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Histoire de l'imagerie populaire/Histoire du Bonhomme Misère

La bibliothèque libre.
E. Dentu (p. 95-168).

HISTOIRE
du
BONHOMME MISÈRE



I
popularité du bonhomme misère

Elle fut aussi répandue que la légende du Juif-Errant, l’Histoire du Bonhomme Misère, le type le plus remarquable de cette Bibliothèque bleue qui remplissait la province et les campagnes de ses romans de chevalerie, de ses contes de fées, de ses facétics, de ses aventures de brigands, de ses cantiques et de ses noëls.

Quinze villes au moins réimprimaient sans cesse l’histoire du Bonhomme Misère à des nombres considérables, et on peut évaluer à plusieurs millions d’exemplaires les tirages, depuis près de deux siècles, de ce conte dont l’auteur était resté inconnu jusqu’ici.

L’approbation de censeur la plus ancienne que je connaisse est datée du 1er juillet 1719. Malgré mes recherches, je n’ai pu trouver de Bonhomme Misère imprimé avant cette époque, quoique le conte soit mentionné dans le catalogue des livres de la Bibliothèque bleue, qui se vendaient chez la veuve Oudot, rue de la Harpe, à l’image Notre-Dame, à Paris. Malheureusement, ce catalogue ne porte pas de date ; on sait seulement que Nicolas Oudot ouvrit boutique en janvier 1665, dans cette même rue et à la même enseigne, pour y débiter plus particulièrement la Bibliothèque bleue. Il est donc présumable qu’avant l’année 1700 le Bonhomme Misère faisait partie de la collection du libraire.

Cette recherche de dates peut sembler puérile ; il importe cependant de montrer à quelle époque la légende exerçait son empire sur le peuple et quelles racines profondes l’ont fixée, depuis bientôt deux cents ans, dans sa mémoire. Quand on verra la conclusion du conteur, on se demandera sous quel règne un conteur concluait de la sorte ; et c’est en ceci que la science bibliographique apporte des documents aussi utiles à l’historien qu’au philosophe.

Ainsi, vers la fin du dix-septième siècle ou dans la première moitié du dix-huitième, diverses villes de province, sans se préoccuper de la concurrence, imprimaient et réimprimaient sans relâche, à bas prix, une brochure de vingt pages, empreinte d’un esprit plein de douceur et de fraternité.

Et il a fallu la plume un peu trop rapide de M. Jules Janin pour dire « Entre autres histoires se vendait déjà l’histoire épouvantable de Bonhomme Misère, publiée à cent mille éditions, et chaque édition non corrigée, mais revue et considérablement augmentée et agrandie de toutes les haines et de toutes les vengeances que le cœur de l’homme et la besace du romancier peuvent contenir[1] ! »

Il n’y a pas eu cent mille éditions du Bonhomme Misère ; l’histoire n’en est pas « épouvantable. » Aucune des éditions, sauf quelques variantes insignifiantes de style, n’est augmentée d’une seule ligne. N’étant ni revue ni considérablement augmentée, la légende ne saurait être agrandie des haines et des vengeances dont parle M. Jules Janin. Aussi est-il difficile d’admettre, à propos du déluge de « mauvais livres, fils du dix-huitième siècle, » que le critique mêle l’épouvantable histoire du Bonhomme Misère avec l’histoire de Madelon Friquct, celle de Gribouille, celle de Jocrisse, de Cadet la Geinjolle, de Drolibus, de Nicdouille, etc…

Que peut avoir de commun Misère avec Cadet la Geinjolle, Nicdouille et autres farceurs de tréteaux ? C’est une légèreté de M. Janin, dont je n’aurais certainement pas parlé si je n’avais entrepris de relever les diverses opinions émises au sujet du Bonhomme Misère si souvent imprimé et si peu contrôlé[2].

Une fois de plus je réimprime le conte dans son entier. Je discuterai ensuite.

II
l’origine du bonhomme misère, ou l’on verra véritablement ce que c’est que la misère, ou elle a pris son origine et quand elle finira dans le monde.

Dans un voyage que je fis autrefois en Italie avec plusieurs de mes amis, je me trouvai logé chez un curé fort bon homme, et qui aimoit extrêmement à rapporter quelques petites histoires fort divertissantes. J’ai retenu celle-ci, qui m’a paru digne d’être mise au jour, et comme elle ne roule que sur la Misère, peut-être craignez-vous qu’elle ne soit ennuyeuse ; mais point du tout, elle est très-agréable. Auparavant de vous la raconter, je vous dirai que je la rapporte telle qu’il nous la donna pour lors, ainsi que vous allez l’entendre :

Vous trouverez sans doute à redire, messieurs, commença notre bon homme de curé, de ce que je ne vous entretiens ici que de Misère. Chacun, dit-il, a ses raisons, et vous ne sçauriez pas les miennes si je ne vous les expliquois. Vous n’en êtes sans doute pas informés ce mot Misère ne se dit pas pour rien ; très-peu de gens sçavent que ce nom est celui d’un des principaux habitans de ma paroisse, lequel assurément n’est pas riche, mais il est fort honnête homme, quoique ce ne soit que misère chez lui. C’est dommage que ce cher paroissien soit si peu aimé, lui qui est tant connu, dont l’âme est si noble et généreuse, si bon ami, si prêt à servir dans toutes les occasions, si affable, si courtois, et si honnête et aimable enfin, que dirai-je de plus, lui qui n’a pas son pareil dans le monde et n’en aura jamais, tant que le monde sera monde.

Vous allez peut-être croire, nous dit-il, messieurs et amis, que ce que je m’en vais vous dire est un conte fait à plaisir ; quoiqu’on parle tant du pauvre Misère, on ne sait guère au juste son histoire ; mais je vous proteste, foi d’honnête homme, que rien n’est plus sincère et plus véritable, et je doute même que dans le voyage que vous allez faire, vous appreniez rien de plus sérieux.

Je vous dirai donc que deux particuliers, nommés Pierre et Paul, s’étant rencontrés dans ma paroisse, qui est passablement grande, et dont les habitans seroient assez bien à leur aise si Misère n’y demeuroit pas, en arrivant à l’entrée de ce lieu, du côté de Milan, environ sur les cinq heures du soir, étant tous deux trempés, comme on dit, jusqu’aux os :

Où logerons-nous ? demanda Pierre à Paul. Sur ma foi, répondit-il, je n’en sçais rien, je ne connois pas le terrain, je n’ai jamais passé par ici. Il me semble, reprit Paul, que sur la main droite voici une grosse et belle maison, qui paroît appartenir à quelque riche bourgeois ; nous pourrions lui faire la prière, si c’est son bon plaisir, de vouloir bien nous loger pour cette nuit, étant mouillés comme nous le sommes de cet orage. — J’y consens de tout mon cœur, dit Pierre ; mais il me paroît, sauf votre meilleur avis, qu’il seroit bon, auparavant que d’entrer chez lui, de nous informer dans le voisinage quelle sorte d’homme c’est que le maître de ce logis, s’il a du bien et s’il est aisé, car on s’y trompe assez souvent. Avec toutes les belles maisons qui paroissent à nos yeux, nous trouvons pour l’ordinaire que ceux qui semblent en être les maîtres les doivent aussi bien que tout ce qui est dedans, et n’ont quelquefois pas un liard à y prétendre ; et pour bien connoître un homme et juger pertinemment de ses biens, il faut le voir mort. Mais, après tout, si nous attendions après cela pour souper, nous aurions bien à attendre, et nous pourrions bien dire notre Benedicite et nos Grâces dans le même moment, et coucher dans la rue à la belle étoile.

Cela n’est que trop commun, répondit Paul, mais la pluie continue toujours, et nous sommes mouillés jusqu’aux os ; mais j’aperçois là-bas une bonne femme qui lave du linge dans ce fossé, je vais lui demander ce qui en est.

Hé bien ! ma bonne mère, dit Paul en s’approchant d’elle, il pleut bien fort aujourd’hui. Bon, lui répondit-clle, monsieur, ce n’est que de l’eau, si c’étoit du vin, cela n’accommoderoit pas ma lessive ; mais aussi nous boirions bien, car nous en amasserions notre bonne provision.

Vous êtes gaye, à ce qu’il me paroît, reprit Paul. Pourquoi pas, lui dit-elle, grâce à Dieu, il ne me manque rien au monde de tout ce qu’une femme peut souhaiter, exceptó de l’argent. De l’argent ! dit Paul. Hélas ! vous êtes bien heureuse si vous n’en avez point, et que vous puissiez vous en passer. Oui, répondit-elle, cela s’appelle parler comme saint Paul, la bouche ouverte. Vous aimez à plaisanter, à ce que je vois, bonne femme, dit Paul ; mais vous ne sçavez pas que l’argent est ordinairement la perte d’un grand nombre d’âmes, et qu’il seroit à souhaiter pour beaucoup de gens qu’ils n’en maniassent jamais de leur vie. Pour moi, lui dit-elle, je ne fais point de pareils souhaits ; j’en manie si peu, que je n’ai pas seulement le temps de regarder une pièce, pour sçavoir comme elle est faite. Tant mieux, dit Paul. Ma foi, tant mieux vous-même, lui réponditelle. Voilà une plaisante manière de parler. Si vous avez envie de vous moquer de moi, vous pouvez passer votre chemin hardiment, car aussi bien voilà votre camarade qui se morfond en vous attendant. Nous nous réchaufferons tantôt, lui répondit Paul ; mais, bonne mère, ne vous fâchez point, je vous pric, je n’ai nullement envie de vous rien dire qui vous fasse de la peine, et vous ne me connoissez pas, à ce que je vois. Allez, allez, monsieur, lui ditelle, continuez, s’il vous plaît, votre chemin, c’est de quoi je vous prie, car vous n’êtes qu’un engeôleur.

Pierre qui avoit entendu une partie de cette conversation, dont il étoit fort ennuyé, à cause d’un orage extraordinaire qui survint, s’étant approché : Cette femme, dit-il, devroit se mettre à couvert. Quelle nécessité de se mouiller de la sorte ? Est-ce un ouvrage si pressé, qu’il ne puisse se remettre à une autre fois ?

Courage, courage, dit-elle, l’un raisonne à peu près comme l’autre. On remet la besogne du monde comme cela, en votre pays ? Malpeste ! vous ne con

le bonhomme misère,
d’après une gravure de la Bibliothèque bleue.


noissez guère les gens de ces quartiers. S’il manquoit, dit-elle, en regardant Pierre, même une coëffe de nuit, de tout ce que j’ai ici, qui appartient à M. Richard, j’entendrois un joli carillon, et je ne serois pas bonne à être jetée aux chiens.

Cet homme est donc bien dificile à contenter ? lui demanda Pierre. Hé ! monsieur, s’écria-t-elle, c’est bien le plus ladre et vilain homme qui soit sur la terre. Si vous le connoissiez… C’est un homme à se faire fesser pour une bajoque[3]. Comment donc, dit Pierre, n’est-ce pas lui qui demeure à cette belle maison qu’on découvre d’ici ? Tout juste, c’est cette maison que vous voyez, répondit la bonne femme ; c’est justement pour lui que je travaille. Adieu, lui dit Pierre, le temps qu’il fait ne nous permet pas de causer davantage.

Ayant rejoint Paul, ils se mirent à couvert sous un petit auvent, à quatre pas de là ; et consultèrent ensemble de ce qu’ils feroient en cette occasion. Après avoir été un gros quart d’heure, et assez embarrassés, car ils ne se sentoient pas de sec : Voyons donc, dit Pierre, ce qu’il en sera, il faut risquer le paquet. Cet homme, si vilain qu’il soit, peut-être aura-t-il quelque honnêteté pour nous : ces sortes de gens ont quelquefois de bons momens.

