Histoire de l’Affaire Dreyfus/T3/4

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Eugène Fasquelle, 1903
(Vol. 3 : La crise : Procès Esterhazy – Procès Zola, pp. 217–282).

CHAPITRE IV

LA CRISE MORALE

I. Lettres d’Esterhazy à Boisdeffre et de Pellieux à Esterhazy, 217. — Picquart aux arrêts de forteresse, 219. — II. Zola écrit la « lettre à Félix Faure », 220. — III. Analyse de cette lettre, 223. — « J’accuse », 228. — IV. Méline et Billot hésitent à poursuivre Zola : avis d’Esterhazy, 230. — Séance du 13 janvier 1898 à la Chambre ; Albert de Mun réclame les poursuites, 231. — Discours de Brisson, 233. — Méline consent aux poursuites, 234. — Discours de Jaurès, 235. — Discours de Cavaignac sur les aveux de Dreyfus, 236. — Silence de Dupuy, 237. — Échec de Scheurer au Sénat, 239. — V. Effet produit par la lettre de Zola et par l’annonce du procès, 240. — Opinion de Scheurer et de Duclaux, 241. — VI. Pétition pour la Revision, 244. — Les « Intellectuels », 246. — La Jeunesse des écoles, 248. — VII. Les Propos d’un solitaire, 249. — Anatole France, 250. — Ma lettre au garde des Sceaux, 251. — Les Lettres d’un innocent, 252. — VIII. Les ouvriers et l’affaire Dreyfus, 253. — Manifeste des députés socialistes, 255. — « Le sabre et le goupillon », 256. — Attaques contre l’armée, 257. — Urbain Gohier, 258. — Les paysans, 259. — IX. Les classes moyennes, 260. — Évolution de la bourgeoisie, 261. — Auguste Comte et Taine, 262. — Divisions profondes, 265. — X. La haute bourgeoisie et la noblesse, 266. — L’éducation jésuitique, 268. — La Société, 270. — Le duc d’Orléans, 271. — Les femmes, 273. — La nouvelle Ligue, 274. — XI. Troubles antisémitiques, 274. — Départements, 275. — Paris, 277. — Algérie, 278. — Pillages et meurtres, 280.

I

Méline, encore une fois, crut l’Affaire finie. C’en était seulement le prologue. L’entr’acte dura à peine vingt-quatre heures.

Le triomphe des journaux patriotes fut très insolent. Ils revendiquèrent l’honneur d’avoir contribué à l’acquittement d’Esterhazy ; Drumont rappela avec orgueil que, le premier, il était venu à son secours ; ses juges ne l’ont pas seulement acquitté, mais félicité, embrassé.

Ce mensonge se répandit partout, devint légende[1].

Esterhazy reçut de nombreux témoignages de sympathie[2]. Ces félicitations, pour la plupart, émanaient d’admirateurs « inconnus ». Il en reçut aussi de gens qui le connaissaient, du juge d’instruction Flory qui avait été saisi, autrefois, d’une plainte en escroquerie contre lui par le marquis de Nettancourt[3], de Du Paty[4], de Boisdeffre. Il répondit en termes chaleureux au général : « Je ne trouve pas de mots pour dire ce que j’éprouve, toute l’infinie reconnaissance que j’ai au cœur pour vous. Si je n’ai pas succombé dans cette monstrueuse campagne, c’est à vous et à vous seul que je le dois[5]. »

Sa fureur chronique fit place pour une heure à un honnête attendrissement. Il soupira : « Il y a encore de braves gens ![6] » À l’étonnement de ses interlocuteurs, il ne parla plus de tuer tout le monde. Va-t-il provoquer ses calomniateurs en duel ? leur intenter des procès ? Nul soldat plus sage, plus discipliné : « Je ne ferai rien sans voir mes chefs. » Il se sentait tout ragaillardi : « L’avenir est à nous ! » Il se rendit chez Drumont et le remercia.

Il n’éprouvait, pour sa réputation reblanchie, qu’une inquiétude : c’était au sujet de sa lettre à Mme  de Boulancy, la lettre du « Uhlan ». On n’avait produit qu’au huis clos le rapport des experts qui la déclaraient apocryphe. Esterhazy réclama un certificat public. Pellieux le lui accorda aussitôt. Sa lettre, très affectueuse, qu’Esterhazy fit paraître le même jour[7], commençait par ces mots : « Mon cher commandant. » Elle se terminait ainsi : « Votre avocat a, entre les mains, copie du rapport des experts. Vous pouvez en user pour poursuivre et faire condamner, je n’en doute pas, les journaux qui continueraient, de ce chef, l’abominable campagne dont vous avez été la victime. »

Point de fête sans quelques sacrifices. Drumont et Rochefort sommèrent Billot de mettre Picquart en réforme et de me révoquer de mon grade dans l’armée territoriale[8].

Comme j’étais député, Billot ajourna cette partie du programme. Mais il livra Picquart sur l’heure.

Le rapport de Ravary n’a été qu’un long réquisitoire contre Picquart ; le procès d’Esterhazy, à partir du huis clos, a été le procès de Picquart. Il était logique que Picquart sortît de l’armée qui gardait Esterhazy.

Dès le lendemain matin, il fut arrêté chez lui par un officier de gendarmerie, avec un appareil inusité. Il s’y attendait. Il était mis aux arrêts de forteresse, jusqu’à décision du conseil d’enquête à son égard. On le conduisit au Mont-Valérien[9].

II

Zola avait prévu l’acquittement d’Esterhazy. Il avait dit à Leblois et à moi, puis à Clemenceau, qu’il fallait amener l’affaire devant des juges civils, au grand jour de la Cour d’assises.

Clemenceau gardait ses doutes sur Dreyfus. Que des juges eussent consenti à condamner cet homme, même juif, s’il n’y avait rien au delà du bordereau, il ne pouvait l’admettre. Apparemment, « le document secret n’était pas sans valeur[10] ».

Zola, plus perspicace, était certain de l’innocence de Dreyfus ; d’autre part, s’il professait une grande estime pour les promoteurs de la Revision, il n’en avait que mieux discerné l’une des causes de leur faiblesse : c’est que l’Affaire, si simple, n’avait jamais été mise, dans son ensemble, devant le public, mais par bribes et par morceaux, ou défigurée par le mensonge.

Ici, Clemenceau pensait comme lui, et il s’en exprimait avec sa brusquerie coutumière, cette dure logique par où il fut si souvent injuste, même en défendant la justice. Ainsi, Picquart a su toute la vérité sur Dreyfus et Esterhazy, mais il l’a dite seulement à ses chefs, parce qu’il a commis la méprise de vouloir « concilier les inconciliables. » Après avoir répondu à Gonse : M Je n’emporterai pas ce secret dans la tombe ! » « il devait, pour rester fidèle à sa parole, briser son épée ; il n’en a pas eu le courage. Ou, s’il y a songé, des amis imprudents l’en ont dissuadé[11]. »

Leblois, à son tour, a « follement essayé de mettre d’accord les contradictoires, et Scheurer, enfin, s’est laissé embarrasser lui aussi, dans le conflit des devoirs ; il a été « mis en mouvement, mais avec des serments de ne rien dire, et, plutôt que de manquer à la foi jurée, il s’est fait bafouer ».

On eût été en droit de demander à Clemenceau, qui en fût convenu[12] : « Eussiez-vous fait mieux ? » En tout cas, l’heure des réticences était passée. Scheurer, quelque confiance qu’inspirât sa loyauté, n’avait pas donné l’impression d’un chef, à peine d’un guide. Sauf les quelques initiés qui, d’ailleurs, l’avaient initié lui-même, on savait seulement qu’il savait la vérité. On avait attendu en vain qu’il en fit apparaître une image saisissante et qui permît d’opposer aux mensonges un récit exact et comme un corps de doctrine. Mais il n’en avait rien fait, étranglé par la parole donnée, et, aussi, parce que la puissance évocatrice, indispensable à une telle entreprise, lui manquait. Il avait laissé à chacun le soin de se faire sa conviction, comme il s’était faite la sienne, au hasard des révélations partielles et des incidents quotidiens. Il s’était contenté de sonner à la justice, comme on sonne à l’incendie. S’il faut s’étonner, c’est qu’il se soit trouvé tant d’hommes de bonne volonté pour répondre à son appel.

Sans l’acte d’accusation de Ravary, le petit bleu était encore inconnu. Sans l’acte d’accusation de d’Ormescheville, si je ne l’avais publié, on ignorait encore sur quoi Dreyfus avait été condamné.

Il était nécessaire de codifier ces fragments de vérité, de donner aux fidèles leur Credo.

Cette grande page où éclatera tout le drame, Zola en était obsédé : ce sera sa part personnelle à l’œuvre commune.

Sa conversation avec Clemenceau, la veille de l’acquittement d’Esterhazy, l’avait mis en verve. Il eut, en outre, une crainte d’artiste (qu’il m’a avouée), point banale, qu’un autre eût son idée en même temps que lui, ou que Clemenceau, peut-être, la lui prît. Indifférent d’abord à l’extraordinaire aventure, puis entraîné par elle, maintenant il se jette en avant. Il écrivit tout le jour, d’une haleine, dans la fièvre de l’inspiration et de la colère ; et le lendemain, pendant que s’achevait la comédie du Cherche-Midi ; et encore toute la matinée du troisième jour, fouetté par les cris de triomphe de la canaille et par le titre provocateur d’un article de Cornély : « Affaire classée[13]. »

Vers le soir, il porta son ouvrage à l’Aurore, en donna lecture.

Les rédacteurs, quelques visiteurs qui se trouvaient là, virent le drame, pour la première fois, dans toute son horreur, éclatèrent en applaudissements. Zola parti, Clemenceau, dilettante incurable jusqu’à la mort, observa : « L’enfant marche tout seul. »

III

C’était une lettre au Président de la République. Félix Faure avait reçu, un jour, Zola avec bienveillance. Zola l’avait défendu contre Drumont, quand la Libre Parole déterra le crime du notaire Belluot. Il le lui rappela d’un mot, qui eût touché une âme noble, et tout de suite entra en matière :

Vous êtes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous avez conquis les cœurs ; vous apparaissez rayonnant dans l’apothéose de cette fête patriotique que l’alliance russe a été pour la France, et vous vous préparez à présider au solennel triomphe de notre Exposition universelle, qui couronnera notre grand siècle de travail, de vérité et de liberté.

Mais quelle tache de boue sur votre nom, — j’allais dire sur votre règne — que cette abominable affaire Dreyfus ! Un conseil de guerre, vient, par ordre, d’oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice. Et c’est fini ! La France a, sur la joue, cette souillure, l’Histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu être commis !

Voilà le ton, dès la première page, et ce sera le même jusqu’au bout, non pas celui de l’historien ou du philosophe qui eût cherché à montrer ou à démontrer, mais celui du satiriste, gonflé d’ironie, ou du lyrique, gonflé d’images, qui éclate comme un volcan, sous la pression intérieure, et se décharge de l’incendie qui le consume :

Je ne veux pas être complice ; mes nuits seraient hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu’il n’a pas commis.

Quand il se sera libéré, le spectre ne le hantera plus pour lui reprocher son silence, mais pour le remercier.

Il « crie » donc au Président de la République, qui, certainement, « l’ignore », l’aventure de Dreyfus. Son récit, d’après Bernard Lazare et d’Ormescheville, est très exact ; il a l’instinct de ce qui est possible ou probable, de la façon dont les événements ont dû se passer et les sentiments naître chez les personnages. Il ranime les uns et recompose les autres. Surtout, il groupe, il ramasse les faits, jusqu’alors épars, pour leur donner leur vraie place, donc leur valeur, comme un metteur en scène fait des acteurs qui ne savent encore que leur rôle. Il court au détail original, précis, pittoresque, qu’il soit vulgaire ou tragique, mais qui illumine, qui vaut cent digressions. Il a cet autre don, celui des mots et des phrases qui font sortir de l’ombre les héros du drame, les détachent en lumière. Et tout cela coule, roule, se précipite, avec l’apparence saisissante de la réalité.

Par malheur, ce chef de l’école naturaliste est un romantique, c’est-à-dire qu’il colore plus qu’il ne dessine, qu’il empâte plus qu’il ne construit, qu’il ignore ou méprise les nuances, et que, tout à la fois, il simplifie et grossit à l’excès. Sa psychologie est élémentaire et rudimentaire ; il bâtit ses personnages tout d’une pièce ; quand il a trouvé le principal rouage d’une machine humaine, il fait de ce rouage toute la machine. Puis, ce mannequin primitif, il le surcharge d’oripeaux, de draperies ; même quand il voit le plus juste, il accumule, pour mieux rendre sa vision, tant d’épithètes, et si éclatantes, si violentes, qu’elles en deviennent suspectes, comme des injures.

La plupart de ses descriptions, concentrées, ramassées, sont excellentes : le désarroi des bureaux de la Guerre après la découverte de « l’imbécile » bordereau ; l’enquête de Du Paty : « Elle a été faite comme dans une chronique du quinzième siècle, au milieu de mystères, avec une complication d’expédients farouches…… » ; l’exploitation systématique de la sottise et de la peur par les antisémites : « Un traître aurait ouvert la frontière à l’ennemi, pour conduire l’Empereur allemand à Notre-Dame, qu’on ne prendrait pas des mesures de silence et de mystère plus étroites. La nation est frappée de stupeur ; on chuchote des faits terribles … On ferme les bouches en troublant les cœurs. » Et, de même, ses discussions sont solides : celle des pièces secrètes : « Une pièce qu’on ne saurait produire sans que la guerre fût déclarée demain, non, non ! c’est un mensonge !… » ; celle de l’acte d’accusation :

Qu’un homme ait pu être condamné sur cet acte, c’est un prodige d’iniquité. Je défie les honnêtes gens de le lire sans que leur cœur bondisse d’indignation et crie leur révolte. Dreyfus sait plusieurs langues : crime ; on n’a trouvé chez lui aucun papier compromettant : crime ; il va, parfois, dans son pays d’origine : crime ; il est laborieux, il a le souci de tout savoir : crime ; il ne se trouble pas : crime ; il se trouble : crime…

Par contre, et précisément parce qu’il a commencé par très bien voir Du Paty, « l’esprit le plus fumeux, le plus compliqué, se complaisant aux moyens des romans-feuilletons », aussitôt il ne voit que lui et s’acharne contre lui seul ; il n’a pas besoin d’autre explication : « Un homme néfaste a tout mené, tout fait… C’est lui qui a inventé Dreyfus. » Cela est matériellement inexact et le procédé romantique apparaît ici en plein.

D’Henry, pas un mot ; sauf Gonse, « dont la conscience a pu s’accommoder de bien des choses », il réduit les chefs au rôle de comparses. Il refuse, avec raison, d’en faire des criminels instantanés, et, très exactement, montre comment ils furent pris dans l’engrenage : « Au début, il n’y a de leur part que de l’incurie et de l’inintelligence ». Mais il les fait par trop médiocres, surtout Mercier[14], par trop nuls, « tous menés » par le seul Du Paty, « qui les hypnotise ».

