Histoire de l'expédition chrestienne/Livre I/chapitre VI

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De l’administration de la Republique Chinoise.


CHAPITRE VI.


JE ne diray rien de ce sujet, que ce que j’estimeray estre totalement necessaire pour la fin de ce commentaire. Car si j’avois deliberé de poursuyvre le tout selon son merite, je ne le pourrois achever qu’en plusieurs chapitres, ou mesmes en plusieurs livres. Premierement donc en ce Royaume cete seule manière de gouvernement pour la conduite d’icelui a esté approuvée de tout temps, par lequel la Majesté Monarchique est soustenue, souz le commandement d’un seul. Le nom mesme d’Aristocratie, Democratie, ou Polycratie est inouy entre les Chinois. Autrefois neantmoins souz un Monarque il n’y a pas eu moins de tiltres inferieurs, qu’entre nous de Ducz, Marquis, Comtes, & autres semblables. Mais depuis mil huict cens ans en çà, tous ces tiltres particuliers de Seigneuries, & leur puissance a esté entierement abolie.

Et jaçoit que de toute mémoire d’homme les guerres & tumultes civilz n’ayent manqué, soit devant, soit depuis que cete coustume est changée, encor mesmes que cet Empire soit divisé en plusieurs moindres Royaumes (ce que nous entendons estre aussi maintenant aux Isles du Japon) on ne trouve point neammoins par escrit qu’il ait jamais esté subjugué tout a fait, que l’an de nostre Salut 1206, que je ne sçai quel Capitaine de Tartarie, dompteur de Royaumes, se jetta en ces Provinces avec une armée victorieuse. Quiconque ait esté celui-là, je l’appelleray Tartare. Iceluy ayant fait entrer une armée dans le pays, subjugua dans peu de temps toute la Chine, & sa posterité a continué la tyrannie sur un si grand Royaume jusques en l’année 1368, auquel temps les forces de l’Empire Tartare commençant à defaillir, & les Chinois ne pouvans plus supporter un commandement estranger & humeur barbare, ilz secouërent le joug en diverses Provinces soubz divers Capitaines.

Celuy qui a surmonté tous les autres chefz en actes genereux exploictez ou par vertu, ou par finesse, a esté un Capitaine de la famille de Ciu, que les Chinois depuis ont nommé Humvu, brave Capitaine, ou plustost deluge d’armes. Iceluy s’estant attiré les forces & le secours de quelques autres valeureux Capitaines, en peu de temps de simple soldat vint à une si grande puissance, que non seulement il chassa les Tartares, le Roy, & tous les chefz despouillez de tout commandement, ains encore fut accompagné de tant de bon-heur, qu’il surmonta tout le reste des rebelles qui estoient dans le Royaume, & seul occupa l’Empire Chinois, continué heureusement en ses descendans jusques à maintenant. Pour ceste occasion ilz ont, comme j’ay dit ci-dessus, donné le nom de Tamin (qui signifie grande clarté) à sa Monarchie.

Or l’Empire Chinois derive à nostre maniere du pere au filz, ou proches parens du Roy. Deux ou trois Roys tres-anciens seulement à la mort ont recommandé le Royaume, non à leurs filz, qu’ilz jugeoient incapables de regner, mais à des autres, bien qu’ilz ne fussent de leur sang. Il est aussi plus d’une fois arrivé que celuy qui gouvernoit trop mal le Royaume, a esté despouillé de sa puissance par le peuple impatient du joug, qui mettoit en sa place celuy qui estoit plus genereux, vertueux, & aimé du peuple ; lequel aprez ilz honnoroient comme leur Roy légitime. Cela en vérité est digne de louange entre les Chinois, que plusieurs desirent plustost choisir une mort honorable, que de conjurer avec le Prince qu’on a mis en la place de l’autre ; car il y a un dire fameux entre les Philosophes du pays, La femme chaste ne cognoist deux maris, ni le fidele subject deux Seigneurs.

Il n’y a aucunes loix anciennes en cet Empire, telles que sont entre nous celles des douze tables, & du droict Cesareen, selon lesquelles la Republique soit tousjours gouvernée. Mais celui qui premier de quelque famille prend les resnes de l’Empire, fait des loix nouvelles comme il luy plaist, que la posterité de la mesme famille est contrainte d’observer, & ne leur est pas aisement permis de les changer. C’est pourquoy ces loix que les Chinois gardent à present ne sont pas plus anciennes, qu’Humvu. Iceluy les a toutes ou faites, ou maintenues telles qu’il les avoit receues de ses devanciers, ayant principalement eu esgard à ce qu’il peust trouver moyen de continuer long temps la paix au Royaume, & l’Empire à sa posterité.

Pour ce que les limites de ce Royaume s’estendent si au long & au large, à cause de l’ignorance des terres d’outre-mer, les Chinois croient que leur Roy commmande à tout le monde, c’est pourquoy d’un nom gracieux ilz l’appellent encor à present, comme tousjours du passé, Thiencu, filz du ciel. Et d’autant qu’ilz adorent le ciel pour souveraine Deité, le nommer filz du ciel, c’est autant que l’appeller filz de Dieu. Communement toutesfois on ne l’appelle pas de ce nom. mais Hoamti, c’est à dire, Souverain Empereur, ou Monarque. Mais tous les autres Roys sont appeliez par les Chinois Guam, d’un titre beaucoup inférieur.