Allons, dit Paul, je vais faire la harangue ; je voudrois en être quitte, et que nous fussions déjà retirés. Ils arrivèrent enfin à la porte de M. Richard comme il s’alloit mettre à table. Ils heurtèrent fort doucement, et un valet étant venu à la hâte, et ayant passé nu — tête au bout de la cour, se sentant mouillé, leur demanda fort brusquement ce qu’ils ouhaitoient. Paul, qui étoit obligé de porter la parole, le pria avec toutes sortes d’honnêtetés de vouloir bien demander à son maître s’il auroit assez de bonté que d’accorder un petit coin de sa maison à deux hommes très fatigués.

Vous prenez bien de la peine, leur dit-il, mes bonnes gens ; mais c’est du temps perdu, mon maître ne loge jamais personne. Je le crois, dit Paul ; mais faites-nous l’amitié, par grâce, d’aller lui dire que nous souhaiterions bien avoir l’honneur de le saluer. Ma foi, dit le valet, le voilà sur la porte de la salle, parlez-lui vous-même.

Qui sont ces gens-là ? dit Richard à son valet, d’une voix assez élevée. Ils demandent à loger, répondit l’autre. Hé bien, maraud, ne peux-tu pas leur répondre que ma maison n’est pas une auberge ? Vous l’entendez, messieurs, ne vous l’avois-je pas bien dit ! Paul se hasardant d’approcher Richard : Hélas ! monsieur, dit-il d’un air pitoyable, par le mauvais temps qu’il fait, ce seroit une grande charité que de nous donner un petit endroit pour reposer deux ou trois heures. Voilà des gens d’une grande effronterie, dit-il en regardant son valet, pourquoi laisses-tu entrer ces canailles ? Allez, allez, dit-il d’un air méprisant à Paul, chercher à loger où vous l’entendrez, ce n’est pas ici un cabaret. Puis il leur fit fermer la porte au nez.

Le mauvais temps continuant toujours : Que deviendrons-nous ? dit Paul. Voici la nuit qui approche ; si on nous reçoit partout de même que dans cette maison-ci, nous courons risque de passer bien mal la nuit. Le Seigneur y pourvoira, répondit Pierre ; nous devons, comme vous le sçavez aussi bien que moi, nous confier en lui. Mais, dit-il en se retournant, il me semble que voici, à deux pas d’ici, notre blanchisseuse avec laquelle nous avons causé en arrivant, laquelle paroît bien fatiguée, et qui se repose sur une borne avec son linge.

C’est elle-même, dit Paul. Il seroit bon, continua Pierre, de lui demander où nous pourrions loger. J’y consens, lui répondit-il. En même temps Paul s’approchant de cette femme lui demanda dans quel endroit de la ville les passans qui n’avoient point d’argent pouvoient être reçus une nuit seulement.

Je voudrois, leur répondit-elle, qu’il me fût permis de vous retirer, je le ferois de bon cœur, parce que vous paroissez de bonnes gens ; je suis veuve et cela feroit causer. Cependant, si vous voulez bien attendre et avoir un peu de patience, dans mon voisinage et près de ma chaumière, qui est au bout de la ville, nous avons un pauvre bon homme nommé Misère, qui a une petite maison tout auprès de moi, et qui pourra bien vous donner un gîte pour ce soir.

Volontiers, répondit Paul ; allez faire à votre aise vos affaires, nous vous attendons ici. La bonne femme étant entrée chez M. Richard et ayant remis son linge, revint trouver nos deux voyageurs, qui exerçoient toute leur vertu pour ne pas s’impatienter. Suivez-moi, dit-elle, et marchons un peu vite, car il y a un bon bout de chemin à faire ; il sera assurément nuit avant que nous soyons à la maison. Ils arrivèrent enfin, et cette charitable femme ayant heurté à la porte de son voisin, ils furent très longtemps à attendre qu’elle fût ouverte, parce que le bon homme étoit déjà couché, quoiqu’il ne fût pas au plus six heures et demie. Il se leva à la voix de sa voisine et lui demanda fort obligeamment ce qu’il y avoit pour son service. Vous me ferez plaisir, lui répondit-elle, de donner à coucher à deux pauvres gens qui ne sçavent de quel côté donner de la tête.

Où sont-ils ? demanda le bon homme en se levant promptement. À votre porte, répondit-elle. À la bonne heure, lui dit-il allumez-moi seulement ma lampe, je vous en prie. Ayant de la lumière, ils entrèrent dans la maison ; mais tout y étoit sens dessus dessous ; l’on n’y connoissoit rien au monde. Le maître de ce taudis logeoit seul. C’étoit un grand homme maigre, sec et pâle, qui sembloit sortir d’un sépulcre. Dieu soit céans ! dit Pierre. Hélas ! dit le bon homme, ainsi soit-il ! Nous aurions bien besoin de sa bénédiction pour vous donner à souper, car je vous proteste qu’il n’y a pas seulement un morceau de pain ici.

Il n’importe, dit Pierre, pourvu que nous soyons à couvert, c’est tout ce que nous souhaitons. La voisine, qui s’étoit bien doutée qu’on ne trouveroit rien chez le pauvre Misère, étoit sortie fort doucement et rentra aussitôt, apportant quatre gros merlans tout rôtis, avec un gros pain et une cruche de vin de Suze. Je viens dit-elle, souper avec vous. Du poisson ! dit Pierre. Oh ! nous voilà admirablement bien ! Comment, monsieur, dit la voisine, est-ce que vous aimez le poisson ? Si j’aime le poisson, repril-il ; je dois bien l’aimer, puisque mon père en vendoit. Je suis fort heureuse, reprit la voisine, d’avoir un petit morceau de votre goût et qui puisse vous faire plaisir.

L’embarras se trouva très-grand pour se mettre à table, car il n’y en avoit point. La bonne voisine en fut chercher une ; enfin on mangea, et comme il n’est viande que d’appétit, les poissons furent trouvés admirablement bons ; il n’y eut que le maître de la maison qui n’en put pas prendre sa part. Il n’avoit cependant pas soupé, quoiqu’il fût couché lorsque cette compagnie était arrivée chez lui ; mais il lui étoit arrivé une petite aventure l’après-midi, qui l’avoit rendu de très mauvaise humeur aussi ne fit-il que conter ses peines, ses douleurs et ses afflictions durant tout le repas, à quoi les deux voyageurs parurent fort sensibles, et n’oublièrent rien pour sa consolation.

L’accident qui lui étoit survenu n’étoit pas bien considérable ; mais, comme on dit, il n’est pas difficile de ruiner un pauvre homme. Dans sa cour, où l’on pouvoit entrer facilement, n’y ayant qu’unc haie à sauter, il y avoit un assez beau poirier, dont le fruit étoit excellent et qui fournissoit seul presque la moitié de la subsistance de ce bon homme. Un de ses voisins, qui avoit guetté le quart d’heure qu’il sortoit de sa maison, lui avoit enlevé toutes ses plus belles poires, si bien que cela l’avoit tellement chagriné, par la grosse perte que cela lui causoit, qu’après avoir juré contre le voleur, il s’étoit de dépit allé coucher sans souper. Sans cette aventure, il couroit encore le même risque, puisque dans toute la journée, il n’avoit pu trouver un seul morceau de pain par toute la ville.

Il avoit assurément raison d’avoir de l’inquiétude ; il y en a bien d’autres qui se chagrineroient à moins. Paul, en regardant Pierre : Voilà un homme, lui dit-il, qui me fait compassion ; il a du mérite et l’âme bien placée, tout misérable qu’il est ; il faut que nous priions le Ciel pour lui.

Hélas ! messieurs, vous me feriez bien plaisir, car pour moi, dit le bonhomme Misère, il semble que mes prières ont bien peu de crédit, puisque, quoique je les renouvelle souvent, je ne puis sortir du fâcheux état auquel vous me voyez réduit.

Le Seigneur éprouve quelquefois les justes, lui dit Pierre, en l’interrompant ; mais, mon ami, continua-t-il, si vous aviez quelque grâce à demander à Dieu, de quoi s’agiroit-il, que souhaiteriez-vous ? Ah ! monsieur, dit-il, dans la colère où je me trouve contre les fripons qui ont volé mes poires, je ne demanderois rien autre chose au Seigneur, sinon que tous ceux qui monteroient sur mon poirier y restassent tant qu’il me plairoit, et n’en pussent jamais descendre que par ma volonté.

Voilà se borner à peu de chose, dit Pierre, mais enfin cela vous contentera donc ? Oui, répondit le bon homme, plus que tous les biens du monde. Quelle joie, poursuivit-il, seroit-ce pour moi de voir un coquin sur une branche demeurer là comme une souche en me demandant quartier ! Quel plaisir de voir comme sur un cheval de bois le misérable larron ! Ton souhait sera accompli, lui répondit Pierre et si le Seigneur fait, comme il est vrai, quelque chose pour ses serviteurs, nous l’en prierons de notre mieux.

Durant toute la nuit, Pierre et Paul se mirent effectivement en prières ; car, pour parler de coucher, le pauvre Misère n’avoit qu’une botte de paille qu’il voulut bien leur céder, mais qu’ils refusèrent absolument, ne voulant pas découcher leur hôte. Le jour venu, et après lui avoir donné toutes sortes de bénédictions, de même qu’à la voisine, qui en avoit usé si honnêtement avec eux, ils partirent de ce triste lieu et dirent à Misère qu’ils espéroient que sa demande seroit octroyée : que dorénavant personne ne toucheroit à ses poires qu’à bonnes enseignes ; qu’il pouvoit hardiment sortir ; que si, durant son absence, quelqu’un étoit assez hardi que de monter sur l’arbre, il l’y trouveroit lorsqu’il reviendroit à sa maison, et qu’il ne pourroit jamais en descendre que de son consentement.

Je le souhaite, dit Misère en riant. C’étoit peut-être la première fois de sa vie que cela lui arrivoit ; aussi croyoit-il que Pierre ne lui avoit parlé de la sorte que pour se moquer de lui et de la simplicité qu’il avoit eue de faire un souhait si extravagant.

Les voyageurs étant partis, il en arriva tout autrement que Misère n’avoit pensé, et il ne tarda pas à s’en apercevoir ; car le même voleur qui avoit enlevé ses plus belles poires étant revenu le même jour, dans le temps que l’autre étoit allé chercher une cruche d’eau à la fontaine, il fut surpris, en rentrant chez lui, de le voir perché sur son poirier, et faisant toutes sortes d’efforts pour s’en débarrasser.

Ah ! drôle, je vous tiens, commença à lui dire Misère, d’un ton tout à fait joyeux. Ciel, dit-il en lui-même, quels gens sont venus loger chez moi cette nuit ! Oh ! pour le coup, continua-t-il, parlant toujours à son voleur, vous aurez tout le temps, notre ami, de cueillir mes poires, mais je vous proteste que vous les payerez bien cher par le tourment que je vais vous faire souffrir. En premier lieu, je veux que toute la ville vous voie en cet état,

la mort sur le poirier de misère.
Fac-similé réduit d’une eau-forte d’Alphonse Legros.


ensuite je ferai un bon feu sous mon poirier pour vous enfumer comme un jambon de Mayence.

Miséricorde, monsieur Misère, s’écria le dénicheur de poires ; pardon pour cette fois, je n’y retournerai de ma vie. Je le crois bien, lui répondit l’autre ; mais, tandis que je te tiens, il faut que je te fasse bien payer le tort que tu m’as fait.

S’il ne s’agit que d’argent, reprit le voleur, demandez-moi ce qu’il vous plaira, je vous le donnerai. Non, lui dit Misère, point de quartier ; j’ai bien besoin d’argent, mais je n’en veux point, je ne demande que la vengeance et te punir, puisque j’en suis le maître. Je vais, dit-il en le quittant, toujours chercher du bois de tous côtés, et ensuite tu apprendras de mes nouvelles ; ne perds pas patience, car tu as tout le temps de faire de belles. réflexions sur ton aventure. Ah ! ah ! gaillard, continua-t-il, vous aimez donc les poires mûres ? On vous en gardera.