La suite du récit (les débuts de la campagne pour la Revision, le procès d’Esterhazy) offre le même mélange d’expressions frappantes qui concrètent les faits encore informes[15] et de lieux communs[16] ; de métaphores qui éclairent les choses jusqu’au fond[17] et de grands mots[18] ; d’imaginations pénétrantes qui ne laissent au juge que le soin d’en réunir les preuves, et d’inventions tumultueuses qui bouillonnent inutilement. Jamais Zola ne vous laisse la liberté de juger. Il ne consent pas à laisser naître la pitié[19] ou l’horreur[20], l’admiration ou la colère ; il les impose. Plus il avance dans son discours, moins il raconte ; il s’exclame et vitupère. Or, quand il a répété dix fois en vingt lignes le mot de crime[21], vous ne voyez plus les crimes qu’il dénonce, mais seulement l’orateur furieux. Sa colère met en défiance. Un crime tout nu est cent fois plus horrible qu’un crime habillé d’adjectifs.

Cependant sa vision des événements et des hommes (dans l’ensemble, sinon dans le détail) devance l’histoire. Il ne cherche pas aux faits des explications compliquées ; il les regarde simplement, en face.

Avant d’écrire, d’une métaphore outrée, que « le second conseil de guerre a jugé par ordre », il a montré d’un raisonnement très serré que l’acquittement d’Esterhazy était inévitable. « Lorsque le ministre de la Guerre, le grand chef, a exalté publiquement, aux acclamations de la représentation nationale, l’autorité absolue de la chose jugée, vous voulez qu’un conseil de guerre lui donne un démenti ? Hiérarchiquement, cela est impossible. Le général Billot a suggestionné les juges. » Il trouve des formules que Retz ou Mazzini n’auraient pas désavouées : « Scheurer aura le remords de n’avoir pas agi révolutionnairement… Picquart et lui ont laissé faire Dieu pendant que le diable agissait. » Il fonce sur les journaux devant qui tremblent les parlementaires[22]. Un souffle d’esprit républicain, un frémissement de pur patriotisme court à travers ces pages ; il aime, respecte l’armée : « il ne baisera pas la poignée du sabre ». Il est bon, humain, compatissant, ne conçoit pas qu’on ne le soit pas : « Comprenez-vous cela ? Voici un an que le général Billot, que les généraux de Boisdeffre et Gonse savent que Dreyfus est innocent, et ils ont gardé pour eux cette effroyable chose. Et ces gens-là dorment ! et ils ont des femmes et des enfants qu’ils aiment ! »

Enfin, et voici l’impérissable beauté de ce pamphlet, si vous regardez derrière la foule agitée et pressée des évocations, des images et des faits, vous voyez la conscience du poète, qui fut, ce jour-là, celle de l’humanité elle-même[23]. Cette conscience, faite de bonté et de bon sens, rayonne à travers chaque phrase. D’une pénétration terrible, il dénonce la raison d’État, les haines religieuses, la conjuration de la foule trompée et des gouvernants apeurés, c’est-à-dire de la force et du mensonge, et les blessures qu’il leur a faites sont inguérissables. Désormais le parti de la Justice est créé.

En conséquence, et comme il n’y a plus d’autre moyen de réaliser la vérité proclamée « qu’un acte révolutionnaire », Zola, logique avec lui-même, s’est décidé à l’accomplir ; il va provoquer publiquement « des gens qu’il ne connaît pas, qu’il n’a jamais vus, pour qui il n’a ni rancune, ni haine », mais qui figurent « des entités, des esprits de malfaisance sociale ».

Ces « diffamations » étaient ainsi formulées dans une suite d’alinéas qui commençaient tous par ce même mot : « J’accuse : »

J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.

J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable du crime de lèse-humanité et de lèse-justice dans un but politique et pour sauver l’État-Major compromis.

J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre, peut-être, par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la Guerre l’arche sainte inattaquable.

J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.

J’accuse les trois experts en écriture, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement.

J’accuse les bureaux de la Guerre d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans l’Éclair et dans l’Écho de Paris, une campagne abominable, pour égarer l’opinion et couvrir leur faute.

J’accuse, enfin, le premier conseil de guerre d’avoir violé le Droit en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil d’avoir couvert cette illégalité par ordre en commettant, à son tour, le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable…

Et, très calme dans son exaltation, ayant fait son choix « entre les coupables qui ne veulent pas que justice soit faite et les justiciers qui donnent leur vie pour qu’elle soit faite », il terminait par ces deux mots : « J’attends. »

Ayant écrit son réquisitoire dans la forme d’une « Lettre à Félix Faure », Zola ne lui avait pas donné d’autre titre. Ce fut Clemenceau qui l’intitula : « J’accuse… »

IV

La lettre de Zola, criée par les rues, vendue, en quelques heures, à plus de deux cent mille exemplaires, remplit d’allégresse les partisans de Dreyfus, et de colère les adversaires de la Revision. Tout de suite, les uns et les autres furent d’accord que Zola devait être poursuivi, ceux-ci parce qu’une telle injure à l’armée ne saurait rester impunie, ceux-là parce que du procès devant le jury jaillira enfin la vérité, étouffée, depuis quatre ans, sous les huis clos[24].

Méline fut très surpris par cette terrible attaque. Comme il était loin de soupçonner la plus petite partie de ce qui avait été fait pour rendre possible, puis pour couvrir le crime judiciaire de 1894, il s’indigna des accusations portées par Zola contre les chefs de l’armée. Il les crut aussi mensongères qu’elles étaient, de fait, incomplètes. Mais, en même temps, il vit, en vieux routier de la politique, que ce serait folie d’accorder à Zola le retentissant procès que l’écrivain sollicitait. S’il avait refusé de me poursuivre pour la publication du rapport de d’Ormescheville et de poursuivre Bernard Lazare pour son mémoire, il y avait des raisons beaucoup plus nombreuses et plus fortes de ne pas donner à Zola le tréteau de la Cour d’assises. Loin d’éteindre l’incendie, ce serait l’étendre. La seule réponse qu’il convenait de faire à l’insolente bravade, c’était de l’ignorer.

Les autres ministres furent de l’avis de Méline et, d’abord, Billot[25] qui avait d’autres motifs encore de redouter l’éclat et les révélations d’un procès.

C’était également l’avis d’Esterhazy. La lettre de Zola le bouleversa. D’abord, devant cette nouvelle tourmente, il revint à son vieux projet « d’aller vers d’autres cieux ». Il se raccrocha ensuite à l’espoir que le Gouvernement ne relèverait pas le gant. « Dans quelques jours, dit-il à Marguerite Pays et à Christian, on n’y pensera plus[26]. »

Cependant, il n’échappa point aux ministres qu’il serait difficile de ne pas commettre cette faute. Une telle reculade devant un tel défi, comment l’expliquer à l’armée, à la foule des non-initiés, surtout aux patriotes de profession ? Ceux-ci étaient déjà en mouvement, clamant que l’armée était insultée et qu’un tel forfait criait vengeance. Quiconque osa risquer de timides objections, on le regarda de travers.

Nécessairement, les premiers contaminés par la nouvelle épidémie, ce furent les députés. Bien avant l’heure de la séance, ils s’agitaient dans les couloirs, levaient de grands bras[27] ; les radicaux surtout[28] étaient très échauffés ; ils entrevoyaient une occasion de renverser le cabinet. Mais ils discouraient encore quand les catholiques agirent.

De Mun, allant droit à un officier d’ordonnance de Billot qui était venu aux nouvelles, l’envoya dire à son ministre qu’il allait l’interpeller.

Billot et Boisdeffre capitulèrent aussitôt. Bien que les dangers de l’aventure, chaque fois qu’ils relisaient les menaçantes articulations de Zola, leur parussent plus redoutables, ils s’y précipitèrent. Leur politique au jour le jour consistait à échapper d’abord au péril le plus prochain. — Comment faire comprendre à de Mun, à Cavaignac, sans éveiller leurs soupçons, que la sagesse était de se taire ? — Boisdeffre déclara donc à Billot et Billot à Méline que c’en était fait de la discipline dans l’armée si Zola n’était pas déféré à la justice[29]. Ces Gribouilles empanachés, Boisdeffre surtout, parlèrent d’un ton d’autant plus impérieux et rogue qu’ils souhaitaient davantage ne pas être entendus.

Brisson, réélu de l’avant-veille à la présidence, ouvrit la séance, selon l’usage, par un discours. Deux craintes se disputaient ce grand dignitaire. Il avait peur pour son parti de ce réveil subit des passions d’un autre âge, de l’alliance ouvertement nouée entre l’Église et l’Armée, et de cette Ligue nouvelle qui éclatait à la fin du dix-neuvième siècle ; et peut-être sentait-il, comme on éprouve un naissant remords, que l’âme de la République n’était plus dans le gros du parti républicain, mais dans la petite, dans l’intime minorité qui réclamait justice pour l’homme de l’île du Diable. Mais il se disait aussi qu’il serait brisé à son tour, s’il risquait, ne fût-ce que d’une allusion, de rappeler la belle parole de Michelet : « Je définis la Révolution l’avènement de la Loi, la résurrection du Droit, la réaction de la Justice[30]. » Ces mots de justice et de droit étaient devenus séditieux, entachés de juiverie.

Le doyen d’âge de la Chambre, — Boysset, ancien proscrit de Décembre, qui était tombé dans l’antisémitisme[31], — s’était écrié, deux jours auparavant : « Il faut que tout soit franc et clair ! » Brisson reprit la formule, qui fut d’autant plus applaudie que cette invocation à la sincérité et à la lumière permettait d’être plus obscur et plus équivoque. Il célébra l’usage qui veut qu’au début de chaque session le plus vieux député monte au fauteuil, escorté des plus jeunes. Cet usage atteste « la solidarité des générations ». Pourtant, il termina par quelques phrases vigoureuses sur « les périls de la dictature », « l’anarchie familière aux gouvernements qu’on appelle des gouvernements forts et qui s’effondrent tout à coup » et « le cercle sans fin des révolutions et des reculs ».

Il annonça ensuite qu’il était saisi d’une interpellation du comte de Mun.

De tous les ministres, un seul, celui des Finances, Cochery, s’était rendu à la Chambre. Il eût voulu discuter le budget. Il balbutia que ses collègues, Méline et Billot, n’avaient pas été informés de l’interpellation. De Mun lui donna le démenti : « J’ai fait avertir le ministre de la Guerre, il y a cinq quarts d’heure, par un attaché de son cabinet ». La droite, impérieuse, cria au Président de suspendre la séance jusqu’à l’arrivée des ministres. C’était l’injonction formelle d’avoir à poursuivre immédiatement Zola. Un député normand. Goujon, observa : « M. Zola peut bien attendre jusqu’à la fin de la séance ! » De Mun riposta : « L’armée n’attendra pas ! »

Quoi ? Une heure ou deux ? Et que fera-t-elle d’ici là ?

La séance fut suspendue.

Ainsi s’affirmait la main-mise de la droite sur la Chambre et sur le Gouvernement. De Mun, pour être obéi, n’avait plus qu’à parler, — bien moins, qu’à demander la parole. On cédait sur l’heure, rien que pour éviter le discours qui, trop brutalement, devant les électeurs, eût attesté la dictature de l’orateur catholique. On n’a pas perdu la bataille, quand on met bas les armes avant de tirer un coup de canon.

C’est ce que fit Méline, quand la séance reprit. Il dit tout de suite que « le Gouvernement comprenait, partageait l’émotion et l’indignation de la Chambre ». « Ces abominables attaques » seront déférées à la justice, « bien que ces poursuites soient cherchées et voulues pour prolonger l’agitation ».

En conséquence, Méline supplia les interpellateurs de s’en rapporter « à sa sagesse et à sa fermeté », c’est-à-dire de renoncer au débat.

Tant d’humilité et de promptitude eût dû désarmer la droite, mais l’Église veut les triomphes complets. Il ne lui suffit pas que le vaincu vienne à Canossa ; il faut qu’il y attende pieds nus, en chemise, dans la cour, sous la pluie et sous le rire des laquais.

De Mun répliqua durement que sa conscience l’obligeait à réclamer l’intervention de Billot. L’article de Zola[32] est « un outrage sanglant aux chefs de l’armée. C’est du chef de l’armée que cet homme doit recevoir la réponse qu’il mérite. Il faut que le ministre de la Guerre déclare, encore une fois, qu’en son âme et conscience, cette affaire a été bien jugée. »

Billot obéit : « Je remercie M. de Mun de m’avoir appelé à la tribune. » Puis il bafouilla, à son habitude, pompeusement : « Les auteurs de ces attaques antipatriotiques affaiblissent, de gaîté de cœur, le prestige nécessaire pour assurer la victoire. » Il compara, encore, l’armée au soleil.

Jaurès, longtemps l’orateur favori de la gauche, écouté par ses adversaires avec bienveillance, se risqua : « Quoi ! une fois encore, l’intervention du ministère, au lieu d’être spontanée, se produit sur une sommation de la droite ?… Qui sera dupe de cette diversion contre la presse ? Croit-on qu’on parviendra ainsi à plonger dans l’ombre la responsabilité de l’oligarchie militaire ? » Il rappela, d’un mot, ce redoutable problème des Républiques : concilier la loi générale d’une démocratie libre et le fonctionnement d’une vaste armée avec sa discipline et ses règles spéciales. « Je vous dis que vous êtes en train de livrer la République aux généraux. »

La gauche, le centre murmuraient. Quelques socialistes, à peine, applaudirent.

Billot recommença à déclamer. Il reprocha à Jaurès d’avoir « renouvelé, aggravé, une partie des attaques de Zola ». (Jaurès ne l’avait pas nommé.) Il jura ensuite, que « jamais, les grands chefs militaires n’avaient été plus respectueux de la loi, plus soumis à la discipline ». — Il y a quelques jours, il avait voulu se battre avec Boisdeffre. — « Je suis un gardien fidèle de la République ; j’ai contribué à la fonder ; je suis un vieux républicain. »

Comme on ricanait à l’extrême-gauche, Brisson couvrit Billot : « Vous demandez que le pouvoir civil soit respecté partout : il est ici, à la tribune ! » Billot reprit : « Laissez l’armée à son œuvre sainte, sacrée… » Cela sonnait si faux, l’homme inspirait tant de défiance que Cavaignac crut le moment venu de le renverser, rien qu’en le poussant.

Le discours de Cavaignac, à son ordinaire bref et nerveux, comprend deux parties. Il rompt publiquement avec Jaurès, au nom des radicaux qui ne veulent pas laisser dire (aux électeurs) que « la défense de l’armée vient de la droite ». Il va démontrer, ce qui semble un paradoxe, que Billot eût pu, d’un mot, d’un seul, arrêter la campagne pour Dreyfus et qu’il ne l’a pas voulu.

On savait l’ancien ministre de la Guerre enragé de ne plus l’être et cela ôtait du poids à ses paroles. Toutefois, la seule ambition ne le faisait pas agir, mais la conviction profonde que Dreyfus était un traître et qu’on était criminel de n’en pas produire, devant le pays, la preuve décisive et irrécusable.

C’était un sot, mais sincère, logique avec lui-même et têtu.

En effet, Boisdeffre lui ayant affirmé que Dreyfus avait fait des aveux et qu’il en existait un témoignage contemporain, il en avait déduit, par raison démonstrative, que la confession du traître suffisait à écarter jusqu’à la plus légère inquiétude d’une erreur[33].

