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Histoire de l'imagerie populaire/Préface

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E. Dentu (p. ix-xlviii).


PRÉFACE

« Il y a quelque chose de si vivace dans une anecdote fortement conçue qu’elle est douée, pour ainsi dire, d’immortalité, et cette immortalité des infiniment petits en littérature mérite d’être remarquée. »

Ainsi parle un écrivain allemand, et ce qu’il dit du Conte est applicable à l’Imagerie, qui entre peut-être plus profondément encore dans l’esprit du peuple.

Avant que l’imagerie ne disparaisse tout à fait, il faut l’étudier dans ses racines, dans sa floraison du passé, dans son essence et son développement. Déjà les estampes du siècle dernier forment une classe se rattachant à une archéologie nouvelle qui exige de longues recherches. On trouve des monuments assyriens ; on ne trouve pas l’image populaire, déchirée par les enfants, gâtée par le soleil, l’humidité, détruite avec les murs de la maison qu’on abat, et, qui pis est, méconnue trop souvent par ceux qui ont mission de conserver[1].

Trop humble, l’image populaire, pour ceux qui s’intitulent connaisseurs ! Manquant de prétentions, elle n’a point été classée dans les registres où les burins officiels sont rangés chronologiquement.

Et pourtant ces feuilles volantes, colportées de village en village, le législateur, dans sa sagesse, en avait ordonné le dépôt. Il voulait avec raison qu’une image d’Épinal fût conservée aussi religieusement qu’un Marc-Antoine.


On s’est souvent moqué de l’ignorance des gens de la ville, qui, à la campagne, prennent volontiers de la luzerne pour du blé. Les amateurs d’estampes apportent non pas tout à fait la même ignorance, mais un égal dédain vaniteux pour l’image populaire à cause de ses colorations bruyantes, en harmonie avec la nature des paysans.

— « Barbarie ! » s’écrient-ils.

— Plus intéressante en tous cas que l’art médiocre de nos expositions, où une habileté de main universelle fait que deux mille tableaux semblent sortis d’un même moule.

Telle maladresse artistique est plus rapprochée de l’œuvre des hommes de génie que ces compositions entre-deux, produits des écoles et des fausses traditions.

J’entends qu’une idole taillée dans un tronc d’arbre par des sauvages est plus près du Moïse de Michel-Ange que bon nombre de statues des Salons annuels.

Chez le sauvage et l’homme de génie se remarquent des audaces, des ruptures avec toutes les règles qui font qu’ils s’assortissent ; mais il faut pénétrer profondément dans ces embryons rudimentaires, et laisser de côté les adresses et les habiletés de tant d’ouvriers à la journée qui s’intitulent artistes.

Dans la taille de quelques images populaires, je retrouve des analogies avec celle des gravures en bois de la Renaissance ; certaines colorations d’images pieuses d’Épinal font penser à des toiles espagnoles ascétiques.

L’imagerie, par cela qu’elle plut longtemps au peuple, dévoile la nature du peuple. Dans ces estampes on surprend ses croyances religieuses et politiques, son esprit gaulois, son sentiment amoureux ; et comme la mode de semblables images dura près de deux siècles, n’est-il pas intéressant d’étudier, pendant cette période, ce que pensait la plus nombreuse classe de la société ?

De l’imagerie découlent encore divers enseignements historiques ; et si on ne juge pas digne de faire entrer, même au dernier rang, l’image dans l’histoire de l’art, elle tiendra sa place au premier dans l’histoire des mœurs.


Ce fut à Troyes, Chartres et Orléans, que l’imagerie populaire fonda ses premiers ateliers. Paris ne vint qu’ensuite.

La gravure parisienne s’occupa plus particulièrement des événements du jour, des courants politiques, des hommes en vue sur le trône ou dans le ruisseau ; elle fut également une arme dont se servaient les partis sous la Ligue, sous Mazarin, sous Louis XIV, sous la première République.

Le peuple des campagnes s’intéresse à des choses d’un intérêt plus général piété, légendes, amours traversées, joyeusetés, jouent un rôle considérable dans l’imagerie, et si un souverain prend place dans cette Iconographie du pauvre, c’est que partout le conquérant a laissé trace de ses pas triomphants.

Le Mans, Caen, Beauvais, Cambrai, Lille, fondent à leur tour des ateliers pour être moins actifs que ceux d’Orléans et de Chartres, leurs produits n’en sont pas moins intéressants à consulter, comme aussi ceux des imprimeries de Nantes et de Limoges.