Misère s’en étant allé et laissé le pauvre diable sur son arbre, où il se donnoit tous les tourmens du monde, et faisoit toutes sortes de contorsions pour en sortir sans y pouvoir parvenir, il se mit à lamenter et cria tant qu’on l’entendit d’une maison voisine. On vint au secours, croyant que, dans cet endroit écarté, ce pouvoit être quelqu’un qu’on assassinoit. Deux hommes étant accourus du côté où ils entendoient qu’on se plaignoit, furent bien surpris de voir celui-ci monté sur l’arbre du bon. homme Misère, qui n’en pouvoit pas descendre.

Hé ! que diable fais-tu là, compère ? lui dit un des deux voisins. Ilé ! que ne descends-tu ? Ah ! mes amis, s’écria-t-il, le misérable à qui appartient ce poirier est un sorcier ; il y a deux heures que je suis sur cette branche sans en pouvoir sortir ; j’ai beau faire des efforts, c’est inutile. Tu te trompes, reprit l’autre, Misère est un très honnête homme ; il n’est pas riche, mais il n’est assurément pas sorcier, ou nous le verrions dans un autre état que celui auquel il est depuis tant d’années. Peut-être que c’est par une permission de Dieu que tu es demeuré branché de la sorte, pour avoir voulu lui voler ses poires. Quoi qu’il en soit, la charité chrétienne nous oblige à te soulager. Disant cela, ils montèrent l’un à une branche, l’autre à l’autre, et se mirent en devoir de débarrasser leur voisin, mais ils n’en purent venir à bout ; ils lui eussent plutôt arraché tous les membres l’un après l’autre que de le tirer de là. Après plusieurs efforts inutiles : Il est ma foi cnsorcelé, se dirent-ils, il n’y a rien à faire, il faut en avertir la Justice, descendons. Ils se mirent en devoir de sauter en bas ; mais quelle surprise pour ces pauvres gens de voir qu’ils ne pouvoient non plus remuer que leur voisin !

Ils demeurèrent de la sorte jusqu’à vingt-trois heures et demie[4], que le bon homme Misère revint avec un bissac plein de pain et un grand fagot de broussailles sur sa tête, qu’il avoit été ramasser dans les haies, fut terriblement étonné de voir trois hommes au lieu d’un seul qu’il avoit laissé sur son poirier. Ah ! ah ! dit-il, la foire sera bonne, à ce que je vois, puisque voici tant de marchands qui s’assemblent. Mais, je vous apprendrai à venir voler les poires du pauvre Misère. Est-ce que vous ne pouviez pas m’en demander, sans venir de la sorte me les dérober ? Nous ne sommes point des voleurs, monsieur Misère, ni envieux de vos poires. Hé ! que veniez-vous donc faire ici, mes amis ? dit Misère aux deux derniers venus. Miséricorde ! monsieur Misère, nous sommes des voisins charitables venus exprès pour secourir un homme dont les lamentations et les cris nous faisoient pitié ; quand nous voulons des poires, nous les achetons au marché, il y en a assez sans les vôtres.

Si ce que vous me dites là est vrai, reprit Misère, vous ne tenez à rien sur cet arbre, vous en pouvez descendre quand il vous plaira ; la punition n’est que pour les voleurs. En même temps, leur ayant dit qu’ils pouvoient tous deux descendre, ils le firent tous deux promptement et ne sçavoient que penser de l’autorité qu’avoit Misère sur cet arbre.

Ces deux voisins étant à terre remercièrent Misère de ce qu’il venoit de faire pour eux, et le prièrent en même temps d’avoir compassion de ce pauvre diable, qui souffroit extraordinairement, depuis tant de temps qu’il étoit ainsi en faction. Il n’est pas encore quitte, leur répondit-il ; vous voyez bien par expérience qu’il est convaincu du vol de mes poires, puisqu’il ne peut pas descendre de dessus l’arbre, comme vous venez de le faire ; il y restera tant que je l’ordonnerai, pour me venger du tort que ce larron m’a fait depuis tant d’années que je n’en ai pu recueillir un seul quarteron.

Vous êtes trop bon chrétien, monsieur Misère, reprirent les deux voisins, pour pousser les choses à une telle extrémité ; nous vous demandons sa grâce pour cette fois ; vous perdriez en un moment votre honneur, qui est si bien établi de tous côtés, depuis tant d’années que votre famille demeure en cette paroisse. Faites trêve à votre juste ressentiment, et lui pardonnez selon votre bon cœur à notre prière ; au bout du compte, quand vous le ferez souffrir davantage, en serez-vous plus riche ?

Ce ne sont pas les biens ni les richesses, reprit Misère, qui ont jamais eu aucun pouvoir sur moi. Je sais bien que ce que vous me dites est véritable ; mais est-il juste qu’il ait profité de mon bien sans que j’y trouve au moins quelque petite récompense ? Je payerai tout ce que vous voudrez, s’écria le voleur ; mais, au nom de Dieu, faites-moi descendre, je souffre toutes les misères du monde.

À ce mot, Misère lui-même se laissant toucher dit qu’il vouloit bien oublier sa faute et qu’il lui pardonnoit ; que pour lui faire connoître que l’intérêt ne l’avoit jamais fait agir dans aucune action de sa vie, il lui faisoit présent de tout ce qu’il lui avoit voló ; qu’il alloit le délivrer de la peine où il se trouvoit, mais à la condition qu’il falloit qu’il promît avec serment que de sa vie il ne reviendroit sur son poirier, et s’en éloigneroit toujours de cent pas aussitôt que les poires seroient mûres.

Ah ! que cent diables m’emportent, s’écria-t-il, si jamais j’en approche d’une lieuc ! C’en est assez, lui dit Misère ; descendez, voisin, vous êtes libre ; mais n’y retournez plus, s’il vous plaît. Le pauvre homme avoit tous les membres si engourdis qu’il fallut que Misère, tout cassé qu’il étoit, l’aidat à descendre avec une échelle, les autres n’ayant jamais voulu approcher de l’arbre, tant ils lui portoient de respect, craignant encore quelque nouvelle aventure.

Celle-ci néanmoins ne fut pas si secrette ; elle fit tant de bruit que chacun en raisonna à sa fantaisie. Ce qu’il y eut toujours de très-certain, c’est que jamais, depuis ce temps-là, personne n’a osé approcher du poirier du bon homme Misère, qui en a fait lui seul récolte complette.

Le pauvre homme s’estimoit bien récompensé d’avoir logé chez lui ces deux inconnus qui lui avoient procuré un si grand avantage. Il faut convenir que dans le fond il s’agissoit de bien peu de chose ; mais quand on obtient ce qu’on désire au monde cela se peut compter pour beaucoup. Misère, content de sa destinée telle qu’elle étoit, couloit sa vie toujours assez pauvrement ; mais il avoit l’esprit content, puisqu’il jouissoit en paix du petit revenu de son poirier, et que c’étoit à quoi il avoit pu borner sa petite fortune.

Cependant l’âge le gagnoit : étant bien éloigné d’avoir toutes ses aises, il souffroit bien plus qu’un autre ; mais sa patience s’étoit rendue la maîtresse de toutes ses actions ; une certaine joie secrette de se voir absolument maître de son poirier lui tenoit lieu de tout. Un certain jour qu’il y pensoit le moins, étant assez tranquille dans sa petite maison, il entendit frapper à sa porte, et fut si peu que rien étonné de recevoir cette visite à laquelle il s’attendoit bien, mais qu’il ne croyoit pas si proche. C’étoit la Mort qui, faisant sa ronde dans le monde, étoit venue lui annoncer que son heure approchoit, qu’elle alloit le délivrer de tous les malheurs qui accompagnent ordinairement cette vie.

Soyez la bien venue, lui dit Misère sans s’émouvoir, en la regardant d’un grand sens froid, et comme un homme qui ne la craignoit point, n’ayant rien de mauvais sur sa conscience, ayant vécu en honnête homme, quoique très pauvrement.

La Mort fut très-surprise de le voir soutenir sa venue avec tant d’intrépidité. Quoi ! lui dit-elle, Lu ne me crains point, moi qui fais trembler d’un seul regard tout ce qu’il y a de plus puissant sur la terre, depuis le berger jusqu’au monarque ? Non, lui dit-il, vous ne me faites aucune peur : et quel plaisir ai-je dans cette vie ? quels engagemens m’y voyez-vous pour n’en pas sortir avec plaisir ? Je n’ai ni femme ni enfans (j’ai toujours eu assez d’autres maux sans cela), je n’ai pas un pouce de terre vaillant, excepté cette petite chaumière et mon poirier, qui est lui scul mon père nourricier par ces beaux fruits que vous voyez qu’il me rapporte tous les ans, et dont il est encore à présent tout chargé. Si quelque chose dans ce monde étoit capable de me faire de la peine, je n’en aurois point d’autre qu’une certaine attache que j’ai à cet arbre, depuis tant d’années qu’il me nourrit ; mais comme il faut prendre son parti avec vous, et que la réplique n’est point de saison quand vous voulez qu’on vous suive, tout ce que je désire et que je vous prie de m’accorder avant que je meure, c’est que je mange encore, en votre présence, une de mes poires ; après cela je ne vous demande plus rien.

La demande est trop raisonnable, lui dit la Mort, pour te la refuser ; va toi-même choisir la poire que tu veux manger, j’y consens.

Misère ayant passé dans sa cour, la Mort le suivant toujours de près, tourna longtemps autour de son poirier, regardant dans toutes les branches la poire qui lui plairoit le plus, et ayant jeté la vue sur une qui lui paroissoit très-belle : Voilà, dit-il, celle que je choisis ; prêtez-moi, je vous prie, votre faux pour un instant, que je l’abatte.

Cet instrument ne se prête à personne, lui répondit la Mort, et jamais bon soldat ne se laisse désarmer ; mais je regarde qu’il vaut mieux cueillir avec la main cette poire qui se gâteroit si elle tomboit monte sur ton arbre, dit-elle à Misère. C’est bien dit si j’en avois la force, lui répondit-il ; ne voyez-vous pas que je ne sçaurois presque me soutenir ? Eh bien ! lui répliqua-t-elle, je veux bien te rendre ce service ; j’y vais monter moi-même et chercher cette belle poire, dont tu espères tant de contentement.

La Mort, ayant grimpé sur l’arbre, cueillit la poire que Misère désiroit avec tant d’ardeur ; mais elle fut bien étonnée lorsque voulant descendre, cela se trouva tout à fait impossible. Bon homme, lui ditelle en se tournant du côté de Misère, dis-moi un peu ce que c’est que cet arbre-ci ?

Comment, lui répondit-il, ne voyez-vous pas que c’est un poirier ? Sans doute, lui dit-elle ; mais que veut dire que je ne peux pas en descendre ? Ma foi, reprit Misère, ce sont là vos affaires. Oh ! bon homme, quoi vous osez vous jouer à moi qui fais trembler toute la terre ! À quoi vous exposez-vous ?

J’en suis fâché, lui dit Misère, mais à quoi vous exposez-vous vous-même de venir troubler le repos d’un malheureux qui ne vous fait aucun tort ? Tout le monde entier n’est-il pas assez grand pour exercer votre empire, votre rage et toutes vos fureurs, sans venir dans une misérable chaumière arracher la vie à un homme qui ne vous a jamais fait aucun mal ? Que ne vous promenez-vous dans le vaste univers, au milieu de tant de grandes villes et de si beaux palais ? Vous trouverez de belles matières pour exercer votre barbarie. Quelle pensée fantasque vous avoit pris aujourd’hui de songer à moi ? Vous avez, continua-t-il, tout le temps d’y faire réflexion ; et puisque je vous ai à présent sous ma loi, que je vais faire du bien, au pauvre monde que vous tenez en esclavage depuis tant de siècles ! Non, sans miracle, vous ne sortirez point d’ici que je ne le veuille.