On dict que cet Humvu, duquel j’ay parlé, a esté excellent non seulement en vertu guerrière, mais encor homme d’esprit & fort judicieux. Cela est confirmé par plusieurs loix & ordonnances, par lesquelles il a affermy la Republique Chinoise. Entre icelles je feray chois de quelques unes plus remarquables, me ressouvenant tousjours de la briefveté que je me suis proposée. D’autant que (comme il se void par la suite des Annales) toutes les familles Royales sont descheues de la Royauté par les factions des parens du Roy, ou des plus grans du Royaume, qui la plus part du temps tenoient en main le gouvernement d’icelui, il a ordonné qu’à l’advenir aucun du sang Royal ne pourra parvenir à aucune charge publique, soit civile, soit militaire. Quant aux Capitaines, par l’aide desquelz il avoit delivré le Royaume de la tyrannie des Tartares, il leur a donné, & à leur posterité par droict hereditaire des offices de guerre. Et de crainte que la race Royale ne portast trop impatiemment d'estre rejettée de toute charge publique, il a honoré les filz des Roys du titre de Guam, c’est à dire, du nom de petit Roy, ou Roitelet, & leur a assigné des tres-amples rentes. Mais il ne les a pas constituez en terres, ou possessions, de peur que les serviteurs les obtinssent, ains en pension annuelle, que les Magistratz payent du thresor du Roy. Il a voulu aussi que tous les Magistratz les honorassent pour Roiteletz, mais qu’aucun ne leur fust assujeti. En apres il a de sorte honoré les filz & nepveux de ces petitz Rois de divers titres, qu’ilz decroissent peu à peu avec le revenu, selon que par le decours des anneez, ilz sont plus esloignez du tige Royal. Mais estant parvenus à certains aages, on ne leur donne du thresor public que ce qui est necessaire pour vivre commodement sans faire aucun mestier, ou trafic. Il a aussi pourveu que les filles du sang Royal fussent selon leur qualité & proximité du tige du Roy colloqueez, & doteez de titres plus ou moins honorables, avec un tres-bon revenu.

Mais aux Capitaines ses compagnons, & liberateurs du Royaumc, il a tres-liberalement faict part de tres beaux titres d’honneur, & de rentes annuelles. Il leur a aussi donné des charges militaires, & autres immunitez. Mais ilz sont subjetz aux Magistratz des villes de mesme que les autres. De ces privileges il y en a un des aisnez inoui parmi les nostres. On void tous les gestes memorables, qui ont esté faitz soubz le Roy Humvu, par chasque chef de famille, pour la delivrance du Royaume, gravez sur une lame de fer, ressemblant une tasse. En faveur de ceux-ci, si quelqu’un d’entr’eux presente ceste lame au Roy. il obtiendra impunité de quelque crime que ce soit, mesme capital, jusquesà la troisiesme fois. Le Roy voyant ceste lame, toutes les fois qu’il faict grace, commande qu’en icelle soit gravée quelque marque, par laquelle on cognoisse combien de fois ceste lame a obtenu abolition de crime. Mais il faut entendre ceci excepté le crime de leze Majesté, car ceux qui en sont convaincus, sont soudain eux & toute leur posterité desnuez à jamais de toute dignité, Les gendres & beauperes du Roy, & quelques autres aussi qui sont trouvez avoir bien merité de la Republique Chinoise, ou de l’estat par quelque acte valeureux, obtiennent aussi les mesmes honneurs & revenus, avec la diminution que j’ay dénotée de temps en temps.

Mais les seulz Docteurs & Licentiez denommez ez examens sont les seuls appellez pour administrer la Republique & gouverner tout le Royaume, & n’ont pour ce aucun besoin de la faveur des Magistratz, ni mesme du Roy. Car toutes les charges publiques dependent de la science, vertu, prudence & industrie recognuë d’un chacun, soit qu’ilz commencent seulement d’entrer en office, soit qu’ilz aient eu d’autres gouvernemens. Aussi les loix d’Humvu l’ordonnent ainsi, & sont pour la pluspart gardeez, sinon en ce qui se commet tous les jours contre le droict & les ordonnances par la malice humaine, par des peuples peu religieux.

Tous les Magistratz soit du corps des Philosophes, soit militaires, en langue Chinoise sont appellez Quonfu, comme si l’on disoit Presidens. Mais les mesmes par honneur ou à cause de leurs offices sont nommez Lauye ou Lautie, qui signifie maistre & pere. Les Portugais appellent ces Magistratz Mandarins, peut estre du mot de mandement, & par ce nom s’entendent aussi maintenant en Europe les Magistratz de la Chine.

Encor que j’ay dit au commencement que le gouvernement de Royaume est Monarchique, toutesfois on peut voir par ce que je viens de dire, & diray, qu’il n’y a pas peu de l’Aristocratie meslée. Car encor qu’il faille que tout ce qui est ordonné par le Magistrat, soit confirmé du Roy par requestes à luy presenteez : il ne decrete toutesfois rien touchant aucune chose, qu’il n’en soit premièrement sollicité, ou adverti par les Magistratz. Mais si quelque homme privé presente requeste au Roy (ce que peu font, d’autant qu’il faut qu’elles soient premièrement visiteez & approuveez par certain Magistrat, que d’estre envoieez au Roy ) si le Roy a envie de l’accorder à la première apostille il souscrit quasi ainsi, Le Siège auquel il appartient, voie cete requeste, & m’advertise de ce qu’il luy semble bon de faire. Cela se doit tenir du tout hors de doute, que j’ay soigneusement observé, qu’il n’est pas absolument permis au Roy de faire à qui que ce soit aucun present d’argent, donner un ou plusieurs offices de Magistrature, sinon qu’il en soie prié par quel qu’un des Mandarins. Mais cela ne se doit pas entendre comme si le Roy ne pouvoit d’autorité privée eslargir des dons à ceux qui demeurent dans l’enclos du palais  : car il a souvent accoustumé de le faire de toute ancienneté, & par la loy qui permet à chascun d’honorer ses amis de sa despense domestique. Mais cela n’est pas reputé entre les bien-faictz publicz, veu que ces dons du Roy ne sont pas du thresor public, mais du revenu particulier.