Plus tard, Lorrains et Alsaciens s’emparent de cette branche d’industrie, alors qu’elle manque de sève dans les villes citées plus haut ; ils la greffent, l’entretiennent, et en recueillent des fruits qu’ils écoulent sur tous les marchés français. Épinal, Nancy, Metz, Montbéliard, Wissembourg, ont les derniers labouré les champs de l’imagerie, et si le sentiment populaire a subi aujourd’hui l’influence des villes, c’est que l’art est en perpétuelle bascule.

Aujourd’hui nous allons puiser la naïveté aux sources, de même qu’est détourné le cours d’une rivière pour l’amener dans une capitale : nécessairement cette source, fluviale ou artistique, perd sa force dans les pays que jadis elle arrosait.


Ancien bois normand.


Du dix-septième siècle à la fin du dix-huitième, les imprimeurs d’images, qu’on appelait dominotiers[2], fabriquaient des jeux de cartes, des jeux d’oies, des estampes de toute nature, des couvertures pour la brochure des livres. C’est à l’art des imagiers qu’on doit les papiers de tenture ; le procédé d’impression, les dessins employés pour les papiers de brochage fabriqués plus spécialement à Orléans, à Chartres et au Mans, furent appliqués vers 1780 à la décoration des appartements.

Bien d’autres faits, intéressants pour l’hagiographie, l’histoire des mœurs et de l’industrie, personne n’avait jamais jugé utile de les relever, à l’exception, toutefois, de M. Garnier, imprimeur à Chartres, qui sous peu ouvrira la voie curieuse des iconographies en ce sens[3].

Un jeune érudit, qui emploie sa fortune et ses loisirs à d’utiles recherches, M. de Liesville, a également donné le signal en publiant le premier fascicule d’un Recueil de bois ayant trait à l’imagerie populaire[4]. Ces planches, appartenant presque toutes aux fabriques du Mans, sont composées de sujets pieux et militaires, d’événements politiques et scientifiques : le Général Bonaparte proclamant la liberté des cultes ; l’Ascension du globe aréostatique en 1783, au faubourg Saint-Antoine, etc. ; la même publication contient aussi de nombreuses planches d’ornementations de couvertures, qui trouveront place dans un Musée d’art industriel, le jour où on comprendra qu’un tel musée est d’utilité publique.

Il est regrettable, toutefois, que M. de Liesville n’ait tiré son curieux ouvrage qu’à cinquante exemplaires, qui n’ont pas été mis dans le commerce.

Peut-être le jeune archéologue a-t-il pensé, non sans raison, que la critique d’art, qui se préoccupe de tant de misères, était dédaigneuse de semblables publications ; mais il existe un public qui lentement se forme et dont l’esprit s’accoutume à ces estampes naïves. Un célibataire renforcé qui se marie entraîne par son exemple d’autres célibataires ; de tels spécimens, mis sous les yeux des érudits de la province, leur montrent que là est un filon à exploiter, un sillon à creuser.

J’ose dire, et je le constate par la bienveillance que m’ont témoignée divers savants dans leurs préfaces, que mes publications relatives à la poésie populaire ont amené un certain nombre de travaux d’un vif intérêt : les excellentes monographies troyennes de MM. Varlot, Assier et Socard, les travaux de M. Charles Nisard, pousseront les sociétés savantes à s’inquiéter de ces monuments et à les recueillir.

Quant à ce qui touche spécialement à l’imagerie, on voyait à l’Exposition de l’Industrie de 1867 les bonnes feuilles d’un livre entrepris par M. Garnier, qui a bien voulu me donner communication de ses essais avant leur publication.

M. Garnier, connu des bibliophiles par ses belles typographies, a pour l’imagerie la religion de ses pères, et c’est avec un respect filial qu’il détaille les générations d’imagiers chartrains se succédant les unes aux autres : — les Moquet, les Allabre, les Garnier, — familles de graveurs qui répandirent par toute la France le Juif-Errant, la Bête d’Orléans, Geneviève de Brabant, Notre-Dame de la Couture, l’Empereur Napoléon, l’Enfant prodigue, Crédit est mort, les Degrés des ages, Lustucru forgeant la tête des mauvaises femmes, le Monde renversé, Notre-Dame de Liesse, les amours d’Henriette et Damon, le Diable d’argent, les Malheurs de Pyrame et Thisbé, et cinquante autres planches symboliques, pieuses, satiriques et morales.