La Mort, qui ne s’étoit jamais trouvée à une telle fête, connut bien qu’il y avoit dans cet arbre quelque chose de surnaturel. Bon homme, lui dit-elle, vous avez raison de me traiter comme vous faites ; j’ai mérité ce qui m’arrive aujourd’hui, pour avoir eu trop de complaisance pour vous, cependant je ne m’en repens pas ; mais aussi il ne faut pas que vous abusiez du pouvoir que le Tout-Puissant vous donne dans ce moment sur moi. Ne vous opposez pas davantage, je vous prie, aux volontés du Ciel. S’il désire que vous sortiez de cette vie, vos détours seroient inutiles, il vous y forcera malgré vous ; consentez seulement que je descende de cet arbre, sinon je le ferai mourir tout à l’heure.

Si vous faites ce coup-là, lui dit Misère, je vous proteste sur tout ce qu’il y a au monde de plus sacré, que tout mort que soit mon arbre, vous n’en sortirez jamais que par la permission de Dieu.

Je m’aperçois, dit la Mort, que je suis aujourd’hui entrée dans une fâcheuse maison pour moi. Enfin, bon homme, je commence à m’ennuyer ici : j’ai des affaires aux quatre coins du monde, qu’il faut qu’elles soient terminées avant que le soleil soit couché. Voulez-vous arrêter le cours de la nature ? Si une fois je sors de cette place, vous pourrez bien vous en repentir.

Non, lui répondit Misère, je ne crains rien ; tout homme qui n’appréhende point la Mort est au-dessus de bien des choses : vos menaces ne me causent pas la moindre émotion ; je suis toujours prêt à partir pour l’autre monde, quand le Seigneur l’aura ordonné.

Voilà, lui dit la Mort, de très-beaux sentimens, et je ne croyois pas qu’une si petite maison renfermåt un si grand trésor. Tu peux te vanter, bon homme, d’être le premier dans la vie qui ait vaincu la Mort. Le Ciel m’ordonne que de ton consentement je te quitte et ne revienne jamais le voir qu’au jour du jugement universel, après que j’aurai achevé mon grand ouvrage, qui sera la destruction générale de tout le genre humain. Je te le ferai voir, je te le promets ; mais, sans balancer, souffre que je descende, ou du moins que je m’envole : une Reine m’attend à cinq cents lieues d’ici pour partir.

Dois-je ajouter foi, reprit Misère, à votre discours ? N’est-ce point pour mieux me tromper que vous me parlez ainsi ? Non, je te le jure, jamais tu ne me verras qu’après l’entière destruction de toute la nature, et ce sera loi qui recevras le dernier coup de ma faulx ; les arrêts de la Mort sont irrévocables, entends-tu, bon homme ?

Oui, dit-il, je vous entends, et je dois ajouter foi à vos paroles ; et, pour vous le prouver efficacement, je consens que vous vous retiriez quand il vous plaira, vous en avez à présent la liberté.

A ces mots, la Mort ayant fendu les airs s’enfuit à la vue de Misère, sans qu’on en ait entendu parler depuis. Quoique très-souvent elle vienne dans le pays, même dans cette petite ville, elle passe toujours devant sa porte, sans oser s’informer de sa santé. C’est ce qui fait que Misère, si âgé qu’il soit, a vécu depuis ce temps-là toujours dans la même pauvreté, près de son cher poirier. Et suivant les promesses de la Mort, il restera sur la terre tant que le monde sera monde.

III
le conte du bonhomme misère est-il d’origine italienne ?

À la première lecture, on est pris par l’ingénieuse composition du conte, sa narration vive, et l’enseignement profond du dénoûment. Rarement on a vu un sujet plus grave enveloppé de tant de bonhomie. Et pourtant le conteur ne conte pas pour conter ; à lout instant la dureté et l’avarice du riche reviennent sous sa plume sans aigreur ni rancune. La morale découle du récit lui-même, sans être marquée des puérilités de la littérature enseignante à l’aide de laquelle les gouvernants, aux moments de troubles, croient pouvoir apaiser les esprits irrités, et que le peuple repousse, n’y trouvant trop souvent que doctrine lourde et pédantesque.

Le Bonhomme Misère semble un contemporain de la Danse des Morts, quoiqu’il n’en ait pas la gravité solennelle. Des compositions d’Holbein une seule idée ressort, l’égalité devant la mort, qui atteint papes, empereurs, riches et puissants ; mais en pareille matière, malgré le fond satirique, les artistes devenaient sérieux comme le sujet qu’ils traitaient, ce qui éloigne la composition du conte de Misère du dix-huitième siècle, athée et n’ayant plus besoin d’envelopper de symbolisme ses révoltes contre la religion.

Misère, qui conserve un certain reflet des Danses macabres, me paraît un conte du milieu du seizième siècle. Déjà au dix-septième, en France, l’idée de la mort ne se présente plus sous le même aspect. Les grands penseurs de l’époque la montrent sous la forme d’une abstraction et laissent de côté le branle des squelettes chers au moyen âge.

En était-il ainsi en Italie ? Car le Bonhomme Misère semble avoir des racines italiennes.

« Dans un voyage que je fis autrefois en Italie… » Ainsi débute le conte, dont certaines parties ont fait croire à quelques critiques que Misère pouvait avoir traversé les Alpes.

« C’est un homme à se faire fesser pour une bajoque, » dit la lessiveuse en parlant de l’avare qui refuse de loger saint Pierre et saint Paul. Les nombreux imprimeurs de la légende, malgré le peu de souci qu’ils prenaient de leurs réimpressions, ont toujours conservé la note relative à la bajoque, monnaie d’Italie, ainsi que celle consacrée aux vingt-trois heures et demie pendant lesquelles le maraudeur qui volait les poires de Misère resta cloué sur l’arbre.

Ailleurs, la lessiveuse apporte à saint Pierre et à saint Paul une cruche de vin de Suze.

Certainement ces détails ne semblent pas de la couleur locale plaquée par un habile conteur.

Le Bonhomme Misère, si populaire en France, me parut d’abord un conte italien traduit, peut-être arrangé par parties [5].

M. Mérimée confirmait mon opinion sur la provenance italienne du Bonhomme Misère par un court récit, Federigo, « populaire dans le royaume de Naples », disait le conteur[6].

Federigo est un jeune seigneur prodigue, joueur et débauché qui, ayant hébergé Jésus-Christ accompagné de ses douze apôtres, lui demande trois grâces à son souhait, ce que le Christ accorde spontanément. Federigo désire d’abord être possesseur de cartes qui le feront toujours gagner ; son second souhait se formule ainsi : « Faites que quiconque montera dans l’oranger qui ombrage ma porte n’en puisse descendre sans ma permission. » Il demande encore que celui qui s’assiéra sur l’escabeau, au coin de la cheminée, ne puisse s’en relever sans sa volonté. À l’aide de ces trois conditions que lui a accordées Jésus-Christ, Federigo gagne douze âmes à Pluton, et par deux fois il triomphe de la Mort qui s’est laissée prendre à l’oranger et à l’escabeau.

Quelques-uns de ces détails sont analogues à ceux de la légende du Bonhomme Misère ; ils ne s’en séparent qu’au dénoûment. Federigo, pour avoir fait pacte seulement d’un certain nombre d’années avec la Mort, est obligé de la suivre en enfer, où il resterait éternellement si Jésus-Christ ne lui pardonnait d’avoir employé son jeu de cartes à tirer de ce lieu affreux douze âmes de pécheurs qui y brûlaient.

Chacun sait de quelle remarquable sobriété de conteur la nature a doué Mérimée : mieux que personne, il était apte à rendre l’esprit des anciennes légendes ; pourtant je préfère la courte histoire du Bonhomme Misère au récit de Federigo. La légende française me semble supérieure au conte d’origine napolitaine, surtout par sa simplicité de composition.

C’est ce qui fait la force de la littérature populaire dans ses diverses manifestations, écrites, chantées ou improvisées.

M. Frédéric Baudry le faisait remarquer à propos des Chants du peuple que j’ai recueillis, et qu’on retrouve dans divers pays avec de nombreuses variantes.

« La poésie populaire, dit-il, possède un puissant instrument de perfection dans la transmission orale. Le papier garde tout ce qu’on y a écrit ; la mémoire du peuple est moins complaisante, elle ne conserve que ce qui lui semble bon ; le reste, elle. l’oublie ou l’altère.

« Dans ces voyages infinis de bouche en bouche, les mauvais vers sont mis de côté, les véritables formules de la pensée sont fixées ; l’expression juste finit par se frapper comme une médaille. En un mot, si je ne me trompe, la tradition doit polir les poésies à sa manière, autant et plus que le travail de cabinet[7]. »

Ce que dit si justement M. Frédéric Baudry à propos des chansons populaires peut s’appliquer aux contes ; le poli, le rejet de détails, le choix, le goût, sont faciles à observer dans la comparaison de Misère et de Federigo.

Étant donné que le Bonhomme Misère soit issu d’un conte italien, quelle simplification de détails lo conteur français a apportée dans sa composition ! Federigo forme trois souhaits, Misère seulement un. La Rivière, l’auteur présumé de l’histoire du bonhomme, s’est contenté du fameux poirier pour vaincre la Mort ; par cet unique souhait il se montre supérieur au conteur napolitain qui, en faisant intervenir Jésus-Christ pour lui demander d’ensorceler en sa faveur un oranger et un escabeau, n’a pas obéi à la poétique de la littérature populaire qui doit sans cesse progresser en intérêt et en moyens nouveaux.

La Mort reste clouée à l’oranger de Federigo, l’invention est bonne ; mais quand elle revient, cinquante ans plus tard, et qu’elle se laisse prendre à cet escabeau, sur lequel elle reste assise jusqu’à ce qu’elle ait souscrit à la volonté du propriétaire, je trouve la Mort quelque peu naïve d’être prise par un moyen à peu près identique au premier, dans une maison qu’elle doit déjà redouter. Et voilà pourquoi la légende du Bonhomme Misère me paraît supérieure à Federigo le récit court plus vite et mène à un dénoûment plus inattendu.

Lors de mes premières études sur ce sujet, quelques critiques trouvèrent la question de l’origine italienne assez importante pour la traiter avec développement, et entre ceux-là M. Félix Franck, dont l’article tout entier pourrait être cité.

