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Histoire de l’Affaire Dreyfus/T3/5

La bibliothèque libre.
Eugène Fasquelle, 1903
(Vol. 3 : La crise : Procès Esterhazy – Procès Zola, pp. 283–338).

CHAPITRE V

LA DÉCLARATION DE BULOW

I. La légende des aveux, 283. — Disparition du rapport de Du Paty sur son entrevue avec Dreyfus au Cherche-Midi, 284. — Lettre de Mme Dreyfus à Cavaignac, 286. — Fausse lettre de Gonse à Boisdeffre, 288. — Ajournement de l’interpellation de Cavaignac, 290. — Gonse « nourrit » le dossier des aveux, 291. — II. Billot refuse de se porter partie civile contre Zola, 292. — Les poursuites limitées à quinze lignes, 293. — Colère d’Esterhazy ; informations que lui transmet Oscar Wilde, 295. — Esterhazy refuse de demander sa mise à la retraite, 297. — Plan de campagne élaboré par Esterhazy, 298. — Pellieux le transmet à Boisdeffre qui l’adopte, 300. — III. La défense de Zola ; Labori et Albert Clemenceau, 301. — Les témoins de Zola, 302. — IV. Interpellation de Cavaignac, 303. — Succès de Méline, 305. — Discours de Jaurès, 307. — Le comte de Bernis : bagarre et rixes à la Chambre, 310. — V. Suite du discours de Jaurès, 311. — Les jeunes républicains, 313. — VI. Mot de Tolstoi sur le cas de conscience qui se pose devant la France, 314. — L’étranger et l’Affaire ; Bjœrnson ; Zakrewski, 315. — Discours du comte de Bulow au Reichstag allemand, 318. — Nouvelles démarches de Munster et de Tornielli, 320. — VII. Conflit entre Boisdeffre et Billot, 321. — Billot décide que les officiers, cités par Zola, se rendront à la cour d’assises, mais ne seront pas déliés du secret professionnel, 322. — Violent article de Drumont, 323. — VIII. Picquart devant le conseil d’enquête du Mont-Valérien, 323. — Déposition de Galliffet, 325. — Avis du conseil tendant à la mise en réforme de Picquart, 326. — IX. Vote de la commission de l’armée au sujet de ma lettre à Billot, 327. — Discours de Bourgeois et de Poincaré contre la Revision, 328. — Polémique de presse, 330. — X. Lettre que m’adresse Lemercier-Picard, 331. — Je refuse de le recevoir, 332. — Mon procès contre Rochefort, 333. — Manifeste de Drumont et de Guérin, 335. — XI. Maladie de Dreyfus ; nouvelles suppliques à Félix Faure, 336.

I

Le discours de Cavaignac, sur les aveux de Dreyfus, avait paru à beaucoup d’esprits indécis, qui ne se résignaient pas de gaîté de cœur à l’injustice, une réponse topique à la lettre de Zola. Si le traître lui-même a confessé son crime, toute cette fantasmagorie s’écroule.

La légende, depuis trois mois, courait les journaux[1]. L’anecdote devenait autrement sérieuse avec Cavaignac, ancien ministre de la Guerre, personnage grave, vertueux, incapable de mentir. Non seulement il affirmait la réalité des aveux, mais l’existence d’un témoignage écrit contemporain, évidemment d’un rapport de Lebrun-Renaud. Les journaux de l’État-Major précisaient que ce rapport avait été écrit « au lendemain même de la dégradation[2] ».

Cavaignac, à la tribune, s’était tenu dans le vague. Il n’avait point dit quel était ce document qui eût suffi à calmer l’agitation. Il convint, dans les couloirs, qu’il ne l’avait pas vu, mais il était « moralement sûr[3] » ; il laissa entendre qu’il s’agissait d’un rapport. En fait, il avait parlé seulement sur la foi de Boisdeffre et de Gonse, qui lui avaient dit ce qu’ils voulaient, sans qu’en son austère inconscience il leur en demandât davantage.

Le dossier des aveux ne comprenait encore que deux pièces : la déclaration qui avait été dictée, en octobre, à Lebrun-Renaud, et : une note de Gonse, sur une conversation qu’il avait eue, en décembre, avec Mercier.

Mercier, selon Gonse, « se souvenait parfaitement, sans, toutefois, pouvoir indiquer exactement les termes employés, que les paroles rapportées par le capitaine Lebrun-Renaud, le jour de la dégradation, constituaient des aveux ». Ces paroles lui avaient paru assez importantes pour mériter d’être immédiatement communiquées au Président de la République et au président du Conseil[4].

Comme on l’a vu, Lebrun-Renaud n’avait soufflé mot des prétendus aveux ni à Casimir-Perier, ni à Dupuy, ni à Mercier[5].

Billot ne demandait qu’à être trompé. La date récente de ces pièces expliquait que ni Gonse, ni Boisdeffre n’eussent objecté à Picquart les aveux de Dreyfus. D’autre part, quand Cavaignac avait parlé d’un document « contemporain », Billot avait laissé dire ; il y avait avantage à ce que cette erreur s’accréditât.

