Histoire de l'imagerie populaire/Le Juif-Errant

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E. Dentu (p. 1-94).


LE JUIF-ERRANT




I
popularité du juif-errant.

Entre toutes les légendes qui sont ancrées dans l’esprit du peuple, celle du Juif-Errant est certainement la plus tenace ; et quand, à la suite du peuple, philosophes, poètes, romanciers, érudits, peintres, étudièrent plus tard cette mystérieuse figure, par là furent consolidées les attaches qui la retenaient dans le mur des croyances et des traditions.

N’est-ce pas un curieux accolement que celui des deux mots Juif, Errant, de nature surtout à frapper les esprits naïfs ? Le Juif, si longtemps réprouvé des anciennes sociétés, traînant à sa suite le mot errant comme un boulet accroché à sa nationalité !

Ce titre déjà eût suffi ; mais la représentation qui s’adressait aux yeux de ceux qui ne savaient pas lire, cette image que depuis plus d’un siècle on tire chaque année à des milliards d’exemplaires, qui se répand partout, à la ville, au cabaret, dans la cabane du paysan, ne devait-elle pas consacrer jamais le souvenir du vieillard ridé qui jette un regard mélancolique sur les murs des cités auprès desquelles il passe ?

Du jour où à l’image fut jointe une complainte qui, chantée de bouche en bouche, retraça l’odyssée lamentable d’un être maudit de Dieu et des hommes, on put prévoir que la légende serait durable.

Pour ceux qui s’intéressaient médiocrement aux rimes de la ballade populaire, un récit détaillé des pérégrinations du Juif fut consigné dans un cahier « à deux sols » de la Bibliothèque bleue ; alors le paysan put, le soir, sous le manteau de la cheminée, réfléchir aux événements singuliers qui avaient mis un bâton aux mains d’Ahasvérus et l’exposaient jour et nuit aux rigueurs des saisons.

Ce ne fut pas tout. Des esprits poétiques s’emparèrent de la légende pour l’approprier aux imaginations du jour ; séduits par les grandes lignes de cette conception bizarre, ils tentèrent de rajeunir le texte, croyant pouvoir triompher facilement de vers en révolte contre toute prosodie.

Les romanciers voulurent goûter au festin. Le Juif servit dès lors à des compositions sociales, où furent entassées toutes les aspirations modernes.

Les peintres aussi suivirent le courant ; de même que les dramaturges de boulevard voyaient dans la personnalité d’Ahasvérus un prétexte à grandes machines, divers artistes prirent à partie la figure du Juif et pourtant n’en surent rien tirer de particulier[1].

Mais c’est en Allemagne surtout que fut étudiée dans ses moindres détails la légende. Depuis la fin du treizième siècle jusqu’à nos jours, de nombreux commentateurs ont recherché curieusement son origine, ses variantes, ses imitations. Toutefois, à partir de la seconde moitié du dix-huitième siècle, les érudits allemands cédèrent le pas aux poètes qui, faisant assaut de rapsodies et de lyrisme, semblaient avoir reçu d’une académie l’invitation de versifier la légende du Juif-Errant.

Drames, tragédies ne manquèrent pas plus en Allemagne que sur nos théâtres des boulevards.

Quant aux écrivains qui spéculèrent sur le titre ou l’idée première (l’éternité d’un seul homme condamné à parcourir sans cesse le globe), on formerait de leurs livres une bibliothèque politique, satirique, religieuse, digne du sort des romans de chevalerie de Don Quichotte[2].

Sous trois formes le Juif s’est adressé au sentiment populaire des masses :

Par le récit,

Par la complainte,

Par l’imagerie.

D’où trois divisions que je tente d’indiquer brièvement, m’attachant surtout à rejeter les compilations qui entourent la légende de faits parasites. Si je ne réussis pas il faudra en accuser l’amas des matériaux que j’ai essayé de disposer en ordre et de tailler de mon mieux.

II
la légende suivant les anciens récits.

À proprement parler, il n’existe qu’un seul document ancien relatif au Juif-Errant, le passage de la Chronique de Matthieu Paris[3].

Suivant ce bénédictin, un archevêque de la Grande-Arménie étant venu en 1228 en Angleterre, pour visiter les reliques et les lieux consacrés, l’abbé du couvent de Saint-Alban lui donna l’hospitalité.

« … Dans la conversation, on l’interrogea sur le fameux Joseph, dont il est souvent question dans le monde, et qui était présent à la Passion du Sauveur, qui lui a parlé, et qui vit encore, comme un témoignage de la foi chrétienne. L’archevêque répondit en racontant la chose en détail, et après lui un chevalier d’Antioche, son interprète, dit en langue française : Monseigneur connaît bien cet homme, et avant qu’il partit pour le pays d’Occident, ledit Joseph prit place, en Arménie, à la table de monseigneur l’archevêque, qui l’avait déjà vu et entendu plusieurs fois. Au temps de la Passion, lorsque Jésus-Christ, entraîné par les Juifs, était conduit devant Pilate pour être jugé, Cartophile, portier du prétoire, saisit l’instant où Jésus passait le seuil de la porte, le frappa du poing dans le dos, et lui dit avec mépris : « Marche, Jésus, va donc plus vite ! pourquoi t’arrêtes-tu ? » Jésus, se retournant et le regardant d’un œil sévère, lui dit : « Je vais, et toi, tu attendras ma seconde venue. »

Ainsi, suivant le récit primitif, Cartophile frappa Jésus d’un coup de poing.

C’est à propos de ce fait que le peuple aux ins-

tincts généreux, modifia plus tard la légende. Le portier Cartophile devient un cordonnier devant la boutique duquel passe Jésus qui réclame sa commisération, et en ceci tous se sont accordés à supprimer ce brutal coup de poing, un peu trop anglais, pour le remplacer par des paroles inhumaines ; mais la citation de Matthieu Paris n’est pas complète, et l’archevêque continue son récit :

« … Or ce Cartophile, qui, au moment de la Passion du Seigneur, avait environ trente ans, attend encore aujourd’hui, selon la parole du Seigneur. Chaque fois qu’il arrive à cent ans, il fait. une maladie que l’on croirait incurable, il est comme ravi en extase ; mais, bientôt guéri, il renaît et revient à l’âge qu’il avait à la Passion de Jésus-Christ ; en sorte qu’il peut dire véritablement avec le Psalmiste : « Ma jeunesse se renouvelle comme celle de l’aigle. » Lorsque la foi catholique se répandit, après la Passion Cartophile fut baptisé et appelé Joseph par Ananias, qui avait baptisé l’apôtre Paul. Il demeure ordinairement dans les deux Arménies ou dans les autres pays d’Orient, et vit parmi les évêques et les prélats des églises. C’est un homme de pieuse conversation et de mœurs religieuses, qui parle peu et avec réserve ; quand les évêques ou autres hommes religieux lui adressent des questions, alors il raconte les choses anciennes, et ce qui s’est passé au moment de la Passion et de la Résurrection du Seigneur. Il parle des témoins de la Résurrection, c’est-à-dire de ceux qui, ressuscités avec le Christ, vinrent dans la cité sainte et apparurent à plusieurs ; il parle aussi du symbole des Apôtres, de leur prédication ; et cela sérieusement et sans laisser échapper la moindre parole qui puisse provoquer le blâme, car il est dans les larmes et dans la crainte du Seigneur, qui le punira lors de l’examen du dernier jour, lui qui l’a provoqué à une juste vengeance en l’insultant. Beaucoup de gens viennent le trouver des contrées les plus lointaines, et se réjouissent de le voir et de l’entretenir. Il refuse tous les présents qu’on lui offre et se contente d’une

Frontispice de la légende du Juif-Errant,
publiée dans le Midi de la France.


nourriture frugale et de vêtements simples ; et comme il a péché par ignorance, bien différent de Judas, il espère dans l’indulgence de Dieu. »

Cette dernière citation montre combien de modifications a subies la légende en passant par plusieurs cerveaux. Le Juif-Errant que nous connaissons, traversant sans recevoir de blessures les mêlées les plus sanglantes, assistant aux grands cataclysmes de la nature, ne voyant dans l’humanité qu’ossements empilés sur ossements, le moine Matthieu Paris ne l’avait pas présenté tel.

Suivant lui le Juif « demeure habituellement dans les deux Arménies. »

« Il vit parmi les évêques et les prélats. »

« C’est un homme de pieuse conversation et de mœurs religieuses. »

« Il est dans les larmes et la crainte du Seigneur. »

Enfin, loin de parcourir sans cesse des contrées lointaines, au contraire, de tous côtés les gens viennent le trouver.

Tel est le Cartophile des premiers récits, que le chroniqueur semble presque excuser ; car, dit-il, « il a péché par ignorance. » Qu’il ait ignoré que l’homme qu’on menait au supplice fût le Sauveur, Cartophile n’en a pas moins « frappé du poing dans le dos » un être chargé de chaînes, succombant sous la croix.

Le chroniqueur est trop indulgent. Plus tard, le peuple, qui crut à la légende, voulut un dur châtiment, et ne se contenta plus de la vie ascétique d’un solitaire détaché des passions humaines et rompant sa solitude par de pieux entretiens avec les dignitaires de l’Église.

Le Juif-Errant de la légende postérieure est une figure plus dramatique, plus humaine.

Encore une fois Matthieu Paris revient sur Cartophile. En 1252, vingt-quatre ans après l’arrivée en Angleterre de l’évêque arménien, l’un de ses frères entreprend le même pèlerinage de Saint-Alban et apporte de nouveaux documents sur Cartophile.

« La pâleur de leur visage (il s’agit des moines), la longueur de leur barbe, l’austérité de leur vie, témoignaient de leur sainteté et de leurs mœurs sévères. Or ces Arméniens, qui paraissaient tous gens dignes de foi, répondirent véridiquement aux questions. qui leur furent faites… Ils assuraient… savoir, à n’en pas douter, que ce Joseph, qui avait vu le Christ sur le point d’être crucifié, et qui attendait le jour où il doit nous juger tous, vivait encore selon son habitude. »

Le frère de l’évêque de la Grande-Arménie, homme de robuste confiance, crut à ce récit et à d’autres non moins singuliers, entre autres que l’arche de Noé s’était arrêtée tout en haut d’une montagne pour « perpétuer dans la mémoire des hommes le souvenir de l’extermination générale du monde, etc. ; » aussi emporte-t-il l’assurance des prêtres arméniens que Cartophile « vivait encore selon son habitude. »

Un second, document est la Chronique rimée de Philippe Mouskes, évêque de Tournay, contemporain de Matthieu Paris, et qui traduisit presque mot à mot la légende du moine anglais en rimes barbares, dont il sera question à l’article Poésie.

Dans la plupart des livrets populaires se trouve un témoignage plus important, une lettre datée de Leyde du 29 juin 1564 :

« Monsieur, n’ayant rien de nouveau à écrire, je vous ferai part d’une histoire étrange que j’ai apprise il y a quelque temps. Paul d’Eitzen, docteur en théologie et évêque de Scheleszving, m’a raconté qu’étudiant à Wittemberg, en hiver, l’an 1542, il alla voir ses parents à Hambourg ; que le prochain dimanche, au sermon, il aperçut, vis-à-vis la chaire du prédicateur, un grand homme ayant de longs cheveux qui pendaient sur ses épaules, et pieds nus, lequel oyait le sermon avec telle dévotion qu’on ne le voyait pas remuer le moins du monde, sinon lorsque le prédicateur nommait Jésus-Christ, qu’il s’inclinait et frappait sa poitrine en soupirant fort. Il n’avait autres habits, en ce temps-là d’hiver, que des chausses à la marine qui lui allaient jusque sur les pieds, une jupe qui lui allait sur les genoux, et un manteau jusqu’aux pieds. Il semblait, à le voir, âgé de cinquante ans. Ayant vu ses gestes et habits étranges, Paul d’Eitzen s’enquit qui il était : il sut qu’il avait été là quelques semaines de l’hiver, et lui dit qu’il était Juif de nation, nommé Ahasvérus, cordonnier de son métier, qu’il avait été présent à la mort de Jésus-Christ, et depuis ce temps-là, toujours demeuré en vie… etc. »

Voilà la légende populaire actuelle qui a peu varié depuis le seizième siècle. Il ne fallait plus trouver que de nouveaux témoins ; ils ne manquèrent pas.

En 1575, deux ambassadeurs du duc de Holstein à Madrid, Christophe Elsinger et Jacobus, rencontraient en chemin le Juif-Errant ; ce fut en langue espagnole qu’il leur apprit sa triste destinée.

D’autres, peu après cette époque, relatèrent l’arrivée d’Ahasvérus à Strasbourg ; alors, il parlait allemand.

En 1604, des gentilshommes, qui se rendaient à la cour de Henri IV, firent connaissance du Juif-Errant sur leur route ; naturellement, il fut question. de la Passion de Jésus-Christ.