À qui, d’ailleurs, fut venue l’idée que Boisdeffre mentait ?

Pourtant, un véritable esprit scientifique ne se serait pas contenté de contrôler Boisdeffre par Gonse, Gonse par Mercier. Il eût cherché à savoir pourquoi Dreyfus avait fait une telle confession à un inconnu qui le gardait ; pourquoi, à peine lui était-elle échappée, il avait fait entendre, pendant la parade, la protestation qui avait remué les cœurs les plus durs ; pourquoi ces aveux n’avaient pas été judiciairement recueillis ; pourquoi, au lieu de les rendre publics, on les avait, d’abord, démentis ou cachés ; et pourquoi, enfin, Boisdeffre, Gonse, n’avaient pas arrêté Picquart, au premier mot, par cette preuve irréfutable dont ils n’avaient pas fait mystère, par la suite, à de simples journalistes.

Mais Cavaignac ne s’était posé aucune de ces questions, non point par déloyauté fondamentale, mais parce que l’esprit humain est essentiellement crédule à ce qui le flatte. Les plus audacieux imposteurs n’ont jamais péché que par excès de prudence, par crainte d’abuser de la sottise de leurs contemporains et pour n’avoir point poussé jusqu’au bout leurs supercheries.

Il s’exaspérait donc que le Gouvernement ne fît pas usage du « témoignage contemporain » qui relatait les aveux. — Quel témoignage ? Il ne le dit pas, volontairement ou non équivoque. La Chambre comprit qu’il s’agissait d’un rapport de Lebrun-Renaud[34]. — Et Cavaignac expliquait ce coupable silence par des raisons honteuses, par on ne sait quelles louches compromissions « avec les puissances occultes ».

Il déposa, en conséquence, un ordre du jour de blâme.

Dupuy assistait à la séance. Il avait présidé le ministère qui ordonna le procès de Dreyfus. Il savait que Dreyfus n’avait fait aucun aveu. Lebrun-Renaud, Mercier, le lui auraient dit[35]. Son devoir d’honnête homme était de détromper Cavaignac ou de le démentir, de faire connaître la vérité à la Chambre.

Il eut peur et se tut.

Et de même, Barthou, Poincaré, Hanotaux.

La réponse de Méline fut très courte. Il n’eut garde d’infirmer la légende des aveux qui le pouvait servir. Mais il déclara que la procédure, recommandée par Cavaignac, pour arrêter la campagne en faveur de la Revision, équivalait à ouvrir le procès de revision à la tribune, À cela, il se refusait formellement et se refuserait toujours. Le Gouvernement n’a qu’à appliquer la loi et à se remettre de cette affaire, qui n’est que judiciaire, à la justice.

Montesquieu n’eût pas parlé autrement par respect pour le principe tutélaire, qui est toute la liberté, de la séparation des pouvoirs ; ni Machiavel, pour couvrir un crime du manteau du droit.

C’était l’évidence que, du jour où les faits de la cause seraient portés par le Gouvernement à la tribune, où la Chambre remplacerait le prétoire, la Revision était faite. C’est ainsi qu’elle se fera, dans quelques mois, par Cavaignac.

Ni Méline, qui n’avait pas voulu regarder au dossier, ni Billot, qui en connaissait l’effroyable vide, tout le mensonge, ne tombèrent au piège. En décidant que le Gouvernement n’accepterait de débat sur aucun fait précis de l’Affaire, ni sur les expertises, ni sur les aveux, ni sur les pièces secrètes, ils arrêtèrent net la Revision, la Justice, et cela par la Constitution, par la Loi des Lois.

L’ordre du jour de Cavaignac n’eut pas 200 voix sur 509 votants[36]. Mais, sur l’ordre du jour de confiance, les opposants et les abstentionnistes républicains balancèrent la majorité[37].

La Chambre suivait Méline, à la remorque de la droite, mais elle se dégoûtait elle-même.

Ce même jour, le Sénat, après le Gouvernement et la Chambre, lâcha pied, s’humilia.

Scheurer ne se sentant pas atteint d’indignité, pour avoir défendu un innocent, avait posé, à nouveau, sa candidature à la vice-présidence du Sénat. Les amis « sages », qui ne manquent jamais aux heures difficiles, l’en avaient dissuadé. Il refusa de leur épargner une lâcheté et fut mis en minorité. Il réunit 80 voix[38] sur 229 votants.

Brisson lui écrivit le lendemain : « J’avais espéré que le flux ne monterait pas jusqu’à vous[39]. »

Kanut, du moins, avait parlé au flot.

V

L’annonce du procès de Zola donna aux défenseurs de Dreyfus un élan que des soldats longtemps éprouvés par des marches et des combats de nuit, reçoivent de l’annonce d’une grande bataille, au clair soleil.

Ils se redressent, oublient leurs fatigues, s’élancent en avant.

Ils ne s’étaient pas laissés abattre par l’acquittement (prévu) d’Esterhazy ; leur foi n’en avait pas été altérée. Mais que faire ? Où aller ? On sentait seulement que l’étrange situation était provisoire. Maintenant, ils regardaient vers la Cour d’assises comme les Hébreux vers la Terre Promise, où ils trouveront le pain, le pain de vérité. Et ils criaient : « Procès ! Procès ! » comme les Grecs de Xénophon : « Thalassa ! Thalassa ! La mer ! »

Non pas que, parmi les partisans de la Revision, tous eussent approuvé également la lettre de Zola. Scheurer la trouvait peu politique, bien qu’il convînt que toutes les autres voies de justice eussent été fermées systématiquement : « Zola s’est mis sur un terrain révolutionnaire, alors que le concours de l’opinion est indispensable. Au lieu de laisser souffler le pays, on le pique au vif[40]. » C’était également l’avis de Duclaux : « Zola, en brutalisant l’opinion, n’a pas agi en manœuvrier. Il eût fallu laisser un peu de repos à la conscience publique, aux députés le temps de préparer leurs élections. Cependant les passions se seraient calmées, parce que c’est leur nature de couler au fond dès qu’on cesse de fouetter le liquide[41]. » Bien qu’il fût le complice volontaire de Zola, Clemenceau partageait ces craintes[42]. Mais, quelles que fussent leurs réserves ou leurs appréhensions, tous étaient décidés à la lutte.

Où donc est le Syndicat[43] ? Par qui a été commandée cette lettre de Zola, dont le principal promoteur de la Revision n’a pas été prévenu et qu’il n’approuve pas ?

Scheurer et Duclaux, quand ils critiquaient, en savants, l’acte hardi du poète, avaient, à la fois, tort et raison. C’était, en effet, un acte révolutionnaire avec tous les inconvénients, comme aussi avec tous les avantages des brusques réactions du Droit opprimé contre l’Injustice et la Force.

Pourtant, les avantages l’emportaient, selon Ranc et moi, et selon bien d’autres, des plus modérés, Monod, Dufeuille, Trarieux, incapables eux-mêmes de violence, mais qui n’en tenaient pas moins la lettre de Zola pour « l’acte nécessaire », l’opération chirurgicale qu’il vaut mieux risquer que de mourir d’une lente infection, de l’empoisonnement du sang.

Nous n’avions pas beaucoup plus de confiance dans le jury que dans les autres juridictions militaires ou civiles. Cette magistrature du peuple n’est pas infaillible ; presque certainement elle se trompera. Mais le peuple, à la longue, ressentira quelque orgueil, une légitime fierté que les défenseurs de Dreyfus lui aient fait appel, lui aient remis le jugement dans cette grande cause.

Sans doute, dans ce pays déshabitué, depuis plus d’un quart de siècle, des révolutions, qui en était lassé pour en avoir trop fait, et qui s’était cramponné à la République pour en éviter de nouvelles, l’acte de Zola va effrayer les classes moyennes et les paysans, augmenter leurs colères, les rejeter plus vivement vers l’armée, gardienne de l’ordre matériel. D’autre part, il remuera le prolétariat des villes, la jeunesse des Écoles.

Il ne les gagnera pas, du soir au matin, à la Revision ; mais il parlera à leur imagination, les préparera à la venue de la Justice.

Les passions, selon Duclaux, si Zola ne les avait point fouettées d’un tel coup, auraient coulé au fond. Apparemment. Mais quelles passions ? Les pires auraient-elles coulé ? Elles étaient triomphantes. L’armée, peut-être, eût repris son paisible sillon. Mais l’Église ? mais les Congrégations ?

Ce silence soudain, après ce grand effort, eût paru un aveu de découragement, d’impuissance, et, pire encore, l’aveu d’un doute : « Après tout, Dreyfus est coupable. »

La constitution de Renan : Un aréopage, une académie d’hommes très instruits, très équitables, absolument désintéressés, sauf du bien public, pour donner à un pays des lois et pour les appliquer, n’est qu’un rêve. Chacune des grandes étapes de l’humanité, avant de la franchir, il a fallu cent batailles. Le monde lui-même, d’où est-il sorti ? De révolutions successives.

Étrange révolutionnaire, en tous cas, et d’une espèce nouvelle, que cet homme jusqu’alors si éloigné de la place publique, qui, bien loin de faire appel à la force, ne fait appel qu’à la loi, et dont l’intolérable audace consiste à réclamer des juges. Une juridiction d’exception a, par deux fois, rendu dans l’ombre des verdicts d’où est sorti tout ce trouble. « Procédures secrètes faites sur pièces que l’accusé ne voit pas, pièces non communiquées, et témoins non confrontés », tous ces abus « barbares » que dénonçait le mémoire de Du Paty l’ancien pour trois hommes condamnés à la roue[44], la justice militaire les a rétablis. De telles pratiques, qu’on croyait abolies, sont impossibles avec l’ordinaire justice civile. Zola s’adresse à elle.

S’il fut jamais une agitation légale, ce fut celle-là.

Mais, précisément, ce qui, toujours, a manqué à la France, l’une des patries du Droit idéal, c’est le sens de la loi.

« Notre forteresse, c’est notre loi ! » disent les Anglais.

Les vrais révolutionnaires, au sens exact du mot, ce sont ceux qui violent la loi, ou qui, — parce qu’ils sont la Force et le Nombre, — couvrent systématiquement l’illégalité.

Que demande cet enragé, ce fol, ce mauvais citoyen ? Simplement que la France, la République, rentrent dans la Loi.

Comme il m’arriva d’exprimer ces idées, je fus accusé d’avoir dit, dans les couloirs de la Chambre, que Méline, en se refusant à faire la Revision, provoquerait « un chambardement général[45] ». Pour authentiquer ce mensonge, on nommait les membres de la Droite[46] à qui j’aurais tenu ce propos. Ils eurent la loyauté de joindre leur démenti au mien[47]. Ce mot n’était pas de mon vocabulaire, mais il resta.

VI

Moins d’une semaine après la lettre de Zola, Clemenceau constatait : « Le Syndicat grandit[48]. »

Il grandissait, en effet, et par la seule vertu du plus puissant ferment qui soit au monde : l’action.

En quelques jours, des centaines d’adhésions arrivèrent à Zola, à la pétition pour la Revision[49] que lui-même il avait signée, le second, avec Duclaux[50]. Et ces adhésions étaient publiques. Soi-même, on donnait son nom, on se proclamait « ami du traître » et « vendu aux juifs ».

Les cercles catholiques avaient organisé des manifestations que la police, d’abord, laissa faire. Chaque soir, des bandes de jeunes gens, étudiants ou se disant tels, manifestaient dans les rues et « conspuaient » le Syndicat.

Et, chaque matin, les journaux publiaient de nouvelles listes de protestation ; maintenant que la foule ameutée faisait publiquement l’appel des traîtres et des flétris, il se trouva jusqu’à trois mille citoyens pour répondre : « Présents[51]. »

Toutes ces convictions jusqu’alors captives, qui s’étaient formées en silence depuis trois mois, mais non sans souffrance, l’acte de Zola les a délivrées. Elles se fussent fait honte désormais, si elles étaient restées cachées, si elles n’avaient pas réclamé leur part d’opprobre.

Rien ne les y obligeait hier. Aujourd’hui, le courage de Zola, s’offrant aux coups, eût transformé leur sympathie muette en lâcheté. La joie fut de crier sa pensée, de l’avoir criée.

Dans cette histoire de la conquête de la justice, il faudrait pour être juste dire tous ces noms, illustres ou inconnus, ou n’en dire aucun. Citons seulement quelques-uns des premiers inscrits : le grand chimiste Grimaux, Anatole France, le vieux Frédéric Passy, à demi-aveugle, l’apôtre de la paix ; des artistes, Gallé, Claude Monet, Clairin, Roll, Carrière ; quelques poètes : Ratisbonne, Bouchor, Barbier ; des philosophes : Séailles. Desjardins ; des médecins, Hervé, Delbet, Reclus, Richet ; surtout des membres du haut enseignement, des savants, Charles Friedel, Havet, Darlu, Bréal, Gaston Bonnier, Charles Lauth, Alexandre Bertrand, Émile Bourgeois, Pécaut, Lucien Herr, Stapfer, le fils et le gendre de Renan[52].

On évoquait les grands disparus. Qui eût combattu pour la justice ? Hugo, certainement[53] et Renan. Pour d’autres, on disputait. Leurs familles, leurs élèves, la famille intellectuelle, celle de Taine, celle de Pasteur étaient divisées.

Les protestataires furent accablés d’injures, nominativement dénoncés comme de mauvais Français. Ils n’en éprouvèrent de tristesse que pour ce peuple aveuglé. Ils eurent le sentiment d’être de ce petit nombre de justes qui, si souvent, à eux seuls, ont sauvé l’honneur d’un pays coupable. Une allégresse les poussait en avant : la certitude de la vérité. Ils trouvaient leur consolation des outrages dans la satisfaction du devoir rempli, leur récompense en eux-mêmes. Quiconque, plus tard, a cherché une autre récompense que d’avoir eu sa place dans une telle bataille, est indigne d’y avoir combattu ; il déchire, lui-même, la meilleure page de sa vie.

Comme les premiers pétitionnaires pour la Revision étaient des hommes de lettres et des hommes de science, on les désigna du nom d’intellectuels. Le mot traînait, depuis quelque temps, dans de petites revues littéraires ; de jeunes contempteurs de la politique se l’appliquaient pour marquer leur supériorité sur le reste des humains. Il fut repris, on ne sait par qui[54], avec une nuance marquée de dédain, celui du Sabre pour la Raison[55]. Mais les hommes qu’on désignait ainsi, acceptèrent l’étiquette avec joie, comme firent les Gueux de Hollande, et non sans un certain orgueil qui, chez quelques-uns, demi-savants ou demi-lettrés[56], ou grisés d’un bruit insolite, ne laissa pas d’être agaçant. Il était bien d’avoir quitté son cabinet, son laboratoire, sa chaire, pour descendre sur la place publique et protester contre les violences du pouvoir et de la foule. On eût souhaité parfois, chez ces intellectuels, plus d’intelligence des sentiments et des passions qui animaient le gros du peuple ; il se trompait, mais son erreur était noble : se refuser à croire que les chefs de l’armée et de la République fussent capables, de propos délibéré, par intérêt personnel ou de caste, ou de parti, d’affirmer la culpabilité d’un malheureux qu’ils savaient innocent. Le patriotisme, même s’il s’égare, il faut le saluer.