Le revenu des impostz & tributz, qui sans doute excedent tous les ans cent ciquante millions (comme appelle le commun) ne s’apporte pas au thresor du palais ; & n’est pas permis au Roy de les despendre à sa volonté, mais tout, soit argent, monnoie du pais, soit rix & semblables provisions, s’assemble dans les thresors & magasins publicz de tout le Royaume. D’iceux est fourny à la despense des Roys, de leurs femmes, enfans, parens du Roy, Eunuques & de tous les domestiques Royaux, tousjours avec une magnificence & appareil digne du Roy, & toutesfois ni plus ni moins qu’il est ordonne par les statutz des lieux. De là on tire les gages des Magistratz, soldatz, & de tous autres Officiers de la Cour du Royaume. Laquelle somme est plus grande que les nostres ne pourroyent croire. D’icy aussi sortent les deniers employez aux réparations des edifices publicz, des Palais du Roy, & de ses parens, des murailles des villes, des forteresses, des chasteaux, & finalement de tout autre appareil de guerre. Et en cete ample estendue du Royaume ne manque jamais sujet de bastir ou reparer. Et ce qui semble plus incroiable, il arrivera quelques anneez, que ceste si grande somme d’impostz n’esgale pas la despense, mais l’on est necessité de faire nouvelles impositions.

Mais venons particulierement aux ordres des Magistratz, desquelz en general on trouve de deux sortes. L’un est de ceux qui non seulement ont des offices de Cour dans la maison du Roy, mais qui encor d’icelle, comme d’une eschauguette, gouvernent tout le Royaume. L’autre est des Magistratz des Provinces, qui gouvernent chasque Province ou ville. Il y a cinq ou six volumes d’assez juste grosseur traitans de l’un, & de l’autre ordre, qui s’exposent en vente par tout le Royaume, & s’impriment en la Cour Royale de Pequin deux fois tous les mois. Ce qui est tres-facile à leur manière d’imprimer. En ces volumes on ne lit autre chose que les noms, païs & degrez de ceux qui pour lors en tout le Royaume tiennent Magistrature. Or il est du tout necessaire qu’ilz se r’impriment si souvent : d’autant que parmi si grand nombre de ces Mandarins, il arrivé tous les jours du changement. Car les uns meurent, les autres sont privez de leurs offices, les autres abaissez à des moindres charges ; en fin, les parens des uns passent de cete vie à l’autre, duquel dernier accident se fait, que pour porter trois ans le dueil, il faut qu’ilz reviennent necessairement à la maison, renonçans aussi-tost à toute Magistrature quelle qu’elle soit, dequoy nous parlerons cy dessouz en son lieu. Et pour remplir les places de ceux qui defaillent, il y en a tousjours en la cour de Pequin qui attendent ces evenemens fortuitz. Entre si grande multitude de Magistratz, je parleray seulement de ceux-là, que je jugeray necessaires pour l’intelligence des livres suivans, & me tairay de tout le Sénat des gens de guerre ; afin que je ne passe les bornes de la briefveté que je me suis proposée.

Je parleray premierement des Offices de Cour, apres des Provinciaux. Il y a donc six Sieges principaux de Juges de Cour. Ilz appellent le premier Li pu, car pu en langue Chinoise est le mesme que Siege, ou Presidial. Li pu, Siege de Magistrat. Celuy-cy est eslevé sur tous les autres Presidiaux, pource qu’il luy appartient de nommer entierement tous les Magistratz de tout l’ordre Philosophal, qu’on estime les principaux du Royaume. La dénomination desquelz est arrestee selon le jugement de ce Presidial par la meilleure & plus excellente escriture. Et commençant tous, jusqu’à un, aux moindres offices, ilz montent peu à peu par les degrez d’honneur ordonnez par les loix, pourveu qu’ez inferieurs ilz aient donné tesmoignage de leur vertu & equité. S’ilz sont au contraire, ilz sont abaissez, à des moindres charges, ou privez des leurs. Car c’est chose certaine que celui qui est parvenu à quelque degré de lettres, aspire d’un continuel progrez jusqu’à la vieillesse à chasque plus haute dignité ; & qu’il n’est jamais reculé (si ce n’est par sa faute) du gouvernement de la Republique. Mais s’il advient que quelquesfois il en soit par sa faute entièrement dejetté, ensemble avec son office il pert toute esperance de pouvoir jamais retourner au maniement de la République.

L’autre Siege ou Presidial est appelle Hopu, que nous appellons des finances ; ou de recepte. Le devoir d’icelui est de faire paier les tributz du Roy, paier les gages, faire les despenses publiques, & autres semblables.

Ilz appellent le troisiesme Lypu, nous le pouvons appeller Presidial des ceremonies. Cetui ci a soin des Sacrifices publicz, des temples des Idoles, de leurs ministres, des mariages Royaux, Escholes, examens, à fin que tout y soit fait deuement & par ordre, des jours de festes publiques, des congratulations, ou felicitations communes à certain temps, & evenemens, de celles, aussi qu’on doit rendre au Roy, de conferer les titres d’honneur à ceux qui les meritent, des Medecins, des colleges, des Mathematiciens, de recevoir & renvoier les Ambassadeurs, de leurs coustumes, presens, & lettres : car le Roy estime que c’est chose indigne de sa Majesté d’escrire luy mesme des lettres à aucun, soit dedans, soit dehors le Royaume.

Le quatriesme Siege est appelle Pimpu, c’est à dire, militaire ; à cetui-ci toutes les charges militaires sont sujectes. Car par son jugement elles sont osteez aux couardz, & donneez aux courageux, & selon la grandeur des prouesses, il augmente la dignité. Le soin pareillement des examens de la milice luy appartient, comme aussi la collation des degrez d’icelle.

Ilz appellent le cinquiesme Cumpu, nous le pourrions nommer le Presidial des edifices publicz. Le devoir de celui-ci est de desseigner les bastimens, assavoir les Palais du Roy, des parens de sa Majesté, ou des Magistratz. Il prend aussi le soin de faire faire les navires necessaires pour l’usage public, ou pour les armes. Il fait aussi, & refait les pontz, & les murailles des villes, & finalement toutes autres semblables provisions.

Mais le sixiesme est appelle Humpu, à cause des punitions des crimes, & forfaictz, dont l’enqueste lui est commise, & le jugement. Les gardes publiques aussi establies par tout le Royaume sont de la cognoissance de ce Siege.