Le jurisconsulte Louvet, dans son Histoire de la ville et cité de Beauvais, rapporte qu’en compagnie de plusieurs de ses compatriotes il avait vu le Juif-Errant près de l’église Notre-Dame de la Belle-Œuvre ; mais c’étaient gens sceptiques que les bourgeois de Beauvais. Ahasvérus, entouré de petits enfants, leur parlait de la Passion du Christ : « On disoit bien que c’estoit le Juif-Errant ; néanmoins on ne s’arrestoit pas beaucoup à lui, tant parce qu’il estoit simplement vestu, qu’à cause qu’on l’estimoit un conteur de fables, n’estant pas croyable qu’il fût au monde depuis ce temps-là. »

La légende s’étant répandue dans toute la France, des aventuriers en profitèrent pour jouer le rôle de Juif-Errant. Ce fut le comte de Saint-Germain du seizième et du dix-septième siècles, et il ne se contenta pas toujours des « deux ou trois sous » dont il est fait mention dans le récit du docteur Paul d’Eitzen. Le rôle était trop facile et trop tentant. Une grande barbe, un bâton, des guenilles, tous les mendiants les possèdent. De science, il n’en fallait aucune.

La comédie consistait en affirmations sur une prétendue présence à la mort du Christ, l’insulte légendaire, le châtiment, des voyages imaginaires dans toutes les parties du globe ; le premier vagabond à la langue bien pendue dut jouer son rôle en conséquence dans les campagnes et dans les villes.

L’historien de Beauvais était d’autant plus fondé dans son scepticisme qu’une tradition allemande, qu’il connaissait peut-être, attestait que le Juif-Errant, enfermé dans un cachot de la Palestine, portait toujours son costume romain depuis seize cents ans. Cela était affirmé par des voyageurs qui revenaient de Jérusalem, en 1641.

Un noble Vénitien, nommé Bianchi, avait vu Ahasvérus au fond d’une crypte, à Jérusalem, n’ayant d’autre occupation que de marcher dans sa niche sans rien dire, de frapper de sa main contre le mur et quelquefois contre sa poitrine [4].

Et pourtant, quoique les Turcs fissent bonne. garde autour de son cachot, on apercevait le Juif-Errant :

En 1599, à Vienne ;

En 1601, à Lubeck ;

En 1613, à Moscou ;

En 1633, à Hambourg ;

En 1642, à Leipsick.

Deux bourgeois de Bruxelles, en 1640, avaient également rencontré dans la forêt de Soignes, le Juif « couvert d’un costume extrêmement délabré et taillé d’après des modes fort antiques. »

Ainsi, il se montrait partout, ce qui motive la thèse de l’érudit Droscher. Il ne s’agissait plus d’un Juif-Errant, mais de deux. Préoccupé de faire concorder les dates d’apparition d’Ahasvérus dans plusieurs endroits à la fois, l’honnête Droscher, se refusant à croire à une fourberie, établissait que deux témoins de la Passion vivaient encore, condamnés sans doute pour un même crime d’inhumanité, et sans cesse traversant l’Europe [5].

Il en devait arriver d’Isaac Laquedem comme des nombreux Louis XVII sous la Restauration.

Les légendes de l’homme éternel circulaient dans toute l’Europe, surtout en Allemagne, en Norvège, en Suède (dans ce dernier pays on croit encore aujourd’hui au Juif-Errant), en France, en Angleterre et dans les Flandres.

Le baron de Reiffenberg qui, pendant quelques années[6], ajouta diverses trouvailles à l’interprétation de la figure d’Ahasvérus, cite une tradition allemande tirée des Souvenirs d’un pèlerinage en l’honneur de Schiller :

« On raconte qu’un jour, sur le marché de Francfort, parut le Juif-Errant. »

« Un homme à barbe grise, à demi vêtu d’une tunique déchirée, coiffé jusque sur les yeux d’un sale turban, et qui paraissait exténué par de longs voyages, s’approcha d’un fripier. Après avoir retourné toute sa boutique, il choisit une robe de samit, fourrée de menu-vair et la regarda au jour ; il la rendit, puis la reprit, la laissa, la reprit encore et la marchanda. Le fripier, qui le reconnut pour un Juif, à son avarice et à sa ténacité, lui jura, par les yeux du Christ, qu’il ne pouvait rien rabattre de son prix.

« Le vieillard soupira douloureusement, détourna la tête, s’empara de la robe, et, présentant au marchand une pièce d’or à l’effigie de Tibère, lui dit : — Voilà votre compte. — Cette monnaie n’a pas cours dans l’empire, dit le fripier. — Il y a cependant mille quatre cents ans qu’elle a été frappée à Rome, répondit le Juif, et c’est alors que je l’ai reçue.

« Le fripier épouvanté fit le signe de la croix. — Oh ! répondez, s’écria-t-il, n’êtes-vous pas le Juif-Errant ? L’étranger avait disparu. »

Mais des esprits plus perspicaces, de ceux qui vont au fond des choses et ne se contentent pas d’affirmations banales, allaient, à l’exemple du jurisconsulte Louvet, émettre également des doutes.

Un historiographe du roi de France, avocat au Parlement de Paris, R. Bouthrays (Botereius), mentionne la venue du Juif-Errant à Hambourg, en 1566 ; il craint, dit-il, qu’on ne lui reproche de s’arrêter ainsi à des contes ridicules, quoiqu’il soit question de ce personnage dans toute l’Europe.

Un autre contemporain de Louis XIII, Bulenger, mentionne la tradition qui représente le Juif comme ayant paru à Hambourg, en 1564, rôdant d’un bout de la terre à l’autre sans boire ni manger ; mais il traite fort dédaigneusement cette rumeur, et la renvoie aux esprits crédules.

Dom Calmet cite une lettre écrite de Londres par Mme de Mazarin à Mme de Bouillon, où il est dit que le Juif-Errant s’est montré, à cette époque, en Angleterre, racontant ses voyages. Suivant cette lettre, ajoute dom Calmet, « le peuple et les simples attribuent à cet homme beaucoup de miracles ; mais les plus éclairés le regardent comme un imposteur, et c’est sans doute le jugement que l’on doit porter de celui-ci et de tous les autres qui auront la même présomption ».

Ainsi les apparitions du marcheur éternel ne passèrent pas sans être contestées par divers écrivains. On lit dans le Discours véritable d’un Juif-Errant (Bordeaux, 1609) : « Plusieurs ont disputé de cet homme el de son histoire, pro et contra ; les uns affirment qu’il est vrai homme naturel ; les autres nient cela, et que c’est un spectacle mauvais, comme il est rapporté par leurs raisons. »

Mais que peuvent les esprits sensés sur les imaginations affamées de merveilleux !

Le dix-septième siècle était plein de commentateurs croyants, d’érudits patients, d’éplucheurs de textes, de liseurs sempiternels, de rats de bibliothèque entassant notes sur notes, et en remplissant leurs galetas ; pauvres êtres qui, de la vie, ne connaissent que la plume, l’encre, le papier, et ne se passionnent que pour les in-quarto. Ces excentriques, quand il leur reste quelque lueur de raison, s’ils s’acharnent à une question, rendent les mêmes services que les maçons qui, d’échelon en échelon, transportent les pierres au faîte des maisons.

La légende créa, surtout en Allemagne, une armée d’investigateurs qui se livrèrent à l’anatomie comparée des diverses traditions ayant trait à l’histoire d’un homme éternel[7]. C’est ainsi que le savant dom Calmet découvrait que l’ouvrier qui fit le Veau d’or se nommait Alsamir ou Alsamer, que Moïse l’excommunia et le condamna à voyager toute sa vie[8].

D’Herbelot, dans sa Bibliothèque orientale, parle d’un vieillard à tête chauve, tenant un bâton à la main, « qui vivait dans une grotte de la Syrie, répétant à tous ceux qui le visitaient : — Je suis ici par l’ordre du Seigneur Jésus, qui m’a laissé en ce monde pour y vivre jusqu’à ce qu’il vienne une seconde fois en terre. »

Les commentateurs de la Bible crurent de leur côté trouver, dans l’Évangile selon saint Jean, une explication de la légende du Juif-Errant. À la suite de la conversation entre le Christ et Pierre, dans le cours de laquelle Jésus annonçait à son disciple le genre de mort qu’il devait subir : — Et celui-ci, dit Pierre en montrant Jean à Jésus, que deviendra-t-il ? « Ce à quoi Jésus répondit : — Que t’importe, si je veux qu’il demeure jusqu’à mon retour ? »

Il y eut abus de paroles et d’écriture à propos d’Ahasvérus poursuivi de tous côtés par les commentateurs ; et, à ce sujet, un érudit modeste, qui, depuis nombre d’années, recueillait les moindres notes ayant trait à la légende, a dit :

« L’auteur d’un cours sur l’histoire de la poésie chrétienne, prêché, il y a quatre ou cinq ans, dans une Revue néo-catholique, après avoir composé l’arlequin le plus étrange avec les grands mots de cycle des apocryphes, de symbolisme profond, de mythes chrétiens, et quelques lambeaux de la complainte du Juif-Errant, continue sa leçon en ces termes :

« Pourtant, rien n’est moins de nature à faire sourire que cette légende, quand on la considère dans l’esprit du moyen âge. Pour nos aïeux…, l’histoire du Juif-Errant n’était pas l’histoire d’un homme, mais celle d’une nation entière. Sous le voile de cette fiction, il y avait pour eux une sombre réalité. Cet homme fantastique était à leurs yeux l’image du peuple déicide… Ahasvérus était l’image du peuple juif dans l’état où l’ont rendu l’anathème et le désespoir. »

« Il faut l’avouer, on a étrangement abusé du moyen âge à propos de l’œuvre anonyme d’un vaudevilliste d’avant la Révolution, à propos d’un livret à deux sous fabriqué au commencement du dix-septième siècle. Ce qui est de nature à faire sourire, c’est le grand sérieux des gens qui veulent à toute force trouver un symbolisme profond dans ces balivernes du temps passé.

« Basnage, le savant auteur de l’Histoire des Juifs, en consacrant quelques pages à l’histoire du Juif-Errant, et dix autres écrivains non moins sérieux, n’ont aperçu dans ce conte le plus petit symbole. Chaque pays, chaque époque a son homme éternel : juif, païen, catholique, musulman, affublé de vingt noms différents ; tantôt vieux, tantôt jeune, ici mâle, la femelle ; mais avec le moindre bon sens, avec un peu de sincérité, on est forcé de convenir que, dans cet homme fantastique, il n’y a pas plus de mythe que dans Barbe-Bleue, pas plus de symbole que dans le Petit-Poucet. »

Ainsi parle M. Richard, qui, sous le titre de Tablettes du Juif-Errant, avait commencé à donner toutes les variantes de la tradition du treizième siècle. Ce travail ne fut pas continué[9] ; et le bienveillant bibliothécaire, me voyant passionné dans mes fouilles à propos de littérature populaire, m’offrit son volumineux dossier relatif à Ahasvérus ; mais le premier inventaire me causa une sorte d’effroi, tant les recherches de l’érudit avaient été nombreuses, tant elles en exigeaient de nouvelles.

— Il y a de quoi passer sa vie à la poursuite du Juif-Errant ! pensai-je. Et je jetai mélancoliquement dans un coin le paquet qui contenait trop de documents. Toutefois le calme revint plus tard. Diverses trouvailles que je fis moi-même (et celles-là ne sont-elles pas les plus affriolantes), le sens tout moderne donné à la légende par un imagier, l’esprit de méthode qui, lentement, pendant ces quel

D’après une gravure d’Épinal.


ques années, tria tous ces matériaux et les tassa, à mon insu, me remirent la plume en main.

Le cerveau plus libre, je laissai de côté les compilations de toute nature dans lesquelles le Juif n’est qu’un prétexte à aventures bizarres, comme au dix-huitième siècle un ennemi des Jésuites publia le Jésuite-Errant, comme, sous la Restauration, un royaliste enragé, ne respectant ni la grandeur de l’homme, ni son châtiment, publiait un prétendu voyage d’Ahasvérus à Sainte-Hélène, où Napoléon est traité plus injustement que par Walter Scott[10].

III
ballades et poésies.

Un écrivain breton, trop tôt enlevé à la science légendaire, M. Paul Delasalle, disait : « C’est une chose singulièrement remarquable que cette durable attention du peuple pour le Juif-Errant ; il lui a garni la bourse, lui qui n’a rien en ce monde ; il lui a assuré ses cinq sous à perpétuité, lui qui ne sait pas toujours la veille s’il mangera le lendemain ; il lui a garanti de bons habits et de bons souliers, lui qui marche pieds nus et sous les haillons. »

En effet, partout le peuple est plein de pitié pour Ahasvérus. Chaque nation a tenu à honneur de le voir passer les Flamands, les Anglais, les Allemands, les Français, les Suisses, les Suédois.

Juif-Éternel, disent les Allemands ; Juif-Courant, disent les Suisses, chez lesquels les frères Grimm ont recueilli cette tradition orale :

« Le Matterberg, situé au-dessous du Matterhorn, est un glacier très élevé du Valais, sur lequel le Visp prend sa source. D’après le dire des gens du pays, il y a eu là anciennement une ville considérable. Le Juif-Errant traversa une fois cette ville, et dit : « Quand je passerai par ici une seconde fois, là où il y a maintenant des maisons et des rues, il n’y aura plus que des arbres et des pierres ; et, quand j’y repasserai pour la troisième fois, il n’y aura plus rien que de la neige et de la glace. » À présent, on n’y voit plus que neige et glace. »

Admirable décor que cette légende, dans laquelle s’encadre merveilleusement une figure désolée.