Les procédés des anciens dominotiers sont exposés par un homme qui a vu lui-même fabriquer dans sa jeunesse ces estampes que l’enfance ne saurait oublier.

Là est nettement accusé l’ancien esprit français, et si la tournure en a changé, ce n’est pas la chanson de la Femme à barbe qui fera oublier ces estampes dans lesquelles plaideurs, mauvaises femmes, ivrognes, gens du peuple et bourgeois trouvaient un enseignement sans grossièreté.

L’image populaire gravée par le peuple parlait au peuple. Le châtiment du crime, le souvenir des traits héroïques y étaient retracés en colorations voyantes. À l’aide de cet enseignement clair et visible, la bonne humeur recouvrait la leçon de morale. Il serait à souhaiter que le peuple ne regardât jamais de plus mauvais tableaux.


Dans ces échoppes d’imagier, un bonhomme pensait à sa manière et s’appliquait à traduire les sentiments du peuple. À lui seul il formait une commission pour choisir les sujets propres à intéresser la foule et à lui seul il faisait de meilleure besogne que plus d’une commission officielle.

Cet imagier avait le sentiment de l’héroïque et du national ; en lui palpitait un souvenir des grandes figures historiques.

J’ai sous les yeux une image de Jeanne d’Arc sortie des presses d’Orléans et, tout en regrettant qu’un imagier antérieur n’ait pas retracé la figure de l’héroïne, je constate ce courant de la fin du xviiie siècle qui se préoccupe des cœurs et des esprits vaillants du passé.

Sans doute cette Jeanne d’Arc avec ses couleurs voyantes n’obtiendrait pas le prix officiel dans un concours académique ; la commande d’une pauvre petite Jeanne d’Arc de pendule, que nous voyons maigrichonne et étouffée sur une place entre des maisons à sept étages, est-elle bien supérieure à cette Jeanne d’Arc qui, pour un sol, apprenait aux enfants qu’une fille des champs inspirée avait voulu chasser l’ennemi du sol français et, noble victime, paya de la vie son dévouement à la nation, sa glorieuse tentative de libération du territoire.

Voilà ce qu’enseignait l’imagerie de nos pères.


Il est difficile de s’étendre ici sur l’origine de la gravure en bois, ses progrès, les monuments dont elle enrichit les livres. Un tel sujet, qui a exercé déjà bien des plumes érudites, demanderait des développements dans lesquels je n’ai pas l’intention d’entrer.

Je ferai remarquer toutefois l’analogie des œuvres des graveurs d’images du dix-huitième siècle, et même du commencement de la Restauration, avec celle des graveurs en bois du quinzième siècle. La fameuse estampe du saint Christophe de 1423, la première gravure connue, dit-on, n’offre pas de sensibles variantes avec certaines images de piété d’il y a cinquante ans. La naïve exécution de la Bible des pauvres n’a d’équivalent que dans certaines gravures de la Bibliothèque bleue de Troyes. C’est que le bégayement des enfants est le même en tout pays ; malgré son arrêt de développement, il offre cependant le charme de l’innocence, et ce qui fait le charme des imagiers modernes vient de ce qu’ils sont restés enfants, c’est-à-dire qu’ils ont échappé aux progrès de l’art des villes.


À la barbarie de ces estampes se joint quelquefois l’inconnu.

Un lettré n’aurait peut-être pas songé à remettre en lumière la légende du Moine ressuscité, si une gravure trouvée au fond d’une imprimerie de province n’eût pas donné de relief à cette étrange aventure[5].

Qu’est-ce que ce maître Merlin conduisant par la bride un ours sur lequel est grimpé un personnage l’épée au côté ?

Une affiche de spectacle sans doute.

Un montreur d’animaux passant dans une ville de Normandie a commandé des affiches à l’imprimeur. Un tailleur de bois attaché à l’atelier aura gravé l’estampe au couteau pour attirer l’attention du peuple.

Les enseignes, les factures de marchands, les affiches de baladins, éclaireront un jour l’histoire locale quand on recueillera ces images, non pas précisément pour en faire admirer les tailles, mais pour rendre sensibles les mœurs et coutumes de nos pères.

L’image suivante, par exemple, ne doit-elle pas toucher les Bretons ?