Toutes les affaires de tout le Royaume dépendent de ces Presidiaux. C’est pourquoy en chasque Province & ville, ilz ont soubz eux des Magistratz & Notaires, par lesquelz ilz sont advertis fidelement de tout ce qui se passe ; & ainsi ilz ne sont pas peu empeschez parmi si grand nombre d’affaires, mais la quantité & bon ordre de ces collegues rendent ceste charge plus aisée. Car en premier lieu il y a un President de chasque Siege, qu’ilz appellent Ciamciu, lequel a deux Assesseurs, l'un à droicte, l’autre à gauche, ceux-là se nomment Cilam. La dignité de ces trois en la ville Royale, & par tout le Royaume est estimée entre les premieres, à l’exemple de ceux-ci, chasque Tribunal est divisé en diverses charges, à chascune desquelles il y a plusieurs compagnons d’office, qui ont pour adjoinctz, des Notaires, gentz de Cour, Huissiers & autres ministres en nombre.

Outre ces Sieges, il y en a un autre le plus grand de toute la Cour & du Royaume, qu’ilz appellent le Presidial des Colaos, ceux-là sont communément trois ou quatre, quelques fois six, qui n’ont aucune charge particuliere ; mais prennent garde à la Republique. Ilz sont en tous affaires Secretaires du Roy, & receus en son Palais. Or d’autant qu’à present le Roy n’assiste pas publiquement aux depesches des affaires du Royaume (qu’il souloit anciennement vuider avec ces Colaos) ilz demeurent tout le jour au Palais, & respondent comme il leur plaist aux requestes envoieez ordinairement au Roy en grand nombre. Avec cete response ilz retournent au Roy, qui selon son plaisir les approuve, efface, ou change, laquelle dernière response sa Majesté escrit de sa propre main sur les requestes ; afin que ce qu’il a commandé soit apres executé.

Outre ces ordres de Magistratz que j’ay dict, & plusieurs autres dont je ne veux pas parler, d’autant qu'ilz ne sont guere differens des nostres, il y a deux autres ordres presque inouïs aux nostres. Le premier est dict Choli, le dernier Tauli. En chasque ordre ilz sont plus de soixante tous Philosophes, hommes courageux & prudentz, qui ont desja donné preuve de leur fidelité au Roy & au Royaume. Ces deux ordres sont extraordinairement emploiez par le Roy aux affaires de Cour & des provinces qui sont de grande importance, tousjours avec grande & Royale puissance, qui leur acquiert de l’honneur, & de l’autorité. Mais sur tout, leur devoir particulier est tel qu’entre nous des Syndicz, qui est d’advertir le Roy par libelle toutes les fois qu’il leur plaist, s’il se commet quelque faute par tout le Royaume. Enquoy non seulement ilz ne pardonnent aux Magistratz, encor qu’ilz soient des plus relevez, mais mesme ilz ne dissimulent rien avec le Roy, ou la famille Royale. Cet office me semble n’estre pas beaucoup dissemblable des Ephores de Lacedemone, si ces censeurs pouvoient quelque chose de plus que parler, ou plustost escrire, & s’ilz n’estoient contraints estans advertis de dependre de la volonté du Roy. Or ils s’acquitent si exactement de ce devoir, qu’ilz peuvent estre en admiration, & servir d’exemple aux peuples estrangers. Car ils n’espargnent jamais en quelque temps que ce soit aucuns Mandarins, ny le Roy mesme (tant grande est leur franchise & sincerité.) Car encor qu’il arrive maintefois que le Roy se fasche, & les traitte rigoureusement (car le plus souvent ils fichent l’esguillon de leur libelle, où ils scavent estre le plus grand ressentiment de douleur, reprenant sans exception, ny acception des personnes les vices des plus grands Magistratz, voire du Roy) ils ne cessent neantmoins jamais de reprendre, & d’admonester incessamment, tandis qu’ils voient qu’on n’applique pas le remede convenable au mal commun.

Le mesme aussi est permis par les loix à tous les autres Magistrats, & non seulement au Magistrat, mais aussi à chasque particulier. Les libelles neantmoins de ceux que j’ay mentionnez cy dessus sont plus estimez ; d’autant qu’ilz font cela par le devoir de leur propre charge ; les exemplaires des libelles envoyez au Roy, & les responses, sont imprimez par plusieurs, d’où vient qu’aussi tost les affaires de Cour sont publiez par plusieurs coings du Royaump, & y en a qui asssemblent par apres tous ces livres en un. Et s’il y a quelque chose digne du souvenir de la posterité, on le transcrit aux Annales du Royaume.

Depuis peu d’anneez, comme le Roy qui commande maintenant, ayant forclos son filz aisné contre les loix, vouloit faire declarer pour Prince son puisné (que luy, & la Royne aymoient cherement) on est repris, a escrit un si grand nombre de libelles, par lesquelz le fait du Roy estoit repris, que sa Majesté entrant en furie, en priva plus de cent de leurs offices, ou les abaissa à des moindres ; & toutefois cela ne les a pas espouvantez, ny esté suffisant pour les faire cesser  : ains certain jour tous les Mandarins, qui pour lors estoient presents conspirans ensemble, s’en allèrent au Palais Royal, & deposans les marques de leurs offices, envoierent quelqu’un pour advertir le Roy, que s’il vouloit contre les loix persister en ce fait, qu’ilz se demettoient à l’advenir de leur Magistrature, & s’en retournoient comme personnes privées en leur maison ; quant à luy, qu’il donnast le Royaume en charge à qui il lui plairoit. Ce que le Roy ayant ouy, s’abstint contre son gré de ce dessein.

Nagueres aussi comme le plus grand des Colaos ne s’acquittoit pas bien de son devoir, en deux mois il a esté accusé par presque cent libelles par ces censeurs Royaux : encor qu’ilz sceussent bien qu’il estoit sur tous fort aymé du Roy. Et peu apres il est mort, & certes (comme on dit) de grand regret & desplaisir.