Les deux notes (par une autre habileté, mais révélatrice à elle seule de la fraude) ne faisaient aucune allusion à la visite de Du Paty à Dreyfus, au Cherche-Midi, le 31 décembre 1894[6]. — On se souvient que Du Paty, ce jour-là, au nom de Mercier, offrit à Dreyfus un traitement de faveur, s’il consentait à se reconnaître coupable d’amorçage. Précédemment, Boisdeffre, par Du Paty, lui avait fait savoir que Mercier le recevrait s’il voulait faire des aveux[7]. Et Dreyfus, après avoir décliné l’entretien avec le ministre, avait refusé également d’atténuer, par un mensonge, la faute qu’il n’avait pas commise. C’était cette conversation avec Du Paty qu’il avait racontée, dans une sorte de monologue haché, à Lebrun-Renaud. — Or, que l’incident soit divulgué, l’inanité de la légende des aveux apparaîtra aux yeux des hommes réfléchis (Gonse, Henry, leur croyaient cette logique et cette bonne foi), et rien ne reste qu’une preuve terrible du malaise de Mercier, même après la condamnation unanime, devenue définitive.

Il parut si important de faire le silence sur la visite de Du Paty à Dreyfus qu’on fit disparaître les témoignages écrits qui l’établissaient. C’étaient le rapport de Du Paty à Mercier, du soir même de sa visite ; la lettre de Dreyfus à Mercier, du lendemain de l’entrevue ; la lettre de Dreyfus où, de l’île du Diable, il rappelait à Du Paty ses promesses. Picquart n’avait rien su de ces documents. Le plus important, le rapport de Du Paty, Henry le détruisit.

Il ignorait que Dreyfus avait pris copie de sa lettre à Mercier et qu’il avait écrit à Demange pour lui raconter, le soir même, son entretien avec Du Paty[8].

Lucie Dreyfus fut très émue du discours de Cavaignac. Elle me raconta la visite de Du Paty à son mari, me montra une copie des lettres de Dreyfus à Demange et à Mercier. Tout s’éclairait. Aux preuves morales que Dreyfus n’avait pu s’accuser d’un crime dont il était innocent, s’ajoutait maintenant une preuve matérielle, l’explication simple, lumineuse, des propos mal compris ou mal rapportés par Lebrun-Renaud.

J’écrivis une lettre publique de Mme Dreyfus à Cavaignac, avec le récit complet de ces incidents[9].

Cavaignac, surpris, mais toujours confiant dans la parole des généraux, interrogea Boisdeffre et Gonse qui lui confirmèrent leurs précédentes confidences, mais ajoutèrent que le document « contemporain » était chez Billot. C’est ce que Cavaignac répondit sèchement à Mme Dreyfus[10]. « Ce témoignage écrit est entre les mains de M. le Ministre de la Guerre. » Mais quel témoignage ? Et de qui ? Il ne le dit pas.

Mme Dreyfus répliqua aussitôt[11] que Forzinetti, d’autres encore[12], tenaient de Lebrun-Renaud lui-même que son mari ne lui avait point fait d’aveu. » Ces témoins auront le courage de parler, d’affirmer la vérité. » Elle évoquait, ensuite, ces autres témoins, muets, mais éloquents entre tous, les lettres du condamné :

Demandez au Ministre des Colonies de vous montrer les lettres dont il ne m’envoie plus que des copies, me privant ainsi de la vue même de cette chère écriture.

Lisez ces lettres, Monsieur, vous n’y trouverez, dans l’affreuse agonie de ce supplice immérité, qu’un long cri de protestation, qu’une longue affirmation d’innocence, un invincible amour pour la France.

Vivant ou mort, mon infortuné mari, je vous le jure, sera réhabilité. Ni moi, ni mes amis, ni tous ces hommes que je connais seulement de nom, mais qui ont, eux aussi, le souci de la justice, ne désarmeront jusque-là.

Quand on manquait de preuves contre Dreyfus, rien de plus simple : on en forgeait. C’est ce que Boisdeffre appelait : « nourrir le dossier ».

Comme Mme Dreyfus avait révélé la visite de Du Paty à son mari, et comme il était à croire que Du Paty, s’il était interrogé par son cousin Cavaignac, en conviendrait, il n’y avait plus moyen de s’en taire. Et, comme il vaut toujours mieux aller au-devant du danger que l’attendre, Gonse lui-même invita Du Paty à rédiger, de mémoire, une note sur son dernier entretien avec Dreyfus, au Cherche-Midi. Son rapport, lui dit Henry, avait disparu des archives, sans qu’on sût comment[13].

Complaisamment, Du Paty écrivit la note, âpre et inexacte, qui fut datée audacieusement de septembre[14].

Si des esprits critiques s’étonnent qu’on ait attendu, pour convenir de la visite de Du Paty au Cherche-Midi, que Mme Dreyfus en ait parlé, on leur répondra par cette note de Du Paty, antérieure par sa date à la déclaration de Lebrun-Renaud en octobre. Encore mal instruits de l’affaire, ils ne suspecteront pas la supercherie. Pour Lebrun-Renaud, on le tient par son premier mensonge.

Ces précautions prises, Gonse fabriqua une lettre qu’il était censé avoir adressée, le 6 janvier 1895, à Boisdeffre, absent, ce jour-là, de Paris.