Je ne parlerai que pour mémoire de la Chronique rimée, de Philippe Mouskes, dont tout l’honneur est d’avoir mis en rimes, au treizième siècle, la narration de Matthieu Paris. Mouskes, le gazetier barbare, a suivi la légende pas à pas, sans en tirer un cri, une émotion,


Et ne morra pas voirement
Jusques au jour du jugement,


sont les deux seuls vers raisonnables qu’on puisse citer.

Il existe, en Angleterre, une ballade du Juif-Errant, où du moins un ardent amour du Sauveur se fait remarquer.

Le poète dit du Christ : « Le poids de sa croix était si lourd que plus d’une fois il fut sur le point de s’évanouir ; de son visage tombaient des grumeaux de sang et des gouttes de sueur. »

Là encore l’auteur de cette ballade suit les récits primitifs dans lesquels le Juif-Errant, « tel qu’il parut à Hambourg en 1547, » est représenté vivant d’aumônes et n’acceptant qu’un grout à la fois, c’est-à-dire un petite pièce de la valeur de huit sous.

Deux strophes sont à citer de cette ballade que les bibliophiles anglais croient avoir été composée au milieu du seizième siècle :

« Harassé, il (le Christ) voulut s’arrêter et soulager son âme meurtrie en se reposant un instant sur un banc de pierre ; mais un misérable s’y opposa brutalement en lui disant : Va-t’en, roi des Juifs ! Va-t’en ! le lieu de ton supplice est proche : d’ici tu peux le voir !

« Et, en parlant ainsi, il le congédia brusquement. C’est alors que le Sauveur répondit : Moi, je vais au repos, mais toi tu veilleras, tu marcheras toujours[11]. »

Telles sont, avec un couplet suédois, les poésies et légendes étrangères qu’on a recueillies jusqu’ici sur le compte d’Ahasvérus.

Dans les représentations sacerdotales de l’Église au moyen âge, où le sacré et le profane étaient mêlés, le Juif-Errant quelquefois fit partie du drame en compagnie de Barabbas, de Marie-Madeleine, de l’ânesse de Balaam, etc.

De l’église le vagabond passa à la cour.

Un faiseur de ballets du dix-septième siècle imagina d’introduire le Juif-Errant dans le divertissement du Mariage de Pierre de Provence et de la belle Maguelonne[12]. Singulier ballet où apparaissent le Fou, un Médecin, des Baladins, des Muletiers ivres et la Reine des Andouilles.

Que pouvait faire Ahasvérus en pareille société ?

bois du xvie siècle employé à troyes par garnier
pour l’illustration
de l’Histoire de Pierre de Provence et de la Belle Maguelonne.


Conter ses malheurs, la reine des Andouilles y eût prêté une mince attention ; cependant chacun des personnages venant débiter son couplet, le Juif chante à son tour le petit discours macaronique suivant :

récit d’vn iuif errant

Salamalec, o Rocoha,
Yatau y a Tihilaca
Amaté lieb its ou bogh gros
Et vonlust est facta voor os
.

Je ferai grâce du second couplet d’une bouffonnerie dont nous avons perdu le sens, et qui est loin de la folle gaieté des matassins et des Turcs de Molière ; mais le sieur Tristan, personnage du ballet, s’avance tout à coup comme interprète du Juif-Errant, et il adresse en son nom de galants compliments à son Altesse Royale :

Si mon amour et ma constance
Esbranlant vostre résistance,
Vous disposent à la pitié,
Beauté charmante et céleste,
Faites m’en le signe à moitié,
J’interpreteray bien le reste.

Après quoi, la reine des Andouilles, ayant pitié de la passion de Pierre de Provence pour la belle Maguelonne, consent à unir les deux amants.

L’intérêt de cette plaquette, de celles si chères aux bibliophiles, ne serait pas considérable, si l’introduction du Juif-Errant dans un ballet de cour ne prouvait la popularité de la légende en 1638.

Pierre de l’Estoile raconte dans son Journal qu’il acheta au prix de deux sous « une fadaise curieuse ». Cette fadaise était la légende imprimée en 1609 à Bordeaux, avec le titre : Discours véritable d’un Juif-Errant, lequel maintient avec paroles probables avoir esté présent à voir crucifier Jésus-Christ et est demeuré en vie.

Telle est peut-être l’origine de l’opuscule qui, depuis deux siècles, fut constamment réimprimé à Troyes, à Orléans, à Rouen, à Limoges, à Épinal, à Montbéliard. À la légende est jointe une complainte, qui se chantait sur l’air des Dames d’honneur :

Le bruit couroit çà et là par la France
Depuis six mois, qu’on avoit espérance
Bientôt de voir un Juif qui est errant
Parmi le monde pleurant et soupirant.

Il suffit de donner le premier et le dernier couplet de cette complainte qui n’en a pas moins de dix- huit :

Quand l’univers je regarde et contemple,
Je crois que Dieu me fait servir d’exemple
Pour témoigner sa mort et sa passion
En attendant sa résurrection.

Dans cette première ballade, il n’est pas fait mention des cinq sous dont jouit toujours Isaac Laquedem, adjonction qui, à mon sens, décida du succès

D’après une gravure de la fabrique
d’imageries de Metz.


de la seconde complainte. Ces merveilleux cinq sous frappaient l’esprit du peuple.

Un cantique[13], qui se glissa entre les deux, n’eut garde d’omettre ce fait si particulier :

Alors je pris tranchet soudain :
Le mettant ma ceinture, je lève (sic),
Cinq sols, un bâton en la main.
............

Mais la seconde complainte, qui, selon toute apparence, parut quelques années plus tard, recueillit tous les suffrages du peuple qui ne pouvait se rassasier de ses vingt-quatre couplets. Pourtant l’auteur anonyme a violé toutes les lois de la prosodie ; du poème on enlèverait des charretées d’hiatus :

Ni ici ni ailleurs.

Même les vers qui n’ont pas toujours le nombre de pieds nécessaires doivent troubler le chanteur. Qu’importe ? La composition en est ingénieuse, la rime sonore dans ses hardies assonances, et on s’étonne que dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, un homme qui ne s’est pas fait connaître ait pu concevoir une œuvre si simple et si naïve[14] ?

Une graine de la légende devait fleurir en Bretagne qui est le jardin d’acclimatation des croyances merveilleuses[15].

Le type du Juif, qu’on appelle Boudedeô dans ce pays, a été modifié par un poète inconnu qui a voulu attirer la pitié sur l’éternel voyageur.

Boudedeô, cordonnier, fait venir ses enfants sur le seuil de sa porte pour voir le Christ :

« Voilà que Jésus passe devant ma maison : écrasé de fatigue, il s’arrête près de ma boutique ; et moi, je lui dis avec orgueil : — Passe, méchant, à la mort !

« Jésus me répondit avec une voix triste : — Je m’en vais, homme dur et malheureux. Bientôt je reposerai près de mon père ; mais tu marcheras toujours. Tu marcheras jusqu’aux quatre coins du monde, tant que la vie durera. »

Il a été dit plus haut que les diverses nations de l’Europe tenaient à honneur d’avoir vu le Juif-Errant traverser leurs frontières. Quand la complainte définitive fut popularisée, plusieurs provinces de France modifièrent certains couplets, afin de prouver que Paris, Vienne en Dauphiné, Metz, Poitiers, etc., avaient possédé le Juif-Errant dans leurs murs.

Le poète breton a voulu que les principales villes de sa province jouissent du même privilège.

Après avoir parcouru le monde pendant cent ans, Boudedeô revient en Bretagne et cite Morlaix « qui n’était alors qu’une forêt », Quimper et Brest, « qui étaient alors de grandes plaines vertes ».

« J’ai vu, dit-il, la Bretagne couverte de bois et de feuillée ; alors, les hommes vivaient comme des sauvages. Bien des changements ont été faits depuis la dernière fois que je suis parti d’ici ; je vois beaucoup de belles villes qui ont été bâties[16]. »

Ces détails devaient remuer la fibre patriotique d’un peuple à qui on parlait de Saint-Pol, de Quimperlé, de Rennes « grande et large, » etc. C’est le procédé des compositeurs de noëls de mêler aux choses sacrées les choses profanes, faisant rencontrer dans la même étable la Vierge et les commères du village, les rois mages et les marchands du pays, l’Enfant Jésus et les laboureurs qui le prient de s’intéresser à leurs récoltes.

En ceci, combien les poètes populaires l’emportent sur les poètes des villes ! Ils associent le peuple à leurs chants ; connaissant leur public, ils spéculent sur la vanité des uns, sur l’intérêt des autres ; mais à ces finesses de paysans, ils joignent une naïveté profonde.

Le poète de profession, lui, trop souvent se monte à froid pour recouvrir de rimes élégantes un sujet qui ne l’émeut pas, auquel il ne croit guère. Le bizarre tenant alors lieu d’inspiration, il en résulte un poème semblable au suivant :

« Ahasver, dit l’Allemand Schubart, se traîne hors d’une sombre caverne du Carmel… Il secoue la poussière de sa barbe, saisit un des crânes entassés là et le lance du haut de la montagne… Le


Fac-similé d’une gravure allemande moderne.


crâne saute, rebondit, et se brise en éclats : « C’était mon père ! » s’écrie le Juif. Encore un !… Ah ! six encore s’en vont bondir de roche en roche… « Et ceux-ci…, et ceux-ci ? rugit-il, les yeux ardents de rage. Ceux-ci, ce sont mes femmes ! » Ah ! les crânes roulent toujours. « Ceux-ci… et ceux-ci, ce sont les crânes de mes enfants ! Hélas ! ils ont pu mourir ! Mais, moi, maudit, je ne puis pas !… L’effroyable sentence pèse sur moi pour l’éternité[17] ! »

Toutes ces têtes de mort devaient plaire à l’époque romantique qui abusait du macabre ; mais Ahasvérus, brisant (on ne sait trop pourquoi) les crânes de son père, de ses femmes et de ses enfants, ne me paraît offrir qu’une fantasmagorie déclamatoire et sans but.

Béranger comprenait mieux le sentiment populaire, et par là il justifie l’enthousiasme souvent exprimé sur ses petits poèmes par Goethe dans les Conversations avec Eckermann.

Reprenant l’idée et non les détails, Béranger, à propos du Juif-Errant, chante l’humanité et la fraternité.

À son tour, un chansonnier qui eut quelquefois l’instinct de l’art populaire, Pierre Dupont, tenta d’attacher de nouveau le nom du Juif-Errant à un poème[18] :


Lorsque Jésus gravissait le Calvaire,
Plus accablé des crimes de la terre
Que de sa croix, sur son modeste seuil
Il vint un Juif qui donnait son coup d’œil
À ce spectacle et semblait s’y complaire.
Or la légende en fait un cordonnier.
Jésus succombe et veut l’apitoyer :
« Que sur ton seuil au moins je me repose ! »
Soit dureté, peur, ou toute autre cause,
Le Juif refuse… Il va bien l’expier !

Tel est le début du poème de Pierre Dupont, bien inférieur au couplet suivant de la complainte :

Sur le mont du Calvaire
Jésus portait sa croix :
Il me dit, débonnaire,
Passant devant chez moi :
« Veux-tu bien, mon ami,
Que je repose ici ? »

Tout est à l’avantage du poète inconnu : netteté de dessin, simplicité du récit. Le Christ est bien le Christ de la Bible, doux, débonnaire. Pierre Dupont tente de le peindre et ne parvient pas à faire oublier le poète populaire :

Jésus se tourne, et de son beau visage,
Dont le soleil n’est qu’une pâle image,
Éblouissant le cortège atterré,
Il dit au Juif d’un air transfiguré :
« Tu vas partir pour un lointain voyage, » etc.

Lutte infertile avec l’auteur de la complainte, pleine de tendresse évangélique :

Jésus, la bonté même,
Lui dit en soupirant :
« Tu marcheras toi-même
Pendant plus de mille ans. »
..........

C’est en mettant en parallèle la complainte et le poème qu’apparaît la misère de l’art didactique. Correction, connaissance des procédés rythmiques ne sont rien en regard du sentiment qui est le foyer de toute poésie populaire. Dans sa paraphrase de la complainte, Pierre Dupont est vaincu à chaque couplet, et l’humanitarisme de son épilogue, où sont chantées les époques industrielles, ne sauve rien.

Quand Goethe s’emparait d’une tradition populaire, c’était pour la féconder. Il n’eût pas commis la faute de refaire un poème sur le Juif-Errant[19].

Le poème existe. C’est la complainte, un chef-d’œuvre, malgré ses incorrections. Il faut des légendes plus vagues pour être rajeunies, et, après Pierre Dupont, un autre a échoué dans une composition dont on ne saurait citer un vers [20].

IV
images du juif-errant en flandre, en allemagne
et en norvège.

« Toutes les éditions populaires de la légende donnent des portraits du Juif-Errant, d’après un même modèle. Il serait sans doute digne d’un artiste et d’un antiquaire de remonter à la source et d’en découvrir l’auteur, » dit M. Charles Nisard[21], et c’est ce que j’ai tenté de faire.