Cette aristocratie de la pensée ne fut pas indemne des travers qui sont ceux des autres aristocraties, celles-ci trop fières de leur argent ou de leur naissance, elle de sa culture. Ici encore, les vrais savants furent les plus modestes, comme un descendant authentique des croisés a moins de morgue qu’un duc du pape ou qu’un marquis portugais.

C’était chose offensante qu’un parti s’attribuât le monopole du patriotisme, accusât l’autre d’être traître à la nation. Il n’y avait pas moins d’injuste prétention à considérer tous ses adversaires comme des êtres de conscience et de moralité inférieures.

Beaucoup de professeurs de l’enseignement secondaire, qui eussent voulu élever la voix comme leurs confrères, plus libres, des Facultés, se taisaient pour éviter de cruelles disgrâces. Rambaud, ministre de l’Instruction publique, les eût envoyés « pourrir au fond de la Bretagne[57] ». Toutefois (il faut le dire) le plus grand nombre des hommes d’étude, écrivains, professeurs et presque tous les artistes[58] partagèrent eux-mêmes l’erreur populaire, quelques-uns, assurément, parce que les basses passions ne leur étaient pas étrangères, la plupart pour des raisons qui n’avaient rien de honteux. Le plus commun défaut, c’est le défaut de jugement. L’absence d’esprit scientifique est fréquent chez les lettrés, même chez les savants. Sortez-les de leurs études coutumières, ils ne raisonnent pas mieux que la foule ignorante et grossière. Les uns ne se donnèrent pas la peine de juger par eux-mêmes, trouvant plus commode d’accepter des opinions toutes faites ; aux autres, l’intervention d’un profane, leur propre intervention dans une question de justice militaire, « parut aussi déplacée que le serait celle d’un colonel de gendarmerie » dans une question littéraire ou scientifique[59].

Il était facile de montrer ce qu’une pareille spécialisation des esprits avait d’excessif. Un romancier donnant des leçons de tactique à un général serait ridicule. Quelle compétence spéciale exige la solution juridique de l’affaire Dreyfus ? Elle eût été de la compétence du jury, c’est-à-dire de tout le monde, si Dreyfus (ou Esterhazy) avait été accompagné d’un complice civil.

La jeunesse des Écoles se divisa, dans les mêmes proportions, à peu près, que ses maîtres. Le Comité des étudiants ayant protesté contre Zola, d’autres étudiants, de la même association, blâmèrent ce comité, félicitèrent l’écrivain.

En province, partout où il y avait des facultés catholiques, la scission fut très nette. À Lille, les élèves des établissements libres brûlèrent Zola en effigie. Les élèves des Facultés de l’État répondirent par des contre-manifestations[60]. Les uns et les autres, ils avaient, pour début dans la vie, la plus grande affaire judiciaire du siècle. Toutes ces têtes chauffaient.

VII

On ne parlait plus que de l’Affaire. Elle occupait tous les esprits. Deux ans durant, les livres, les romans même, furent délaissés. Quel roman comparable à celui que chacun vit au jour le jour ! On ne lisait plus que les journaux. Ils s’élevèrent, dans les deux camps, à des tirages qu’on n’avait pas encore connus.

Duclaux publia ses Propos d’un Solitaire. Il admit que « Dreyfus avait été jugé et condamné comme s’il n’était pas juif ». Et, partant de là, il passa au crible de sa critique la méthode de l’État-Major : s’imaginer que plusieurs incertitudes font une certitude[61].

Depuis un an, Anatole France esquissait la psychologie de l’histoire contemporaine dans une série de contes légers et profonds[62]. Il fit entrer les types représentatifs de l’énorme Affaire dans ce petit roman, ou, plutôt, il dessina aux marges de cette histoire des croquis si définitivement exacts qu’ils parurent des caricatures. Sans colère, avec un élégant détachement des choses qui ajoutait à son ironie, il pénétrait au tréfonds des sottises et, sans avoir l’air d’y toucher, en démontait le mécanisme. Comme dans la plupart des affaires des hommes, il y avait dans celle-ci beaucoup plus d’ignorance et de bêtise que de malice. Lui-même, sous les traits du philosophe Bergeret, s’il tenait pour la Justice, il n’espérait point qu’elle serait victorieuse, et il rappelait tant d’anciennes défaites du Droit, sans inutile amertume :

Les vérités scientifiques qui entrent dans les foules s’y confinent comme dans un marécage, s’y noient, n’éclatent point et sont sans force pour détruire les erreurs et les préjugés… Jamais la vérité n’entame beaucoup le mensonge. Elle est le plus souvent exposée à périr obscurément sous le mépris ou l’injure. Le mensonge étant multiple, elle a contre elle le nombre. Le peuple, le pauvre « Pecus » ne réfléchit pas. Il est injuste de dire qu’il se trompe, mais tout le trompe. Son aptitude à l’erreur est considérable… Cependant, tout est possible, même le triomphe de la vérité[63].

Ces chroniques paraissaient dans l’un des journaux[64] qui soutenait avec le plus de passion la chose jugée, l’infaillible État-Major.

J’adressai une lettre ouverte au ministre de la Justice sur la communication de pièces secrètes au procès de Dreyfus[65]. Billot, Méline, affirmaient que Dreyfus avait été régulièrement condamné. Je démontrai (par les récits imprudents des journaux de l’État-Major ; par la confidence de Salles à Demange, que je racontai pour la première fois ; par le rapport de Ravary lui-même qui désignait la pièce secrète) que l’illégalité était certaine, flagrante. En conséquence, je demandais au garde des Sceaux de saisir la Cour de cassation.

Le ministre (Milliard) laissa ma requête sans réponse. Je constatai, dans une seconde lettre, cet aveu par le silence.

Dreyfus, jusqu’alors, était apparu dans les récits des journaux comme un être sournois et bas, qui toujours avait répugné à ses camarades, suant le mensonge et la trahison, si bien qu’il était incompréhensible qu’on ne l’eût pas soupçonné, surveillé plus tôt. Il avait eu des amis avant le drame ; mais depuis, sauf deux ou trois, ils ne le voyaient plus qu’à travers sa condamnation et, lâchement ou inconsciemment (mais rien de plus humain), ils ajoutaient à sa flétrissure leurs médisances.

J’obtins enfin de Lucie Dreyfus qu’elle me laissât publier les lettres du malheureux, ces preuves morales qu’elle n’avait plus le droit de ne pas verser au dossier, dans ce grand débat devant le monde[66].

Boisdeffre, Gonse, Lebon, Picquart (à l’époque où il croyait Dreyfus coupable) les avaient lues d’un œil sec. Les scribes obscurs du ministère des Colonies, qui les transcrivaient tous les mois, depuis que Lebon avait prescrit de ne plus communiquer les originaux, avaient été plus psychologues[67]. Plus d’une fois, en accomplissant leur besogne, des larmes leur montèrent aux yeux. Maintenant, tous ceux qui les lisent en sont remués.

Dans ce monument, l’un des plus beaux qui soit de la misère humaine, pas un mot de haine ou de révolte ; rien qu’une clameur continue, inlassable, vers la Justice, qu’un long cri de douleur et de vérité, et toujours le même, « comme si la protestation de la conscience, à force de se répéter, ressemblait enfin à une plainte de la nature[68] ».

Ce cri déchira bien des cœurs, entra dans bien des cerveaux.

Les hommes d’Esterhazy eux-mêmes, Drumont, Rochefort, Judet, se turent devant ce sanglot. Par prudence, ils ne reproduisirent pas une ligne de ces lettres trop éloquentes, où l’innocence éclatait. Il n’y avait pas que des brutes parmi leurs lecteurs. Même enragées de haine contre les juifs, les femmes n’eussent pu retenir leurs pleurs. Et c’est l’habitude des bourreaux de mettre un bâillon à leurs victimes.

D’autres aussi se turent, non par calcul, mais par simple lâcheté : les grands et les petits maîtres de la critique littéraire. Ils s’agenouillaient devant « toute la souffrance humaine » des héroïnes de roman. De cette sublime, mais vivante douleur, ils détournèrent les yeux.

L’horreur du décor, de l’îlot perdu, où l’innocent agonisait dans le tombeau, ajouta à la pitié.

Faure. Mercier, comprirent, quelle faute ils avaient commise en mettant l’homme là, sur ce rocher, au milieu de l’océan, si haut, concentrant les regards ; on l’y voyait de toute la terre.

VIII

Le peuple des villes ne prit pas feu.

Cela étonna fort, et surtout à l’étranger, où l’impétueuse générosité du prolétariat français était légendaire, toujours prompt à prendre le parti du faible contre le fort, enthousiaste des belles causes, ivre d’idéal. Visiblement, ce génie fléchissait.

Il y avait à ce phénomène une cause profonde, physiologique : l’alcoolisme. Il affaiblit les facultés intellectuelles et morales, pèse d’une lourde tyrannie sur la pensée. La plume, la parole, ne s’adressent plus à des esprits aussi libres qu’autrefois.

Une autre cause, c’était, depuis trop longtemps, depuis trop d’années, que dis-je ? depuis trop de siècles, une accumulation trop lourde de déceptions dans la lutte du travailleur contre la misère et la tyrannie. À vouloir d’un coup d’épaules, comme ils en eurent tant de fois l’illusion, renverser la montagne d’iniquités, inaugurer le règne de la justice, le millénaire qui fuit toujours, combien étaient morts à la peine, déportés, fusillés ! Maintenant, ils s’étaient bronzés. Ils ont tant souffert, tant vu souffrir, vu tant d’actes arbitraires et de cruautés ! Qu’importe une misère de plus, une injustice de plus, accidentelles ? Celles dont souffre le peuple sont permanentes.

Et, surtout, quand la victime appartient à la classe ennemie, non seulement un bourgeois et un riche, mais un juif et un officier. Le faubourg, lui aussi, eut ses Ponce-Pilate : « Dreyfus nous aurait massacrés comme les autres. C’est une querelle de soldats. Laissons les bourgeois s’occuper des bourgeois. Ce n’est pas notre affaire. S’il s’agissait d’un ouvrier, qui s’en occuperait[69] ? »

Ce fut l’argument empoisonné. Dans l’égoïsme ambiant, il porta longtemps, aiguisé par les antisémites, par Rochefort qui avait conservé une clientèle ouvrière et ne se lassait pas de dénoncer le complot des puissances d’argent en faveur de leur juif. Les promoteurs de l’entreprise, qui sont-ils ? Des bourgeois, sénateurs et députés, qui ont voté les lois sur les menées anarchistes, les lois scélérates[70].

D’autres encore, démocrates chevronnés, que le peuple croyait des esprits généreux, parce qu’ils en avaient le vocabulaire, entretinrent ces rancunes : « Et il ne se trouve pas, clamait Pelletan, dans ce pays, jadis fameux par son bon sens, un formidable entraîneur national pour crier à tous ces gens-là, cléricaux et hommes d’argent : Vous nous écœurez et vous nous indignez les uns et les autres ! Vous livrez la patrie française, les uns et les autres[71] ! »

Les députés socialistes dénoncèrent, dans un manifeste, « l’équivoque antisémite » et l’insolence de l’État-Major, « recruté par les Jésuites ». Mais, comme Jaurès, lui-même, et Guesde, Deville, Viviani, Millerand, Rouanet, croyaient encore politique de ne pas se brouiller avec les démagogues, ils ajoutèrent : « Dreyfus appartient à la classe capitaliste, à la classe ennemie… L’affaire Dreyfus est devenue le champ clos de deux fractions rivales de la classe bourgeoise : les opportunistes et les cléricaux. Ils sont d’accord pour duper et mater la démocratie. Entre Reinach et de Mun, gardez votre liberté entière[72] ! »

Ranc, Lacroix, Clemenceau s’inscrivirent en faux contre un tel acte de faiblesse : « Erreur ! Mensonge ! L’affaire d’un seul est l’affaire de tous ! » Mais le peuple fut lent à les entendre.

On voudrait dire qu’un grand mouvement de pitié, de bonté, l’entraîna. Il n’en fut rien. Les groupements socialistes furent presque seuls à se mettre en mouvement, et ce qui les décida, ce fut l’argument pratique : l’intérêt. Il renversa, retourna l’argument d’indifférence, né de la haine des classes. Non seulement il importe au prolétariat de « décourager les violences et les illégalités des conseils de guerre avant qu’elles deviennent une sorte d’habitude acceptée de tous » ; mais il dépend du peuple que Dreyfus, ce bourgeois, ce soldat obstiné, devienne entre ses mains un instrument sûr pour frapper « les États-Majors rétrogrades », pour « précipiter le discrédit moral et la chute de la haute armée réactionnaire[73] ».

Si les socialistes, mais nullement tous les socialistes, nullement la majorité des travailleurs, entrèrent dans l’Affaire, ce fut dans ce dessein. Les chefs, qui les poussèrent dans la mêlée, orateurs et écrivains, furent toujours réduits à s’excuser d’être accessibles à la pitié : « Nous pouvons dans le combat révolutionnaire garder des entrailles humaines ; nous ne sommes pas tenus, pour rester dans le socialisme, de nous enfuir hors de l’humanité[74]. » Et la haine des classes est si forte, il semble si étrange de venir en aide à un bourgeois, que ces mêmes chefs s’appliquent à dégrader Dreyfus de sa bourgeoisie : « Il n’est plus ni un officier, ni un bourgeois. Il est dépouillé, par l’excès même du malheur, de tout caractère de classe. Il n’est plus de ces classes dirigeantes… Il n’est plus de cette armée… Il est seulement un exemplaire de l’humaine souffrance… Il est le témoin vivant du mensonge militaire, de la lâcheté politique, des crimes de l’autorité[75] ». Le vrai sentiment des socialistes, on le trouve, et dans leur vrai langage, chez Allemane, ouvrier typographe, ancien condamné de la Commune, quand il félicite Zola « d’avoir craché leurs vérités aux puissances du jour[76]. » C’est contre elles qu’il faut marcher, contre « le sabre et le goupillon[77] ».

Cette rude formule va balancer, d’ici quelques mois, l’autre formule : « l’honneur de l’armée. » Académiques ou populaires, exacts ou trompeurs, ce sont également des mots ailés.

Dirai-je que la fibre sentimentale ne fut pas touchée ? Elle le fut aussi ; plus d’un ouvrier s’apitoya sur ce « pauvre b…… de riche ». Des femmes du peuple, restées pratiquantes, prièrent, brûlèrent des cierges pour le malheureux. Mais le mouvement fut surtout politique.

Dans les réunions publiques (la première, dès le 15 janvier, deux jours après la lettre de Zola), on discute peu le cas de Dreyfus ; le cadre d’une affaire particulière est trop étroit pour ces rêveurs du redressement total. Les orateurs libertaires et socialistes, Sébastien Faure (d’une élégance aussi raffinée dans ses violences oratoires que de Mun lui-même), Broussouloux, Martinet, Tortelier, sonnent le tocsin des guerres civiles : « Nous sommes le syndicat des opprimés, le syndicat de la révolte ! » Il ne suffit pas d’abolir les conseils de guerre, mais « les frontières qui font les patries étroites et mesquines[78] ».

