarck et Napoléon III s’étaient retrouvés face à face. La mort n’a permis ni à Stresemann d’assister à son triomphe, ni à Briand de voir les effets de son aveuglement. Les années de Locarno ont été celles d’une des plus grandes duperies de l’histoire. La faveur dont Frédéric avait joui en France autrefois fut dépassée. Le rayonnement de Stresemann éblouissait. Il embellissait tout. Les signes se multipliaient en vain. Quand la République allemande marchait, d’un mouvement continu, de gauche à droite, on s’obstinait à croire qu’elle suivait l’exemple de la République française qui avait marché de droite à gauche. Quand le maréchal Hindenburg, au plébiscite, fut élu président, remplaçant le socialiste Ebert, on voulut, après un moment de surprise, se persuader qu’il serait, comme le maréchal de Mac-Mahon, fidèle gardien des institutions qu’il n’aimait pas.

Stresemann avait déjà disparu de la scène, lorsque son œuvre fut couronnée par l’évacuation de Mayence. La France avait le droit d’occuper jusqu’en 1935 la ville que Thiers, jadis, appelait « la place la plus importante de l’Europe ». Avertissements, pressentiments, tout fut inutile. On alla jusqu’au bout du système de Locarno comme on était allé jusqu’au bout de la guerre. Ce qui répondait du respect des traités et même de l’existence de la démocratie allemande fut abandonné.

Alors ce fut comme si l’Allemagne, libérée dans son territoire, l’était dans ses passions. En quelques mois, elle fut embrasée à la voix d’un étrange Messie. On se refusait encore à croire qu’elle pût se livrer à Hitler. En quelques étapes il conquit le pouvoir que lui ouvrait le maréchal Hindenburg dont il avait été le concurrent et qu’il avait violemment combattu. Puis, en quelques jours, l’Allemagne se donnait à l’expression la plus extrême du nationalisme. L’Empire des Hohenzollern commença, en secret, d’être regretté dans le monde comme une forme de gouvernement modérée et libérale auprès du régime hitlérien. Conservée dans son unité, l’Allemagne avait donc mûri ce fruit ! Et même, l’unité sauvée par les vainqueurs, Hitler la consommait. Il allait plus loin que Bismarck, plus loin que la révolution de 1918 et que l’assemblée de Weimar. Il supprimait les dernières traces du fédéralisme. Il mettait un statthalter prussien jusqu’à Munich et la Bavière protestait encore moins qu’en 1871 lorsqu’elle avait été « avalée ».

Ainsi, l’histoire des deux peuples se poursuit. Elle offre, dans la phase qui finit et dans celle qui commence, ce caractère redoutable que jamais les Français n’ont si peu compris les Allemands. Leurs raisonnements et leurs sentiments nous échappent. Leur monde intellectuel et passionnel n’est pas le nôtre. Jamais peut-être ils n’ont été plus différents de nous. Même l’art est fertile en malentendus. Lorsque nous écoutons Siegfried, lorsque le héros, traversant le cercle de feu, réveille Brunehilde endormie, ce théâtre est pour nous de la mythologie puérile, prétexte à musique. Cette musique, pour Wagner, était celle « de l’avenir ». Et la Walkyrie chante : « Salut à toi, soleil ! Salut à toi, lumière ! Jour brillant, salut ! Long fut mon sommeil. Quel héros m’a réveillée ? » Paroles d’opéra ici. Là-bas, symbole de la résurrection et de la métamorphose. Autre et semblable à elle-même, l’Allemagne annonce quels

destins ?
TABLE DES MATIÈRES




Pages.

  1. Il ne s’agit pas d’une légende. Alfred Leroux (Recherches critiques sur les relations politiques de la France avec l’Allemagne de 1292 à 1378) a établi que cette mémorable réponse de Philippe le Bel fut bien envoyée et remise à l’Empereur, comme les Chroniques de Saint-Denis le disent. Les Chroniques de Flandre nous apprennent même que plusieurs seigneurs français jugèrent que cette réponse était inconvenante et de mauvais goût : l’esprit de critique sévissait déjà chez les gens du monde.
  2. « Les sept princes électeurs acquirent, avec l’extension de leurs privilèges, une prédominance marquée et dangereuse en Allemagne… Ils étaient autorisés à exercer des droits régaliens absolus dans leurs États ; leur consentement était indispensable à tout acte public de quelque importance… Ils eurent bientôt leur large part de cette vénération populaire qui entourait l’Empereur aussi bien que de ce pouvoir effectif qui lui manquait (Bryce). » Nous avons également assisté, dans la France contemporaine, à l’abaissement du pouvoir exécutif, tandis que l’autorité véritable passait à l’élément électif.
  3. On remarque avec intérêt que, sur ce point, le cardinal de Bernis se rencontre avec Montesquieu. Dans ses Mélanges inédits, publiés de nos jours, on voit que Montesquieu, en 1748, s’alarmait de la croissance de la Prusse et jugeait que c’était une démence de la favoriser plus longtemps. Quant à la Sardaigne, il n’était pas moins catégorique. « Encore un coup de collier, disait-il du duc de Savoie ; nous le rendrons maître de l’Italie et il sera notre égal. » Ce que Montesquieu n’avait pas prévu, c’est qu’il était lui-même destiné a servir une grande Prusse et une grande Italie, en ouvrant la voie, par sa philosophie politique, aux révolutions et aux constitutions qui devaient laisser la France du XIXe siècle si démunie contre ses rivaux.
  4. À ce propos, il est bien curieux que, lorsqu’on parle du Canada et de l’Inde perdus par Louis XV, on ne parle jamais ni des colonies perdues par la Révolution ni de l’Amérique perdue par le régime parlementaire anglais à la suite du concours que Louis XVI avait prêté à l’insurrection américaine. Cela s’appelle pourtant une réparation du traité de Paris et en vingt années juste (1763-1783).
  5. C’est un étranger, M. Gœtz-Bernstein, auteur d’une étude sur la Diplomatie de la Gironde (1912).
  6. On trouvera au tome III du Manuel de politique étrangère de M. Émile Bourgeois une appréciation équitable du rôle joué par la monarchie de Juillet dans cette crise. M. Bourgeois, entre beaucoup d’autres citations qui sont à l’honneur de Louis-Philippe, reproduit ce mot de Guizot auquel il semble s’associer : « …Un service immense rendu au pays, service analogue à ceux que la couronne lui avait rendus plusieurs fois en de semblables circonstances. »