Déjà le bibliographe Grœsse avait signalé des histoires populaires d’Ahasvérus en Hollande, en Suède et en Norvège, ainsi que diverses éditions allemandes portant la date de 1602, 1619, 1634, 1645, 1661, 1681, 1697, ornées d’ordinaire, disait-il, « d’horribles gravures sur bois. »

Ces indications étaient précieuses en ce sens qu’elles indiquaient la route à suivre pour retrouver trace, par la gravure, de la notoriété du Juif-Errant en Europe. Elles concordaient d’ailleurs avec le fait cité par un ancien historien de Tournai, Cousin :

« Audict an 1616, dit-il, se vendoit publiquement à Tournay et ailleurs, par des porte-paniers, parmy d’autres cartes et images de papier, le portraict d’un Juif, à mon avis fabuleux, appelé Ahasvérus. »

Citation qui, maintes fois reproduite par les commentateurs de la légende, ne jetait aucune lumière sur une estampe que malheureusement l’historien. flamand, trop sceptique à l’endroit du Juif, avait laissé passer sans la décrire.

Il semble que plus une œuvre obtient de succès, moins elle a de chances d’être conservée. Les érudits ne s’inquiètent pas des images qui intéressent le peuple ; les collectionneurs rougiraient de les classer dans leurs portefeuilles. Ainsi sont condamnées à la destruction tant « d’images de papier » collées aux murs des cabaretiers, données aux enfants, estampes dont les gens des campagnes se lassent eux-mêmes un jour, et qui ont une fin trop enviable, quand un fonds tout entier sert, comme le raconte M. Garnier dans son Histoire de l’Imagerie chartraine, à envelopper les étoffes des marchands de nouveautés d’Orléans.

Les anciennes images du Juif étant devenues


D’après une gravure allemande de 1602.


d’une excessive rareté, il fallait s’enquérir des livrets de la même famille, dont le frontispice, comme le suivant, est quelquefois relevé par une image curieuse.

De ces livrets, eux-mêmes fort difficiles à se procurer, le savant bibliothécaire de Weimar, M. le docteur Reinhold Kœhler, a bien voulu détacher à mon intention quelques-unes des gravures qualifiées trop facilement par Grosse « d’horribles. »

La première gravure connue d’après le Juif-Errant est celle (page 41) tirée de la « Courte description et aventure d’un Juif nommé Ahasvérus… » Imprimé à Bautzen, chez Wolfang Suchnach, en 1602, cet in-quarto (en allemand) comporte quatre feuilles et se trouve à la bibliothèque de Munich.

La vignette n’offre rien de particulier. Le personnage semble, suivant la pensée du dessinateur, adorer Dieu.

Ici devrait être placée chronologiquement l’image sans doute flamande de 1616, dont parle l’historien de Tournai cité plus haut, une véritable estampe populaire qui, se trouvant « parmy d’autres cartes ou images de papier, » était évidemment coloriée. Mais quel dépôt public, quelles collections particulières l’ont conservée ?

La gravure sur cuivre, qu’on voit en regard, fait partie d’un livret allemand ayant pour titre : « Vrai portrait d’un Juif de Jérusalem nommé Ahasvérus…, imprimé à Augsbourg chez la veuve Sara Mangin, édité par Wilhelm Peter Zimmermann, graveur, 1618. »

ahasvérus.
Fac-similé d’une gravure allemande de 1618.


L’estampe vaut certainement mieux que la notice de Chrysostôme Dudulæus, contenant la lettre de Paulus von Eitzen, docteur en écriture sainte et évêque de Schleswick, à propos d’une apparition d’Ahasvérus qui eut lieu à Hambourg en 1564, et de ses excursions postérieures à travers l’Europe.

Notice identiquement semblable à celle que les éditeurs des Bibliothèques bleues de diverses provinces ont sans cesse réimprimée et réimpriment encore aujourd’hui, ornée de vignettes véritablement barbares ; mais ici le burin offre le caractère sérieux de l’art allemand. Ahasvérus n’est pas traité avec le luxe des colères célestes qu’ont évoquées les tailleurs sur bois français ; on pourrait prendre le personnage pour un des apôtres de la Réforme cheminant pieds nus pour accomplir sa mission.

Un érudit hollandais, qui s’est occupé du Juif-Errant, a pris à partie plutôt la légende que sa représentation figurée :

« Dans notre pays, comme ailleurs, dit-il, l’attention publique s’est fixée depuis quelques années sur l’histoire du Juif-Errant[22]. »

La France ne me paraît plus aujourd’hui devoir être comptée dans cet « ailleurs ; » nos imagiers montrent une certaine tiédeur à réimprimer l’image du Juif, et en 1869 le timbre du ministère de l’intérieur s’appliquait rarement au fatras de Chrysostôme Dudulæus.

Au chapitre IV de la Tradition du Juif-Errant développée historiquement, comparée à des mythes analogues et éclaircie par la critique, le bibliographe Græsse, parlant de diverses brochures composées sur la tradition, cite une gravure en bois qui illustre la « Relation miraculeuse d’un Juif, natif de Jérusalem et nommé Ahasvérus, qui prétend qu’il a assisté au crucifiement du Christ, et qu’il a été conservé jusqu’ici en vie par Dieu, avec un avertissement théologique au lecteur chrétien, illustré et augmenté avec des histoires et exemples authentiques, écrit par Chrysostomus Dudulæus à son bon ami.

« On lit à la fin de la relation Datum Refel, le 1er août, a. 1613, s. 1., et a. (1045) ?

« Immédiatement au-dessous du titre, ajoute Grœsse, se trouve une gravure en bois de la grandeur du feuillet, représentant une contrée avec des arbres autour d’un village du côté droit, le soleil sort des nuages ; au milieu, le Sauveur, avec la couronne d’épines et les bras étendus ; sur le premier plan, le Juif-Errant, habillé comme il est décrit dans le livre : « à genoux, les mains jointes, son chapeau et une Bible à terre, à côté de lui. »

Sur le revers de la gravure se lisent ces vers :

Nubibus in altis crucifixum cernit Jesum
Asverus, dignum clamitat ante crucem.
Le Juif Asverus connu au loin et au large,
Jadis et en ce temps
Connu, erre par tout le monde,
Parle toute langue, méprise l’argent.
Ce qu’il dit du Christ, tu peux le lire ici.
Cependant avec humeur
Ne le méprise point, laisse-le pèleriner.

M. le docteur Kœhler m’a communiqué également un fac-similé de ce bois ; mais, ainsi que me l’écrit le judicieux bibliothécaire de Weimar, il faut regarder cette estampe comme la représentation d’un anachorète ou d’un moine quelconque, transformé en Ahasvérus pour les besoins de l’éditeur. Aussi la description détaillée du bibliographe Grœsse suffit-elle.

J’en agirai de même pour la vignette en tête d’une édition flamande de la vie du Juif-Errant, imprimée au dix-huitième siècle chez Joseph Thys, à Anvers. Un personnage (est-ce un homme ou une femme ?), habillé d’une robe à la flamande, marche par les rues, un panier de provisions sous le bras. Il n’y aurait rien d’intéressant à reproduire cette figure, qui a plutôt le caractère d’une ménagère allant aux provisions que celui du marcheur éternel[23].

À la place de cette gravure flamande j’aurais préféré donner les images espagnoles qui, suivant David Hoffmann, montrent le Juif-Errant en butte au mépris et à la haine. « Partout, dans ce pays, dit le commentateur, les images, les gravures nous le représentent portant comme stigmate, au milieu du front, une croix lumineuse qui lui ronge constamment le crâne et dévore éternellement son cerveau. »

Images qu’il eût été intéressant de se procurer, le sombre génie espagnol ayant dû diriger contre le Juif, dont l’Inquisition ne put jamais s’emparer, des crayons ardents et noirs.

À ce propos, j’ai feuilleté de volumineuses colleclions de pliegos, qui sont les imageries espagnoles correspondant à nos produits d’Épinal, et je n’ai trouvé que le Juif-Errant d’Eugène Sue, interprété par les imagiers de 1845.

Il faut, d’ailleurs se défier des assertions de ce David Hoffmann qui, sous le titre de Chroniques de Cartophilus, publiait à Londres, en 1853, trois gros volumes formant la première partie d’une épopée du Juif-Errant, laquelle épopée avait encore besoin de six autres volumes pour être menée à bonne fin. Remplir neuf volumes de matériaux véridiques, c’est beaucoup ; les premiers volumes de cette conception symbolico-romanesque m’ont suffi.

Ayant poursuivi jusqu’à l’extrême limite que doit se poser un chercheur des images anciennes du Juif-Errant à l’étranger, il reste à décrire deux représentations modernes du personnage, tel que le comprennent les graveurs norvégiens et flamands.

Le Danemark et la Norvège se préoccupent particulièrement des traditions populaires ; l’exemple des frères Grimm en Allemagne a été suivi par de véritables savants dont la vie est amplement remplic par ces recherches empreintes d’un sentiment de patriotisme. Dans ces heureux pays, un érudit, entouré d’une nombreuse famille, travaille lentement à son œuvre et accomplit une mission en soumettant au public, dans des ouvrages qui ont demandé de longues années de travail, le fruit de ses méditations à propos de contes, de poésies populaires et de traditions.

Rasmus Nicyrup, dans son excellente histoire des Livres amusants qui ont été universellement lus en Danemark et en Norvège[24], dit à propos d’Ahasvérus :

« M. Ie pasteur Blicher a écrit en février 1796 : Ici, en Jutland, tous connaissent de nom le cordonnier de Jérusalem, et plusieurs d’après leurs propres lectures. — Père, me demandait récemment une femme avec beaucoup de sérieux, n’existe-t-il pas réellement ? Les uns disent que non, moi je dis que si. — Je vous assure en vérité que c’est une pure fable. — Je ne peux pas le croire ; depuis mon enfance, je sais la chanson par cœur :

Cordonnier j’ai été,
Habitais Jérusalem.
J’ai insulté le Christ,
J’étais un terrible blasphémateur.

« — Assez, assez, j’entends que vous la savez. »

« Il est fâcheux, dit Nieyrup, que M. Blicher n’ait pas laissé continuer la femme : nous aurions eu toute la chanson ; mais, d’un autre côté, on peut affirmer avec raison que nous avons peu perdu, car ce premier couplet annonce une plate et mauvaise chanson. »

La vignette ci-contre, tirée d’un volume populaire suédois contenant l’histoire du Juif-Errant, prouve que le dessinateur ne croit pas fortement à la légende du marcheur éternel. Il y a une pointe de raillerie dans le personnage portant ses bottes au bout d’un bâton.

Les Flamands sont moins sceptiques et ce n’est pas sans intention que je détache d’un petit cahier populaire de Gand une image relative au Juif-Errant. Cette estampe est d’une exécution tout à fait enfantine. Dans ces tailles naïves, je lis aisément le sentiment populaire. (Voir gravure page 53.)

Par les précédentes reproductions, on a vu que l’Allemagne envisage froidement Ahasvérus ; la Suède en sourit. La Flandre veut un terrible châtiment.

Les Flamands sont pieux et croyants. Tout le côté de la Belgique opposé, par sa position géogra-


D'après une gravure suédoise moderne..


phique, aux Wallons plus libres penseurs, est rempli de couvents, de chapelles. J'ai vu dans les églises de Flandres des femmes du peuple à genoux, en extase, les bras dressés vers l'autel, priant comme on priait au seizième siècle. Une foi vive et ardente anime ce peuple. Il croit à la légende primitive.

Un cordonnier a insulté le Christ portant sa croix.

— Tu marcheras sans cesse, lui dit le Christ.

Marcher sans cesse ! Ce châtiment n’a pas paru assez terrible aux Flamands. Il faut que le Juif soit puni par la perte de son enfant ! Telle est la portée de cette image, la seule qui contienne ce détail domestique. Toutes les estampes populaires montrent le Juif seul. Les Flamands l’ont châtié plus cruellement en le dotant d’une famille. Ahasvérus marchera sans cesse, poursuivi par le souvenir de sa femme. Sans cesse il marchera, se rappelant son nouveau-né. Chaque ménagère, chaque enfant qu’il rencontrera dans ses voyages lui rappelleront avec amertume le souvenir du foyer.

Voilà ce que je lis dans ce burin primitif, que je préfère à beaucoup d’œuvres purement artistiques ; si pauvre que soit l’exécution de l’estampe, elle fait penser.


D’après une gravure flamande moderne.


V
images françaises du juif-errant

L’image d’Ahasvérus, entre toutes, a été la plus populaire de celles qui ont fait gémir les presses d’Épinal, de Metz et de Nancy. Partout, depuis le commencement de ce siècle, le Juif-Errant a décoré la cabane du pauvre, ayant pour pendant Napoléon. Il semble que le peuple donnait une place égale dans son esprit à ces deux grands marcheurs.

Aujourd’hui où l’érudition s’appuie volontiers sur les monuments gravés, il était bon de remonter à l’origine de ces estampes.

Pourquoi faut-il que les chercheurs des siècles précédents n’aient pas compris l’importance de l’imagerie populaire ? Elles avaient leur enseignement, ces images qui s’adressaient à des gens ne sachant pas lire, et qui ne pouvaient connaître la légende que par la gravure.

C’est un art barbare, dit-on : mais n’allons-nous pas au loin faire de pénibles voyages pour rapporter des traces d’art barbare des anciens peuples ?