Les diatribes contre le capital étaient bien usées. Celles contre l’armée, inattaquée jusqu’alors, eurent le ragoût de la nouveauté. La plupart des écrivains socialistes apportèrent, dans leurs attaques, une violence extrême. Jaurès, presque seul, sut rester sur les hauteurs, même dans ses appels les plus virulents aux officiers républicains et aux soldats : « Vous savez bien, leur disait-il, que, dans l’armée de la République, depuis vingt ans, les républicains sont suspects ; que nobles et jésuites recrutent la haute armée et que nul ne monte s’il donne son cœur à la République[79]. »

Mais, autour de lui, on parla d’un autre style. Depuis longtemps, les mots, dans les querelles de presse, avaient perdu leur valeur. La vieille urbanité française mourait des coups répétés de Cassagnac et de Rochefort. Ils avaient fait école. Pour se faire entendre, il fallait crier, injurier, — d’un horrible mot : « engueuler ».

Plusieurs de ces écrivains sortaient des séminaires, du parti catholique, cherchaient, même à leur insu, à le faire oublier[80] ; d’autres étaient des artistes exaspérés[81]. Et tous, d’une manière bien française, généralisaient. Eux aussi, comme Drumont et ses congénères, identifièrent Esterhazy et l’armée. Les premiers promoteurs de la Revision ont réprouvé cette assimilation comme un blasphème, un sacrilège. Ces nouveaux venus la trouvèrent commode.

Ils s’excitèrent entre eux, à l’exemple d’un homme tout neuf dans le parti républicain, hier encore monarchiste déclaré[82], qui, d’ailleurs, rédacteur à l’Aurore, continua quelque temps à écrire au Soleil, qu’aucune considération politique ne put jamais arrêter, et qui avait gardé, en changeant de camp, toutes les haines des royalistes contre les institutions et les chefs de la République. D’une misanthropie farouche, où il se complaisait et dont il se faisait une vertu, jaloux de toutes les supériorités, se croyant méconnu et persécuté, d’un immense orgueil, dur et sec, sans pitié sauf pour les bêtes, Urbain Gohier dénonçait les généraux « en bloc ». Ils dilapident les millions de la défense nationale, « n’ont jamais connu que la fuite ou la reddition », tous « fuyards et capitulards », « Kaiserlicks », « qui n’ont remporté de victoires que sur les Français », « généraux de débâcles » avec leur cortège de filles entretenues et de « chasseurs de Sodome[83] ». Il savait sa langue, écrivait d’un style nerveux, saccadé, qui était l’homme même, le loup maigre et sauvage, cherchant la proie. Parfois, des idées hardies traversaient sa prose meurtrière, comme des éclairs lumineux. Puis, il retombait à l’invective monotone, souvent atroce. D’ailleurs, inexact, superficiel, acceptant de toutes mains, sans examen, les anecdotes scandaleuses, les pires médisances, pourvu qu’elles servissent ses rancunes. Il se croyait un autre Saint-Just et n’était qu’un autre Rochefort. Rochefort cadet. Bien que pauvre, probe, désintéressé, plein de courage, toujours prêt à se battre, il fit si bien que tant de fureur parut suspecte. Cette rage chronique, systématique, sembla d’un provocateur. Il connut lui-même ce soupçon qui s’attachait à lui, le méprisa avec raison, s’en exaspéra davantage. Rien n’en doit rester. Il était absolument sincère. Mais il ne l’eût pas été qu’il n’eût pas écrit autrement, ni fait plus de tort à la cause qu’il croyait servir et pour laquelle il fût mort bravement, fièrement, en homme libre.

Ces violences de Gohier, d’autres encore, ne furent pas seulement exploitées par les adversaires de la Revision, comme une preuve que cette entreprise de justice n’était qu’une campagne contre l’armée ; elles rejetèrent aussi vers la réaction militaire des milliers d’ouvriers, imbus d’internationalisme, mais qui continuaient, quand passait le clairon, à chanter et à battre des mains[84].

Le vieux virus césarien se réveilla, et, très vite, une fois de plus, enfiévra, enflamma l’organisme.

Le paysan avait lu dans le Petit Journal[85] que les défenseurs de Dreyfus Iscariote étaient les complices de l’étranger, payés pour provoquer une nouvelle guerre avec l’Allemagne. Il était encore moulu de l’Invasion. Quiconque lui eût parlé de justice, il l’aurait chassé à coups de fourche.

IX

Les classes moyennes, il y a un demi-siècle, s’étaient séparées de la haute bourgeoisie quand celle-ci, après avoir voulu tout le pouvoir pour les seuls privilégiés de la fortune, avait passé à l’ennemi. Elles formèrent alors les cadres de la démocratie ouvrière, comme les sous-officiers de l’ancien régime avaient formé les cadres de l’armée de la Révolution, après le départ des grands chefs pour Coblence. Cette moyenne et cette petite bourgeoisie étaient, pour les deux tiers, républicaines. Comme elles se renouvelaient sans cesse par l’afflux régulier de ceux des ouvriers qui, enrichis par le travail et l’économie, devenaient, à leur tour, patrons et bourgeois, elles restèrent longtemps en communion d’idées avec le peuple. Puis, à leur tour, elles hésitèrent. Les évolutions politiques s’étaient faites à leur profit. Les révolutionnaires heureux se sont toujours scandalisés des révolutions qui se font après la leur. La nécessité d’une évolution sociale leur échappa. Ces bourgeois, pourvus et apeurés, s’éloignèrent du peuple précisément à l’heure où ils eussent dû se pencher vers lui avec le plus de sympathie. Las de politique, de tant d’efforts qu’il croyait infructueux, l’ouvrier avait tourné toute sa passion du mieux vers les questions sociales ; et comme partout, même dans la science, les utopies sont les précurseurs du progrès, il s’était engoué du collectivisme allemand. Les classes moyennes s’effrayèrent, opérèrent un mouvement de recul.

Cette bourgeoisie républicaine, se sentant menacée dans ses intérêts, se trouvait donc, quand l’affaire Dreyfus éclata, dans une disposition d’esprit assez fâcheuse. Tout ce qui apportait un trouble nouveau lui donnait de l’humeur. Au surplus, depuis la loi Falloux, elle n’était nullement à l’abri des influences cléricales et monacales. Depuis quelques années surtout, elle n’était point exempte d’antisémitisme.

La maladie ne s’était pas répandue seulement parmi les commerçants et les industriels, les petits rentiers et les petits boutiquiers (ceux-ci, de tout temps, hostiles aux juifs qui leur faisaient concurrence), mais encore aux professions libérales. Les microbes sortis de l’encrier de Drumont avaient empoisonné toute l’atmosphère ; tous respiraient cet air vicié.

En même temps, quelque chose de l’esprit de la Révolution s’était évaporé. Pas de bourgeois, il y a cinquante ans, qui ne fût un lecteur assidu de Voltaire. On ne le lisait plus. Flaubert, qui n’avait visé que Homais, avait atteint Voltaire. Déjà, le romantisme (qui eut pour adversaires les républicains de race) avait obscurci l’esprit français, abreuvé, jusqu’alors, aux sources claires des classiques et de l’Encyclopédie. Enfin, deux philosophes, de valeur très inégale et partis de conceptions très différentes, mais puissants l’un et l’autre, Auguste Comte et Taine, avaient porté successivement une critique destructive dans l’histoire de la Révolution, l’un qui n’avait pas cessé de l’admirer, bien qu’il lui reprochât un idéalisme ingénu, l’autre brûlant d’une haine raisonnée, mais qui ressemblait à de l’effroi. Où de Maistre et Bonald avaient échoué parce qu’ils étaient catholiques, Taine réussit. Il n’était pas suspect de cléricalisme ni de faire œuvre de parti, puisqu’il était homme de science et « athée[86] » ; donc, ce sombre tableau des Origines de la France contemporaine était véridique. Peu de livres ont exercé une telle influence. La Révolution, jusqu’alors, avait été, pour l’immense majorité des Français, une religion. Elle cessa de l’être. Grand bénéfice, dès lors, pour l’Église et pour la légende, contre-révolutionnaire par excellence, de Napoléon. À l’exemple des nobles d’autrefois qui avaient, de leurs propres mains, ébranlé leur maison et préparé leur ruine, c’étaient des fils de la Révolution qui secouaient les colonnes et ouvraient la brèche à l’ennemi.

Non point, sans doute, que l’esprit d’examen doive s’arrêter devant la Révolution, fille de l’esprit d’examen, et que l’attachement superstitieux au « bloc » se distingue essentiellement de tout autre fanatisme. Jamais hommes ne furent plus divisés entre eux que ceux de cette tragique époque, qui se tuèrent les uns les autres, décapitant la France, et ouvrirent ainsi la voie au despotisme, moins par l’honneur de leurs excès que par la suppression d’eux-mêmes, des caractères qui auraient offert à la tyrannie une résistance efficace. Il est artificiel de les réconcilier dans la mort. Mais Taine, après Auguste Comte, en créant la métaphysique révolutionnaire, avait mis en cause les principes mêmes sur qui repose la France moderne.

On les croyait sacrés, irréfutables, démontrés par toute l’histoire et par la raison ; or, un philosophe les bousculait comme de la logomachie, les criblait de sarcasmes.

Le coup porta si loin, si profondément, que l’Église, en retour, pardonna à Taine son impiété, son matérialisme radical, son « Dieu qui n’est qu’une généralité quelconque[87] ».

L’homme le plus rare est celui qui juge les choses en elles-mêmes, désintéressé du résultat, quel qu’il soit, sauf de réaliser l’exacte vérité. L’immense majorité des hommes commencent par voir les choses (et fort sincèrement) à travers leurs croyances politiques et religieuses, leurs passions, leurs intérêts de caste ou de classe, leurs intérêts personnels. « Ôtez, leur dites-vous, ces verres de couleur. » Ils protestent, avec colère, qu’ils n’ont point de lunettes sur les yeux.

La noblesse et le clergé furent tout de suite unanimes contre la Revision, parce qu’ils la tenaient pour contraire à leurs intérêts et à une religion qui a dit anathème à l’esprit d’examen. Il existait une plus grande diversité d’opinions et d’intérêts parmi les classes moyennes. Dès lors, la scission, que L’Affaire opéra dans la nation, ne fut nulle part plus profonde ni plus cruelle.

Au début, on en avait discuté comme de tant d’autres événements, en apparence ou en fait plus considérables. Bientôt, on ne s’entretint plus d’autre chose. Puis, après la lettre de Zola, il parut impossible, aux uns comme aux autres, d’en parler avec modération, tant le fond de chacun fut bouleversé par l’extraordinaire aventure, et les conversations dégénérèrent en querelles. Un dessin contemporain traduit exactement la psychologie de cette crise. Un hôte et ses convives, qui se sont assis gaiement autour d’une table bien servie, tout à coup s’invectivent et se prennent aux cheveux ; la vaisselle vote en éclats, la table est renversée : — « Ils en ont parlé[88] ! »

Pour en venir aux coups, que se sont-ils dit ?

Tant qu’ils se sont opposé seulement les arguments de fait, ceux qu’ils ont trouvés dans les journaux des deux camps qui se vantent chacun de détenir la vérité et s’accusent réciproquement de mensonge, le débat s’est poursuivi sur le ton de la conversation. Mais il faut choisir, et comment ?

Le vieil argument des défenseurs de la chose jugée (les sept officiers, etc.) avait énormément grossi. Les sept officiers étaient devenus quatorze (avec ceux qui avaient acquitté Esterhazy, donc recondamné Dreyfus) ; et, de plus, le ministre de la Guerre, l’État-Major, le Gouvernement et les deux Chambres. Tous ces hommes, militaires ou civils, sont-ils des scélérats ou des imbéciles ? Toute la France officielle est-elle pourrie ou abrutie ?

Pas de famille sans officier, sans soldat, d’où un terrain merveilleusement préparé à l’opinion irraisonnée, beaucoup plus forte que tous les arguments, qui s’était cristallisée dans la magique formule : l’honneur de l’armée.

Cette bourgeoisie fut toujours très patriote. Par malheur, depuis la guerre, son patriotisme s’était singulièrement rétréci. Le temps était loin de la Marseillaise de la Paix. D’être intervenue dans toutes les affaires du monde, pour y tenter de grandes entreprises désintéressées, la France n’a recueilli que des déboires ; elle n’admet pas qu’on intervienne dans les siennes. Or, l’étranger attribuant le bordereau à Esterhazy, il est de Dreyfus. — C’est le patriotisme humilié des vaincus. — Si vous ne comprenez pas pourquoi, c’est que vous n’avez pas le cerveau fait comme celui des vrais Français : « Il y a une frontière entre vous et moi, dit Barrès à Zola, Vénitien déraciné. Quelle frontière ? Les Alpes[89]. »

Montée à ce ton, la conversation n’est plus qu’une rixe. La riposte n’est pas moins vive : « Pour le patriotisme, il faut une patrie. Il n’y a pas de patrie sans justice. Ceux-là seuls aujourd’hui sont des patriotes clairvoyants qui montrent la France elle-même menacée par le privilège d’infaillibilité galonnée qui, hier, nous a perdus, qui, demain, nous conduirait aux abîmes. Les bons Français, c’est nous[90]. »

Entre des manières aussi opposées d’envisager un même fait et les conséquences qui en résultent, il n’y a pas de conciliation possible. Peut-être, si la division portait seulement sur une question judiciaire ou politique, il y aurait moyen de continuer à vivre ensemble. Mais le fossé s’élargit encore.

D’une part, certains adversaires de la Revision se persuadèrent que leurs contradicteurs, amis d’hier et d’avant-hier, défendaient sciemment un traître, parce qu’ils étaient payés ; Zola, pour sa part, n’a-t-il pas touché deux millions[91] ? Et ils rompirent avec ces vendus. Les défenseurs de Dreyfus, d’autre part, accusèrent leurs adversaires de sacrifier, de propos délibéré, un malheureux, dont l’innocence était manifeste, soit à de basses préoccupations personnelles, soit à une conception abominable d’un prétendu intérêt public. Dès lors, ils tiennent, eux aussi, que le conflit ne porte plus seulement sur un fait, mais sur ce qui constitue essentiellement l’honneur. La crise devient morale. C’est la vieille lutte du Droit contre la Raison d’État. On peut rester l’ami d’un homme qui manque de jugement, mais non d’un homme qu’on n’estime plus, d’un individu sans conscience ou d’un lâche.

Des familles se brouillèrent, de vieux liens d’affection furent brisés à jamais.

Ainsi, la bourgeoisie se divisa en deux camps hostiles ; celui des défenseurs de Dreyfus était, de beaucoup, le moins nombreux.

X

Sous l’ancien régime, la noblesse et la haute bourgeoisie s’étaient, le plus souvent, désintéressées des affaires publiques, qui étaient les affaires du Roi. Le Gouvernement n’était pour elles qu’un sujet d’entretiens, mais moins passionnant que la littérature et l’amour. Déjà, à la veille de la Révolution, ces deux classes s’étaient fort rapprochées.