« Quant à la provenance italienne, s’il paraît impossible de la contester en ce qui concerne les incidents fantastiques du conte, l’idée de personnifier la misère, d’en faire non un être de raison mais un être humain, et de résumer en quelque sorte la vie de tout un peuple sous la figure d’un individu, cette idée, j’inclinerais. fort à le croire, est sortie entièrement d’un cerveau gaulois. Le Bonhomme Misère, en France, et Jacques Bonhomme, c’est tout un. »

À ce propos, M. Franck esquisse rapidement une histoire du peuple, du dixième au dix-huitième siècle, ce peuple chez lequel « on peut relever des marques d’impatience, de rares colères où l’emporta la fièvre de la misère ; il murmura des doléances, essaya des remontrances à faire frémir quelquefois de douleur ; mais comme le pauvre hère du conte, il fit preuve d’une incroyable clémence, et on sait le nombre de ses Jacqueries. Aussi, que demandait-il ? Un peu d’adoucissement à ses peines, un peu d’allégement aux charges qui le grevaient. Qui accusait-il et qui prit-il parfois entre ses mains puissantes, quoique ce fussent mains d’esclaves ? Nuls, sinon ceux qui complotaient sa ruine (comme le voleur de poires du conte), sinon ceux qui le trahissaient ou le pressuraient. Que de fois, pourtant, il les laisse échapper, les mains encore pleines du fruit dérobé, à condition qu’ils n’y reviendront plus ; et que de fois on y revint à ce pauvre poirier du bonhomme !… Plus j’y réfléchis, plus je considère l’histoire et le caractère de la race gauloise, plus je me trouve confirmé dans l’idée que le conte du Bonhomme Misère n’est que la mise en œuvre (à l’aide de matériaux étrangers) d’une pensée née sur le sol français[8]. »

M. Ch. Nisard également pense que la légende est d’origine française. « Les Italiens qui nous l’ont empruntée, dit-il, n’auraient fait que changer le lieu de la scène. C’est ainsi du moins que Boccace, Bandello, Sansovino, Straparole et bien d’autres en ont usé, toutes les fois qu’ils nous ont pris nos contes, et l’on peut dire qu’ils nous les ont pris presque tous. C’est une vérité qui a été démontrée d’une manière invincible par M. V. Leclerc, comme il est aisé de s’en assurer dans le tome XXIII de l’Histoire littéraire de la France, et dans son Discours sur l’étude des lettres en France au quatorzième siècle. Ce sont nos trouvères qui ont défrayé de contes, non seulement l’Italie, mais toute l’Europe ; et telle était l’ignorance où nous étions de nos anciennes richesses littéraires manuscrites, que lorsque nous pensions, en les tradvisant, faire des emprunts à l'étranger, nous ne faisions que rentrer dans notre bien. »

Voilà d'excellentes raisons auxquelles je m'empresse de souscrire.

Ce conte est un des monuments de notre littérature, je ne dis pas seulement de la littérature populaire, je dis de celle qui, comme les Contes de Perrault, s'adresse aux grands et aux petits, aux femmes et aux enfants, aux grands et au peuple. Et les détails en sont si ingénieux que la légende est devenue « cosmopolite, » comme le fait remarquer M. V. Fournel[9].

IV
ramifications du conte à l'étranger

Le conte du Bonhomme Misère rappelle divers traits particuliers à toutes les littératures populaires, qui tantôt se sont servies du personnage pour en faire le sujet principal d'autres récits, tantôt ont employé des figures accessoires analogues, tantôt se sont emparées de l'idée mère.

On trouve dans le Norske Folkeeventgz, recueil des Contes populaires de la Norvège, recueillis par Asbjœrnsen et J. Moc[10], la légende du Forgeron qui ne put trouver place en enfer ; elle offre quelques points de ressemblance avec le Bonhomme Misère.

Notre-Seigneur voyage avec saint Pierre ; il laisse au forgeron le droit de former trois souhaits. Aussi, plus tard le diable qui vient chercher le forgeron reste-t-il cloué au poirier.

Un conte populaire lithuanien offre une remarquable analogie avec le précédent. Un forgeron ayant rendu service à saint Pierre, obtient pour l’avenir l’accomplissement de ses souhaits. Un jour le diable vient le chercher pour l’emmener en enfer. La route est longue : pour se rafraîchir, Satan cueille quelques pommes aux branches d’un pommier qui pendent sur le chemin ; mais le forgeron souhaite que la main du diable reste à la branche, et Satan n’est délivré qu’en jurant de ne jamais revenir[11].

Il est à remarquer que saint Pierre a été de tous les évangélistes la figure mise le plus souvent en jeu par le peuple. Dans un conte de la Gascogne, le Sac de la Ramée, on trouve saint Pierre faisant cadeau à un pauvre homme d’un sac de cuir qui se remplira immédiatement de tout ce qu’il est possible en disant : Chose que je désire avoir, entre dans le sac de la Ramée[12].

Ainsi que Misère, la Raméc avait rendu service à saint Pierre sans le connaître ; là se borne l’analogie, et je ne mentionne ce récit que pour montrer la popularité de l’apôtre parmi les conteurs.

Les frères Grimm ont recueilli une légende à peu près semblable à celle du Bonhomme Misère. C’est le Pêcheur et sa femme, conte qui se trouve aussi dans les Mille et une Nuits ; l’Athenæum français[13] a donné de son côté la traduction d’un conte russe sur le même sujet. Je cite ces variantes, quoique l’intérêt ne semble pas considérable. Quand le conte est arrivé à son suprême développement, il importe peu, dira-t-on, de recueillir des épreuves effacées ou retouchées. Cependant n’est-il pas curieux d’assister à la soudure des éléments d’une tradition, à sa désorganisation, à ses émigrations en pays étranger jusqu’au jour où un Shakespeare, un Molière, un Gœthe s’en emparent ? Alors Hamlet, le Festin de Pierre, Faust, sont la plus haute expression du conte obscur, qui s’était couché savetier et le lendemain se réveille roi.

V
le bonhomme misère en normandie

M. du Méril, à propos du Bonhomme Misère, montre l’analogie comparée de ces sortes de récits : Malgré toutes ces différences d’idées et de mœurs, on raconte encore, en Normandie comme en Allemagne, le Fils ingrat, le Grand-Pére et le Petit-Fils, les Messagers de la Mort, les Trois Filandières, les Trois Souhaits, Cretel l’Avisé et le Fidèle Fernand. Peut-être parmi tous ces bouts de contes, concentrés dans quelques phrases, n’en est-il qu’un seul qui ait conservé ses développements naturels et une forme traditionnelle à peu près immuable, et il se trouve aussi dans le recueil de MM. Grimm. C’est une nouvelle histoire du Paradis perdu, moins le serpent, mais avec la faiblesse originelle de l’homme et l’ambitieuse cupidité de la femme. Des circonstances par trop féeriques le rendent d’une croyance fort difficile en Allemagne ; mais on lui a donné en Normandie une forme plus chrétienne et plus pratique : ce ne serait après tout qu’un miracle aussi possible que beaucoup d’autres et l’on y peut croire fermement, pourvu qu’on ait une foi suffisante. »

Voici donc une légende contée du Bonhomme Misère et non écrite ; et il est à remarquer que cette légende est populaire dans le pays où le véritable Misère a le plus de racines, c’est-à-dire à Rouen, à Caen, à Falaise, qui furent, après Troyes, les foyers les plus actifs de la Bibliothèque bleue.

« Il y avait ici près un bonhomme si pauvre, qu’on l’appelait le bonhomme Misère. Un jour qu’il avait pris sa besace et qu’il cherchait son pain le long des chemins, il rencontra deux messieurs très bien couverts, qui regardaient attentivement à droite et à gauche : c’étaient le bon Dieu et M. saint Pierre, qui voulaient s’assurer par eux-mêmes si le percepteur ne pressait pas trop le pauvre monde, et ils n’étaient pas contents.

« — La charité, s’il vous plaît, je suis le bonhomme Misère.

« — Tu es grand et fort, dit saint Pierre en le regardant de travers, et la mer est pleine de poissons ; mais tu te crois peut-être un gentilhomme pour ne pas travailler ?

« — On ne peut pas pêcher avec la main, répondit le bonhomme Misère ; saint Pierre lui-même, qui était pourtant un grand saint, avait des filets, et encore ne trouvait-il pas que le métier fût bon, puisqu’il a mieux aimé être crucifié la tête en bas que de suer plus longtemps à la peine. Si peu que vous voudrez, mes bons messieurs, et je serai content.

« — Donne-lui une fève, dit le bon Dieu, et recommande-lui d’être content.

« Saint Pierre secoua la tête, mais il mit la main. à sa poche.

« — Tiens, dit-il, grand fainéant, le bon Dieu veut que tu sois content ; et il lui donna une fève.

« Le bonhomme s’en revint tout joyeux, et il raconta à sa femme qu’il avait vu le bon Dieu.

« — Tant mieux pour toi, si cela t’a suffi, répondit-elle. Qu’est-ce que tu veux que j’en fasse, de ta fève ? Le bon Dieu aurait dû te donner un peu de bois pour la faire cuire, un peu de beurre avec un peu de sarriette pour l’embeurrer, et seulement une cuiller pour la manger. Mais personne ne se soucie des pauvres.

« Le bonhomme trouva aussi qu’une fève crue était un bien petit régal pour deux personnes, et, comme il n’avait pas de jardin, il la planta dans l’âtre de sa cheminée. La fève ne tarda pas à pousser. Elle grandissait à vue d’œil. Le soir, elle sortait déjà par le haut de la cheminée, et le lendemain matin on n’en voyait plus la cime : le curé lui-même ne put l’apercevoir avec ses lunettes. Deux jours après, la femme dit à son mari :

« — Le bon Dieu ne l’a pas attrapé ; sa fève était vraiment d’une bonne espèce ; va cueillir ce qu’il nous faut pour notre dîner.

« Le bonhomme ne lui répondait jamais. Il ôta ses sabots et monta d’échelette en échelon. Il regarda en bas, la terre était à peine grosse comme un grain de sénevé ; mais il avait beau chercher, il ne voyait pas plus de cosses que dans le fond de sa main. Il monta plus haut, s’arrêta pour souffler, monta encore, et se trouva devant une grande maison toute dorée : c’était le paradis. Il y avait un marteau à la porte, il frappa : Pan ! pan !

« — Qui va là ? demanda saint Pierre.

« — C’est moi, grand saint Pierre ; vous savez bien, le bonhomme Misère. J’étais venu chercher quelque chose pour notre dîner, mais il paraît que les fèves ne grainissent pas beaucoup dans le paradis, parce que sans doute vous aimez mieux les pois, et je voudrais bien avoir un morceau de pain… du blanc, si cela ne vous fait rien.

« — Tu en auras, dit saint Pierre, et à discrétion, avec de la viande et du vin.

« Le bonhomme redescendit d’échelette en échelon et trouva la table mise il mangea beaucoup, but encore davantage, et se coucha le cœur content ; mais sa femme se tourna toute la nuit dans son lit. Le lendemain, elle se réveilla de bonne heure.

« — On ne peut pas dormir dans cette misérable tanière, lui disait-elle ; on craint toujours que les murailles ne vous tombent à monceau sur la tête. Saint Pierre est bon, il ne t’eût pas refusé une maison plus solide et plus grande ; mais tu ne penses jamais à rien.

« Le bonhomme ne répondit pas et siffla Nicolas Tuyau : c’était sa manière de dire non. Mais à déjeuner sa femme ne mangea pas.

« — La vue de ces vieux meubles m’ôte l’appétit, dil-elle en soupirant, et j’ai peur d’être écrasée ; mais cela t’est bien égal, tu en épouserais une autre.

« Le bonhomme secoua la tête, ôta ses sabots, et monta d’échelette en échelon ; il n’allait pas aussi vite que la première fois, pourtant il arriva à la porte. Pan ! pan !

« — Qui va là ?

« — C’est votre pauvre bonhomme Misère.

« — Que me veux-tu encore ?

« — Ah ! bienheureux saint Pierre, on n’est pas en sûreté dans ma masure ; quand ce ne serait que par humanité, vous devriez me la faire recrépir en l’élevant seulement d’un étage et en l’agrandissant d’un pavillon, avec un petit perron devant, un jardin derrière et une girouette dessus ; elle menace ruine dès que le vent vient à souffler ; la nuit dernière, ma pauvre femme n’a pu dormir, parce que les rats déménageaient.

« — Soit, dit saint Pierre, tu auras une maison bourgeoise, solide comme une prison ; mais n’y reviens pas ; je ne puis passer mon temps à faire des miracles pour ton usage particulier, et je n’aime pas les quémandeurs.