Outre ces Magistratz de la Cour, il y a aussi là plusieurs collèges fondez à divers fins ; mais le plus noble de tous est celui qui s’appelle Han lin yuen. En iceluy sont seulement appellez les Docteurs choisis par les examens cy dessus establis. Ceux qui demeurent en ce college Royal ne parviennent à aucune charge publique, & devancent neantmoins en dignité ceux qui gouvernent la Republique. C’est pourquoy on aspire avec grand soin à ce College. Le devoir de ceux-ci est de composer des escrits Royaux, disposer les Annales du Royaume, & escrire les loix & statuts d’icelui. On eslit en iceux les maistres des Princes & des Roys. Ilz s’adonnent entièrement à l’estude, & dans ce mesme Collège ilz ont leur degré d’honneur, qu’ilz acquièrent par l’escriture. De là ilz sont eslevez à des tres grandes dignitez, non toutefois hors de la Cour. Aucun n’est esleu à la charge tres honorable de Colaos, s’il n’est de ce Collège. Ilz font aussi un grand proufit à composer des Epitaphes, inscriptions, & semblables, que chacun à qui mieux tasche d’impetrer d’eux, & qui seulement pour la reputation d’estre venus d’eux, sont estimez tres-elegans. Finalement ils sont Presidens & juges des Licentiez & des Docteurs, qui les tiennent pour maistres, & leur font des presens.

Tous ces Mandarins de la Cour de Pequin, excepté les Colao, se retrouvent aussi à Nanquin ; mais du tout inférieurs, à cause de l’absence du Roy. Ils disent que cecy en est la cause. Humvu avoit establi le siege de son Royaume à Nanquin ; icelui estant mort, un de ses nepveux nommé Yunlo (qui avec une armée defendoit aux Provinces Septentrionales les bornes du Royaume contre les Tartares nouvellement chassez, avec la dignité de Roitelet :) voyant que le filz aisné d’Humvu héritier de la couronne avoit peu d’esprit & de force, resolut de luy enlever le Royaume, & de se l’aproprier. S’estant donc aisement adjoint les Provinces du Septentrion, il vint à Nanquin avec une armée, & partie par force, partie par fraude & par presens gaigna les autres Provinces, & chassa son Cousin hors de Nanquin. Ce qu’estant fait, il se rendit sans aucune resistance maistre de tout le Royaume. Et d’autant qu’il avoit plus de force, & de fiance aux Provinces Septentrionales, & qu’il estoit croyable que les Tartares sortiroient de la pour reprendre l’usurpation de l’Empire, il resolut de demeurer en cet part, & en la mesme ville où demeuroient les Tartares, quand ils commandoient aux Chinois. Il nomma cette ville Pequin, c’est à dire Cour Septentrionale, à l’exemple de celle du Midy qui s’appelle Nanquin. A fin que les Nanquinois endurassent plus patiemment ce changement, il leur laissa les mesmes Magistratz & privileges dont ilz jouyssoient auparavant.

Je viens maintenant à l’administration publique dans les Provinces. Les villes qui sont attribueez aux Provinces de Cour, assavoir Nanquin & Pequin, sont gouverneez avec mesme ordre que les villes des autres Provinces ; toutesfois les appelz sont evoquez chascun à sa cour. La conduite des autres treize Provinces depend d’un certain Magistrat qu’ilz nomment Pucinfu, & d’un autre qu’ilz appellent Naganzafu. Le premier juge des causes civiles, le dernier des criminelles. Leur Siege est avec tres grande pompe en la capitale ville de la Province. Et en l’un & l’autre Siege il y a plusieurs Assesseurs ; aussi de ces principaux Mandarins qui sont appeliez Tauli, Il arrive souvent que ceux cy demeurent hors de la Metropolitaine, d’autant qu’ilz president à quelques autres villes, & qu’il faut qu’ilz ne soyent pas fort esloignez du lieu de l’office qui leur est commis.

Toutes les Provinces, comme j’ay dict cy dessus, sont diviseez en diverses contreez, qu’ilz appellent Fu. Chaque contrée a son propre Gouverneur, qu’ilz nomment Cifu. Les contreez encor sont diviseez en Cen & Hien, comme si on disoit villes plus nobles & communes ; & icelles ne sont pas moindres que noz villes moyennes. Chacune aussi a son Prevost. Ilz appellent celuy-là Ciceu, cestui-cy Cihien car Ci, en Chinois veut dire gouverner. Tous ces Prevostz de villes & contreez ont leurs compagnons, & comme Assesseurs quatre en nombre, qui les aident comme Auditeurs & juges aux causes de leur jurisdiction.

Mais il me semble qu’il faut icy briefvement noter, & convaincre l’erreur, dont quelques Auteurs sont entachez. Car d’autant que le Gouverneur & sa Cour prennent le nom de la ville, en la quelle ilz resident ; pour exemple, en la ville de Nancian, toute ceste région, le Gouverneur, & sa cour s’appellent du mesme nom Nanciamfu. Quelques uns pour cela ont pensé que celles-là seulement sont villes qui sont appelleez Fu, que les autres nommeez Ceu et Hien ne sont que des bourgz, ou villages. Ce qui se cognoist du tout faux, non seulement par la grandeur & habitation des lieux, mais encor par la façon mesme du Gouvernement public. Car cete ville mesme en laquelle le Surintendant de toute la contrée demeure, obient aussi le nom de Hien, & a son propre Gouverneur qu’ilz appellent Cihien & aussi ses compagnons d’office & assesseurs; & le Surintendant de la contrée n’a pas plus d’autorité en ceste sienne demeure, qu’ez autres lieux dependans de sa jurisdiction. Or ce droit est du premier appel à iceluy, quand les causes jugeez par le Ciceu & Cihien sont en premier appel renvoyeez vers luy comme Superieur. Car le second appel (& icelui seulement ez causes de plus grande importance) est renvoyé au souverain Magistrat des villes Metropolitaines Pucimfu & Naganzafu, & à leurs collegues, selon le merite de la cause. Voire les mesmes Metropolitaines ont leur Cifu & Cihien, non moins que les contreez qui leur sont subjetes. Or entre tous ces Magistratz il y a un accord admirable de republique bien reiglée.