Il y rapportait qu’il avait mené lui-même Lebrun-Renaud à Mercier, que Mercier avait envoyé l’officier à Casimir Perier, pour lui relater les aveux de Dreyfus, et que ces aveux, « demi-aveux ou commencements d’aveux, mélanges de réticences et de mensonges », se résumaient ainsi : « On n’a pas livré de documents originaux, mais simplement des copies… Le ministre sait que je suis innocent. Il me l’a fait dire par le commandant Du Paty de Clam, dans la prison, il y a trois ou quatre jours[15]. Il sait que si j’ai livré des documents, ce sont des documents sans importance et que c’était pour en obtenir de plus sérieux des Allemands[16]. »

Gonse porta cette lettre à Billot, comme s’il venait de la retrouver, en donna connaissance ensuite à Cavaignac. Boisdeffre, après l’avoir reçue en son temps, la lui aurait rendue, « pour qu’il la gardât comme un souvenir et comme un témoignage des aveux[17] ». Ou bien, il en aurait conservé lui-même une copie[18]. — Boisdeffre et Gonse avaient négligé de se concerter sur ce point. — Cependant, la place de cette lettre, si elle n’avait pas été forgée après coup, aurait été au dossier de Dreyfus, Or, elle n’y avait pas été jointe. Gonse montra encore à Cavaignac la déclaration de Lebrun-Renaud.

Billot ni Cavaignac n’eurent la curiosité de demander pourquoi, munis d’un tel moyen de réduire Picquart au silence, les généraux n’en avaient pas usé. Ils ne s’étonnèrent pas davantage de la nouvelle rédaction des aveux, avec la mention de la visite de Du Paty.

Boisdeffre, comme Henry, n’aimait pas à produire ses preuves au grand jour. D’autre part, il n’osa pas dire à Cavaignac qu’il y avait avantage à les garder secrètes. Cet agité eût été homme à concevoir des soupçons. De plus, il voulait renverser le ministère.

Les journaux, amis ou hostiles, n’étaient pas moins gênants ; ils sommaient Billot de sortir la preuve que Cavaignac avait proclamée décisive.

Comme l’Allemagne était nommée dans la lettre de Gonse, Méline objecta, dans une note officieuse, que « des raisons analogues à celles qui avaient décidé le conseil de 1894 à ordonner le huis clos » rendaient cette publication impossible. D’ailleurs, « on paraîtrait mettre en doute l’autorité de la chose jugée ». Mais Cavaignac s’obstina d’autant plus ; le jour même où parut cette note embarrassée, il demanda à interpeller le Gouvernement, et tout de suite.

Les radicaux et les socialistes l’appuyèrent. Que les catholiques se joignissent à eux, le cabinet était en minorité. Cavaignac y comptait. À sa grande surprise, toute la Droite, avec de Mun, soutint au contraire Méline quand, repoussant la discussion immédiate, il posa la question de confiance. Elle applaudit l’apothéose que Méline fit de sa politique : « Nous avons assuré la paix et l’ordre à l’intérieur, grandi l’autorité de la France au dehors. » Même, elle lui passa un mot sévère sur les agitateurs de la rue : « Si l’on veut, sous une forme quelconque, restaurer comme une nouvelle campagne boulangiste, le Gouvernement ne s’y prêtera pas. »

Malgré ce concours de la Droite, qui parut suspect aux socialistes, Méline se vit refuser[19] le renvoi de l’interpellation de Cavaignac à un mois ; il obtint seulement[20] qu’elle serait inscrite après les autres interpellations, pour être discutée dans cinq jours.

Gonse profita de ce délai pour corser encore le dossier. Le capitaine Bernard déposa qu’il avait entendu Dreyfus parler à Lebrun-Renaud de « documents[21] » ; le capitaine Anthoine, que le capitaine d’Attel lui avait raconté avoir entendu Dreyfus dire à Lebrun-Renaud, avant la parade : « Pour ce que j’ai livré, cela n’en valait pas la peine ; si on m’avait laissé faire, j’aurais eu davantage en échange. » Le commandant de Mitry, à qui la leçon avait été mal faite, plaça les aveux après la dégradation[22]. Un peu plus tard, le colonel Guérin fut invité à consigner par écrit ses souvenirs sur la journée de la dégradation, notamment sa conversation avec Lebrun-Renaud et D’Attel[23].

Lebrun-Renaud, dans sa déclaration, n’avait point mentionné que d’Attel fût entré dans la chambre où il gardait Dreyfus ; il ne l’avait pas nommé. D’Attel, en effet, n’avait parlé des aveux que par ouï-dire. D’ailleurs, il n’était plus là pour rectifier. L’an passé, on l’avait trouvé mort, de la rupture d’un anévrisme, dans un wagon de chemin de fer[24].

On insinua, plus tard, que je l’avais fait assassiner.

II

Depuis la lettre de Zola, la peur, de nouveau, tenait

Billot et Boisdeffre. Ils avaient voulu le procès, pour ne pas paraître s’incliner devant la formidable accusation. L’étendue de leur faute se pouvait mesurer rien qu’à la joie, à l’insolente confiance des défenseurs de Dreyfus.