Ces estampes que nous méprisons, pour les avoir eves trop souvent sous les yeux, ont une utilité. Qui sait si Kaulbach, introduisant le Juif-Errant dans sa grande composition de la Destruction de Jérusalem, ne s’est pas souvenu des naïves images qui frappaient ses yeux dans sa jeunesse ?

Après les gravures allemandes reproduites dans cette élude, la plus ancienne que je connaisse en France est le portrait du Juif, gravé par Le Blond, estampe qui s’adressait plutôt aux bourgeois qu’au peuple. Le burin n’en est pas mauvais ; mais le dessinateur du dix-septième siècle n’a guère compris le caractère légendaire du Juif. C’est une figure de vieillard sans caractère particulier, au-dessous de laquelle on lit ces vers :

Je suis errant à tout jamais,
Mon alleure est continuée.
Je nauray ny repos ny pais
Jusques à ceste grande journée
Que le Rédempteur des humains
Jugera lœuvre de ses mains.
En Syon jay prins ma naissance,
J’ay veu le Sauveur en tourmenz,
De luy jay receu ma sentence
Qui me remplist destonnemenz,
Lorsqu’il m’enjoignit cheminer
Sans pouvoir ma course borner.

Gravure presque classique, où le sentiment populaire n’a pas guidé le crayon du dessinateur.

Il est une planche ancienne qu’on a imprimée jusqu’à la fin de la Restauration, chez Bonnet, rue Saint-Jacques.

Les premiers tailleurs en bois n’ont pas produit d’œuvre plus naïve. Ainsi que chez les maîtres allemands primitifs, le sujet est divisé en trois compartiments contenant le portrait du Juif et deux actions, où se déroulent les principales faces du drame.

Le Juif-Errant, les pieds chaussés de sandales, marche à travers les déserts. Le prologue du drame dans lequel il est mêlé se déroule dans un premier compartiment où Jésus, tombé sous le poids de sa croix, recueille les dures paroles du cordonnier, tandis que, dans le second, on voit des bourgeois en habit Louis XV, s’entretenant avec Ahasvérus. Cette estampe je la reproduis au frontispice dans l’intérêt des iconophiles, car il n’existe à Paris aucun autre monument ancien peint ou gravé ayant trait au Juif-Errant[25].

On voit au musée de la Société des Antiquaires de Caen un bois vermoulu, piqué de trous de vers, d’où s’échappe une poussière jaunâtre, semblable à celle qui gît au fond du tronc des vieux saules.

Cette gravure, d’une extrême barbarie, sur les tailles de laquelle les « connaisseurs » jetteront un coup d’œil de mépris, les archéologues de la Normandie l’ont conservée religieusement, et on ne saurait trop les en louer.

Toutefois ce monument xylographique n’aurait rien de particulier, si un tel sujet ne montrait comment le peuple normand entendait la légende[26].

Le drame est divisé en quatre parties, à la manière des anciennes estampes. Le premier tableau montre Ahasvérus sortant de son échoppe de cordonnier pour voir passer Jésus marchant au supplice. Le Juif tient à la main le marteau de sa profession ; un grand tablier de cuir va de la poitrine à mijambes. Sans pitié, l’homme insulte le Christ ; à la fenêtre du premier étage, une femme regarde d’un air contrit le malheureux succombant sous le fardeau de la croix, qui monte au Calvaire escorté par des soldats.

La seconde division de la planche représente le Christ crucifié entre les deux larrons ; nul personnage n’assiste à ce drame.

D’après une planche du dix-septième siècle, du Musée de Caen.


On voit au troisième tableau Ahasvérus, debout, en face de quatre hommes attablés qui lui offrent un verre de vin.

C’est la traduction, par à peu près, de l’invitation des bourgeois de Bruxelles :

— Entrez dans cette auberge,
Vénérable vieillard ;
D’un pot de bière fraîche
Vous prendrez votre part, etc.

À quoi le Juif-Errant répond :

— J’accepterois de boire
Deux coups avecque vous,
Mais je ne puis m’asseoir.
Je dois rester debout, etc.

Scène que les imagiers populaires se sont tous accordés à placer à la porte même du cabaret.

Parmi les spécimens des images de diverses fabriques qu’il m’a été donné de voir, l’estampe de Caen est la seule où le graveur ait cru devoir introduire le Juif-Errant dans l’intérieur de l’auberge, ce qui est contraire à la tradition du marcheur éternel en plein air.

À l’aide de ces minuties, je cherche l’interprétation des divers pays. L’imagier normand a prouvé une fois de plus son libre examen de la légende par la façon dont est traité le quatrième tableau.

Le Juif-Errant se trouve pris entre les feux depelotons de quatre soldats, divisés en deux groupes, symbole de deux armées en présence. De chaque côté les fusils sont braqués sur sa personne ; à ses pieds gît un homme mort, victime de ces décharges effroyables. Seul, Ahasvérus reste impassible, défiant le feu des hommes, comme il a défié celui de la foudre et des volcans.

Paris, Rennes, Orléans, Metz, Nancy, Montbéliard, Épinal, ont gravé Isaac Laquedem, et ce n’est pas sans peine que j’ai pu recueillir ces diverses représentations du Juif-Errant à seule fin de montrer les singularités de costume dont l’a doué le peuple.

De grandes chausses il porte à la marine,
Et une jupe comme à la florentine,
Un manteau long iusqu’en terre traînant ;
Comme un autre homme il est au demeurant.

Quelques images d’Épinal ont d’abord suivi d’assez près ce texte ; mais l’esprit moderne a soufflé qui enlève tout caractère au vêtement traditionnel, et je signale à l’indignation publique le procédé suivant des imprimeurs de Montbéliard : pour rajeunir un Juif-Errant coiffé, en 1828, d’un chapeau à cornes, ils ont remplacé, en 1829, ce chapeau par une sorte de gâteau de Savoie, avec bordure en fourrures[27].

Une des plus baroques images sous le rapport du costume est celle imprimée vers 1816, chez Desfeuilles, graveur, à Nancy. Le Juif-Errant est enveloppé d’une houppelande garnie de fourrures, coiffé d’un vieux feutre à larges bords, et chaussé de bottes dans lesquelles se perd son pantalon. Un singulier principe de coloration a présidé à l’embellissement de l’estampe. Deux tons seuls, le jaune vif et le violet, formaient sans doute la palette de l’artiste. Le pantalon du Juif est jaune, la houppelande violette, les mains jaunes et les fourrures jaunes. Deux palmiers, placés comme des chandeliers à côté d’Ahasvérus, sont traités avec la même simplicité : troncs violets, feuillage jaune.

Le dessin gagne comme le vin en bouteille. Est-ce parce qu’elle date de cinquante ans que cette image m’intéresse ? Je ne le crois pas. Un sentiment particulier circulait alors dans les provinces qui n’avait aucune parenté avec l’art de la capitale. Aujourd’hui, un imagier d’Épinal a vu les lithographies de Gavarni ; je laisse à penser quelle singulière élégance ses crayons traduisent.

Vers 1842, un dessinateur de la Lorraine crut devoir habiller Ahasvérus en bandit avec plume au chapeau, en faisant une sorte de variante de Fra-Diavolo.

La naïveté est envolée. Les mélodrames de l’Ambigu trouvent un écho dans les villages des Vosges ; et, jusque dans les images à deux sous, les successeurs de Pellerin, d’Épinal, emploient l’or, ô désastreuse influence de Dumas père ! pour rehausser les broderies des Mousquetaires avec lesquels s’entretient le Juif-Errant.

Dans ces pays a pénétré le Juif-Errant de M. Gustave Doré, dont quelques traits se retrouvent au bout des burins des graveurs de Metz et de Nancy.

On s’imagine ce que devient la figure du Juif dans ces imitations !

M. Doré tient particulièrement pour le décor ; il sacrifie Ahasvérus aux vieilles maisons brabançonnes, aux tempêtes, aux trombes, aux forêts de sapins, aux crocodiles. Ce ne sont que feux de Bengale troublants que le dessinateur allume pendant la représentation de son drame, à chaque acte, à chaque scène, à chaque couplet, d’où résulte, pour le spectateur, le châtiment d’un homme condamné à voir tirer un feu d’artifice pendant huit jours.

Toujours l’effet cherché, quelquefois obtenu, qui disparaît au milieu de fumées d’un Ruggieri du crayon.

Les premiers imagiers populaires étaient plus simples, moins diffus et plus sains ; mais M. Doré écoute volontiers son collaborateur Pierre Dupont, qui a trop complaisamment chanté son « génie. »

Si le jeune et fécond producteur avait daigné jeter un regard sur les modestes images qui illustrent les anciennes éditions allemandes et françaises, il eût vu qu’il ne possédait pas le secret de la figure du Juif-Errant.

VI
sens moderne donné à la légende

Notre temps, dira-t-on, a autre chose à faire qu’à s’occuper de cette gothique légende. Qu’importe que ce vieux bonhomme avec sa longue barbe, son tablier de cuir, son bâton, enjambe des villes tout entières, traverse des torrents, et toujours marche sans s’arrêter ? Qu’y a-t-il d’intéressant dans ce mythe tourné et retourné en tous sens sans résultat ?

Ainsi parle avec une apparence de raison le public d’aujourd’hui. On peut répondre cependant :

Quand le Christ, courbé sous la croix, sollicitait un peu d’aide, il fut repoussé par un homme qui lui dit : Avance et marche donc !

Cet être inhumain trouva plus tard son châtiment.

La charité, la première vertu chrétienne, lui fit défaut, et tous les peuples qui se sont intéressés à la ballade du Juif-Errant, ont prouvé leur charité.

Que les philosophes, les poètes, les romanciers, les érudits, les dramaturges, les peintres tirent de la légende d’Ahasvérus des symboles, des drames, des romans, des poèmes et des tableaux ; qu’on entasse recherches sur recherches, livres sur livres, toutes ces manifestations seront inutiles, si l’allégorie de la charité ne ressort pas de l’œuvre.

Un modeste imagier de Wissembourg, après tant de fatras, de commentaires, d’équivoques sur ce personnage fantastique, a donné la véritable version.

Le peuple fait quelquefois de ces heureuses trouvailles.

Une question a traversé l’esprit du pauvre imagier se révoltant contre le châtiment éternel du Juif-Errant.

Que faisait Ahasvérus de ses inépuisables cinq sous ?

Dans un cartouche au bas de l’estampe, un pauvre tend son chapeau au Juif qui passe. Et le vagabond laisse tomber ses cinq sous dans le feutre du pauvre !

Touchante conclusion qu’avait indiquée Béranger dans son poème :

Plus d’un pauvre vient implorer
Le denier que je puis répandre,
Qui n’a pas le temps de serrer
La main qu’au passant j’aime à tendre.

Pour la première fois la gravure a montré le Juif-Errant humain.

Son rôle finit. Il est sauvé. Puni pour son manque de charité, il est relevé par la charité.

C’est chez l’éditeur Wentzel, à Wissembourg, qu’a été publiée cette excellente image[28].

Il existait sous l’Empire, au ministère de l’intérieur, une Commission de colportage qui censurait les livres populaires, en biffait les parties mauvaises et, au nom de la moralité, décrétait qu’aucune publication inutile ne fût mise entre les mains du peuple. Cette Commission a beaucoup censuré ; a-t-elle encouragé les publications vraiment utiles ?

Un homme d’État devrait avoir connaissance des œuvres modestes qui font acte de haute morale, et récompenser de ses efforts l’humble artiste alsacien qui, par le dessin, a fait comprendre à des milliers de citoyens la chrétienne et touchante interprétation de la légende du Juif-Errant.

NOTES

On remplirait plusieurs volumes d’extraits des commentateurs anciens qui ont disserté sur les variantes de la légende d’Ahasvérus, et ses affinités avec les traditions semblables de divers pays.

Ces sortes de recherches doivent avoir une mesure et il ne faut pas en fatiguer les lecteurs ; aussi me contenterai-je d’indiquer divers anciens ouvrages et certaines ballades et traditions qu’il est bon de connaître dans leur entier.

Il était nécessaire également de donner une bibliographie des estampes populaires que j’ai pu voir ou me procurer, aucun ouvrage jusqu’à présent n’ayant trait à l’imagerie pure.

I
BROCHURES ANCIENNES

La rencontre faicte ces jours passez du Juif-Errant par Monsieur le Prince, ensemble les discours tenus entr’eux. Paris. Anth. Du Brevil, 1615, petit-in-8° de 8 pages.

Pièce très rare sur le Juif-Errant. Il y est dit qu’on « le veid en France au pays de Gaslinois près Fontainebleau en l’an 1614, vers la fin de décembre, et en ceste présente année on l’a veu pres Chaalons sur Marne, etc… »

En 1615 il apparaît dans l’Isle-de-France à des soldats du prince de Condé, qui le fait conduire près de lui. Le Juif profite de cet entretien pour l’admonester sur ce qu’il porte les armes contre le Roy son maître et contre la Reine sa mère.

Cette brochure, aussi plate que rare, prouve la popularité du Juif-Errant au commencement du dix-septième siècle.