En Bretagne, le roi Grallon, qui a fourni le sujet de tant de traditions, est resté à l’état légendaire dans l’esprit du peuple depuis le sixième siècle, époque à laquelle il gouvernait la Cornouaille armoricaine. Là où se déroule la magnifique baie de Douarnenez, existait la ville


le roi grallon,
d’après une ancienne gravure bretonne.


d’Is, siège du gouvernement du roi Grallon. Les mœurs y étaient si relâchées que les chroniqueurs en parlent comme d’une véritable Sodome qui attira le châtiment céleste. Un jour la ville tout entière disparut sous les flots.

Grallon, sur ses vieux jours, fonda l’évêché de Quimper en faveur de saint Corentin.

Les Picards, les Normands pourraient donner plus de place, dans leurs publications archéologiques, à des images de cette nature, n’eussent-elles pour objet que d’éclairer le texte et d’en faire oublier les aridités.

Que demain disparaisse le beffroi de Cambrai, que le temps achève la destruction de Martin et de Martine qui donnent l’heure à l’hôtel de ville avec la régularité du Jacquemart de Dijon, l’image suivante de la fabrique d’Hurez, à Cambrai, conservera le souvenir de ces poupées de bois de grandeur naturelle que les Flamands se plaisaient à mêler à la vie civile, aux fêtes et aux divertissements publics.


Il me paraît utile d’appeler l’attention des membres des Sociétés savantes de départements sur certains types xylographiques que leur em

martin et martine,
d’après une image de la fabrique de Cambrai.


magasinement dans les musées ne protège pas contre l’action du temps.

L’imagerie populaire des derniers siècles est déjà de toute rareté ; c’est pourquoi il importe de sauver les quelques planches gravées qui ont échappé au feu du poêle des imprimeries.

J’ai vu jadis, dans le musée archéologique du Mans, des bois curieux sur lesquels l’humidité développait ses lichens et ses mousses.

Dans d’autres musées, le temps avait produit une action telle sur des planches déjà minées par les vers, qu’il n’en restait plus que l’épiderme. Le dessous n’était que ruines et cavernes. Un coup de rouleau d’imprimerie eût suffi à enlever le travail du graveur.

On restaure tous les jours de précieux tableaux qui restent à jamais déshonorés par des retouches et des agents chimiques. Les bois n’ont rien à craindre du travail des clicheurs. Ainsi serait conservée l’imagerie.

— Pauvres images, dira-t-on.

Il n’y a pas de pauvres images pour des yeux curieux. Longtemps le peuple a été intéressé par ces estampes ; nous connaissons son sentiment intime en pénétrant dans ces enluminures.

Ceux qui étudient l’imagerie populaire ne prétendent pas qu’on ouvre un cours sur ce sujet à l’École des beaux-arts.

Ce n’est point de l’art académique. Il a pourtant sa gravité, sa tenue. Qu’importe que les délicats en fassent fi :


Les délicats sont malheureux,
Rien ne saurait les satisfaire,


dit avec une douce ironie La Fontaine.

Les grands esprits des siècles passés, Montaigne, Molière, sont pleins de sympathie pour les manifestations de l’esprit populaire. Ils s’en préoccupent, et s’intéressent quelquefois davantage à une chanson de carrefour qu’à un poème didactique.


Tant de commentateurs nous fatiguent de leurs ressassées sur Raphaël, qu’il sera peut-être permis à un conteur de s’occuper des images à un sou.

louis xiv.

Ancienne gravure des imprimeries d’Alençon.


J’ai voulu savoir ce que pensait le peuple, ce qu’il aimait, ce qu’il chantait, ce qu’il dessinait, ce qu’il recouvrait de ses colorations voyantes. La religion des grandes figures, l’attendrissement pour des amours malheureuses, le sourire qu’amènent des facéties, la bravoure pendant le combat, une pointe de vin mêlée à une pointe de galanterie sont inscrits clairement dans l’imagerie populaire en France.

Ces planches sont les miroirs des journées d’enfance dont rien ne saurait altérer le reflet. Tout un passé se déroule devant les vieilles images contemporaines de notre jeunesse. J’oserai dire que les livrets à deux sous des Contes de Perrault, avec leurs planches gravées au couteau, semblaient plus alléchants que les in-quarto modernes qu’on donne aux enfants d’aujourd’hui, traités en fermiers généraux ; leurs yeux au moins n’étaient pas corrompus par l’effronterie des crayons modernes.