Mais d’autant qu’il faut que toute administration de republique ez Provinces soit rapportée à la cour Royale de Pequin, outre ces Magistratz il y en a deux autres superieurs aux susditz, qui sont envoyez de la ville Royale ; l’un d’iceux demeure en la Province, & est appelle Tutam  : l’autre est tous les ans envoye de la cour, & se nomme Giayuen. L’autorité du premier, d’autant qu’elle est grande sur tous les Magistrat & subjetz, & qu’il preside aux affaires de la guerre, & aux acquiert les premieres charges de la republique, semble se pouvoir accomparer à noz Lieutenantz du Roy. L’office du dernier est comme de Commissaire, ou Visiteur. Iceluy toutesfois, d’autant que par le commandement du Roy il fait revision des causes de toute la Province, visite les villes & citadelles, fait enqueste des departemens de tous les Mandarins, & en punit aussi quelques uns des médiocres & les range au devoir, advertit le Roy de tout le reste, & comme chacun s’acquitte de sa charge, & parce que seul de tous les Magistratz il fait faire exécution des peines capitales ez Provinces, pour cela à bon droit tous l’honorent & craignent.

Outre ces Mandarins, il y en a beaucoup d’autres qui exercent diverses charges ez villes, & aussi ez villages & bourgz. Et outre ceux-cy plusieurs chefs & capitaines des soldatz par tout le Royaume mais principalement ez lieux maritaines, & frontières, ou ilz font garde le long des murs, portz, ponts, & forteresses, comme si tout estoit enflammé de guerre ; encor que par tout il y ait une tres profonde paix ; car ilz ont leurs enroollemens & monstres de soldats, voire les exercices presque journaliers.

Tous les Magistratz entierement de tout le Royaume sont reduits à neuf ordres, soit qu’on regarde le Senat Philosophique, soit le militaire. Selon l’estat de ces ordres on paie à chascun tous les mois les gages du thresor public, soit en argent, soit en ris, qui est certes petit, veu la Majesté grande des Magistratz ; car le gage d’aucun, pour relevé qu’il soit en qualité, ne monte pas tous les ans à mil escus. Et en ces gages tous ceux qui sont d’un mesme ordre sont esgaux, soient Philosophes, soient gens de guerre ; car le plus haut Magistrat de guerre prend autant de gage, que l’ordre plus relevé des lettrez. Mais il faut que vous entendiez ceci de la pension establie par les loix à chasque ordre, car ce qui extraordinairement se met en proufit est beaucoup plus grand, que ce qu’on paye de gages. Je ne parle pas toutesfois des autres choses que chascun acquiert par sa propre industrie, avarice, fortune, & presentz qu’on leur fait à cause de leur dignité, car avec cela le plus souvent ilz parviennent à des grandes richesses.

Tous les Magistratz aussi, soit Philosophiques, soit militaires, les inferieurs, comme les superieurs, usent du mesme bonnet. Iceluy est d’un crespe noir, & de chasque costé a comme deux aisles quasi dessus les oreilles, de figure ovale ; elles tiennent de sorte au bonnet, que toutesfois elles tombent aisement. Ilz disent que par ce moyen ilz sont contraintz de marcher modestement & droit, & empeschez de pancher légèrement la teste. Ce que s’ilz font, ilz violent la Majesté de leur Magistrature. Ilz ont aussi tous un mesme vestement, mesmes brodequins, desquelz la façon est particulière, & la matiere d’une belle peau noire. Tous les Magistrats aussi portent une certaine belle ceinture plus longue que le tour du corps, & large de quatre doigts, plus ou moins ; laquelle d’un artifice elegant, est ornée de figures, partie rondes, partie qu’arreez. Sur la poitrine aussi, & sur le dos ilz cousent deux draps qu’arrez, tissus elegamment d’ouvrage Phrygien. Mais en ces qu’arrez, ou ceintures, il y a grande diversité & majesté, selon qu’elles sont differentes. Car par iceux les doctes cognoissent aussi tost de quel Sénat ils sont, Philosophique, ou militaire, & quelle dignité chascun a en iceluy. Pource qu’en ces draps se voyent representeez des figures d’animaux à quatre piedz, & d’oyseaux, & aussi de fleurs, à la façon des tapisseries. Mais ces ceintures Sénatoriales monstrent la majesté du personnage par la dignité de leur matière. Car les unes sont d’un bois tourné, les autres de corne, quelques-unes de licorne, ou de Calamba, bois sur tout odorant, quelques autres d’argent ou d’or ; mais les plus nobles de toutes, de certain marbre luisant, auquel nous avons imposé le nom de jaspe. Toutefois ce n’est pas vray jaspe, & peut estre est-il plus semblable à la pierre de saphir. les Chinois l’appellent Yu ce : & il s’apporte de l’occident du Royaume de Calcar, par les marchandz Sarazins, & est sur tout fort estimé des Chinois. Mais nous pourrons parler d’icelui cy dessouz en son lieu. Les Magistrats aussi sont recognus entre les Chinois par ces instrumens large estendus propres à faire ombrage & garder du Soleil ; on les appelle en Europe parasolz, desquelz estans couvertz, ils ont accoustumé de marcher en public : car quelques fois ilz en ont de couleur bleue, quelquesfois de jaune ; les uns en ont deux, les autres trois, pour la pompe. Les autres n’en peuvent avoir qu’un. Ilz sont aussi remarquez par l’appareil, avec lequel ilz sortent en public. Car tous les moindres vont à cheval, les plus grands sont, pourmenez sur les espaules des porteurs en une chaize portative  : mais il y a aussi de la Majesté au nombre des porteurs. Car aux uns n’est pas permis en avoir plus de quatre, aux autres est il aussi permis se servir de huict.

Il y a encor beaucoup d’autres ornemens de dignité & marques des Magistratz comme enseignes, chaisnes, encensoirs, plusieurs gardes, par les crieries desquelz le peuple est reculé en la ruë. Et le respect qu’on leur porte est si grand, que personne ne comparoist, mesmes ez rues les plus frequenteez ; ains tous se retirent au bruit de ces cris ; & cela se fait plus Ou moins, selon la dignité des Mandarins.