« Le bonhomme redescendit d’échelette en échelon, et ne se reconnut pas chez lui : il y avait une grille devant la cour, des canards qui nageaient sur une mare bien propre, des poules qui caquetaient à la porte d’un poulailler, et des fauteuils dans toutes les chambres. Inutile de vous dire que la femme était bien contente : ce jour-là elle s’assit dans tous ses fauteuils et se regarda dans toutes ses glaces. Le lendemain elle vêtit et dévêtit toutes ses robes ; le surlendemain elle donna des ordres à ses servantes toute la journée ; mais le quatrième jour elle s’ennuya beaucoup, et ne sachant plus que faire chez elle, elle alla se promener dans la campagne. Elle revint toute triste et se coucha sans souper.

« — Croirais-tu bien, dit-elle à son mari, dès qu’il fut éveillé, que j’ai rencontré hier notre voisin, et qu’il ne m’a pas saluée ?

« — Il y a des gens si mal élevés ! répondit le bonhomme Misère ; mais je n’y puis que faire on ne doit le respect qu’au roi et à la reine.

« — Eh bien, s’écria-t-elle tout en colère, pourquoi ne serions-nous pas roi et reine comme les autres ? Si tu l’avais demandé à saint Pierre, il est juste et ne t’aurait pas refusé… Certainement, lui redit-elle le lendemain, saint Pierre ne pourrait pas te le refuser ; le bon Dieu lui a dit qu’il voulait que tu fusses content.

« Et tous les matins elle lui répétait aussitôt qu’il ne dormait plus :

« — Est-ce aujourd’hui que tu vas le demander à saint Pierre ?

« Quelquefois même elle le réveillait tout exprès, et ne manquait jamais de verser quelques larmes. D’abord le bonhomme ne répondit rien, puis il haussa les épaules, puis il lui ordonna de le laisser tranquille, et elle pleurait de plus en plus tous les jours et se plaignait d’être bien malheureuse ; enfin, dans un moment de bonne humeur, il lui dit un matin en plaisantant :

« — Non, ce sera demain.

« Elle l’embrassa deux fois, fut charmante toute la journée, et descendit à la cuisine pour que le dîner fût prêt à l’heure. Son mari vit bien qu’il était inutile de chercher midi à quatorze heures. Il prit le lendemain ses habits du dimanche et monta d’échelette en échelon. Arrivé à la porte, il frappa, l’oreille bien basse : Pan ! pan !

« — Te revoilà donc, importun ! s’écria saint Pierre sans ouvrir la porte : je le savais bien que tu serais insatiable.

« — Grand saint, répondit humblement le bonhomme, pardonnez-moi encore cette fois, comme je pardonne à ceux qui m’ont offensé. C’est ma femme qui l’a voulu ; elle est un peu tourmentante, mais elle a du bon : la vue de la misère lui fend le cœur, et elle assure que si elle était reine et que je fusse roi, les pauvres gens ne seraient plus si pauvres.

« — Puisque c’est par charité que tu me demandes d’être roi, lui répondit saint Pierre, je veux bien te l’accorder encore ; mais n’y reviens pas, car il t’arriverait malheur.

« Le bonhomme redescendit d’échelette en échclon, et trouva sa femme assise sur un trône et recovant les hommages de ses courtisans.

« Elle fut au comble de la joie deux jours durant ; mais le troisième, elle aperçut un cheveu blanc sur sa tête, et s’étonna que le bon Dieu laissât vieillir les reines. Le lendemain, elle voulut manger de la galette chaude, et, comme elle était gourmande, on fut obligé d’aller chercher le médecin en toute hâte ; le jour suivant, elle apprit que la femme du premier ministre était morte subitement, et c’en fut fait de son bonheur. Elle devint toute songeuse, ne mangea guère le reste de la semaine, et dit à son mari le dimanche :

« — Tu avais raison, la royauté ne nous empêchera pas d’être malades, peut-être même de mourir ; ce n’est pas cela qu’il fallait demander ; mais si tu étais le bon Dieu et que je fusse la sainte Vierge, nous n’aurions plus rien à désirer.

« Le bonhomme crut qu’elle était folle, et l’engagea à se promener au grand air.

« — Je le savais bien, reprit-elle le lendemain, que tu ne m’avais jamais aimée, et cependant j’étais plus jeune que toi et n’ai jamais écouté les galants ; j’étais bien sotte !

« II haussa les épaules et alla fumer sa pipe dans le jardin. Le surlendemain, elle continua sur le même air :

« — Quand un roi ne veut pas ressembler à un porc à l’engrais, il doit avoir de l’ambition et désirer devenir bon Dieu, ne fût-ce que pour donner à chacun de ses sujets le temps qui convient à son blé.

« Les jours avaient beau se suivre, ils se ressemblaient tous ; mais aux prières succédèrent les reproches, puis vinrent les injures et les menaces ; elle mit même le bonhomme au pain sec, mais il fut héroïque. Malheureusement il s’impatientait quelquefois, l’homme n’est pas parfait, et un jour qu’elle l’avait bien tarabusté, il s’écria tout hors de lui :

« — Te tairas-tu, madame Bonbec ? Et il lui appliqua sa main dans le dos en manière de bâton.

« Alors elle cria de toutes ses forces : « Mon mari m’a battue ! » pleura encore plus fort et répondit à toutes les consolations de ses filles de chambre : « Mon mari m’a battue ! »

« Le bonhomme comprit qu’il n’avait plus qu’à obéir ; il tira sans mot dire du côté de la fève, et monta d’échelette en échelon. Il ne se pressait pas, pourtant il arriva, se gratta la tête et frappa bien discrètement à la porte : Pan ! pan ! Il entendit une grosse voix qui disait :

« — Je parie que c’est encore ce mauvais bonhomme.

« — Hélas ! oui, mon bon saint Pierre, répondit-il, et je suis perdu si vous n’avez jamais eu de femme.

« — Pas si bête ! reprit brusquement saint Pierre ; et mal te viendra de t’être cru plus avisé que moi, car tu vas redevenir aussi pauvre qu’avant de m’avoir rencontré.

« Le bonhomme voulait demander grâce et conserver au moins quelques rentes ; mais il se retrouva sur la terre, et aperçut à la porte de sa chaumière sa femme qui filait comme autrefois de mauvaises étoupes. Rien n’était changé ; seulement la chaumière menaçait encore plus ruine, et les vêtements de la femme étaient encore plus délabrés. Dès qu’elle le vit, elle se leva toute colère et lui reprocha de prendre toujours conseil du tiers et du quart, et de ne pas être un homme ; mais il alla couper un bâton dans la haie et elle se tut.

« Bientôt après elle mourut du chagrin d’avoir tout perdu par sa convoitise. Quant au bonhomme Misère, il se consola en pensant qu’il avait perdu aussi sa femme, et continua à chercher son pain. Si vous le rencontrez, faites-lui la charité pour l’amour de Dieu. »

La morale de ce conte est claire, mais petite en comparaison de l’enseignement donné par le texte de la Bibliothèque bleue. Ici le bonhomme Misère n’apparaît plus avec la douce résignation qui fait penser aux figures naïves, agenouillées sur les monuments du moyen âge. Cette femme ambitieuse, toujours mécontente de son sort, est un type d’un médiocre intérêt, et le peuple, avec son profond sentiment critique, semble n’avoir pas cu grand souci de la légende, puisque, dans un pays où l’imprimerie consacrait de semblables traditions, le récit, resté seulement dans la mémoire des vieilles femmes, a eu besoin d’être recueilli un jour par un érudit.

VI
le bonhomme misère en bretagne

Je connais un autre Misère ; mais son caractère a été tout à fait transformé par un poète populaire breton. Ce n’est plus le bonhomme du conte. Misère devient la vibrante symbolisation des misérables sans pain, sans feu, sans toit. L’auteur de ce güerz de révolte fait rencontrer le Juif-Errant avec Misère, et comme l’indique le titre du poème, une véritable « dispute » a lieu entre eux.

Approchez tous, gens de toute condition, venez entendre chanter une dispute entre les deux personnages les plus vieux qui soient sur la terre, et qui, hélas ! doivent vivre jusqu’au jugement dernier.

« L’un se nomme Isaac le Marcheur, l’autre a nom Misère, à cause du deuil et des maux qu’il sème en tout licu ; l’univers entier soupire après sa mort.

« Près de la ville d’Orléans se sont rencontrés les deux vieillards, et ils se sont salués. Isaac se croyait de beaucoup le plus âgé ; mais non, il vient de rencontrer quelqu’un qui est plus vieux que lui.

« Misère en le voyant : — Salut, Isaac le Marcheur, d’où viens-tu ? Quel métier fais-tu dans ce monde ? tu as l’air abattu, harassó de fatigue.

« — Dieu m’a condamné à marcher continuellement, nuit et jour, pour me punir d’une faute, un grand péché. Oh ! que je voudrais quitter ce monde ! Mais la mort inexorable ne songera à moi qu’à l’heure où sonneront les trompettes du jugement dernier !

« Ami, depuis que je cours ce monde, je n’ai jamais rencontré personne d’aussi âgé que vous ; je me croyais l’homme le plus vieux de la terre, mais, à mon grand étonnement, j’ai trouvé mon maître.

« — Hélas ! hélas ! oui, répondit Misère ; tu n’es encore qu’un enfant comparé à moi. Tu as, dis-tu, dix-sept cents ans ? Moi, j’en ai plus de cinq mille ! Et tu oses me dire que tu es vieux !

Lorsque Adam, notre premier père, commit le péché, en transgressant les ordres de Dieu, ce fut alors que je naquis. Je le suivis dans son exil ; après lui, ses enfants m’ont nourri, m’ont donné asile, et ils le feront, je l’espère bien, jusqu’à la fin du monde.

« — Mon père, dit Isaac, puisque nous nous sommes rencontrés, dites-moi votre nom et quelle est votre occupation, car grand est mon étonnement de vous entendre dire qu’il y a cinq mille ans que vous habitez ce monde.

« — Mon nom est Misère ; mon plus grand plaisir a été toujours de tourmenter l’humanité. Partout où je vais, la peine et la douleur m’accompagnent ; je suis la cause de mille malheurs, je suis le père de la cruauté.

« Toi, plus que tout autre dans ce monde, tu dois me connaître ; depuis que tu es né, je te suis comme ton ombre. Tu connais tout mon pouvoir, misère et pauvreté ne te sont pas inconnues.

« — Ah ! si c’est toi qui tiens ce pauvre monde dans les serres cruelles, pourquoi n’es-tu mort ? ou mieux encore, plût à Dieu que tu n’eusses jamais vu le jour ! Pour moi, pauvre infortunc, je ne connais que trop ta puissance !

« Eh bien ! à présent que je sais ton nom, retiretoi loin de moi, vieux misérable ! retire-toi, et me laisse en repos. Quand je songe aux tortures dont tu te plais à m’abreuver, depuis dix-sept cents ans, mon cœur se révolte et s’indigne !

« — Quand sonneront les trompettes, pour convoquer les morts au jugement de Dieu, quand finira ce monde, alors seulement, je me retirerai de toi, Ô Isaac ; mais jusqu’à ce jour, sois cn proie à la misère, à la douleur, aux peines de toute sorte.

« — Ah ! tu es le plus méchant génie qui fut jamais au monde ! Tous, grands et petits, subissent ton infernale tyrannie ; les riches eux-mêmes et les marchands n’en sont pas plus à l’abri que le pauvre.

« — Tu dis vrai, Isaac, les riches et les nobles ont aussi connu ma puissance ; qu’ils se tiennent sur leurs gardes nuit et jour, sinon Misère arrivera frapper à leur porte.

« — Je crois que tu as tort d’habiter de préférence sous le chaume. Va frapper à la porte des riches, tu y seras mieux traité que dans la cabane du pauvre, où le pain manque souvent !

« — Je compte visiter bientôt leurs châteaux, je veux faire un tour parmi eux. Malheur à eux si je franchis une fois leurs seuils ! ils me chasseront difficilement !

« — Vieillard maudit ! tes habits sont trop dépenaillés pour trouver accès chez les riches ; dès qu’on te verra rôder autour de leurs demeures, on to fera chasser par les valets.