Pourquoi les planches de soldats sont-elles si particulièrement intéressantes avec leurs costumes anciens et les singuliers musiciens qu’on voit à leur tête ? C’est que nous avons appris à regarder, à penser en face de ces estampes et que l’homme aime à raviver ses souvenirs dans un objet qui l’intéressa enfant. On se rappelle l’immense joie que ces feuilles cau-


saint hubert.


sèrent quand une mère indulgente les donna. Pas de chagrins alors, pas de thèmes ni de versions, pas de grec ni de latin ; alors défilaient des régiments de militaires sur le papier qu’il était permis d’enrichir de voyantes colorations.

Des contes l’enfant passait aux légendes ; il croyait aux visions de saint Hubert et pleurait sur les malheurs de l’Enfant prodigue. Dans son

Image de la Fabrique du Mans,
(Collection de M. de Liesville)


esprit ces images s’associaient aux cantiques et aux complaintes chantés les jours de marché sur les places publiques par le colporteur.

Tout ceci ne date pas de longtemps, c’est la France de 1800 à 1830, déjà si éloignée de nous par la transformation des mœurs et des choses que nous avons aimées.


À ces dessins se rattachent des coutumes, des histoires locales, des détails de mœurs.

Étudier la nature des femmes a toujours été un des sujets favoris de notre littérature ; des ouvrages pour, contre, sur la femme, on ferait une bibliothèque considérable.

Les images à propos de ces querelles domestiques ne sont pas moins nombreuses.

Le socialisme n’était pas arrivé qui, dotant la femme d’aspirations élevées, l’enlevait à l’intérieur en réclamant pour elle la jouissance de droits civiques égaux à ceux de l’homme.

Coups de bâton et coups de manche à balai étaient alors les meilleurs arguments dans les débats entre l’homme et la femme.

Qui portera la culotte ? fut le sujet de diverses estampes autrement intéressantes que les conférences des dames esthético-hystériques de nos jours, qui seraient sans doute fort étonnées des symboles plaisants, mais un peu rudes et sans



façon, à l’aide desquels nos pères voulaient corriger la race féminine[6].

De nombreux motifs philosophiques sur l’argent, les différents âges, la montée et la descente de la vie, devraient entrer dans une histoire de l’Imagerie populaire ; de même il faudrait donner des spécimens des planches sur bois

l’enfant prodigue (d’après une image populaire).


curieuses que l’imagerie de province, surtout celle des fabriques de Letourmi d’Orléans, fournit aux débuts de 1789[7].


Le plan de ce livre est simple. Sa préparation depuis une vingtaine d’années aurait dû le rendre plus complet, si une telle histoire pouvait être facilement poussée à bout ; j’avais plus à cœur d’insister sur l’essence de l’imagerie, sur les causes de l’altération de sa naïveté que sur les origines de l’art des tailleurs en bois.

Tout en recueillant divers sujets significatifs, je me suis particulièrement préoccupé des deux légendes les plus populaires en France : celles-là je les ai étudiées dans tous leurs détails, ayant conscience d’en donner, autant qu’il était en mon pouvoir, des types pour ceux qui plus tard développeront mon idée.

Le Juif-Errant et le Bonhomme Misère offraient l’avantage de se rattacher à l’imagerie et à la littérature populaires, deux branches du même tronc. Les images du Juif, le conte du Bonhomme, avaient été étudiés sommairement par des écrivains qui ne s’étaient pas donné pour mission de pousser ces recherches à fond. Telle fut ma tâche à l’époque où aucun bibliographe ne donnait même le titre de ce chef-d’œuvre qu’on appelle la Légende du Bonhomme Misère.

En 1848, au moment où, sous la République, la question du droit au travail, mise imprudemment en avant par certains hommes au pouvoir, devait déterminer la fatale insurrection de Juin, je me disais, relisant le modeste cahier contenant la résignation pleine de bonhomie de nos pères, combien seraient nécessaires des publications de cette nature pour calmer le peuple ; mais ce n’est pas avec des publications philosophiques qu’on combat une violente insurrection.

Les temps changèrent ; le tableau de la médiocrité paisible du bonhomme ne me quitta pas l’esprit. Préoccupé de trouver dans l’art populaire des sujets d’un enseignement éternel et voulant voir clair dans les images du passé, je crus que le Juif-Errant ferait un digne pendant au conte.

Les Revues dans lesquelles j’insérai des fragments de cette étude me permirent de faire savoir aux curieux l’intérêt que j’attachais aux estampes relatives au Juif.

Ces divers appels me donnèrent des résultats précieux. Science n’est que patience. Fatiguant les uns et les autres de mes recherches xylographiques, mis en rapport avec des érudits flamands et allemands, obtenant au nom de la confraternité intellectuelle, des fac-simile précieux, je pus remplir le but que je m’étais proposé.