Ces chefs de l’armée, outre l’armée, avaient pour eux les pouvoirs publics, l’Église, la presse populaire, l’immense majorité de la nation. C’étaient eux qui hésitaient, reculaient.

On pensa d’abord à envoyer Zola en police correctionnelle, soit pour dénonciation calomnieuse, soit pour outrage au Président de la République. À la réflexion, cela parut trop honteux. Juridiquement, c’était impossible[25].

On imagina ensuite de traîner les choses en longueur par une instruction. Mais il n’y a pas d’instruction en matière de diffamation et d’outrage. Et l’enquête n’aurait servi que les desseins de Zola ; il y eût appelé cent témoins.

Boisdeffre demanda que le ministre de la Guerre, en tous cas, se portât partie civile, au procès, s’engageât avec les camarades. Billot consentit, s’adressa au bâtonnier de l’ordre des avocats. Ployer, qui accepta, sans regarder aux textes, séduit par l’éclat d’un tel rôle. Puis, après examen, il fut reconnu que c’était encore une sottise. Cependant Ployer resta, avec Tézenas[26], le conseil de l’État-Major.

Il fut décidé enfin[27] que Billot en personne porterait plainte, mais que la plainte viserait seulement les imputations de Zola contre le conseil de guerre. On avait découvert un article de loi qui ne permet d’offrir la preuve que des faits « articulés et qualifiés dans la citation[28] ». Ainsi, le procès sera restreint à la seule allégation, qui n’était pas démontrable en fait, que le conseil de guerre avait acquitté Esterhazy « par ordre » et « commis, à son tour, le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable ».

Cent fois, sans que la justice s’émeuve, les tribunaux militaires ont été accusés de juger par ordre. Le jour même où a paru la lettre de Zola, Cassagnac a écrit que le ministre de la Guerre avait enjoint aux juges de « lessiver » Esterhazy et que cette lessive était insuffisante[29]. L’accusation avait été familière aux « patriotes » d’aujourd’hui, Rochefort[30], Humbert[31]. Depuis Juvénal[32], c’est un thème à déclamation classique.

Cet étranglement du procès fut délibéré en Conseil des ministres, sous la présidence de Faure. La vague procédure, dont on s’était avisé, permet de soustraire au jury toutes les autres accusations de Zola, les plus fortes, contre Mercier, Billot, Boisdeffre, Gonse, Du Paty, Pellieux, Ravary, les bureaux de la Guerre et les experts[33]. Dès lors, quoi qu’il advienne, la Revision ne pourra pas sortir de l’instance. Le nom de Dreyfus n’y sera pas prononcé. Seul, Esterhazy sera sur la sellette.

L’assignation fut lancée le surlendemain (20 janvier). Mais, dès que les ministres eurent pris leur décision, le 18, Esterhazy en fut informé.

Il était déjà, ce jour-là, de fort méchante humeur, Pellieux, comme on l’a vu, avait publiquement confirmé à Esterhazy que les experts contestaient l’authenticité de la lettre « du Uhlan ». Mme de Boulancy avait aussitôt écrit à Pellieux : « Vous dites que cette lettre est fausse et vous ne nommez pas le faussaire[34] ! » Et, comme le général ne lui avait pas répondu, la laissant ainsi exposée à d’outrageants soupçons, elle venait de déposer, entre les mains du procureur de la République, une plainte contre le faussaire inconnu[35]. Esterhazy s’inquiétait fort de cette affaire. Maintenant, Billot le livrait à Zola, aux « dreyfusards », à leurs témoins !

Il avait d’autant plus sujet d’être effrayé qu’un journaliste anglais, Rowland Strong[36], l’avait mis en rapport avec un de ses compatriotes qui savait beaucoup de choses. C’était ce malheureux Oscar Wilde, penseur subtil et profond, qui avait été condamné à Londres pour sodomie[37], et qui, réfugié avec son complice à Paris, après avoir purgé sa condamnation, y traînait une existence misérable sous le nom de Melmott. Wilde avait gardé des relations avec un autre Anglais à qui Panizzardi avait fait quelques confidences. L’Italien lui avait notamment raconté la dernière visite d’Esterhazy à Schwarzkoppen. Wilde en informa Esterhazy[38], qui fut pris de peur à l’idée que Panizzardi avait bavardé avec d’autres, et que tant de cadavres mal enterrés sortiraient du tombeau. Panizzardi avait dit aussi que l’État-Major allemand possédait de nombreuses lettres d’Esterhazy, que lui-même en avait des photographies et qu’on pourrait peut-être les communiquer à un journal[39].

Wilde, convaincu qu’Esterhazy était un traître, s’intéressait d’autant plus à lui. Il s’amusait fort de la surprenante tragi-comédie que lui donnait le forban, et goûtait, en artiste, ses colères où éclatait tout l’Enfer. Pour cet Anglais, le plus raffiné et le plus perverti des hommes, le spectacle d’un espion passé héros national n’était pas dépourvu d’agrément.