Quatre-vingt neuf les sépara. La noblesse y avait fort aidé, mais inconsciemment, par goût pour les idées nouvelles et par une certaine générosité d’esprit. Le Gouvernement libre eût dû s’établir par elle ; il s’établit sans elle, puis contre elle, quand elle refusa, sauf l’espace d’une nuit, de s’y associer. Dès lors, quand elle revint de l’émigration, elle était devenue, sauf de rares exceptions, rétrograde ; et comme la philosophie, en passant de la théorie dans les faits, lui avait coûté ses privilèges et ses biens, elle se donna à l’Église en qui elle avait reconnu l’irréconciliable ennemie de la Révolution. Pourtant, elle ne se mêla pas beaucoup plus aux affaires ; l’exemple de l’aristocratie anglaise — qui a toujours compris ses privilèges comme un devoir, — fut perdu pour elle, ou il était trop tard pour qu’elle se corrigeât et qu’elle fit consister sa prérogative dans une tâche plus large que le service du Roi ; même quand il n’y aura plus de Cour, elle restera une noblesse de cour. La Révolution de 1830, puis l’Empire, lui permirent de cacher, sous un vernis de fidélité et d’honneur, son incapacité et sa paresse. — La haute bourgeoisie, au contraire, était demeurée libérale et fidèle aux principes de 1789. Son apogée fut à la Monarchie de Juillet, où vraiment elle fut souveraine, mais d’où date aussi sa décadence. Ayant refusé de partager le pouvoir avec la démocratie, elle le perdit. Elle fit alors faillite à ses principes, dans le vain, espoir de le reprendre, et s’étant alliée, par peur du socialisme, avec la noblesse et l’Église, se soumit à la direction de l’une et prit les préjugés de l’autre. Ces deux classes, également égoïstes, acceptèrent l’Empire, qui garantissait l’ordre, mais cependant le boudèrent. Elles échouèrent ensuite, après la guerre, à restaurer la monarchie. Elles se consolaient, depuis vingt ans, de leur défaite par des épigrammes contre les petites gens qui, maintenant, dirigeaient l’État, et brouillonnèrent dans les mauvais coups qui furent tentés contre la République. Elles restaient monarchistes, bien que sans grand espoir de restaurer la Royauté, mais elles étaient surtout cléricales, reprenaient, sans se lasser, l’éternelle comédie des réactions : « La Religion sera un des grands points à mettre en avant[92]. » Leur mentalité si libre, il y a un siècle, quand tous « les honnêtes gens » se piquaient ouvertement d’impiété[93], était devenue catholique.

Cette transformation était l’œuvre des Jésuites. La Compagnie, en effet, avait tout simplement repris au dix-neuvième siècle, avec les mêmes procédés et dans le même dessein, l’entreprise qui avait marqué, au seizième, ses débuts dans l’histoire. Elle s’était heurtée, alors, à une France, non pas, sans doute, aussi hardie que celle de l’Encyclopédie, mais déjà si émancipée que l’une des causes principales qui expliquent l’insuccès relatif de la Réforme au pays natal de Calvin, c’est que les lecteurs de Rabelais étaient de cent lieues en avant des Allemands et des Suisses, — j’entends trop avancés dans le libre examen et la philosophie rationnelle pour s’arrêter à un simple changement de religion. Convertir, abêtir de tels hommes, il n’y fallait pas songer. Les Jésuites leur prirent leurs enfants. Le pape avait à peine approuvé leurs constitutions qu’ils se mirent à fonder des collèges, c’est-à-dire à faire jouer la grande machine que Michelet appelle « l’inquisition préventive » : l’Éducation[94]. Aussitôt, le siècle commença « à baisser de cœur et de morale[95] » jusqu’à la Ligue. C’est cette même œuvre d’asservissement intellectuel qu’ils avaient recommencée sur les petits-fils des contemporains de Voltaire ; ils l’achevèrent dans le même laps de temps, en moins de cinquante ans[96].

Simultanément, et sous la même influence, le clergé, si libéral à la veille de la Révolution, et, s’il faut en croire des témoignages autorisés, si incrédule[97], avait subi la même déformation. Aux « vicaires savoyards », frottés de philosophie, qui inclinaient au simple déïsme, avaient succédé des prêtres, ignares pour la plupart, et qui avaient supprimé, comme au Moyen Age[98], les relations directes du fidèle avec son créateur. Non seulement la Vierge Immaculée, les saints intercesseurs, l’imbécile Saint Antoine de Padoue, détrônèrent Dieu le Père et jusqu’à son Fils dont on n’adora plus qu’un sanglant viscère ; mais le prêtre et le moine s’interposèrent comme les médiateurs obligatoires entre leurs ouailles et cette répugnante imagerie. Ces dogmes nouveaux, ce marianisme affadissant, que saint Bernard[99], saint Bonaventure lui-même[100], saint Thomas d’Aquin[101] avaient si sagement combattus, devinrent presque toute la religion. Le pur christianisme de l’Évangile tomba ainsi au plus grossier fétichisme.

En même temps, l’autorité du confesseur, presque nulle au dix-huitième siècle, s’était de nouveau consolidée. Hommes et femmes, surtout les mères trop souvent frivoles, payaient leurs faiblesses en livrant leurs enfants[102].

On a déjà montré que, du premier jour, l’Affaire parut à la Congrégation une occasion unique, sinon de renverser la République, du moins de mettre la main sur le pouvoir. Une fois le principe posé et admis que l’armée est menacée dans son honneur, on engagea, sans retard, l’opération politique et religieuse. Ce n’est pas, cette fois, pour sa propre cause que l’Église part en guerre, mais au secours de l’armée. La lettre de Zola lui fut un thème admirable pour prêcher, dans ses cinquante mille chaires, la sainte Croisade contre les ennemis de l’armée et du Christ, — les mêmes. Cela seul eût dû suffire à ouvrir les yeux au Gouvernement et au parti républicain. Puis, à son propre étonnement, le monde des salons se mobilisa. Prises, tout à coup, d’un goût violent pour les affaires publiques, dont elles s’étaient exclues elles-mêmes, depuis tant d’années, la vieille noblesse et la haute bourgeoisie crurent que leur heure allait enfin sonner. Il ne leur parut pas impossible, dans l’universel désarroi, de restaurer l’ancien régime par l’étroite union de l’armée et de l’Église, à leur profit. Le duc d’Orléans, à qui Dufeuille avait donné sa démission, l’avait remplacé par le fils du vieux Buffet[103], qui avait les préjugés de son père, mais de cœur sec et d’esprit étroit. Les autres membres de son bureau politique étaient plus médiocres encore, gentilshommes sans culture et bourgeois qui rachetaient leur roture par la servilité. Ils professaient pour les libéraux de 1830 le même dédain que les jeunes républicains cyniques pour les vieilles barbes de 1848. Ces étourneaux et quelques moines de boudoir entraînèrent les salons. Le plaisir est une tour d’ivoire comme l’étude. Au même instant que les savants sortaient de leurs laboratoires pour se jeter, épris de justice, dans la mêlée, les gens du monde délaissèrent leurs passe-temps favoris et leurs loisirs dorés pour combattre l’abominable entreprise du Syndicat. Peut-on se retenir quand la France est menacée, quand on insulte l’armée où les beaux fils de la société, dédaigneux du travail civil, ont accaparé les meilleurs emplois ?

Le peuple, depuis la Révolution, s’est cru le monopole du patriotisme. Les nobles, à ses yeux, n’ont pas cessé d’être les émigrés, les gens de Coblence, ceux qui sont revenus dans les fameux « fourgons[104] ». Il abjurera son erreur quand il les verra, dans une telle aventure, venir à lui, voler, des premiers, au drapeau. Les bons Français, désormais, ce seront eux, et les mauvais, ce seront les juifs, les protestants, les francs-maçons, défenseurs du traître et complices de l’étranger.

Ici encore apparaissent les résultats de l’éducation jésuitique qui autorise, pour une bonne fin, prescrit le mensonge. De même que les élèves des pères, quand ils passent un examen devant des professeurs de l’Université, n’éprouvent aucun scrupule à célébrer les principes de 89, qu’ils ont appris à détester, et, dépassant le but, à vanter Marat ou Robespierre, de même les nouveaux ligueurs se mirent à parler le plus pur jargon révolutionnaire et, volontiers, eussent coiffé le bonnet rouge, s’il avait été encore de mode. La patrie en danger, l’or de l’Angleterre, toute la phraséologie de 92 a passé du club des Jacobins au Jockey-Club. Nécessairement, ils avalent toutes les sottises imprimées de leurs journaux, celles qui se colportent et qui sont pires encore, et celles qu’ils inventent eux-mêmes, par exaltation d’esprit ou par gageure. Nul esprit critique, nulle défense contre l’absurde, et, s’il est possible, encore moins de générosité, de vulgaire humanité, surtout chez les jeunes. « Les conservateurs, disait un jour le prince Napoléon, sont de méchantes gens[105]. » Ils apportent dans la politique, avec leur frivolité, leur brutalité d’hommes de sport. Seuls, une douzaine ou deux de vieux orléanistes, qui n’ont pas tout oublié du libéralisme d’autrefois, s’abstiennent de prendre part à ces vilenies, sans pourtant qu’ils élèvent la voix, car il ne faut pas quitter son parti, son monde, surtout quand il se trompe, et le juif ne vaut pas la rupture d’une seule relation sociale. Mais les femmes, pour la plupart, sont impitoyables. Leurs aïeules, les belles et tendres amies des philosophes, Mme de Luxembourg, Mme de Boufflers, Mme d’Houdetot, Mme de Lauzun, Mme de Choiseul, pleuraient sur les Calas, sur Lally, dînaient avec Mme  Legros, l’épicière[106]. La même bonté, le même dévouement aux belles causes, animaient encore les grandes chrétiennes qu’étaient leurs mères et leurs grand’mères, la duchesse Albertine de Broglie, Mme d’Haussonville, Mme de Barante. Le dur catholicisme romain a tari ce lait. Celles-ci s’engouent des bandits et des bourreaux. Elles se délectent de la prose meurtrière de Drumont et des pitreries sinistres de Rochefort, raffolent de Barrès ; et il n’y a plus de belle compagnie sans le dessinateur Forain qui, pour crachoir, avait, hier encore, dans son atelier, un képi de général ; aujourd’hui, c’est moi qu’il représente avec ce même crachoir, dans mon cabinet, après m’avoir conté, quelques jours avant, qu’ayant assisté à la dégradation de Dreyfus, il le croyait innocent. Les plus grandes dames s’encanaillent avec Guérin ; leur langage, qui n’exagère pas leurs pensées, ferait horreur aux amazones du Dahomey. L’une d’elles se fait une réputation de patriotisme et d’esprit en souhaitant que « Dreyfus soit innocent, afin qu’il souffre davantage[107] ».

Le faubourg Saint-Germain profita de l’occasion pour rompre avec les quelques juifs qui avaient forcé ses portes : « Gardez-vous vos juifs ? » demandait une vieille Philaminte. On ne garda que ceux dont les filles, dotées à millions, avaient refusé les terres hypothéquées de l’aristocratie. On s’éloigna des Rothschild qui, sans intervenir dans la lutte, refusaient cependant de désavouer les défenseurs de Dreyfus. Le duc d’Orléans passa ouvertement à l’antisémitisme[108], et petit-fils d’une protestante, tourna le dos aux protestants, moins répugnants que les juifs, mais qui ne valent pas mieux, qui ne sont pas « de vrais Français[109] ».

Ainsi, au seuil du vingtième siècle, recommençait la Ligue, explosion subite, en apparence, et qui parut telle aux esprits superficiels, mais qui, en fait, avait été préparée, couvait depuis longtemps. Le cas de Dreyfus ne fut que le prétexte, comme cela fut avoué par le pape lui-même[110]. Ce qu’on voulait, c’était étrangler la société laïque, « reviser la Révolution, faite au seul profit de la bourgeoisie et confisquée par les Juifs[111] », abolir les dieux étrangers, les « faux dogmes de quatre-vingt neuf[112] ».

XI

Tout de suite, les meneurs, moines et nobles, lancèrent le désordre dans la rue et, d’abord, selon la vieille tactique, contre les juifs.

L’avantage du désordre systématiquement provoqué, c’est que les gens paisibles en veulent moins à ceux qui le font qu’au Gouvernement qui n’a pas su l’empêcher et aux téméraires qui en sont le prétexte. Très vite, ils prennent peur, réclament un sauveur. Or, César sera le serviteur de l’Église, ou il ne sera pas.

Pour la chasse aux juifs, préface à des troubles plus profonds, elle réjouira les non-juifs ; elle sera un avertissement à quiconque osera se déclarer pour le traître ; elle provoquera le réveil de l’antique barbarie.

Dès la semaine qui suivit la lettre de Zola et presque tous les jours, pendant plus d’un mois, des manifestations tumultueuses éclatèrent dans beaucoup de grandes villes. — Le 17 janvier, à Nantes, trois mille individus, les jeunes gens des cercles catholiques, les bateliers du port, parcourent les rues, en poussant des cris de mort. Après un temps d’arrêt devant l’hôtel du corps d’armée et devant le cercle militaire, où la foule acclame les officiers et les soldats, elle se rue contre les magasins des juifs, casse les devantures et les carreaux, cherche à forcer la porte de la synagogue. Le receveur principal des postes s’appelle Dreyfus ; la foule réclame sa démission. — Le même soir, à Nancy, la populace assiège la synagogue, envahit les boutiques, brûle des paquets de journaux. — À Rennes, les braillards, gentillâtres cléricaux et paysans, près de deux mille, armés de bâtons, donnent l’assaut aux maisons d’un professeur juif, Victor Basch, et du professeur Andrade qui avait adressé une lettre publique à Mercier. — À Bordeaux, il faut la garde pour empêcher les manifestations de tourner au pillage. — Tout le temps, les cris de « Mort aux Juifs ! Mort à Zola ! Mort à Dreyfus ! » se mêlent aux cris de « Vive l’armée ! » — Mêmes scènes et plus violentes encore les jours suivants, à Tournon, à Moulins, à Montpellier, à Angoulême, à Privas, à Tours, à Poitiers, à Toulouse, à Marmande. — Le 19, nouvelle émeute à Nantes, où les dragons doivent charger ; il faut fermer les boutiques et les bazars tenus par les coreligionnaires du traître. — Le 20, bagarres à Lille. — Le 21, à Angers, la troupe de ligne est sur pied toute la nuit ; le même soir, à Rouen, charges de cavalerie contre les émeutiers. — Le 22, à Châlons, la gendarmerie défend avec peine les magasins des juifs contre les assaillants. — À Besançon, la synagogue est presque forcée. La foule hurle toute la nuit : « À bas les juifs ! » À Saint-Malo, le mannequin de Dreyfus est brûlé en place publique. Ailleurs, ceux de Zola, de Scheurer, le mien. — À Marseille, à la même date, plusieurs milliers de gens sans aveu, la lie du port, les nervi, conduits par la jeunesse dorée, acclament les officiers au balcon du cercle militaire, et, de là, tout le long de la Canebière, et dans les rues avoisinantes, cassent, à coups de pierre, les glaces des magasins, arrachent les grilles du temple et poussent des hurlements de mort contre le rabbin. — Dans toute la Lorraine, à Lunéville, à Épinal, à Bar-le-Duc, dans les moindres villages, les juifs sont hués, bourrés de coups ; on leur jette de la boue ; ils ripostent à coups de pierre ; des agents qui interviennent sont blessés. Des boutiques sont défoncées, saccagées. Les femmes sont de la fête, et les plus enragées. — Bagarres encore à Grenoble, à Niort, au Havre, à Orléans. — Partout les malfaiteurs s’en mêlent, profitent du tumulte pour travailler de leur état. Pendant que les « patriotes », à Bordeaux, lapident les maisons juives, les voleurs fouillent leurs poches. La police arrête plusieurs récidivistes. Au bout de quelques soirées de ce genre, la force publique, insuffisante, harassée, perd patience et brutalise tout le monde, juifs et chrétiens[113].