II

Dans l’Espadon satyrique par le sieur d’Esternod (Cologne, 1680) on trouve, satyre V, ce fragment relatif au Juif-Errant :

Je me nomme le Juif errant,
Je vay deçà de là courant,
Mon logis est au bout du monde,
Tantost je suis en Trebisonde,
Et puis soudain chez le Valon :
Ma teste aussi n’est pas de plomb,
Car je suis né dessous la lune.
Je vis au soir le Roy de Thune,
Et aujourd’huy le Prestre Jan,
Et il n’y a pas un quart d’an
Que je vis le Roy de la Chine,
Qui portoit une capeline
En guise de vos couvrechefs.

III
HISTOIRE ADMIRABLE DE BOUDEDEO
Qui, depuis la mort de Notre Sauveur, est condamné à marcher
nuit et jour, jusqu’à la fin du monde,
pour avoir renvoyé brutalement Notre Seigneur lorsque
en allant à la mort il voulut se reposer
devant sa boutique.

Les petits livres de la Bibliothèque bleve de Troyes qui se répandaient dans la majeure partie de la France, semblent avoir été repoussés par le Midi et la Bretagne, qui ont conservé leur caractère particulier. Méridionaux et Bretons restent fidèles à leurs coutumes comme à leurs patois.

On imprime encore à Morlaix des cahiers de huit pages composés de güerz en l’honneur du Juif-Errant. L’un de ces güerz est consacré aux aventures du Juif ; l’autre à sa rencontre avec le bonhomme Misère[29].

Le châtiment du marcheur éternel devait frapper l’esprit des Bretons, ce peuple encore si croyant ; aussi à Rennes trouve-t-on une image du Juif, appelé Ar Boudedeo et qu’on voit collée dans les chaumières, au milieu des images pieuses de pardons, de mystères et de saints de la localité.

M. F. M. Luzel, l’auteur des Chants populaires de la Basse-Bretagne, a eu l’obligeance de me traduire littéralement le güerz du Juif-Errant composé de 180 vers et qui se chante sur l’air : Güerz : Santez Anna.

« Approchez tous, ô assistants, venez écouter le récit d’une vie misérable, s’il en fut jamais au monde, l’histoire pitoyable de Boudedeo qui, depuis la mort de notre Sauveur, marche toujours, nuit et jour, sans jamais se reposer.

« De la tribu de Nephtali naquit Abarius, dans la ville de Jérusalem. Il vint au monde à l’époque où Hérode voulut faire mourir Jésus, le Fils de la Vierge Marie.

« Mon père était charpentier, ma mère couturière, ci tous les jours elle travaillait et brodait dans le temple, et c’est ainsi que mes parents m’apprirent à lire dans le livre de la loi, et dans celui des prophètes aussi.

« Mes parents me marièrent à une fille sage et laborieuse, de la tribu de Benjamin, et j’en eus trois enfants, vers le temps où saint Jean-Baptiste annonçait la venue du Messie.

« Saint Jean convertit un grand nombre de païens, des idolâtres endurcis dans le péché. En un même jour, il en baptisa dix mille : j’en fus témoin avec ma femme et mes enfants.

« Et ma femme me dit — Mon mari, faisons-nous baptiser, car celui-là est le Messie. Et je lui répondis brusquement : — Ni nous ni nos enfants ne seront baptisés.

« Peu de temps après, saint Jean fut décapité par ordre du roi Hérode, un homme bien cruel ! Notre Sauveur vint alors et fit grand nombre de miracles dans tout le pays.

« Souvent j’ai vu Jésus prêchant, hélas ! sans que j’en aie jamais profité : j’étais présent le jour où, avec cinq pains et un poisson, il rassasia dix mille hommes.

« Moi, Boudedeo le malheureux, je vis encore, peu de temps après, Jésus ressusciter Lazare, frère de Magdeleine ; je le vis aussi délivrer un grand nombre de possédés ; mais ce fut en vain que je vis tous ces miracles, malheureux que je suis !

« Peu de temps après, Jésus fut pris par les Juifs, au jardin des Oliviers, puis il fut condamné par Pilate à porter la lourde croix sur laquelle il devait être crucifié.

« Quand la croix fut faite, on la lui mit sur les épaules, pour monter sur le mont Calvaire. En voyant le peuple courir, je pris mon enfant et j’allai sur le seuil de ma maison, pour le voir passer.

« Et Jésus, accablé de fatigue et n’en pouvant plus, voulut se reposer un peu devant ma boutique, et je lui dis d’un ton insolent : — Retire-toi vite de devant ma boutique, car tu es un méchant !

« Ta présence me fait tort ; elle déshonore et souille ma maison ; retire-toi, te dis-je, méchant, maudit sorcier ! Va à la mort, que tu n’as que trop méritée !

« Et Jésus me répondit, avec une voix douce et dolente : — Je vais me retirer, homme sans cœur, homme malheureux ! Bientôt je me reposerai dans mon Père : mais toi, tu n’auras pas de repos dans ce monde ; tu marcheras toujours jusqu’à la fin du monde !

« Tu marcheras constamment jusqu’au jugement dernier, et tu me verras, en ce jour terrible, à la droite de mon Père, jugeant les pécheurs, envoyant les méchants dans les feux de l’enfer, et les bons aux joies du paradis !

« Quand j’entendis les paroles de Jésus, mon cœur en fut touché. Je remis mon enfant à ma femme et je sortis. Je vis Véronique essuyer le visage de Jésus, et je vis son portrait empreint dans son mouchoir.

« Je ne pouvais plus m’arrêter, et je suivis Jésus jusqu’au mont du Calvaire, où l’accompagnèrent aussi les saintes femmes. Le bourreau dit à la Vierge : — Voici les clous pour attacher votre Fils sur la croix !

« Et quand j’eus vu notre Sauveur mourir sur la croix entre deux voleurs, souffrant des douleurs infinies, je commençai mon voyage qui ne devait pas finir, la mort dans l’âme, et je dis un triste adieu à Jérusalem !

« Comprenez, Bretons, quelle doit être désormais la douleur de Boudedeo sur la terre ! Être obligé de quitter son quartier, sa femme et ses enfants, sans pouvoir leur faire ses adieux, pour marcher toujours, sans trêve ni repos !

« Quand il eut marché pendant un certain nombre de jours, il arriva en Égypte, bien loin de son pays. C’est là que se trouve la mer Rouge que Moïse traversa sans mal et sans peine, suivi du peuple de Dieu.

« De là il se rendit à l’île de Candie.

« Là je vis un père qui coupait sa fille par morceaux pour la sacrifier aux faux dieux.

« J’arrivai ensuite à Malhodo (?) où je trouvai des habi, tants bien extraordinaires, qui adorent Dieu et le diable aussi ; ils prient Dieu de leur accorder bonheur et prospérité ; ils prient le diable de ne pas leur faire de mal.

« J’ai vu, au Japon, une mère bien cruelle qui égorgeait ses deux enfants ! Dans ce pays-là il est permis à la mère de tuer ses enfants quand elle n’a pas de pain à leur donner.

« Je pris alors la route des Indes, de l’Amérique, de l’Asie et de la Turquie aussi. Les femmes de ces pays-là marchent toutes à la guerre ; les hommes prennent soin des enfants.

« Là existe aussi l’habitude de tuer tous les enfants mâles ; on n’en garde qu’un dans chaque famille. La reine commande d’étouffer tous les enfants mâles, sans pitié ni remords !

« Je me suis trouvé dans un bois nommé Cisaria, où l’on peut faire cent lieves au moins, sans trouver de l’eau, ni source, ni ruisseau, ce qui est très incommode pour les gens du pays !

« J’allai plus loin encore, jusqu’à la ville de Vosopa. Le prince qui y règne est gardé par une armée de femmes et de chiens ; il n’a pas d’autres soldats pour défendre son royaume.

« J’arrivai ensuite dans une ville nommée Estopet, où je vis des monstres horribles et des serpents gros au moins comme le corps d’un homme, et longs de plus de 40 pieds.

« Je marchai ainsi, sans m’arrêter, pendant l’espace de cent ans. Alors je revins dans mon pays ; mais, hélas ! je ne retrouvai ni ma femme, ni mes enfants, ni personne qui me reconnut.

« J’allai ensuite à Rome, en Italie. En ce temps-là il y avait grande désolation. Je vis martyriser grand nombre de chrétiens, parce qu’ils ne voulaient pas renoncer à leur Dieu.

« Je marche aussi bien sur la mer que sur la terre. De Rome je partis pour la France. Je vis Marseille, Bordeaux, Paris, Carcassonne, Nantes, Lyon, et arrivai enfin à Rennes, en Bretagne.

« J’ai vu un bois immense à l’endroit où est à présent Morlaix, des landes et des prairies où sont Brest et Quimper ; j’ai vu la ville d’Is dans toute sa splendeur ; j’ai vu la ville de Luxobie aussi.

« J’ai vu toute la Basse-Bretagne sous bois et montagnes, et les habitants y ressemblaient alors à de vrais sauvages. J’y vois aujourd’hui de grands changements et beaucoup de villes bâties depuis mon dernier voyage.

« Je vois à présent la ville de Rennes, une grande et belle ville, Dol, Saint-Malo, Vannes, Nantes, Dinan, Saint-Brieuc, Tréguier, Lannion, Morlaix, Saint-Pol, Lesneven, Landerneau.

Et j’ai vu un jour des bois et des prairies, là où sont aujourd’hui toutes ces villes, quand je fis mon premier voyage en Bretagne : depuis on a encore bâti Quimper, Brest, Guipavas, Recouvrance, Quimperlé, Moëlan, Carbaix.

« Et comme Dieu m’a condamné à marcher toujours, je me suis trouvé souvent au milieu de grandes armées : canons, fusils, épées, sabres, lances, flèches, rien ne peut me donner la mort !

« Je me suis trouvé sur des navires qui naufrageaient : tout était perdu, corps et biens ; mais moi, Boudedeo, je m’en tirais toujours sans mal. Il faut que les paroles de Dieu s’accomplissent.

« Il m’a condamné à rester le dernier dans ce monde. Comprenez, chrétiens, ma douleur et la grandeur de cette punition ! Mes tourments ne finiront que le jour où Dieu viendra juger les vivants et les morts !

« J’ai toujours dans ma poche la somme de cinq sous. Jamais aucune maladie ne m’atteint ; j’ai passé dans les pays ravagés par la peste, et le fléau m’a toujours épargné.

« Par la volonté du Dieu que j’ai offensé, ma chaussure ni mes habits ne s’usent jamais : quatre fois déjà j’ai parcouru le monde entier, et partout j’ai vu de grands changements.

« Je commence ma cinquième tournée. La faim ni le sommeil ne m’inquiètent pas. J’ai vu des pays entièrement ruinés et déserts, et nombre de villes détruites par le feu du ciel.

« Je n’ai guère le temps de m’arrêter pour en dire plus long, car je crois être sur des charbons ardents : non, il n’y a que Dieu qui puisse dire les tourments que j’endure quand je m’arrête !

« Quel malheur pour moi d’avoir chassé brutalement de devant ma porte notre Sauveur, quand il marchait à la mort, notre Dieu qui s’offrait en sacrifice pour nous racheter, misérables pécheurs !

« Oui, voilà pourquoi, depuis ce jour, je marche sans jamais m’arrêter ; voilà pourquoi je marcherai ainsi jusqu’à la fin du monde. Chrétiens, priez Dieu pour le malheureux Boudedeo ! »

IV
BALLADE ANGLAISE

La ballade suivante, traduite de l’anglais par mon ami North Peat, est, dans l’original, écrite en vers blancs et de différentes mesures. Cette ballade renferme l’histoire d’un Juif-Errant ou se donnant pour tel, qui parut à Hambourg en 1347 et prétendait avoir été cordonnier de son état au moment où Jésus fut crucifié. Cette ballade, cependant, paraît être d’une date antérieure ; imprimée en caractères gothiques, elle fait partie de la collection Pepy.


« Alors que dans Jérusalem la belle, vivait le Christ, notre Sauveur ; alors que pour les péchés de ce monde il allait de sa vie précieuse faire le sacrifice, les méchants Juifs, par leur dédain ainsi que leur mépris, le molestaient chaque jour. À tel point que jusqu’à son dernier soupir, notre Sauveur ne put goûter un seul moment de repos.



« Après que d’épines on eût couronné sa tête, après qu’on l’eût fouetté jusqu’à la honte, avec d’amers sarcasmes on le conduisit jusqu’à l’endroit de son supplice. Des milliers d’âmes, échelonnées sur la route, l’attendaient au passage. Et cependant, du sein de cette multitude, personne n’eut le courage d’élever la voix pour prendre sa défense.

« Jeunes et vieux le comblaient d’injures, alors qu’il accomplissait son pèlerinage. Et, partout sur son passage, l’accueillaient les railleries grossières. Lui-même portait sa propre croix. Le poids en était si lourd que, plus d’une fois, il fut sur le point de s’évanouir, et de son visage tombaient des grumeaux de sang et des gouttes de sueur.

« Harassé, il voulut s’arrêter et soulager son âme meurtrie, en se reposant un instant sur un banc de pierre. Mais un misérable s’y opposa brutalement en lui disant : Va-t’en, toi, Roi des Juifs. Va-t’en, le lieu de ton supplice est proche ; d’ici tu peux le voir !