Esterhazy, cachant à peine sa terreur sous d’éloquentes invectives, expliqua à ses amis anglais que « le procès intenté à Zola était une lourde faute[40] ». Il eût fallu mépriser cet insulteur, puisque l’absurde et déplorable Révolution a supprimé jusqu’à la Bastille. Dans un pays où il y a une tradition, une forte hiérarchie des chefs[41], Zola serait déjà dans une forteresse. Décidément, la France, en proie à l’anarchie, était tombée bien bas. Billot n’a-t-il pas refusé à Esterhazy jusqu’à l’autorisation de poursuivre Mathieu Dreyfus et le Figaro, de me provoquer en duel ainsi que Clemenceau[42] ?

Esterhazy ne tint pas seulement ces propos dans les restaurants de nuit et les bureaux de rédaction, mais il porta ses doléances à Pellieux[43] qui, maintenant, remplaçait Du Paty comme intermédiaire[44], et qui avait pris en affection l’homme qu’il avait sauvé. Le général le recevait chez lui, dans l’intimité, et sa femme cherchait à le réconcilier avec Mme Esterhazy[45]. Il était entré, depuis peu, en relations avec Tézenas[46], et tous les trois s’indignaient, prévoyaient des catastrophes.

Les capitulations successives de Billot n’avaient point rassuré Boisdeffre. Il se doutait bien que le ministre humilié ne l’en détestait pas moins et cherchait de sournoises revanches. Billot, au Sénat, quand certains républicains l’objurguaient, jouait l’homme qui se sacrifie à la solidarité militaire. Il répétait, en des termes plus soldatesques encore : « Nous sommes dans la boue, mais ce n’est pas moi qui l’ai faite. » Il avait écrit à une vieille amie de Félix Faure : « Il faudrait amener Mercier à avouer qu’il s’est trompé ; sinon, nous sommes tous obligés de le couvrir[47]. » Ailleurs, chez la veuve de Carnot, il convenait qu’Esterhazy était coupable[48] ; en tout cas, c’était un gredin ; et il eût voulu le « rendre à la vie civile[49] », « le chasser de l’armée[50] » Par malheur, Esterhazy ne pouvait pas être mis à la retraite d’office, parce qu’il n’avait pas encore trente ans de service, et il refusait de demander sa retraite anticipée, comme Billot l’y avait fait inviter par Boisdeffre[51], en lui promettant le maximum de la pension[52]. Cependant, Boisdeffre se sentait plus fort avec Billot qu’avec Cavaignac. Billot n’était pas dupe, mais marchait sous la menace. Cavaignac était dupe, mais, d’une probité puritaine en matière d’argent, il défiait tout chantage, et, d’une infatuation qui tournait à la folie, il n’en faisait qu’à sa tête.

L’intérêt de Boisdeffre était donc de garder Billot, mais en le harcelant tous les jours, en le faisant traquer, insulter par la presse. C’est à quoi il avait laissé employer Esterhazy par Henry. Les journaux « patriotes », alimentés par Esterhazy, le tenaient, depuis deux mois, pour le représentant autorisé de l’État-Major, attribuaient à Boisdeffre lui-même ses communications[53]. Esterhazy travaillait surtout avec les gens de la Libre Parole et de l’Intransigeant[54]. Il leur faisait raconter que Billot était endetté et, par ses dettes, à la merci du Syndicat.

À chacune de ces attaques, Boisdeffre arrachait quelque concession nouvelle à Billot.

Mais Esterhazy trouvait que le procédé finirait par s’user, que, le plus sûr pour lui, c’était de se débarrasser de Billot, et, par surcroît, de tout le ministère Méline, trop mou, pusillanime, incapable d’une résolution virile. Il se concerta à cet effet avec Pellieux et avec Tézenas, et leur dicta, pour être communiqué à Boisdeffre, un plan de campagne.

Il explique d’abord, en peu de mots, mais saisissants, que, dans les conditions où s’engage la bataille, elle est d’avance perdue : « Le général Billot promettra de venir à l’audience de la cour d’assises, mais il n’y viendra pas. » Et rien que « des témoignages hostiles » seront produits à la barre, « aucun témoignage favorable » (car il n’imaginait pas que Zola aurait l’audace de citer, lui-même, les chefs de l’État-Major). Dès lors, « l’avocat général sera obligé de laisser entendre aux jurés que, de la meilleure foi du monde, les juges du conseil de guerre ont pu se tromper ». Ce sera le procès non pas de Zola, mais « de Boisdeffre et du haut commandement », « et Zola sera acquitté, le procès Dreyfus revisé, le chef de l’État-Major et les tribunaux militaires convaincus d’antisémitisme, de passions religieuses, d’aveuglement, sinon de partialité, et déshonorés ». Au contraire, avec un autre ministère, « on pourra compléter l’assignation et présenter le procès sous son vrai jour, comme celui de l’or cosmopolite contre l’armée française, contre la France ! »

Ainsi Esterhazy ne voulait pas que les jurés fussent exposés à choisir seulement entre lui et Zola. Cela était trop chanceux. Il exigeait que l’armée, encore une fois, s’identifiât avec lui, afin que les jurés eussent à opter entre elle et un pamphlétaire. Dès l’origine, l’heureuse tactique de l’État-Major avait consisté à mettre en cause l’honneur de l’armée. On ne change pas de tactique au milieu du combat.