À Paris. Guérin exerçait ses troupes, tantôt au quartier latin, tantôt sur les boulevards. Il fit promener tout un jour une pancarte avec ces mots : « Zola à la potence ! Mort aux juifs ! » Le soir, dans les réunions publiques, il déclarait, par une, parodie catholique de la Commune, que des otages étaient choisis parmi les amis du traître. C’étaient Bernard Lazare et moi[114]. Mais il trouva à qui parler. Le 17, avec Alphonse Humbert, Thiébaud, Le Provost de Launay, le vicomte de Pontbriand, il avait organisé un meeting d’indignation. Thiébaud s’étant écrié : « C’est la Révolution qui commence ! » les socialistes se précipitèrent à l’assaut de la tribune ; on s’assomma pendant une heure ; le sang coula.

Ce ne sont là pourtant que des feux de paille si on les compare à la conflagration qui a éclaté, de l’autre côté de la Méditerranée, en Algérie. L’antisémitisme, depuis quelques années, y avait beaucoup grandi. Les juifs d’Algérie, naturalisés en bloc par le décret du 14 octobre 1870[115], étaient très reconnaissants à la République de les avoir faits Français. Ils s’attachèrent particulièrement au groupe politique qui les avait appelés d’un coup à la cité complète. C’était celui des amis de Crémieux et de Gambetta. Les autres groupements, d’ailleurs républicains, leur en voulurent de soutenir un seul parti de leur vote et de leur argent. — La population d’origine française était dix fois plus nombreuse[116]. — Pour les griefs économiques, tant imaginaires que réels, c’étaient les accusations séculaires, les mêmes qui se produisent partout où chrétiens et juifs sont en présence. Beaucoup de juifs algériens pratiquaient l’usure, mais à un taux qui n’était pas supérieur au taux ordinaire des usuriers chrétiens, et qui était inférieur à celui des usuriers kabyles. On leur reprochait de rester, dans la nation, une classe fermée, de ne pas se mêler à la vie commune[117]. Mais, quand ils voulaient s’y mêler, on les repoussait. Les Arabes méprisaient leurs cousins sémites, mais pas beaucoup plus que les chiens chrétiens. Les étrangers, non naturalisés, très nombreux, Espagnols, Maltais, Italiens surtout, les détestaient. La pâte dont est fait l’antisémitisme est toujours la même ; le levain seul fut plus violent sur cette terre brûlante d’Afrique.

Les troubles commencèrent à Alger, le 18 janvier. Des étudiants s’apprêtaient à brûler Zola en effigie ; la police intervint[118] ; les jeunes patriotes parcoururent les rues en poussant des cris et, tout de suite, une foule se joignit à eux, où dominaient les étrangers et les indigènes, pour acclamer l’armée, mais aussi pour se ruer sur les magasins et les bazars des juifs. Ces désordres se répétèrent quatre jours de suite. La gendarmerie à cheval laissait faire[119]. Les manifestants s’écartaient sur son passage, l’applaudissaient et se reformaient derrière elle pour donner la chasse aux juifs. Les boutiquiers chrétiens arborèrent des pancartes indicatrices : « Maison catholique. Pas de juifs dans la maison. — Nous sommes tous chrétiens et catholiques ! — Vive la France ! À bas les juifs[120] ! »

Les émeutiers ainsi renseignés n’assaillirent que les magasins de la concurrence. « Qui avait donné ce mot d’ordre ? Ah ! personne, si ce n’est le Christ lui-même, le Christ qui aime les Francs, et auquel il faudra bien revenir, puisque lui seul est le sauveur. La protection fut claire, palpable, évidente. Pas une maison française ou même étrangère, ni arabe, n’a souffert le moindre dégât, tandis que, à côté, au milieu de la sérénité parfaite des éléments français, on saccageait tout chez les juifs, et cela, très souvent, entre deux magasins non-juifs. Il n’y a pas eu une seule méprise[121]. »

Le général Varloud, qui commandait à Alger, était un vieux républicain. Le cœur lui levait quand ces misérables, se jetant à la tête de son cheval, criaient : « Vive l’armée[122] ! »

Le préfet (Granet), le gouverneur (Lépine), avertirent le maire (Guillemin) qu’ils lui retireraient la police s’il ne faisait pas respecter l’ordre. Le maire crut s’en tirer par des proclamations : « Vous avez été indignés des agissements infâmes de ceux qui essayent d’atteindre cette chose sacrée : l’honneur de l’armée française. L’émotion soudaine de la mère-patrie a vibré du premier coup dans vos cœurs. Mais ne faites pas dégénérer en désordres de la rue et en attaques contre les propriétés l’explosion de ces beaux sentiments. » Et encore : « Vous avez montré superbement votre furie française ; montrez maintenant que vous avez le calme et la force[123]. »

Les principaux meneurs, Pradelle, Lebailly, un tout jeune homme, Max Régis Milano, de famille italienne, naturalisé de la veille, continuèrent à montrer leur furie. Le 22 au soir, ils haranguèrent la foule (six mille personnes) qu’ils avaient convoquée dans un cirque. Régis proposa « d’arroser de sang juif l’arbre de la liberté ». L’avocat Langlois : « Les Juifs ont osé relever la tête ; il faut les écraser. » Morinaud, de Constantine : « Les ancêtres des juifs n’étaient pas dignes de cirer les babouches des Arabes[124]. » Ainsi grisée, la canaille, armée de nerfs de bœuf et de matraques, descendit vers l’un des quartiers juifs, celui de la Lyre. L’accès en était gardé par la troupe. Il fallut remettre l’opération au lendemain.

Le jour suivant, quand la bande des émeutiers monta vers la rue de la Lyre, troupe et police étaient ailleurs. Les juifs seuls faisaient le guet. Ils se défendirent à coups de bâton et à coups de pierre. Un des émeutiers, Cayrol, maçon, reçut un coup de couteau dont il mourut une heure après. Repoussé de ce côté, « le flot des manifestants envahit alors la rue Bab-Azoum » et la livra au pillage, comme une ville prise, ainsi que la rue Bab-el-Oued[125]. Le gouverneur Lépine étant arrivé sur les lieux, avec un détachement de zouaves, « la mêlée continua autour de lui[126] ». La police était exténuée ; plusieurs agents, frappés, blessés, étaient hors de service ; il fut lui-même atteint par un projectile « au milieu des hurlements d’une foule en délire[127] ». « Cinquante boutiques furent dévastées en un instant[128] » ; pas une boutique juive n’échappa. « Les pillards étaient encouragés par l’approbation de tous les véritables colons. Ces barbares modernes vont-ils ouvrir un nouveau chemin au christianisme, comme autrefois les hordes d’Attila[129] ? » Les destructions continuèrent toute la nuit, au milieu de feux de joie qui risquèrent d’embraser tout le quartier. Le lendemain, au retour des obsèques de Cayrol, « la foule assomma deux juifs, qui refusaient de céder leur place dans un omnibus[130] », et un troisième qui portait un pain[131]. L’un d’eux, lapidé, le crâne fracassé à coups de matraque, ne tarda pas à expirer. Le gouverneur, qui avait suivi les obsèques de Cayrol, n’assista pas à celles de Schebat Aaron. C’était un volontaire de 1870. — Mêmes scènes à Blidah, à Saint-Eugène, à la Maison-Carrée, à Bouffarick, à Mostaganem, à Mustapha[132]. — En quatre jours, 158 magasins furent saccagés de fond en comble, toutes les marchandises volées, jetées au vent ou dans la boue, brûlées au pétrole, avec les livres de comptabilité et les correspondances[133]. — Sur 513 individus arrêtés, pendant ces troubles, la justice compta 42 juifs, coupables de s’être défendus, 175 Français catholiques, 184 Arabes et 112 étrangers[134]. — L’incendie, parti d’Alger, s’étale bientôt sur le reste du département, gagne Constantine et Oran, Partout, la foule ensauvagée, encouragée, bâtonne les juifs, vole et détruit, envahit les synagogues, souille les vases sacrés et déchire les rouleaux de la Loi.

Le principal héros de ces scènes bestiales, le jeune Régis, fut porté en triomphe ; les belles Algériennes se disputèrent ses faveurs. Le « moine » de la Croix remercia « le Christ, qui a tout couvert de sa protection, sauf le traître ». — Le Christ avait dit : « Aimez-vous les uns les autres. » — Et Drumont exulta, ayant enfin trouvé des électeurs dignes de lui.