Devant que d’achever ce chapitre de l’administration de la Republique Chinoise, il me semble qu’il ne sera pas hors de propos de raconter particulierement quelques choses, esquelles les Chinois sont differens des Européens. Et en premier lieu cela peut sembler admirable, encor que ce Royaume ait de tres-amples estendues de limites, & qu’il regorge de nombre d’habitans, & d’abondance de provisions, & de toute matière propre a faire navires, & toutes autres armures & appareil de guerre, avec l’aide desquelz au moins ilz pourroient aisement adjouster les peuples voisins à leur Empire : toutesfois le Roy, ny ses subjetz ne se soucient pas de cela. Et ne leur est seulement jamais venu en pensée : mais se contentans du leur, ilz ne desirent seulement pas celui de l’autrui. En quoy ils me semblent estre fort esloignés de l’humeur des nations d’Europe, que nous voyons souvent estre chassées de leur propre Royaume, cependant qu’ils aspirent aux autres, qui devorent tout par le desir insatiable de regner, & ne sçavent garder ce qu’ils ont receu de leurs Ancestres, ce que les Chinois ont bien peu faire passez tant de siecles.

C’est pourquoy certes je croy estre une vraye invention ce que plusieurs de nos Auteurs escrivent des Chinois, sçavoir qu’au commencement de leur Empire ils ont subjugué, non seulement les Royaumes, voisins, mais encor sont parvenus jusqu’aux Indes. Car encor (comme a laissé par escrit le Pere Matthieu Ricci) que j’ay tres soigneusement fueilleté les Annales de la Chine depuis quatre mil ans jusques au temps present, je ne trouve neantmoins pas seulement le moindre indice d’une chose si remarquable, & ne les ay jamais ouy se vanter de cet accroissement d’Empire, mais plustost lors que je me suis souvent enquesté de cela vers quelques hommes doctes, ilz sont tous d’accord que cela n’a jamais este i y peu estre.

Cet abus des escrivains (afin que nous defendions leur authorité) a peu arriver de ce qu’on void en des lieux estrangers quelques vestiges du peuple Chinois, ausquelz il est croyable qu’ilz ont navigé de leur propre volonté, & non par commandement du Roy ; comme on peut voir auiourd huy ez Isles Philippines.

L’autre chose aussi tresdigne de remarque, est que tout le Royaume (comme j’ay dit cy dessus) est gouverné par les Philosophes, & qu’en iceux le Royaume se trouve entier, & meslé. Tous les Capitaines, & soldatz honorent ces Philosophes avec grande humilité & ceremonies particulières, & arrivé souvent qu’ilz sont fouettez par iceux, de mesme que parmi nous les enfans par le maistre d’escole. Ces Philosophes aussi gouvernent tous les affaires de guerre qui leur sont commis, & ausquelz ilz president, & leurs conseilz & opinions ont plus d’autorité vers le Roy, que de tous les autres chefz de guerre, lesquelz ilz ont de coustume de n’admettre qu’en petit nombre, & encore peu souvent, aux consultations militaires. De cela provient qu’aucun de ceux qui ont de l’ambition ne s’addonnent aux exercices guerriers ; ains aspirent plustost aux moindres dignitez du Senat Philosophique, qu’aux plus grandes charges & offices de guerre : car ilz voyent que les Philosophes devancent de beaucoup, tant en proufit, qu’en reputation & honneur. Mais ce qui en cecy semblera plus estrange aux estrangers, est que ces philosophes sont beaucoup plus nobles & courageux, plus fideles au Roy & à la Republique, mesprisent plus genereusement la mort pour l’amour de la patrie, que tous ceux qui de profession particuliere s’adonnent à la guerre. Cela peut estre provient de ce que par l’estude des bonnes lettres le courage de l’homne s’anoblit  : ou pource que dez les premiers commencemens du règne les lettres pacifiques ont tousjours esté en plus grande estime, que l’art militaire, entre un peuple qui n’a pas este ambitieux d’agrandir son Empire.

La concorde, & bonne correspondance des Magistrats superieurs & inferieurs par ensemble, n’est pas moins admirable ; ou celle des provinciaux avec ceux de la Cour ; ou d’iceux avec le Roy ; laquelle ilz observent non seulement en mettant peine d’obeyr de poinct en poinct, mais encor par demonstration, & reverence exterieure : car ilz n’oublient jamais les visites coustumieres en certain temps, ny les devoirs de presens. Les inferieurs aussi parlent fort rarement aux superieurs, si ce n’est fleschissans le genouil, soit au Siege Presidial, soit autre part, & les appellent de noms fort honorables. Les subjectz des villes rendent les mesmes devoirs aux Prevostz, & Presidens des villes, encor qu’on sçache que devant qu’estre promeus aux degrez honnorables des lettres, & pourveus d’offices de Mandarins, ilz sont sortis de la lie du peuple.

Personne aussi n’exerce aucune dignité plus de trois ans, si elle ne luy est derechef confirmée par le Roy  : mais le plus souvent ilz sont eslevez à des plus grandes, mais non en mesme lieu. Ce qui se faict à fin qu’aucun ne contracte aisement des amitiez, & ne soit destourne de la rigueur de justice ou qu’il ne s’acquière trop les courages & volontez du peuple de quelque Province ; principalement s’il a eu des plus grandes charges, par la faveur desquelles il puisse tramer des nouveautez : ce qu’ilz disent estre arrivé au temps passé. Il faut aussi que les principaux chefz des Provinces, contreez, & villes que j’ay cy dessus nommez Pucinfu, Naganzafu, Cifu, Ciceu, Cibien, & semblables Magistratz, assistent tous ensemble tous les trois ans en la Cour de Pequin, & offrent au Roy les devoirs solemnelz de subjection, & en ce mesme temps, on fait inquisition de tous les Magistratz espandus par toutes les Provinces du Royaume, soit de ceux qui sont contraintz estre presens, soit des autres, & ce avec toute rigueur. Par cete enqueste apres on resout qui doit estre conservé en la Republique, qui deposé, qui eslevé plus haut, qui abaissé ; & qui aussi puni sans aucun esgard de personne. J’ay aussi observé, que le Roy mesme n’oseroit rien changer de ce qui est ordonné par les juges denommez en cete enqueste publique : & ceux qui sont punis ne sont pas des moindres, ny peu. Certes l’an de nostre Salut 1607, auquel telle inquisition escheoit, nous lisons quatre mille Mandarins avoir esté condamnez. Car le nombre d’iceux s’escrit en un volume, qui estant imprimé se publie par tout le Royaume.