Vue très exacte des choses et que l’événement va confirmer.

Et l’admirable, c’est qu’il ne semblait nullement préoccupé de lui-même, soldat prêt à se faire tuer pour les chefs, mais seulement de Boisdeffre et de l’armée.

« Que faire, continua-t-il, pour empêcher un désastre ? Il eût fallu renverser le ministère avant qu’il ne saisît la cour d’assises. Pourtant, il n’est pas trop tard pour agir. Il faut le renverser demain, et tout entier, car il est tout entier complice. »

Et, comme il connaissait à merveille son terrain parlementaire, il indiqua l’opération : « L’union momentanée des radicaux et de la droite, sur le terrain patriotique, par l’entente entre M. Cavaignac et M. de Mun. »

Il termina par cette impérieuse flatterie, d’une belle sagacité :

Le général de Boisdeffre porte ombrage aux civils, et notamment au Président de la République. De là, la phrase

de Méline : « Nous assistons au réveil de l’esprit boulangiste. » cette phrase, en même temps qu’elle est très significative, est très dangereuse ; si la bourgeoisie venait à y ajouter foi, tout serait perdu.

Il faut que M. le général de Boisdeffre produise, en haut lieu, cette impression très nette qu’il agit par pur patriotisme et qu’il pousserait, à la rigueur, le désintéressement personnel jusqu’à donner sa démission pour parler plus librement, pour tout dire et tout démasquer.

Éviter de se placer sur le terrain, où veulent nous entraîner nos adversaires, d’une nouvelle lutte entre l’élément civil et l’élément militaire ; se maintenir sur le terrain de la lutte entre le sentiment patriotique et le syndicat cosmopolite[55].

Pellieux porta à Boisdeffre le plan du Napoléon des escrocs et Boisdeffre l’adopta.

III

Zola se préparait, à son procès. Deux anciens bâtonniers, pressentis par des amis communs, déclinèrent sa défense. Barboux, vieux républicain, esprit pénétrant et vigoureux, croyait à l’innocence de Dreyfus ; il m’avait offert de plaider pour moi contre Rochefort[56], heureux d’une occasion d’élever la voix dans cette grande lutte, de dire très haut son horreur de cette barbarie renaissante : l’antisémitisme ; mais il avait gardé, avec les passions libérales des bourgeois d’autrefois, leur souci de la correction et, très classique, académique, épris de modération, l’acte romantique et révolutionnaire de Zola l’effrayait. Du Buit, austère d’apparence, l’air profond, répondit : « J’accepte, mais à condition de plaider la folie[57]. »

Au contraire, parmi les jeunes avocats, Félix Decori et Labori souhaitaient d’être chargés d’une telle cause. Zola se rendit d’abord, mais sans le rencontrer, chez Decori, réputé pour sa force oratoire et sa connaissance des mobiles, le plus souvent extérieurs à l’affaire, qui émeuvent les jurés. Leblois l’engagea, le jour même, à faire choix de Labori qui donnerait un grand éclat au rôle de justicier, sur cette vaste scène des assises pareille à un théâtre populaire. Labori accepta aussitôt. Il fut décidé, un peu plus tard, qu’Albert Clemenceau, frère cadet de l’ancien député, se présenterait pour le gérant de l’Aurore, Perrenx, et que Clemenceau lui-même plaiderait pour le journal, bien qu’il ne fût pas avocat[58].

On constitua, ensuite, une manière de conseil de défense, dont je fis partie, avec Trarieux et Leblois, mais dont l’âme fut Mathieu Dreyfus. Il conservait un sang-froid imperturbable, à travers tant de péripéties, exactement renseigné sur toutes choses, fort politique, très ferme aussi, et, après avoir vécu si longtemps, comme un paria, loin des hommes, manieur d’hommes très habile, parce qu’il savait l’art de ménager les amours-propres, qui ne faisaient point défaut, et que, sans nulle vanité, n’ayant au cœur que l’amour de son frère et la passion de l’honneur, il ne se souciait point de paraître diriger la redoutable entreprise.

À l’assignation de Billot, Zola répliqua par une lettre simple, sans colère[59]. Il énuméra tout ce qu’il avait pu dire impunément (puisque Billot ne le relevait pas) : que Pellieux et Ravary avaient fait une enquête scélérate, que Mercier s’était rendu complice d’une des plus grandes iniquités du siècle, etc… « Vous voilà bien tranquille, n’est-ce-pas ?… Eh bien ! vous vous trompez, on vous a mal conseillé… » Il avait écrit à Félix Faure : « Quand on enferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion, que le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. » L’explosion, quand même, va se produire. « La liberté de la preuve, voilà la force où je m’attache. »