  1. Il ne fut démenti qu’au procès Zola par l’avocat général Van Cassel, qui donna lecture d’une lettre du général de Luxer à Billot : « Les juges, questionnés individuellement par moi, au sujet de cet incident, m’ont formellement déclaré n’avoir pas revu M. Esterhazy après la clôture des débats, ni dans la salle des séances, ni à l’extérieur de cette salle, soit dans la cour de l’hôtel, soit dans la rue. » (II, 213.)
  2. Il exhiba aux journalistes qui s’empressaient chez lui « une montagne de lettres, de cartes et de télégrammes ». (Écho de Paris, Matin du 14 janvier 1898.)
  3. Scellés Bertulus, n° 6.
  4. Rien qu’une carte de visite « avec ses bien sincères félicitations ».
  5. Scellés Bertulus. — Le brouillon est daté du 12 janvier. Il commence ainsi ; « Mon général, je venais de vous écrire pour vous exprimer, très mal, car je ne trouve pas de mots… etc… lorsque je reçois votre lettre… » — Bertulus raconte (Cass., I, 224) que ce brouillon, quand il le saisit dans la potiche d’Esterhazy, était déchiré. Il le fit recoller aussitôt par son greffier. « Pendant que M. André était occupé à ce travail matériel, Esterhazy, sans aucune interpellation de ma part, dit : « C’est la lettre que j’ai écrite au général de Boisdeffre. » Plus tard, Esterhazy refusa de nommer son correspondant : « Cette lettre est de moi ; c’est le projet d’une lettre que je destinais à un officier général que je ne crois pas devoir nommer. » (Cass., II, 234 ; Enq. Bertulus, 16 juillet 1898.
  6. Écho de Paris antidaté du 14 janvier 1898 : Matin du 13 ; Agence nationale du 12 ; Libre Parole du 14.
  7. Presse (antidatée) du 13 janvier 1898. — Esterhazy publia la lettre sans y avoir été autorisé par Pellieux. (Christian. Mémoire, 95.)
  8. Libre Parole du 12. L’article de Rochefort est intitulé : « Comptes à régler. »
  9. Cass., I, 206. Picquart. — La veille, un officier lui avait été envoyé pour l’inviter à se rendre à l’hôtel du gouvernement militaire. Picquart était absent. On décida alors de l’arrêter.
  10. Aurore du 14 janvier 1898.
  11. Clemenceau, Aurore du 15 janvier. (Iniquité, 133.)
  12. « Je n’ose le blâmer (Picquart), mais je constate la faute, etc. »
  13. Ce titre, d’ailleurs, est en contradiction avec l’article où Cornély protestait contre l’horrible facilité avec laquelle « certains de nos compatriotes traitent d’étrangers les gens qui ont le malheur de ne pas être de leur avis. L’argument étranger, c’est la flèche empoisonnée, la balle mâchée, l’arme lâche. C’est l’arme des nations entamées et des peuples qui s’en vont. » Cornély, plus d’une fois, et d’autres encore, furent (ou se crurent) obligés de ruser ainsi avec le public, d’envelopper de mensonge un grain de vérité. Michelet a écrit sur cette misère des serviteurs d’une juste cause, qui acceptent « d’être les bouffons de la peur », une page admirable qu’il faut relire. (Révolution, I, 40. Comment échappent les Libres Penseurs.)
  14. « Mercier dont l’intelligence semble bien médiocre ».
  15. « L’idée supérieure de discipline, qui est dans le sang de ces soldats, ne suffit-elle pas à infirmer leur pouvoir même d’équité ? »
  16. « O justice ! quelle affreuse désespérance serre le cœur ! »
  17. « Il ne s’agit pas de l’armée, mais il s’agit du sabre… Baiser dévotement la poignée du sabre, le dieu, non ! »
  18. « Situation prodigieuse… Spectacle infâme… Chose ignoble… Vérité effroyable… Souillure… etc. »
  19. « Le malheureux s’arrachait la chair… »
  20. « Le crime dont l’abomination grandit d’heure en heure… »
  21. « C’est un crime encore… c’est un crime… c’est un crime… c’est un crime enfin. »
  22. « C’est un crime que de s’être appuyé sur la presse immonde, que de s’être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment dans la défaite du droit et de la simple probité. »
  23. Anatole France : « Il fut un moment de la conscience humaine. » (Discours aux obsèques de Zola.)
  24. Le même jour (13 janvier 1898), Cassagnac écrivait dans l’Autorité : « Le verdict du conseil de guerre n’a rien réglé. Il y aurait, peut-être, intérêt pour tout le monde à sortir des ténèbres du huis clos et à comparaître au grand soleil. »
  25. Rennes. I, 174, Billot.
  26. Mémoire de Christian, 74, 75.
  27. « Les esprits étaient arrivés à un tel degré de surexcitation que les propos les plus incohérents et les raisonnements les plus odieux et les plus ridicules à la fois ont pu être tenus. » (Petite République du 14 janvier 1898.)
  28. Pelletan. Chapuis, Dujardin-Beaumetz, Chenavaz, Berteaux, Alexandre Bérard, Goblet, Mesureur, Ricard, Montaut, Sarrien, Bazille, etc.
  29. Je tiens ce récit d’un membre du cabinet Méline. — Billot, à Rennes (I, 175) dit qu’il « était moins disposé que jamais à accepter la lutte révolutionnaire proposée par Zola, mais que le Gouvernement en décida autrement. »
  30. Révolution, I, 17.
  31. Il dit à un collaborateur de Drumont : « Je ne lis que votre journal. » (Libre Parole du 10 janvier 1898.)
  32. Il voulut en lire des passages. Les députés protestèrent. Lavertujon : « Ne lisez pas cela à la tribune ! » Riotteau : « Ne faites pas à M. Zola l’honneur de la tribune. » De Mahy : « Ne portez pas ces horreurs à la tribune ! Notre mépris suffit ! »
  33. Cass., I, 39, Cavaignac : « Il y a eu un moment où je n’ai eu que la connaissance des faits qui se rattachaient aux aveux, et ils avaient fixé mon esprit. »
  34. Jaurès, Les Preuves, 38.
  35. Cass., I, 659, Dupuy ; « La question des aveux ne s’est jamais posée entre Lebrun-Renaud et nous (Casimir-Perier et Dupuy). » I, 293, Poincaré : « Il n’a rien dit à M. Dupuy au sujet des aveux. » I, 336, Barthou : « En ce qui concerne les aveux, je n’en ai jamais entendu parler à cette époque. » — Voir t. I, 535, et suiv.
  36. 183 voix contre 299.
  37. La première partie de l’ordre du jour, présenté par Marty et le colonel Guérin, fut votée par 294 voix contre 128 ; la deuxième partie, ajoutée par de Mun, réunit 239 voix contre 107 ; l’ensemble : 292 contre 115 sur 407 votants. Il y eut 137 abstentions. — « Les plus héroïques, des radicaux sont allés jusqu’à s’abstenir, c’est tout ce qu’il faut attendre d’eux pour la défense de la liberté. Lâcheté, folie, servilisme, dégradation morale, vénalité, hypocrisie, voilà ce dont est fait le vote de la Chambre. » (Gérault-Richard, Petite République du 15 janvier 1898.)
  38. Bien que le scrutin fût secret, on connaît les noms de la plupart de ces 80 sénateurs : Loubet, Magnin, Waldeck-Rousseau, Ranc, Fallières, Émile Deschanel, Freycinet, Berthelot, Roussel, Barbey, Labiche, Poirrier, Bérenger, Faye, Monis, Trarieux, Thévenet, Combes, Raynal, Le Play, Cazot, Chaumié, Clamageran, Denis, Antonin Dubost, Leydet, Morellet, Goujon, Dusolier, Ratier, Bonnefoy-Sibour, Mir, Pozzi, Barodet, Delpech, Couteaux, Desmons, Siegfried, Thézard, Isaac, Jacques Hébrard, Bizarelli, Jean Dupuy, Strauss, de Sal, Maxime Lecomte, Godin, Millaud, Tassin, Camparan, Demôle, Denoix, Cuvinot, Joseph Fabre, Develle. Guyot, Lourties, Silhol, Saint-Romme, Pradal, Monestier et deux membres de la droite, Buffet et Grivart.
  39. Mémoires de Scheurer.
  40. Mémoires de Scheurer.
  41. Mémoires de Scheurer.
  42. Il le dit à Scheurer et me l’a répété. Il l’indiqua dans l’Aurore : « Je reconnais que c’est une hasardeuse entreprise de se placer sous le coup des lois dans le dessein d’obtenir, au détriment de la liberté même, le redressement d’une illégalité supérieure. » (3 avril 1898.)
  43. Drumont, à propos de la lettre de Zola : « Ce qui est hors de doute, c’est l’existence du Syndicat ! » (Libre Parole du 14 janvier.)
  44. Mémoire, 117. Voir ce que dit Michelet (Révolution, I, 217) de ce « passage vraiment éloquent ».
  45. Libre Parole, Soir, Intransigeant, etc., du 19 janvier 1898.
  46. Georges Berry, Dupuytrem, René Gautier, de Lanjuinais.
  47. Agence nationale du 21 janvier 1898.
  48. Aurore du 18.
  49. Elle était ainsi conçue : « Les soussignés, protestant contre la violation des formes juridiques au procès de 1894, contre les iniquités qui ont entouré l’affaire Esterhazy, persistent à demander la Revision. » Les signatures furent recueillies par un groupe de jeunes écrivains, Gregh, Elie et Daniel Halévy, André Rivoire, Jacques Bizet, Marcel Proust, etc.
  50. Il y en eut une autre sous forme de pétition à la Chambre demandant : « le maintien des garanties légales des citoyens contre tout arbitraire… »
  51. Livre d’hommage des lettres françaises à Zola, 33 à 61.
  52. « La liste des intellectuels est faite d’une majorité de nigauds. » (Barrès, dans le Journal du 1er  février 1898.)
  53. « Si Hugo était là ! » disait Mme  Lockroy qui avait été sa belle-fille. (Ajalbert, dans les Droits de l’homme du 3 février.)
  54. Anatole France observa que c’était du mauvais français ; ce mot « voulant dire : qui appartient à l’intellect, ne peut s’appliquer qu’à une faculté de l’esprit » ; « on ne peut pas en faire une qualité des personnes ». — Le mot avait cependant été employé dans ce sens, dès 1879, par Maupassant.
  55. Christian Schefer, La Crise actuelle, 79 : « En flétrissant du nom d’intellectuels… »
  56. Barrès Journal, du 1er  février) les appelait les « demi-intellectuels ».
  57. Confession d’un universitaire à Clemenceau. (Aurore du 18 janvier 1898.)
  58. Rodin, Falguières, Henner, Puvis de Chavannes, etc.
  59. Brunetière, Après le Procès, 1, note I ; C. Schefer, 81.
  60. 19 janvier 1898.
  61. Siècle des 22 janvier et jours suivants.
  62. L’Orme du mail, le Mannequin d’osier, l’Anneau d’améthyste.
  63. L’Anneau d’améthyste, 151, 198, 261.
  64. Dans l’Écho de Paris.
  65. Siècle du 14 janvier 1898.
  66. Les Lettres d’un Innocent parurent dans le Siècle, 19 janvier 1898 et jours suivants.
  67. Ranc protesta, à nouveau, contre cette inepte précaution : « À qui ferez-vous croire, sordides tyranneaux du ministère des Colonies, que Dreyfus, dans les rares et courtes entrevues qu’il a eues avec sa femme, sous l’œil inquisitorial des geôliers, ait pu convenir avec elle de signes orthographiques de convention, d’un langage chiffré, la chose du monde la plus compliquée ! Geôlier, soit ! monsieur Lebon, mais non pas bourreau et tourmenteur de femmes ! » (Radical du 20 janvier 1898).
  68. Jaurès, Les Preuves, 53. — « Ces lettres sont admirables. Je ne connais pas de pages plus hautes, plus éloquentes. C’est le sublime dans la douleur, et, plus tard, elle resteront comme le monument impérissable, lorsque nos œuvres, à nous écrivains, auront peut-être sombré dans l’oubli. L’homme qui a écrit ces lettres ne peut être, un coupable. Lisez-les, monsieur Brisson, lisez-les un soir, avec les vôtres, au foyer domestique. Vous serez baigné de larmes. » (Zola, La Vérité en marche, 120.)
  69. C’est ainsi que les socialistes eux-mêmes résument la pensée des ouvriers : Clemenceau, L’Iniquité, 138 ; Jaurès, Les Preuves. 12 ; Lagardelle, Le Socialisme et l’Affaire Dreyfus, dans le Mouvement socialiste, n° 3.
  70. Scheurer, Trarieux et moi.
  71. Lanterne du 21 janvier 1898.
  72. 19 janvier 1898 (dans tous les journaux).
  73. C’est ce que répétera sans cesse Jaurès. (Les Preuves, L’Intérêt socialiste, 11 et suiv.)
  74. Jaurès, Les Preuves, 13.
  75. Ibid., 12.
  76. Aurore du 15 janvier 1898, lettre à Zola.
  77. Turot, Petite République du 15.
  78. Manifeste du parti ouvrier socialiste révolutionnaire.
  79. Lanterne du 22 janvier 1898.
  80. Turot, Guinaudeau.
  81. Ajalbert écrivit, le 23 janvier 1898, dans les Droits de l’Homme : « On ne pourrait pas demander des comptes aux généraux de qui dépend le sort de millions d’hommes. Allons donc ! La guillotine pour ces généraux ! »
  82. Il s’était présenté, en 1896, aux élections municipales comme « conservateur libéral ». Le 21 août 1897, il écrivait dans le Soleil : « Naguère, pour nos maîtres, l’Église était l’ennemie… »
  83. Aurore des 18 janvier, 3, 16, 18, 23 février, 4 mars 1898, etc.
  84. Victor Hugo, Les Châtiments.
  85. Trois hommes sont responsables de cette campagne : Marinoni, président du conseil d’administration du Petit Journal, et son principal collaborateur. Albert Ellissen, qui savaient que Dreyfus était innocent, et leur porte-paroles, Judet, ancien normalien, ami d’Henry et de Drumont, illuminé, haineux, fielleux, qui voyait partout des embûches et des complots.
  86. « L’accusation » d’athéisme fut portée contre Taine par l’évêque d’Orléans, Dupanloup, au moment de la publication de son Histoire de la littérature anglaise. (Avertissement aux pères de famille, 1863.)
  87. « Individualisée à cause de la nature de l’esprit humain. » (Notes philosophiques, dans la Revue de Paris du 15 juillet 1902.) — Ailleurs : « Dieu n’est cause de rien dans le monde. » (Correspondance, I, 352.) — Voir Littér. Angl., V, 293, 294, etc.
  88. Dessin de Caran d’Ache, dans le Figaro du 14 février 1898.
  89. Journal du 1er  février : Scènes et doctrines du nationalisme, 40. — Guinaudeau dans l’Aurore du 2 février) dit que Barrès était lui-même d’origine juive : « Son nom est un nom sémite de Lisbonne. »
  90. Clemenceau, Aurore du 17 janvier 1898.
  91. C’était le bruit public. Cependant, on variait sur le chiffre.
  92. Marie-Antoinette à Mercy, 3 février 1791, dans le recueil de Feuillet de Conches (I, 447).
  93. Mercier, Tableau de Paris, III, 49 : « Depuis dix ans, le beau monde ne va plus à la messe ; on n’y va que le dimanche, pour ne pas scandaliser les laquais, et les laquais savent que l’on n’y va que pour eux, » — « Presque tous les gens d’étude et de bel esprit, écrit d’Argenson, se déclarent contre la religion. » (Voir Taine, Ancien Régime, 376.)
  94. Histoire de France, VIII, 428.
  95. Ibid., X, 147.
  96. Les constitutions des Jésuites furent autorisées en 1540 : la Ligue éclata en 1585 ; la loi Falloux est de 1850 ; l’affaire Dreyfus éclate en 1894.
  97. Bachaumont, Mémoires, III, 253 ; La Fayette. Mémoires, III, 58 ; Chateaubriand, Mémoires, I, 246 ; Montlosier, Mémoires, I, 37 ; Mercier, IV, 142, etc. (apud Taine, Ancien Régime, 383.)
  98. Lea, Histoire de l’Inquisition, (trad. française de Salomon Reinach), II, 51.
  99. Épître 174 aux chanoines de Lyon.
  100. Speculi beatæ virginis, ch. i, ii, viii, ix.
  101. Somme Théologique, I, ii, Q, 81, art. 4 ; III, Q, 14, etc. — Voir Lea, III, 718 et suiv.
  102. L’extrême indulgence pour les péchés de la chair fut toujours l’un des ressorts de la politique des Jésuites. (Michelet, le Prêtre, la femme et la famille.) Renan, de même, dès 1869, signale le péril : « On s’emparait de l’esprit de la mère, on lui exposait le poids terrible que ferait peser sur elle devant Dieu l’éducation des enfants. Puis, on lui offrait un moyen fort commode pour échapper à cette responsabilité, c’était de les confier à la Société… La mère n’était peut-être pas fâchée de se voir débarrassée de soins austères. Tout le monde, de la sorte, était content ; la mère était, à la fois, tout entière à ses plaisirs et sûre de gagner le ciel, le révérend Père le garantissait. » (La part de la famille et de l’État dans l’Éducation, conférence du 19 avril 1869, dans la Réforme intellectuelle et morale, 333).
  103. 15 janvier 1898. — La démission de Dufeuille est du 15 décembre 1897.
  104. En 1870, hors de nobles exceptions (Charette, Cathelineau, Polignac, Coriolis, Cazenove de Pradines, d’autres encore que les amis de Gambetta entourèrent toujours d’un grand respect), la noblesse se prononça contre la lutte à outrance, poursuivit de calomnies et d’injures le Gouvernement de la Défense nationale.
  105. Il tenait souvent ce propos qui étonne d’abord, mais qui est très profond ; il me l’a tenu à moi-même, en février 1883.
  106. Geffroy, Gustave et la Cour de France, 1, 267, 281, 391, lettre de Mme  de Staël : « Mille morts sur un champ de bataille ne révoltent pas comme un supplice injuste. » ; Taine, Ancien Régime, 388, etc.
  107. Il y eut quelques exceptions. Je pourrais citer cinq ou six très grandes dames qui furent, selon la jolie expression de l’une d’elles, des « dreyfusistes douloureuses ».
  108. Discours de San Remo.
  109. Ernest Renault, Le Péril protestant, 26 : « Le patriotisme des protestants est des plus douteux. Ils ont toujours été tels qu’ils sont encore de nos jours : des révoltés et des antipatriotes. » 29 : « Les religions sont des races : or, le protestantisme est une importation allemande, antifrançaise ; les protestants s’appliquent toujours à faire à la France le plus de mal possible. » Le livre de Renault, lancé par toute la presse royaliste, fut enlevé, en peu de temps, à vingt éditions.
  110. Voir p. 54.
  111. Drumont, Libre Parole du 11 février 1898.
  112. Enquête sur la monarchie, lettre de Paul Bourget.
  113. Dépêches de l’Agence Havas. Mêmes récits dans la Libre Parole, l’Intransigeant et la Croix des 17. 18, 19 janvier 1898, etc.
  114. « Dès ce soir, MM. Reinach et Bernard Lazare sont nos otages. » (Déclaration de Guérin à un rédacteur du Figaro. 19 janvier.)
  115. Signé : Crémieux, Gambetta, Glais-Bizoin, Fourichon. Dès 1899, le Gouvernement impérial avait soumis au Conseil d’État un projet analogue.
  116. Population française d’origine : 318.187 ; population française juive : 50.703 (Chambre des Députés, séance du 19 février 1898, discours de Bourlier, député d’Alger.)
  117. Chambre des Députés, séance du 19 février 1898, discours de Jaurès.
  118. Chambre des Députés, séance du 19 février 1898, discours de Paul Samary ; Télégramme algérien du 26 janvier, article de Charles Marchal, vice-président du Conseil général.
  119. Temps du 19 février 1898.
  120. Croix du 28 janvier 1898 ; Gazette de France du 10 février, article de Roger Lambelin, conseiller municipal royaliste de Paris, qui félicite les antijuifs du réveil de la foi.
  121. Croix, du 28 janvier.
  122. Déclaration du général Varloud. (Radical du 21 avril 1902.)
  123. Proclamations des 21 et 22 janvier 1898.
  124. Dépêche algérienne du 24.
  125. Pèlerin du 6 février. — Mêmes récits dans les journaux d’Alger (Dépêche, Télégramme, etc.), dans l’Agence Havas, etc. Mais je préfère citer le récit des Assomptionnistes, identique et plus instructif.
  126. Pèlerin du 6 février 1898.
  127. Chambre des Députés, séance du 19 février 1898, discours de Lépine.
  128. Ibid.
  129. Pèlerin du 6 février.
  130. Libre Parole du 15 février, article de Max Régis intitulé : « Nécessité des troubles d’Alger. »
  131. Il s’appelait Zéraffa. (Dépêche Havas.)
  132. Dépêche algérienne du 1er  janvier. De même l’Antijuif, journal de Max Régis.
  133. Temps du 19 février.
  134. Chambre des Députés, séance du 19 février 1898, discours de Barthou, ministre de l’intérieur.