« Et, en parlant ainsi, il le congédia brusquement. Et c’est alors que le Sauveur répondit : Moi, je vais au repos mais toi tu veilleras, tu marcheras toujours !

« Et le savetier maudit, pour avoir de la sorte maltraité Jésus-Christ, se vit obligé d’abandonner sa femme, ses enfants, son logis, et de se mettre tout aussitôt en route.

« Dès qu’il eut vu le sang répandu par le Christ, dès qu’il eut vu le corps cloué sur la croix, il s’enfuit en toute hâte, et se mit à errer, de par le monde, comme un vil renégat.

« Nulle part il ne put trouver ni un lieu de repos pour sa conscience, ni un lieu de refuge pour son cœur, ni un toit sous lequel s’abriter. Il allait, marchant sans cesse, de ville en ville, de pays en pays, la conscience toute alourdie et bourrelée par la pensée du péché détestable dont il s’était rendu coupable.

« Plusieurs années se passèrent de la sorte, à errer de par le monde. Puis, il éprouva l’irrésistible besoin de revoir Jérusalem. Il s’y rendit. Hélas ! Jérusalem n’était plus, et force lui fut de retourner sur ses pas, rendant ainsi témoignage à la véracité de ces paroles du Sauveur :

« — Moi, je vais au repos, mais toi tu veilleras ! » Et, depuis lors, le Juif-Errant marche de lieu en lieu sans jamais s’arrêter, visitant tous les pays,

« Plus d’une fois, il a fait le tour du monde et visité ces nations étranges qui, au retentissement seul du nom du Sauveur, ont brisé et anéanti leurs idoles. À toutes ces nations le Juif-Errant s’est plu à raconter les choses merveilleuses des temps d’autrefois ; et aux princes de la terre il a chanté sa douloureuse complainte.

« Il voudrait quitter la vie, à grands cris il appelle la mort. Cela est inutile, le Seigneur ne veut point qu’il meure. Il n’a l’air ni jeune ni vieux. Il est absolument tel qu’il était lors du supplice enduré par le Christ sur la croix.

« Il a parcouru plusieurs contrées étrangères, l’Arabie, l’Égypte, l’Afrique, la Grèce, la Syrie, la Thrace et la Hongrie. Là, où Pierre et Paul, ces apôtres bénis, ont prêché le Christ, il a montré combien étaient véridiques les paroles du Christ.

« Il s’est rendu en Bohême ainsi que dans plusieurs villes de l’Allemagne. On croit qu’il est maintenant en Flandre, errant un peu partout, s’entretenant avec les savants et leur racontant ses nombreux voyages.

« Si quelqu’un s’avise de lui offrir une aumône, il ne veut accepter qu’un grout[30] à la fois, et même alors il ne le prend qu’à la condition d’en disposer en faveur des pauvres, assurant que, pour sa part, il n’a besoin de rien, vu que Christ veille sans cesse sur lui.

« Jamais on ne l’a vu ni rire ni sourire, Sans cesse il pleure et pousse des soupirs, regrettant sa vie passée. Ceux qu’il entend jurer ou prendre le nom de Dieu en vain, il les apostrophe de la manière suivante : Vous crucifiez de nouveau le Seigneur Jésus-Christ. Ah ! si vous l’aviez vu mourir comme je l’ai vu de mes propres yeux, le spectacle des tortures endurées par lui vous aiderait à supporter avec résignation vos propres douleurs et vos propres chagrins.

« Telles sont les paroles et telle est aussi la vie du pauvre Juif-Errant. »

V
VARIANTES DANS LA COMPLAINTE

Certaines provinces françaises eurent à cœur de ne pas laisser seulement aux bourgeois de Bruxelles l’honneur d'une cordiale réception envers un être si malheureux.

Diverses éditions mentionnent l'arrivée du Juif

Dans Paris la grand'ville,

Des bourgeois en passant,
D'une humeur fort docile
L'accostèr un moment.

Le Midi ne veut pas rester moins sympathique que le Nord.

Un jour près de la ville
De Vienne en Dauphiné,
Des bourgeois fort dociles
Voulurent lui parler.

Les paysans lorrains, dans les cabanes desquels était représenté le Juif-Errant, se souciaient peu de la pilić brabanconne. Un poète local, pour répondre aux sentiments de ses compatriotes, intercala le couplet suivant dans la complainte qui se chantait « sur un air nouveau : »

Dedans Metz en passant
On m'arrét' promptement.
L'on me conduit tout droit
Dans le Gouvernement;
Je fus interrogé
Par Messieurs de la ville
A qui j'ai déclaré
De là où je suis né.

Dans le Discours véritable du Juif-Errant, imprimé à Bordeaux, en 1608, la complainte sur le chant Dames d’honneur, porte :

…En la rase campagne
Deux gentilshommes au pays de Champagne
Le rencontrèrent tout sombre et cheminant,
Non pas vestu comme on est maintenant.

Les imprimeurs normands, de leur côté, pensèrent que l’intérêt serait excité d’autant plus vivement, si la poésie relatait le passage d’Ahasvérus en divers pays.

L’Histoire admirable du Juif-Errant, imprimée à Rouen, en 1751, d’après une édition de Bruges de l’année précédente, contient ce couplet de complainte sur l’air de Saint-Eustache :

Ces jours derniers étant près de Poitiers,
Une des plus grandes villes de France,
Un homme accourut pour me parler,
Voyant mon habit et aussi ma contenance.

Enfin, dit M. Richard dans les Tablettes du Juif-Errant, un savant compatriote de M. de Bonald, un habitant de Millau en Rouergue, a adressé à M. Eugène Süe, qui a bien voulu nous en donner communication, une édition corrigée de la complainte qui nous occupe. On y trouve cette strophe :

En mil huit cent trente
Passant dans Requista,
De plus grande épouvante,
Jamais il n’exista.
Tous criaient au secours,
Me prenant pour un ours.

Ces variantes dans la complainte, les imagiers n’ont pu les indiquer. Il leur eût été difficile de faire reconnaître, par des clochers lointains, telle ou telle église de leur contrée. Aussi, ont-ils abordé des thèmes plus généraux, représentant le Juif-Errant témoin des grands bouleversements de la nature, des furies de la tempête, des flots irrités qui engloutissent bâtiments et passagers, pendant que devant Ahasvérus recule la vague épouvantée.

VI
LE JUIF-ERRANT EN FLANDRE

Dans sa notice sur la Licorne et le Juif-Errant, publiée dans le tome X, n° 1, du Bulletin de la Commission royale d’histoire de Belgique, le docteur Coremans dit que le nom d’Isaac (on Joseph) Lakedem (ou Laquedem) est encore le nom populaire du Juif-Errant en Flandre, en Brabant, en Hollande, en Westphalie et dans la basse Saxe.

« Dans nos campagnes, ajoute le commentateur, il y a pcu de villages où les bonnes vieilles ne sachent raconter quelque histoire du passage du Juif-Errant dans tel ou tel endroit. Une idée générale qui se rattache à lui, chez nous, c’est qu’il possédait le secret de rajeunir les vieilles femmes. »

VII
IMAGERIE

Le Juif-Errant. Le Blond excudit, Avec privilège du Roy. — Au bas de cette gravure sont les vers que j’ai cilés page 56. On peut placer la publication de cette planche entre 1640 et 1650, époque à laquelle le graveur Le Blond exerçait son commerce.

Musée de Caen. — Planche sur bois ; feville double divisée en quatre compartiments, représentant la vie du Juif-Errant. Le titre n’existe pas, non plus que le nom de l’imprimeur. Décrit aux pages 57-61.

Bonnet (rue Saint-Jacques, 31). — Paris. (Imprimerie de Chassaignon, rue Git-le-Cœur.) — Le Juif-Errant, les pieds chaussés de sandales, marche à travers les déserts ; sa vie passée est expliquée en deux dessins dont le premier représente Jésus allant au Calvaire ; courbé sous le poids de sa croix, il ne recueille que les dures paroles du cordonnier : Avance et marche donc. Dans le second dessin, on voit les bourgeois de la ville parlant au Juif-Errant. M. Garnier, dans l’Histoire de l’imagerie populaire à Chartres, donne cette estampe (semblable à celle que je publie en frontispice) comme originaire des ateliers chartrains. La propriété intellectuelle était peu développée à cette époque ; les graveurs se copiaient les uns les autres, il est possible que le libraire Bonnet, à qui l’idée de la gravure chartraine semblait bonne, en ait fait exécuter une imitation.

Jean (rue Saint-Jean-de-Beauvais). — Paris. — Remarquable et véritable portrait au naturel du fameux Juif-Errant lorsqu’il arriva en France. Le Juif est en route. Divers sujets de petite dimension autour de la figure principale représentent le Juif repoussant le Christ ; un élégant et une femme à la mode rencontrent le Juif ; au bas, le Christ porte glorieusement sa croix. Cette gravure sur cuivre finement coloriée (II. 28°. L. 21°.), imprimée vers 1800 sur papier fort, se rattache plus au commerce d’estampes de la rue Saint-Jacques qu’à celui de l’imagerie. La façon dont est traité le sujet, le manque de complainte, indiquent que cette gravure s’adressait plutôt à la petite bourgeoisie qu’au peuple.

Desfeuilles, graveur. — Nancy. Le véritable portrait du Juif-Errant. La plus ancienne de la collection des Juif-Errant du cabinet des Estampes[31]. Feuille simple. Elle date de 1816 à 1820.

Boucquin. — Paris. — Véritable portrait du Juif-Errant, tel qu’il a été vu à Bruxelles, en Brabant, en 1774. Le Juif, coiffé d’un haut feutre avec plume au rebord,

le juif-errant
d’après une estampe de Desfeuilles, imagier à Nancy.


se met en marche, un bâton à la main. Divers sujets sont disposés autour du personnage avec les légendes : Jésus-Christ va au Calvaire. — Marche donc. — Le Juif-Errant parle aux habitants de Paris. Feuille simple. Complainte, et au-dessous : Notice sur le Juif-Errant. Typ. Guérin, rue du Petit-Carreau. Gravure sur bois de 1815 à 1820.

Pellerin. — Épinal. — Le Juif-Errant. Il chemine au bord de la mer, dans une solitude absolue. Sorte de cèdre à gauche ; vaisseau à droite. Feuille double. Gravure à larges traits. (Entre 1820 et 1830.)

Deckerr. — Montbéliard. — Portrait du Juif-Errant. Coiffé d’un grand chapeau à cornes, le Juif se dirige vers une ville orientale. Complainte. Feuille double. (1830 à 1840.)

— Montbéliard. — Feuille double. Même titre qu’au précédent. Pour activer la vente, les éditeurs ont changé la tête et le chapeau du Juif-Errant. Au lieu d’un chapeau à cornes, il est coiffé d’une sorte de gâteau de Savoie avec bordure en fourrure. 1829.

Pellerin. — Épinal. — Le vrai portrait du Juif-Errant. Juif-Errant habillé en bandit avec plume au chapeau. Feuille simple, avec la complainte, 1842.

Dembour et Gangel. — Metz. — Le Juif-Errant. Il s’adresse à un matelot qui lui indique son chemin dans la direction d’une ville de l’Orient. Feuille simple. Complainte. Elle a été réimprimée avec le seui noin de Gangel, à Metz, 1842.

Boucquin. — Paris. — Véritable portrait du Juif-Errant, tel qu’il a été vu à Bruxelles, en Brabant, en 1774. Le Juif, coiffé d’un turban, longe une ville orientale. Il est d’une taille considérable. Deux bourgeois le regardent passer. Complainte. Au bas, Notice sur le Juif-Errunt, imprimée par Noblet, rue Soufflot. Feuille double. (Vers 1850.)

(D’autres tirages ont été faits sur la même planche à l’imprimerie Gros, rue des Noyers, pour la fabrique d’imagerie de Glemarec, quai des Augustins, plus tard, rue de la Harpe.)

Dembour. — Metz. — Le Juif-Errant. Le Juif, coiffé d’un chapeau à cornes, marche sur la plage au pied du mont Golgotha avec les trois croix. Ville orientale au bas de la montagne. Feuille double. Complainte (Entre 1840 et 1830.)

Boucquin. — Paris. — Véritable portrait du Juif-Errant, tel qu’il a été vu à Bruxelles, en Brabant, en 1774. Au bas d’une montagne escarpée où se voient des croix de calvaire, le Juif demande son chemin à deux bourgeois costumés à la flamande. Feuille. simple. Complainte. Typ. Guérin, rue du Petit-Carreau. (Entre 1840 et 1830.)

Wentzel. — Wissembourg. — Das wahre der ewigen Juden. Le Juif, coiffé d’un grand chapeau de feutre, marche au bord de la mer. En haut d’une falaise, trois croix. Autour de la gravure, le poème de Schubart, texte allemand. Feuille simple. Imitation d’une gravure d’Épinal. (Entre 1850 et 1860.)

Ve Pierret, fabr. de cartes et d’images. — Rennes. — Le Juif-Errant, Ar Boudedeo. Le Juif, des sandales aux pieds (chose rare, tous les Juifs de l’imagerie portant de fort belles bottes à revers, en entonnoirs, etc.), marche péniblement vers la plage. Vaisseau en panne. Complainte. Feuille double. 1855.