On apprit bientôt que Zola citait près de deux cents témoins[60]. C’étaient tous les chefs de l’État-Major et leurs collaborateurs : Mercier et Billot, Boisdeffre et Gonse, Du Paty et Henry, Lauth et Gribelin ; les sept juges qui avaient acquitté Esterhazy, et Esterhazy lui-même : Pellieux et Ravary ; Picquart et Leblois ; Lebrun-Renaud et Forzinetti ; Demange et Salles, les experts des deux procès ; Casimir-Perier ; les ministres de 1894 ; Lucie Dreyfus, Scheurer-Kestner et des hommes politiques de tous les partis, Ranc, Jaurès, Trarieux, Thévenet ; puis, le groupe des intellectuels, Duclaux, Grimaux, Séailles, Anatole France, et des savants, des archivistes, des professeurs à l’École des Chartes et au Collège de France pour faire l’expertise scientifique du bordereau : Paul Meyer, Giry, Havet, les deux frères Molinier, Héricourt ; des journalistes, Yves Guyot, Quillard, parmi lesquels se dissimulait un inconnu, l’italien Casella ; des diplomates étrangers, Polacco et Paulucci, secrétaires à l’ambassade d’Italie ; de Bülow-Schlatan et de Groeben, secrétaires de l’ambassade d’Allemagne ; Dumba, conseiller à l’ambassade d’Autriche ; les attachés militaires Frédérickz, Panizzardi, Schneider, Douglas, Dawson ; et l’ancien attaché allemand, Schwarzkoppen.

Il parut prudent de ne citer ni Mathieu Dreyfus, ni moi, qui passais pour le chef du Syndicat. On le répéta d’autant plus.

C’était la première fois que tant de témoins et de telle qualité étaient convoqués devant les assises. Les amis de Zola exultèrent : « Voici le crime lui-même à la barre. » Les adversaires de la Revision s’indignèrent d’une telle audace : « L’appel aux diplomates, aux officiers étrangers est d’un mauvais Français. »

La signification de Zola au parquet reprenait comme « faits connexes » à ceux que Billot avait retenus « et comme indivisibles d’avec eux » les autres articulations de sa lettre à Félix Faure. Zola est poursuivi pour avoir dit qu’« un conseil de guerre vient, par ordre, d’oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice ». Il a donc le droit de montrer que le traître, c’est Esterhazy, que Dreyfus est innocent.

IV

L’échéance fixée pour l’interpellation de Cavaignac approchait. Méline vit le danger : « l’union patriotique », comme disait Esterhazy, des radicaux et de la droite. La droite désirait le garder au pouvoir, à son service, mais à condition qu’il fit sa politique. Les radicaux l’accusaient « d’une double domesticité : à l’égard de la haute banque israélite, et du militarisme clérical[61] ». Mais, s’ils s’effrayaient de la mobilisation triomphale des moines et des prêtres, leur grossière démagogie frémissait encore plus à l’idée de contredire la foule qui voulait que Dreyfus fût coupable. Ils hurlaient, toujours plus fort, avec elle. Pelletan (ancien élève de l’École des Chartes) écrivait : « Je suis de ceux pour qui le crime de Dreyfus semble de moins en moins douteux[62]. » Avec Goblet, il s’en allait répétant que « le procès d’Esterhazy avait été la chose la plus imprudente du monde, puisqu’aucune charge sérieuse ne s’élevait contre lui, au sujet du bordereau. »

Quelque jugement sévère qu’on porte sur Méline, il en fit toujours beaucoup moins que les radicaux n’en exigèrent de lui.

Sûr de tomber, s’il fait entendre des paroles de sagesse, Méline l’était-il de tomber utilement ? Il se croyait nécessaire à la République, surtout dans cette crise. Lui renversé, son œuvre, lente, patiente, de deux années, s’en va avec lui. Ce petit homme mince, fluet, de santé chétive, de vie rangée, très simple de goûts, tenait âprement au pouvoir. L’idée d’une erreur judiciaire possible, il ne l’admettait pas, mais il ne la repoussait point davantage. Ce n’était point son affaire, mais celle des tribunaux. Il restait froidement, obstinément, Pilate. À s’en tenir à la vérité légale, il ne charge son âme d’aucun mensonge. Il serait bien sot de ne pas la proclamer une fois de plus, mais, cette fois, avec violence, en se mettant au diapason des furieux et des plus furieux de tous, de ceux qui jouaient la comédie de la colère.

Il laissa Cavaignac reprendre, d’un ton hargneux, son thème familier. Enfin renseigné, l’ancien ministre radical dit, qu’il n’y avait pas un seul, mais deux documents qui attestaient les aveux de Dreyfus : une lettre du général Gonse, du 6 janvier 1895 ; une déclaration, « signée plus tard », de Lebrun-Renaud.

« Pourquoi Méline, Billot, s’obstinent-ils à s’en taire si quelque cause inexplicable ne les retient pas ? » Il appartient à la Chambre de « briser les liens qui entravent l’action du Gouvernement ».

Méline, du premier mot, eut gain de cause. Cavaignac s’était gardé de donner la date, trop récente, de l’imposture qui avait été arrachée à Lebrun-Renaud. Méline, d’une équivoque frauduleuse, qui porta d’autant plus, précisa : « La déclaration du capitaine Lebrun-Renaud, recueillie le jour même de l’exécution du jugement de Dreyfus… » Puis : « Je reconnais, et tout le monde le sait, que cette déclaration existe. »

La Chambre n’en demandait pas davantage : donc, Dreyfus a avoué ; donc, le jour même de la dégradation, Lebrun-Renaud a recueilli ses aveux.