« — Doucement mon ami, j’y mets plus de finesse que cela ; nuit et jour je travaille à m’approcher quelque peu, et une fois que je suis entré, bien malin serait qui me mettrait dehors. Les riches arrogants et orgueilleux, je sais en faire des pauvres.

« — Ô vieillard plein de trahison, de malices et de méchancetés ! toi qui ne cesses jamais de tourmenter le pauvre genre humain, qui ris de ses douleurs et bois avidement ses larmes, quand donc finira ta tyrannie !

« — Que ceux-là qui ne veulent point recevoir ma visite fuient la fainéantise et la prodigalité. Il se rencontre parfois des hommes de cœur chez lesquels j’entre et qui savent me chasser et me renvoyer chez d’autres, qui me gardent.

« — C’est donc l’esprit du mal qui t’envoya sur la

le juif-errant,
d’après une gravure de la fabrique d’Épinal.


terre ! Va, retire-toi bien loin, mes yeux ne peuvent plus supporter ta vue. Vieillard maudit, ne cesseras-tu donc jamais de me persécuter ?

« — Mon cœur ne connaît pas la pitié ! Jeunes et vieux, amis et ennemis, tous me trouvent également impitoyable ! Que ceux qui ont bonne envie de me chasser loin d’eux, aient recours au travail !

« Ainsi donc, vous qui m’écoutez, si vous voulez éviter la visite de Misère, tenez-vous bien sur vos gardes ; il a été à Paris, à Marseille et à Bordeaux. Fasse le ciel que les Bretons ne voient jamais son hideux visage !

M. Delasalle dans la Mosaïque de l’Ouest, M. Émile Souvestre dans le Foyer breton, avaient déjà donné une interprétation de ce güerz, mais en en affaiblissant considérablement les accents, comme s’ils eussent craint de rendre leur province natale, la Bretagne, responsable des imprécations du poète. Un érudit et un chercheur, M. F.-M. Luzel, qui ne recule pas devant la réalité, m’a traduit littéralement le güerz qui s’imprime toujours à Morlaix et que les colporteurs du pays vendent dans les marchés et les foires.

Un tel document doit être présenté sans voiles. Pourquoi cacher les plaintes d’un peuple ? Elles se font jour tôt ou tard et bien autrement menaçantes qu’en poésie. Ce güerz fut composé par un poète, peut-être aussi misérable que ceux dont il tradvisait les sentiments.

— Il date de près de deux siècles, disait M. Delasalle.

— Il date d’aujourd’hui, répondrai-je, puisqu’il s’imprime encore et qu’il trouve des oreilles pour l’écouter.

Sans doute, à ce propos, un économiste conclurait que dans les villages où s’achète ce cahier, la vie doit être pénible, le pain difficile à gagner.

Je ne peux m’empêcher de comparer l’action douce et consolante du bonhomme Misère dans les campagnes de la Normandie et de la Champagne avec l’amertume du güerz breton, dont un vers me frappe particulièrement :

 « Va frapper à la porte des riches ! »

VII
dernière apparition de misère

Misère se montre une dernière fois en compagnie de Monsieur Têtu et de Miss Patience. C’est encore la Bibliothèque bleue qui nous fournit ce texte ; mais Misère n’est plus que le personnage épisodique d’un conte symbolique et moral dans lequel un M. Têtu cherche la route du Bonheur en compagnie de la Passion, de la Patience et de la Raison personnifiées[14]. M. Têtu, qui écoute les conseils de la Passion, se laisse entraîner à plus d’un faux pas, malgré les remontrances de la Patience et de la Raison. De nouveaux compagnons se mêlent à la bande : l’Espérance et sa sœur l’Imagination. M. Têtu est pris par leurs beaux discours, lorsque la Raison lui montre un petit homme décrépit, boiteux et difforme, portant une chaîne à la jambe, un pesant fardeau sur les épaules. C’est Misère.

« — Demandez-lui où il va, dit la Raison.

« — Où pensez-vous que j’aille, répond Misère, şi ce n’est à la terre du Bonheur, où je suis sûr d’arriver bientôt ?

« — Qui vous l’a dit ? lui demande la Raison.

« — Cette dame qui tient une ancre, l’Espérance, réplique le vieillard, et je puis ajouter foi à ses paroles.

« En achevant ces mots, Misère prit un chemin de traverse, où M. Têtu allait le suivre lorsque la Raison le retint :

« — Pouvez-vous imaginer que cet homme soit en état de parvenir à la terre du Bonheur ? dit-elle. Ne le connaissez-vous pas ? Son nom est Misère. Il a été souvent flatté par l’Espérance, et il est toujours résolu à l’écouter. Je vous donne mes conseils ; mais je vois que l’expérience seule peut vous rendre sage. Si vous ne m’écoutez pas dorénavant aussitôt que je vous aurai parlé, je vous laisserai suivre toutes vos fantaisies. »

M. Têtu ayant essuyé la réprimande de la Raison, ne voulut point, suivant son ordinaire, avouer son erreur. Cependant quand il vit Misère suivre des chemins raboteux et trébucher à chaque pas, il s’étonna d’avoir été assez aveugle pour regarder le bonhomme comme une personne propre à le diriger dans la route du bonheur.

Ce conte est sans doute très moral ; il est en outre fastidieux et l’auteur y fait preuve d’un bon sens par trop enseignant ; aussi l’apologue a-t-il été goûté médiocrement par le peuple, à en juger par la rareté des éditions.

VIII
conclusion logique du conte

Maintenant que le lecteur a été mis à même de comparer l'histoire du Bonhomme Misère avec les récits analogues de l'étranger et de diverses provinces, il ne lui sera pas difficile, je crois, d'admettre la supériorité du texte de la Bibliothèque bleue sur les différentes variantes et imitations.

Dans cet ordre de contes la France l'emporte de beaucoup sur les nations voisines.

Ce que je vais dire prouve peut-être la vanité nationale dont les étrangers nous accusent; mais Perrault, Galland, La Fontaine, Le Sage, quand ils prennent possession d'un conte, l'améliorent tellement et leurs emprunts sont si considérables qu'ils laissent le prêteur dans l'indigence.

Le normand, qu'on croit l'auteur du Bonhomme Misère[15], peut être rangé parmi ces heureux conquérants. D'éléments populaires il a tiré un récit qui me paraît devoir rester au second rang des petits chefs-d’œuvre français.

Je sais bien que quelques esprits aujourd’hui se gendarment contre la conclusion du conte : « Misère restera sur la terre tant que le monde sera monde. »

Cette conclusion est mal vue du dix-neuvième siècle qui ne veut plus entendre parler de la misère comme d’une chose « divertissante, » qui s’est armé plus d’une fois, a combattu et versé le sang au nom de cette misère, ceux-ci se révoltant, ceux-là voulant comprimer l’audace d’ouvriers sans ouvrage, demandant du pain.

Hélas ! ce ne sont ni les coups de fusil, ni le sang versé qui éteignent la misère. La douce plainte du conteur qui montre le bonhomme résigné, content de son sort, ne demandant qu’à récolter les fruits de son poirier, est plus persuasive qu’un canon de fusil.

Oui, Misère restera sur la terre tant que le monde sera monde ; mais il ne faut pas prendre ce dénoùment comme une raison d’État, un axiome inflexible qui pousse les gouvernants à détourner les yeux des souffrances des masses.

En étudiant de près le sens de la légende, qui ne laisse pas trace d’amertume dans l’esprit du lecteur, on voit combien le conteur a adouci les angles de la Misère, comme il a eu soin d’en enlever la faim cruelle, la maigreur livide, et ces mille détails sinistres qu’un Irlandais de nos jours cût dessinés à vifs traits pour rendre les souffrances de sa malheureuse nation.

Misère possède encore sa cabane, à côté de sa cabane, un poirier qui l’ombrage de son ombre pendant l’été et lui donne de beaux fruits à l’automne.

Un petit propriétaire que Misère ! Mais le carré de terre qui entoure sa cabane est à lui. Le bonhomme a des goûts modestes ; ses voisins l’estiment ; il dort la conscience en paix.

La philosophie de nos pères est inscrite à chaque page du conte et il serait à regretter qu’elle ne restât pas la philosophie de nos jours. La situation du peuple s’est largement améliorée depuis près d’un siècle ; elle fait maintenant plus que jamais de rapides progrès. Elle ne sera réellement fructueuse qu’avec des goûts modestes et peu de besoins. C’est pourquoi le bonhomme Misère prêtera toujours à méditer, et je ne doute pas qu’un Franklin, s’il avait eu connaissance d’un tel conte, ne l’eût vulgarisé parmi ses compatriotes.

J’aime cette légende et je ne la tiens pas seulement pour une curiosité littéraire. Surtout le fond me frappe, cette trame solide et grossière, semblable aux habits des paysans, qui a résisté à l’action du temps depuis bientôt deux siècles, quand tant de si jolis tissus intellectuels, fins et travaillés délicatement, sont usés et flétris.

On rencontre dans l’art et la littérature populaires des différentes nations quelques-uns de ces monuments grossiers en apparence et qui doivent leur durée à ce qu’ils expriment, sous la bonhomie de la forme, les véritables sentiments du peuple, qui fait plus de cas que les habitants des villes du bon sens. Ce bon sens, il l’enferme dans des légendes, des chansons.

Chaque nation donne naissance à des La Rochefoucauld, des Cervantès inconnus, qui tassent, pétrissent, pour ainsi dire, ce bon sens, le font entrer dans le cadre étroit d’un proverbe, d’un conte, et, quoi qu’il arrive guerres, transformations industrielles et sociales, voilà des œuvres immortelles comme celles d’Homère.

NOTES

I
BIBLIOGRAPHIE

Histoire nouvelle et divertissante du bonhomme Misère, par le sieur de La Rivière. In-12 de 24 pages. À Rouen, chez la veuve Oursel, rue Ecuyère. L’approbation, signée Passart, est datée de Paris, 1er juillet 1719[16].

Les bibliographes ne s’étant pas inquiétés jusqu’ici de ces petits livres populaires dont certains valent pourtant de gros ouvrages pleins de fatras, ont passé sous silence le nom du sieur de La Rivière.

Il existait à Rouen, dans le seizième siècle, un poète du nom d’Ilillaire, sieur de La Rivière, qui composa un livre intitulé : Speculum heroicum : les XXIV livres d’Homère réduicts en tables démonstratives par Crespin de Passe, excellent graveur ; chaque livre rédigé en argument poétique par le sieur J. Hillaire, sieur de La Rivière, Rouennois. Trajecti Batavor. et Arhnemia. J. Janson, 1613, in-4°.

La date de cet ouvrage, la qualité de poète du sieur de La Rivière, son lieu de naissance dans une ville siège de tant d’imprimeries travaillant pour le peuple, portent à croire. que le normand est le réel auteur de ce remarquable conte.

Histoire morale et divertissante du bonhomme Misère, par le sieur de La Rivière, in-12 de 22 pages. Chez la veuve de Jacques Oudot et Jean Oudot fils, imprimeurs et marchands libraires, rue du Temple, 1719. Même approbation.

Histoire morale et divertissante du bonhomme Misère, par le sieur de La Rivière. Chez la veuve Jean Oudot, imprimeur-libraire, rue du Temple, in-12 do 23 pages. — Même approbation, même date.

Le bonhomme Misère, in-12 de 23 pages. Troyes, J. Antoine Garnier, 4 juillet 1719. Privilège de Passart. Cette édition est signée par le sieur de La Rivière.

Le bonhomme Misère, in-12, Pierre Garnier, 1728, Troyes. Cette édition est signée par le sieur de La Rivière. L’approbation est de Grosley. « J’ai lu le présent livret, dont on peut permettre l’impression. À Troyes, cc 7 avril 1728. Grosley, avocat. »

Histoire nouvelle et divertissante du bonhomme Misère, in-8°, à Orléans, chez Jacob aîné, imprimeur, rue de Bourgogne, nº 6, S. D., 24 pages.