Or les condamnez sont reduitz en cinq classes. La première contient les avaricieux, qui ont vendu le droit par presens, qui ont usurpé quelque chose du revenu public, ou des biens des hommes privez. Ceux-là sont deposez de leurs offices, & despouillez à jamais de tous les ornemens, & privileges de Magistratz. Au second rang sont mis ceux qui ont trop rudement puni les coulpables  : ceux-cy aussi despouillez de leurs ornemens & privileges, sont renvoyez en leur maison comme personnes priveez. Les troisiesmes sont les trop vieux, & maladifz, & qui ont esté trop doux à punir les criminelz, ou trop lasches en leur office  : à iceux l’on permet l’usage des ornemens, & privileges durant leur vie ; encor qu’ils n’exercent plus aucune charge publique. Au quatriesme sont contez les volages, & trop legers à prononcer leurs sentences, & ceux ausquelz en l’administration des charges publiques, la raison & conseil ont defailli ; ceux là sont destinez à des moindres offices, ou sont renvoyez ez lieux, l’on juge le gouvernement de la Republique estre plus facile. Au dernier rang sont mis ceux qui ne se gouvernent pas assez prudemment, ou les leurs, & toute leur famille, & meinent une vie indigne d’un Magistrat : ceux-cy sont privez pour tousjours de leurs offices, & immunitez. La mesme enqueste se fait aussi des Magistratz de Cour, mais seulement tous les cinq ans. Ce qui est aussi practiqué avec les chefs de guerre en mesme temp, avec mesme ordre, & mesme rigueur.

Aucun en tout le Royaume n’a charge de Magistrat en la Province en laquelle il est né, si ce n’est un gouvernement militaire. Cela se fait, de peur que les premiers qui administrent la justice, se laissent gagner aux parens, ou aux amis. Mais les derniers, à fin qu’incitez par l’amour de la patrie, ilz la defendent plus courageusement. Tant que le maistre, quel qu’il soit, est en devoir de Magistrat, aucun des enfans ou serviteurs domestiques ne sort de la maison, craignant qu’il ne brigue des presens. Mais des serviteurs publiquement ordonnez au Magistrat, leur rendent dehors toute sorte de service. Mais quand il est sorty de la maison, il scelle avec son cachet les portes, soit privées, soit publiques, ou on administre le droict de crainte que quelqu'un des domestiques n’en sorte sans son sceu.

Ilz ne laissent aussi vivre dans l’enclos du Royaume aucun estranger qui fait dessein de s’en retourner en son pays, ou qu’on entend avoir quelque commerce avec ceux de dehors. Voire aussi ilz ne permettent à aucun estranger entrer au coeur du Royaume ; & encor que je n’aye veu aucune loy qui le defende, toutefois je voi que cete coustume est depuis plusieurs siecles observée entre eux, par certaine crainte & horreur qu’ilz ont des peuples estrangers. Et cela se doit entendre non seulement des estrangers qu’une longue espace de terre & de mers a rendu incognus aux Chinois ; mais aussi de leurs amis, & tributaires de leur Empire ; telz que sont les voisins de Coria & qui usent quasi de mesmes loix que les Chinois. Je n’en ay encor jusques à present veu aucun de semblable ; excepté quelques esclaves ; que je ne sçai quel capitaine avoit amené de là avec soy, apres avoir residé plusieura anneez en ce Royaume. Mais si quelque estranger entre secretement au Royaume de la Chine, ilz ne le punissent ny de servitude ny de mort : mais ilz lui defendent de retourner en son pays, de peur que d’aventure il ne trame des nouveautez parmi les siens, à la ruine de l’Empire Chinois. C’et pourquoy ilz punissent fort severement ceux qui sans permission du Roy negotient ou conversent avec les estrangers. Et s’il est quelquefois necessaire d’envoyer avec mandement ou commission quel qu’un hors du Royaume, il n’y a quasi personne qui s’y puisse resoudre, & toute la famille deplore celui qui despart, comme s’il estoit traisné à la mort  : & quand il retourne, le Magistrat pour recompense de sa legation, lui donne quelque dignité ou charge honorable.

Personne ne porte les armes dans les villes, non pas mesme les soldatz ou chefz & capitaines de guerre ; ny aussi les gens de lettres, si ce n’est quand ilz vont à leurs monstres, exercices ou batailles, toutefois quelques-uns accompagnent les plus nobles Mandarins avec des armes. Ni aussi personne n’a des armes en sa maison, si ce n’est quelque poignard de fer, duquel ilz se servent quelquefois par les chemins contre les voleurs ; pource n’y a il aucunes factions, ou querelles parmy eux, si ce n’est celles qui se vuident par l’impression des ongles, ou arrachement des cheveux. Il n’y a pas de desir de se venger des injures par les blessures, ou par la mort ; mais celuy qui fuit & s’abstient de faire tort, celuy-là est estime & loué pour homme prudent & fort.

Le Roy estant mort (de peur qu’il n’y arrivé des factions) il n’est pas permis à aucun autre filz, ou parent du Roy, si ce n’est à l’heritier du Royaume, de demeurer dans la ville Royale ; voire mesme c’est crime de leze Majeste à ceux qui sont espars en diverses villes de mestre le pied dehors. Les querelles esmeues parmi eux, sont vuidees par l’un des plus nobles d’entre eux ; par lequel ilz sont gouvernez. Mais s’ilz ont affaire avec quelque autre qui ne soit pas parent du Roy, ilz sont subjectz aux Sieges, & punitions des Magistratz publicz, comme le moindre du peuple.