Pellerin. — Épinal. — Le vrai portrait du Juif-Errant. Les temples s’écroulent, les vaisseaux s’engouffrent dans la mer. Le Juif-Errant, avec des gestes de premier rôle à l’Ambigu-Comique, fuit devant la croix qui apparaît dans un coin du ciel, entourée de lumière. Burin ronflant et mélodramatique. Feuille simple. Complainte. 1857.

Verronais. — Metz. (Dépôt à Paris chez Delaporte aîné, 21, rue Michel-le-Comte.) — C’est la même planche ou une reproduction d’une des précédentes feuilles d’Épinal. Le bourgeois de Bruxelles est habillé comme le Bourgeois gentilhomme. 1858.

Glemarec (rue Saint-Jacques). — Paris. (Imprimerie de Lacour, 18, rue Soufflot.) Le Juif-Errant cause avec deux bourgeois de la ville de Bruxelles, dont on aperçoit les clochers pointus. 1858[32].

Pellerin. — Épinal. — Le vrai portrait du Juif-Errant, copie sur bois de la gravure publiée à Paris par Jean. Complainte. Feuille simple. 1860.

Delhalt, Roy еt Thoмas. — Metz. — Le Juif-Errant, portrait authentique d’après la légende. Le Juif, tête nue, cheveux et manteau au vent, une grosse bourse de cuir sous le bras, passe auprès d’un cabaret ; des gens qui jouent aux cartes semblent étonnés de son apparition. Ville orientale au fond. Feuille simple. Complainte. 1860.

Wentzel — Wissembourg. (Dépôt chez Humbert, 65, rue Saint-Jacques.) — Le Juif-Errant. Un encadrement qui court autour du drame entoure chacun des couplets de la complainte ; l’ornement du haut de l’estampe est coupé par un évangile ouvert qui porte en gros caractères : Frappez, on vous ouvrira. Le sujet représente un bourgeois de Bruxelles offrant cordialement une chope de bière au Juif-Errant. L’ornement du bas s’interrompt pour donner place à un cartouche dans lequel le Juif-Errant est représenté laissant tomber une pièce de monnaie dans le chapeau que lui tend un pauvre. Feuille simple. 1860.

Hollier, lith., rue Galande. — Paris. — Quatre planches relatives au Juif-Errant Crime du Juif-Errant. — Le Juif-Errant est attaqué par des sauvages. — On veut lui couper la tête. — Le Juif-Errant raconte son histoire. Titres espagnols en regard avec notice de quelques lignes. Lithographies pour l’exportation. 1860.

Pellerin. — Épinal — Le Juif-Errant. Seize petits sujets sur la même feuille avec les titres : Le Juif-Errant raconte son histoire à l’évêque de Bruxelles. — Sa réponse à Jésus-Christ. — Il commence son voyage. — Il brave les bêtes sauvages. — Il assiste à la destruction de Jérusalem. — Il est attaqué par des nègres. — Il se trouve au milieu d’une bataille. — Il est rejeté sur terre par un volcan. — Il est épargné par la peste. Il traverse les déserts de l’Afrique. On veut le décapiter et les sabres se brisent sur sa tête. Il fait un naufrage et est poussé vivant sur le rivage. Il est lancé dans l’air par une mine. Il traverse un village d’Allemagne. Il sort sain et sauf des ruines d’un affreux tremblement de terre. Après avoir raconté son histoire à des bourgeois, il les quitte pour courir le monde. Feuille simple. Pas de complainte. (Vers 1860.)

Gangel. — Metz. — Le Juif-Errant. D’honnêtes bourgeois attablés prient le Juif de prendre part à leur régal de bière. Complainte. Feuille simple. Influence allemande. (Entre 1860 et 1863.)

Pellerin. — Épinal. — Le vrai portrait du Juif-Errant. Des bourgeois invitent un Juif-Errant, d’aspect plein de bonhomie, à boire en leur compagnie. Complainte. Feuille simple, signée Scherer. Dessin facile. 1860.

Pinot et Sagaire. — Épinal. — Le Juif-Errant. Le Juif est invité à boire par des bourgeois flamands à la porte d’une auberge. Dans le ciel, un auge tenant une épée dirige ses rayons ardents sur le voyageur. Complainte. Feuille simple. Gravure sur pierre signée Gillot, l’inventeur du procédé. Influence inoderne. Immense élégance du dessinateur. (Vers 1865.)

Une autre édition, imprimée sur meilleur papier, offre des colorations rehaussées d’or.

Pellerin et C°, fournisseurs brevetés de S. M. l’Impératrice. — Épinal. — Le Juif-Errant. Lith. à la plume. Le Juif, fuyant la tempête, marche à grands pas sur la plage. Feuille simple. Complainte. 1866.

  1. À l’exposition de 1863 on voyait une grande peinture du Juif-Errant, composition sans intérêt.
  2. En 1848, lors du déluge de feuilles politiques assez nombreuses pour tapisser le pont des Arts, il parut un petit journal ayant pour titre le Juif-Errant. Les éditeurs n’ayant pas à leur service les éternels cinq sous d’Ahasvérus, le journal disparut peu après sa naissance. Ne faut-il pas que les racines d’une ancienne tradition soient profondément implantées dans le cœur d’un peuple pour qu’un industriel ait employé un titre gothique, à une époque ébranlée par tant de secousses ?
  3. Moine anglais, qui vivait du temps de Henri III, et mourut en 1259.
  4. Fait tiré d’un livre allemand, de 1650, sans nom d’auteur, cité par M. Magnin, dans ses Causeries et Méditations.
  5. N’y aurait-il pas, dans ces deux prétendus Juif-Errant se rencontrant, le sujet d’une comédie picaresque pour un auteur dramatique porté à l’archaïsme ?
  6. Annuaires de la Bibliothèque royale de Belgique.
  7. Zeiler, Hist. chron. et géogr., 1604. — Bangert, Biographie de Colert. — R. Bouthrays, Commentarii historici, 1610, in-folio. — Bulenger, Historia sui temporis. — J. Cluver, Epitome historiarum et Praxis alchimiæ. — M. Droscher, De duobus testibus vivis Passionis Christi, 1668, in-4°. — G. Thelo (J. Frentzel), Melet. histor. de Judæo immortali, 1668, in-4°. — C. Schulz (M. Schmied), Diss. hist. de Judæo non mortali, 1689, in-4º. — C. Anton, Diss. in qua fabulam de Judæo immortali examinat., 1756, in-4°.— Nicolas Helwater, Sylva chronol. — À ces anciens commentateurs il faut ajouter les modernes : J. Brand, Observations on popular antiquities, with additions by Ellis, Londres, 1813, 2 vol. in-4°. — Grœsse, Sage vom Ewigen Juden, Dresde, 1844. — Dr Coremans, La licorne et le Juif-Errant, broch. in-8°, Bruxelles, 1845. Et pour la France : Magnin, Causeries et Méditations, 2 vol. in-8°, 1843. — G. B. (Brunet), Notice histor. et bibliogr. sur la légende du Juif-Errant, br. in-8°, 1845. — Bibliophile Jacob, Curiosités de l’histoire des croyances populaires au moyen âge, Paris, 1859, in-18.
  8. À propos de ces noms si divers, le bibliographe Grœsse dit dans ses recherches sur la Tradition du Juif-Errant : « Comme il paraît surprenant que le Juif-Errant s’appelle Laquedem (Isaac comme nom de juif n’est pas surprenant), je m’adressai pour avoir une explication du mot à mon savant ami et collègue, le docteur Botteher, versé en langue hébraïque, qui me répondit : — Si le nom Laquedem est écrit à la française (ou en wallon), il faudrait le lire par conséquent Lakedem ; étant dérivé de l’hébreu il ne peut signifier autre chose que la Kedem, c’est-à-dire (appartenant) à l’ancien monde (au monde passé, le temps passé). Comparer Isaie, ch. xix, 11. Mais un pareil usage de la préposition la est d’ailleurs sans exemple dans les noms propres des Juifs des temps postérieurs, et il faut par conséquent admettre ce la comme article français (Comp. La Croix, Lamarque). Le nom d’Ahastérus est d’origine persane. (Voir Genesius, Thes., t. Ier, p. 74.) Cartophilus pourrait être composé de l’arménien et du grec. »
  9. Les Tablettes du Juif-Errant parurent sur la couverture du Juif-Errant d’Eugène Sue, illustré par Gavarni. Des notes précises intéressaient médiocrement le gros public, qui avait plus soif de drame que de bibliographie. Commencées à la première livraison, ces études furent supprimées à la quatorzième.
  10. Relation curieuse et intéressante du nouveau voyage du Juif-Errant, son passage à l’ile Sainte-Hélène, son entretien avec Napoléon, arrivée du Juif-Errant en Angleterre, in-8° de 8 pages, impr. de L. P. Selier. Cette brochure, « imprimée à l’occasion du mariage du duc de Berry, » est l’œuvre d’un royaliste qui suppose que le Juif part pour Sainte-Hélène, « ayant entendu parler d’un homme soi-disant extraordinaire. » Il va donc vers l’exilé qui lui dit : « Oui, je suis celui qui surpasse en cruauté Néron, Caligula, Tibère. » Tout le récit est conçu dans les mêmes termes ; mais le conteur est un ultra, il ne faut pas l’oublier. — « Je cherchais un homme, s’écrie Ahasvérus, monstrum inveni, j’ai trouvé un monstre. » Le pamphlétaire ne s’est pas aperçu qu’il travaillait à la gloire de Napoléon, en associant son souvenir à celui de la figure légendaire du Juif-Errant. Déjà, pour beaucoup de peuples, Napoléon fait partie du cycle des légendes.
  11. Voir aux Appendices.
  12. Dancé par Son Altesse Royale dans la ville de Tours, le 21, en son Hostel, et le 23, en la salle du Palais. À Paris, chez Cardin Besongne, au Palais, en la Gallerie des Prisonniers. mdcxxxviii.
  13. Ce cantique est tiré de « l’Histoire admirable du Juif-Errant… Le prix est de trois sols. À Rouen. Behourt. » Avec autorisation d’imprimer du 27 novembre 1763.
  14. Paul Boiteau, dans les notes de ses Légendes pour les enfants (Hachette, 1861, 1 vol. in-18), dit que cette complainte est de Berquin ; cette assertion aurait besoin de preuves.
  15. Je cite dans la Légende du Bonhomme Misère, un gwerz dans lequel Misère et le Juif se rencontrant, ces deux malheureux s’insurgent contre leur destinée.
  16. Ces citations du gwerz breton, je les empruntai d’abord à un article de la Mosaïque de l’Ouest publiée en 1844. On trouvera aux Appendices une traduction plus complète et plus littérale de ce gwerz.
  17. Traduit, vers 1830, par Gérard de Nerval.
  18. La Légende du Juif-Errant, compositions et dessins de G. Doré. Paris, Michel Lévy, 1856, grand in-folio.
  19. Dans sa jeunesse, Gœthe tenta d’en tirer un drame ; mais il abandonna, dit-il dans ses Mémoires, cette conception, jugeant plus sain de la détruire.
  20. Grenier, la Mort du Juif-Errant, Hachette, 1877.
  21. Histoire des livres populaires et de la littérature du colportage, 2 vol. in-18. Dentu, 1864, t. I, p. 493.
  22. Archief voor Kerkelijke Geschiedenis…, door N. C. Kist en H. J. Royaards. Leyden. 1842, in-8°, t. XIII, p. 311-318 et 327-328.
  23. Le procédé n’a pas été inventé seulement aujourd’hui par les journaux illustrés à un sou de donner le portrait de Cartouche pour celui de M. de Talleyrand : de tout temps les imprimeurs de pacotille ont trompé le public de la sorte.
  24. Rasmus Nieyrup, Almindelig Morskabslæsning i Danmark og Norge igjennem Aarhundreder. Copenhague, 1816, petit in-8°.
  25. Le cabinet des estampes de la Bibliothèque nationale ne possède pas cette précieuse image, qui doit être contemporaine de la complainte.
  26. Je dis le « peuple normand, » le bois provenant, suivant toute probabilité, des fabriques de Caen, où jadis Imagerie et Bibliothèque Bleve se prêtaient un mutuel appui. Nulle légende n’accompagne l’image, le bois vermoulu est tombé en poussière à l’endroit où se trouve habituellement le nom de l’imprimeur. J’ai particulièrement à remercier de son obligeance M. Charma, doyen de la Faculté des lettres de Caen, et vice-président de la Société des Antiquaires de Normandie, qui m’a communiqué la planche ancienne du Juif-Errant dont M. Le Blanc-Hardel, imprimeur, a bien voulu me tirer une épreuve.
  27. M. Nisard (Hist. des livres populaires, t. I, p. 404) cite une brochure imprimée par Buffet, à Charmes, qui « a cru devoir donner au Juif-Errant une espèce de manteau à la Talma, et une chevelure en oreilles de chien. »
  28. Le dépôt est chez Humbert, rue Saint-Jacques.
  29. Ce second güerz fait partie de l’étude suivante.
  30. Grout, petite pièce d’argent du temps d’Édouard III. Cette pièce valait huit sous.
  31. Portefeuille qui a pour titre : Complaintes et légendes.
  32. Ces dates de publication sont fournies par le timbre du bureau de dépôt au ministère de l’intérieur.