Histoire nouvelle et divertissante du bonhomme Misère, in-8°, à Orléans, chez Letouriny, S. D., 23 pages.

Histoire nouvelle et divertissante du bonhomme Misère, in-12 de 24 pages. À Falaise, Letellier. Le titre porte ce médaillon d’homme maigre et hérissé, et au-dessus : « Le prix est de 4 sous. »

Histoire morale et divertissante du bonhomme Misère, in-12 de 23 pages. Caen, P. Chalopin. Sur le titre, médaillon représentant un sage de la Grèce, et au-dessus : « Le prix est de 4 sous. »

Histoire morale et divertissante du bonhomme Misère, in-12 de 13 pages. Limoges. F. Chapoulaud. Couverture imprimée, avec fleuron. La légende est signée « par le nommé Court-d’Argent. »

Histoire nouvelle et divertissante du bonhomme Misère, par le sieur de La Rivière. Rouen, P. Seyer.

Histoire morale et divertissante du bonhomme Misère, in-32 de 24 pages. À Bruyères, chez Michel-Vivot, 1809.

Le bonhomme Misère, in-12. Toulouse, impr. de Desclassan et Navare, se vend chez L. Abadie cadet. Signé par le nommé Court-d’Argent.

Le bonhomme Misère, histoire morale et divertissante, par le sieur de La Rivière, in-18 de 31 pages, suivi de Proverbes (3 pages). Rouen, Lecrêne-Labbey.

Histoire morale et divertissante du bonhomme Misère, qui fera voir ce que c’est que la Misère, où elle a pris son origine, comme elle a trompé la Mort et quand elle finira dans le monde, par M. Court-d’Argent. In-12 de 11 pages. Tours, Ch. Placé, 1834.

Histoire morale et divertissante du bonhomme Misère, in-18 de 23 pages. Epinal, Pellerin, fig. S. D.[17].

Histoire morale et divertissante du bonhomme Misère, in-18 de 24 pages. Montbéliard. H. Deckerr, S. D.

Histoire morale et divertissante du bonhomme Misère, in-18 de 22 pages. Paris, Ruel aîné, 1851. Cette édition est suivie du Chemin de l’hôpital.

Disput hac antretien etre ar Juif-Errunt hac ar bonom Mizer, Pere zo en em ranantrec tost da Orléans, ha pere zo nôz-de o vale ac’houdevezo daou assambles. (Dispute entre le Juif-Errant et le bonhomme Misère, qui se sont rencontrés près de la ville d'Orléans, et qui, à l'insu l'un de l'autre, parcourent toujours le monde.) Poème de 105 vers. Lèdan, Morlaix, in-18 de 8 pages. Voir la traduction page 146. Dans le même cahier se trouve le güerz de Judas.

II
OUVRAGES IMITÉS DU BONHOMME MISÈRE

Le succès du bonhomme Misère fut si grand au dix-hujtième siècle, que les libraires d'ouvrages de facéties et les auteurs travaillant pour ces boutiques imaginèrent toutes sortes de petits ouvrages courts, en vers le plus habituellement, dans le titre desquels revenait le nom à la mode de Misère: il ne s'agissait plus alors de la grande misère, de la misère générale, de la misère humaine, de la misère du malheureux; c'étaient des satires dans le goût de Boileau, et qui dépeignaient, en vers comiques ou qui prétendaient l'être, les misères particulières aux divers corps d'état.

Un libraire rassembla ces feuilles volantes en un corps d'ouvrage et y joignit la fameuse Histoire du bonhomme Misère, pour bien montrer qu'elle était la souche d'où. étaient issues toutes ces misères particulières : Les Misères de ce monde, ou complaintes facétieuses sur les apprentissages de différents états et métiers de la ville et des faubourgs de Paris, précédées de l'histoire du bonhomme Misère. À Londres et se trouve à Paris, chez Gailleau, imprimeur-libraire, rue Galande, vis-à-vis la rue du Fouarre. 1773, 1 vol. in-12, 188 pages.

À la suite de la légende on trouve :

La Misère de patience, ou la misère des Clercs de procureurs ; la Misère des Garçons chirurgiens ; le Patira ou Complainte d’un Clerc de Procureur sur son misérable apprentissage ; la Misère des Apprentifs Imprimeurs ; la Misère des Apprentifs Papetiers-Colleurs, Relieurs et Doreurs de livres ; la Misère des Garçons Boulangers de la ville et faubourgs de Paris ; la Misère des Domestiques ; la Misère des Maris ; la Misère des Clers d’huissiers.

L’ensemble de toutes ces diverses misères ne vaut pas un mot de l’histoire du bonhomme résigné ; mais il n’est lecture si fastidieuse qui ne contienne son enseignement. On trouve dans ces facéties des détails sur les corps d’état au dix-huitième siècle et sur les fonctions des apprentis.

Almanach du bonhomme Misère. Détails de sa généalogie. — Époque de sa naissance. — Relation des moyens qu’il a employés pour se rendre immortel. — Détail intéressant de la naissance de son fils unique. — Relation de ses derniers Voyages et le nom des pays où il s’est fixé. — Les moyens immanquables qu’il a employés et emploie encore tous les jours pour prendre asile chez les nouveaux Riches. — Détail intéressant de tous les événements remarquables. qu’il (sic) lui sont arrivés dans le cours de sa vie. — Moyens que doivent employer ceux qui ne veulent point qu’il entre chez eux et de la manière de le connaître. À Paris, de l’imprimerie d’Aubry, Palais-de-Justice. In-18 de 16 pages, fig.

La première partie de la brochure est une mauvaise imitation de la légende. Misère a un fils qu’il envoie à Paris. Les aventures successives annoncées par le sous-titre de la brochure se résument en une rencontre avec une fille et un banquier. Le tout se termine par un couplet sur l’air : du Voyage du Temps ou Dorilas, lequel couplet est signé « par Colliger fils. »

Une date manuscrite (collection Labédoyère, Biblioth. nationale) indique que cet almanach est de 1797.

Le bonhomme Misère, conte en vers, imité d’un auteur ancien, par L. A. Boutroux de Montargis. À Paris, chez les marchands de nouveautés. In-8°, 10 pages.

Saint Pierre et saint Paul cherchant un asile, rencontrent une lavandière qu’ils interrogent :

« À plus d’une lieue à la ronde,
Il n’est derrière ce coteau,
Répond la vieille, qu’un château
Où vraiment toute aisance abonde,
Mais dont l’avare possesseur,
Peu délicat en fait d’honneur,
Est un marquis à la moderne,
Petit nobliau subalterne
Qui croyant que tout indigent
Conspire contre son argent,
Sans courroux ni sans répugnance
Ne peut supporter sa présence. »

Boutroux de Montargis appartient à l’école de ces braves provinciaux qui trouvent que l’Avare de Molière ferait meilleure figure en vers, et le tradvisent à leurs moments perdus. »

Jugeant piteuse la prose du bonhomme Misère, le poète « l’enrichit » de ses rimes ; par la même occasion, Boutroux de Montargis a corsé le récit. Le marquis avare qui refuse l’hospitalité à saint Pierre et à saint Paul, est celui-là même que Misère surprend plus tard sur l’arbre.

Un marquis qui vole les poires de son voisin donne à penser que Boutroux de Montargis était un libéral. En effet, cet auteur écrivait de 1809 à 1820, et il avait l’innocente manie de faire imprimer ses vaudevilles et ses tragédies.

Un artiste distingué, M. Alphonse Legros, a publié à Londres, en 1877, une suite d’eaux-fortes intéressantes sur la légende du bonhomme Misère. Son interprétation grave et sévère s’éloigne peut-être un peu de la simplicité philosophique du récit ; il convient de la regarder telle q que l’a conçue l’artiste. M. Legros a vu Misère désolé aux prises avec la nature tourmentée ; mais il faut louer sans réserves un burin qui ne badine pas et qui est bien personnel dans son élucidation de la légende.

Presqu’à la même date, un poète plein d’esprit, M. Ernest d’Hervilly, faisait jouer sur le théâtre de l’Odéon un Bonhomme Misère en vers de bonne humeur qui suivaient d’aussi près que possible l’ancien texte. Là où Legros entrevoyait un de ces autos sacramentales des contemporains de Cervantes, d’Hervilly se jouait avec ses rimes faciles et faisait penser aux aimables arrangements du comte de Tressan, d’après nos anciens romans de chevalerie.

  1. Jules Janin, les Gaietés champêtres, 2 vol. in-8°, Michel Lévy, 1851.
  2. M. Ch. Nisard a donné des fragments de la légende du Bonhomme Misère dans son Histoire des livres populaires (Paris, Amyot, 1854, 2 vol. in-8°, et 2e édit. augm., Dentu, 1864, 2 vol. in-18), sans prétendre traiter le sujet à fond. M. Nisard est le premier qui ait réuni en corps l’historique de ces publications populaires, dont Charles Nodier disait : « Le style n’en est pas fort ; il manque de ces habiles artifices qu’enseigne l’étude, que l’esprit raffine, et qui finissent par se substituer au travail naïf de la pensée ; mais il est simple, il est clair, il dit ce qu’il veut dire, il se fait comprendre sans efforts. »
  3. Monnaie d’Italie qui vaut à peu près un sol.
  4. C’est environ midi en Italie, car les heures se comptent de suite jusqu’à vingt-quatre, puis recommencent par une.
  5. Malheureusement la littérature populaire italienne, si riche en conteurs de toute sorte, est presque inconnue en France, quoique des mines d’or attendent le premier auteur qui s’en occupera ; mais jusqu’à ce que ces recherches soient faites, comment essayer seul de parcourir cette immense bibliothèque de novellieri inépuisables ?
  6. Une mosaïque, par l’auteur du Théâtre de Clara-Gazul. Paris, Fournier, 1832, 1 vol. in-8°.
  7. Revue de l’Instruction publique, 1861.
  8. Revue de l’Instruction publique, 10 octobre 1861.
  9. Études sur l'art et la littérature populaires.
  10. Trad. par E. Beauvois. Contes populaires de la Norvège, 1 vol. petit in-18, 1. Dentu.
  11. Contes, proverbes, énigmes et chants de la Lithuanie, par Auguste Schleicher. Weymar, Boehlau, 1837, avec chants notés.
  12. Cénac-Moncaut, Contes populaires de la Gascogne. 1 vol. in-18, E. Dentu, 1861.
  13. Année 1855, page 686.
  14. Ce conte a pour titre : Les Aventures de Monsieur Têtu et de Miss Patience, dans leur voyage vers la Terre du Bonheur, contenant un récit des différentes traverses qu’éprouva Monsieur Têtu en abandonnant Miss Patience pour écouter Miss Passion, et ne voulant pas permettre à Madame la Raison, qu’ils rencontrèrent sur leur route, de les diriger dans leur voyage. À Rouen, chez Lecrêne-Labbey, imprimeur-libraire et marchand de papiers, rue de la Grosse-Horloge, nº 12. — Je n’en connais qu’une autre édition antérieure, datée de Paris, 1786 ; c’est sans doute la première, l’anglomanie étant une maladie de la fin du dix-huitième siècle.
  15. Voir aux Notes.
  16. L’approbation de Passart sert à presque toutes les éditions, quoique la typographie ne soit pas semblable : suivant le caractère qui chasse, ces brochures ont une ou deux pages de plus.
  17. La figure de cette édition, M. Ch. Nisard l’a reproduite en fac-similé dans son Histoire des livres populaires, et je la donne à mon tour page 103. Cette édition est toute moderne ; on la réimprime à peu près tous les ans dans le même format et avec la méme gravure, qui doit dater de la Restauration.