Les deux légendes liées l’une à l’autre suffisaient à mon plan.

Sans doute le Bonhomme Misère appartient plus à la littérature populaire qu’à l’imagerie : les nombreuses éditions des divers pays ne comportent pas d’illustrations ; mais au premier jour, je l’espère, Misère fera partie d’une imagerie nouvelle[8].

En étudiant les images du passé, j’ai été naturellement poussé vers celles de l’avenir.

L’imagerie aux couleurs voyantes est exilée de province. En Lorraine et en Alsace, les dessinateurs, troublés par les succès des faiseurs de vignettes à la mode, s’inspirent de leurs faciles élégances et de leurs fades colorations. À Paris, on revient presque à l’imagerie primitive, et il ne faut pas être bien grand homme aujourd’hui pour s’admirer à chaque coin de rue, la face coloriée avec des tons hiératiques, réservés jusqu’ici au Juif-Errant.

Ce culte des gens en vue passera certainement. L’imprimerie parisienne reviendra à des représentations plus intéressantes, et les artistes en comprendront sans doute l’importance.


La naïveté, cette fleur délicate qui semble si

les débats de l’homme et de la femme.
Ancienne gravure des imprimeries normandes.


difficile à cueillir dans les temps modernes, se dégagera un jour de la barbarie, de l’archaïsme et du convenu. Nos artistes savent trop, ils ne savent pas assez. Tant d’œuvres du passé sont sans cesse mises sous leurs yeux qu’ils ne voient plus le présent. Si on excepte les paysagistes, vivant en pleine nature, ceux qui peignent l’homme moderne semblent ne le voir qu’à travers les lunettes de l’antiquité, du moyen âge, de la Renaissance, du dix-huitième siècle.

Les Hollandais, les Italiens, les Espagnols, autant de paravents qui cachent le Français du dix-neuvième siècle.

Ces abus de l’archaïsme, de la tradition, des procédés appris à l’école des vieux maîtres font comprendre les efforts des préraphaëlites anglais qui voulaient favoriser une renaissance de l’art par l’étude scrupuleuse et absolue du détail ; mais la volonté ne suffit pas seulement dans ces questions.

On n’apprend pas la naïveté. La naïveté vient du cœur, non du cerveau.

Et cependant, que les artistes qui voudraient cultiver cette fleur vivent en dehors des choses factices du jour, qu’ils ne s’inquiètent pas des succès faciles, comment on les acquiert, qu’ils soient préoccupés de leur idée sans cesse et toujours, qu’ils se réveillent et s’endorment avec cette idée sans s’inquiéter si son âpreté étonne ; qu’ils aient foi en ce qui bouillonne en eux-mêmes, comme une mère a foi en l’enfant. dans son sein ; qu’ils soient émus et intéressés les premiers par leur création, et quand sortira d’eux-mêmes, non sans douleur et fatigue, quelque chose qu’ils auront longtemps porté, il y a de fortes apparences qu’ils donneront naissance à une œuvre originale, par conséquent naïve et populaire.

  1. À prendre le Cabinet d’estampes le plus riche peut-être de l’Europe, celui de la Bibliothèque nationale, et à demander les origines et transformations de l’Imagerie populaire, il faut voir quelle surprise amène cette question bien que les employés aillent au-devant des réels travailleurs, combien de temps ai-je passé à feuilleter portefeuilles, cartons, volumes, recueils factices et entassements d’estampes de toute nature, ne trouvant que de chétifs spécimens d’un art qui a pourtant son hérédité, son intérêt historiques.
  2. « Dominoté par Mde Croisey, rue de la Huchette, » est l’adresse d’un marchand parisien, imprimée au bas d’une image populaire.
  3. Pourtant, je sais quelques typographes et libraires de province, à Orléans et à Caen, qui recueillent d’anciennes planches et les réuniront prochainement dans des publications consacrées à l’histoire de l’imagerie.
  4. Caen, Le Blane-Hardel, in-folio, 1867.
  5. Voir aux Appendices.
  6. Voir aux Appendices : Lustucru.
  7. Quelques-uns de ces derniers types ont été gravés dans mon Histoire de la caricature sous la Révolution.
  8. Mes vœux ont été entendus en partie. Voir la Légende du bonhomme Misère du peintre Legros aux Notes bibliographiques qui suivent la notice sur le conte.