Et, comme beaucoup avaient trouvé faible et trop peu fier, l’argument diplomatique qu’il avait récemment invoqué pour ne rien publier, il en donna un autre qui témoignait chez lui d’une profonde connaissance de ces âmes apeurées devant le vrai trop dur à supporter : « Il n’est pas douteux que, si cette déclaration était lue à la tribune elle serait discutée, car tout est discuté dans cette affaire ! »

Toute la mentalité catholique est là : ne pas discuter, croire. L’esprit du mal, c’est l’esprit d’examen[63].

Trois cents républicains éclatèrent en applaudissements.

Il y avait, avec plus de sottise, plus de probité intellectuelle chez Cavaignac. Sil était sans critique, du moins essayait-il de fonder ses croyances sur les faits.

Maintenant, Méline se lance dans un réquisitoire contre les promoteurs de la Revision, et d’une telle virulence, avec des mots si acerbes, qu’amis et adversaires, il étonne tout le monde. On le savait déjà un autre homme que, longtemps, on l’avait cru, quand on l’appelait le « doux » Méline. Nul ne lui supposait tant d’âpreté. Il s’acharna contre Zola, reprenant, mais avec son autorité, les lieux communs de la presse : « On n’a pas le droit de vouer au mépris les chefs de l’armée. C’est par de pareils moyens qu’on prépare de nouvelles éditions de la Débâcle ! » Est-il, n’est-il pas sincère, quand il s’écrie : « Les experts, eux-mêmes, n’ont pas trouvé grâce devant Zola. » Et, tout en colère qu’il paraisse, il reste subtil : « Pourquoi nous ne poursuivons pas tout l’article ? Je ne suis pas embarrassé pour le dire : Parce que l’honneur de nos généraux d’armée n’a nul besoin d’être soumis à l’appréciation du jury, parce qu’il est au-dessus de tout soupçon ! » — Quoi ! deux catégories d’honneur dans l’armée : l’honneur insoupçonnable de Mercier et de Boisdeffre ; et l’honneur, sujet à caution, des moindres chefs, des juges militaires qui ont acquitté Esterhazy, de Luxer, de Bougon ! — « Et pourquoi nous ne poursuivons pas l’outrage aux juges de Dreyfus ? Parce que nous n’avons pas voulu permettre qu’on introduisît, indirectement, en dehors de la loi, un procès en revision ! » Dérision amère puisque Billot, en proclamant que Dreyfus a été justement condamné, a imposé l’acquittement d’Esterhazy dont la condamnation eût été la revision immédiate et pacifique ! Mais tous ces faux-fuyants, débités sur un ton d’extrême violence, ravirent la Chambre, et les applaudissements devinrent des acclamations sans fin, quand Méline fonça sur les socialistes, leur reprocha de causer, par leurs attaques contre l’armée, « une grande satisfaction à tous les ennemis de la France ». Une fois de plus, il déclara que le Gouvernement n’avait pas à connaître de l’Affaire, ce qui eût pu être exact si la justice avait été laissée libre. Et, volontiers, il céderait sa place à Cavaignac, il le remercierait même de la prendre, s’il le pouvait faire « sans inconvénient pour le pays ». Mais « ce que nous défendons, ce sont les intérêts permanents du pays, c’est notre puissance militaire, c’est le bon renom de la France devant l’Étranger » ; une telle tâche, on ne la déserte pas, « et nous resterons comme des soldats, à notre poste ».

Cette image militaire porta, au plus haut degré, l’enthousiasme. Sauf le petit groupe de l’extrême gauche, toute l’assemblée fut debout, applaudissant avec frénésie. Jamais Berryer, jamais Gambetta ne connurent pareille ovation.

Cavaignac essaya de se relever. Il dit, mais d’un ton où perçait un amer désappointement, que « le résultat moral qu’il avait poursuivi se trouvait atteint ». Dès lors, vaincu et vainqueur à la fois, il retirait son interpellation.

Aussitôt. Jaurès la reprit.

Une révolte bouillonnait en lui depuis trop longtemps. Trop longtemps, il avait contenu, retenu le cri de sa conscience, asservi son génie à la médiocrité des combinaisons électorales de son groupe. Précédemment, quand il répondit, pour la première fois, à Cavaignac, il s’était, pour complaire à ses amis, tenu dans des généralités philosophiques. Et, tout à l’heure encore, les politiques du parti l’avaient conjuré de prendre garde, de se ménager, de ne pas les engager. Ils voyaient, eux aussi, se dresser, non plus à l’horizon, mais tout près d’eux, un passé qu’ils avaient cru aboli et qui ressuscitait : l’État militaire et clérical. Cette alliance de la Croix et de l’Épée, si elle triomphe, c’en est fait non seulement des réformes laïques de la République, mais encore des conquêtes essentielles de la Révolution. Seulement, cette alliance se réclame du patriotisme, d’un patriotisme nouveau qui consiste exclusivement à croire que les conseils de guerre sont infaillibles. Voilà le ciment, la base même de cette formidable coalition. Évidemment, pour abattre un arbre, c’est au tronc, à la base qu’il le faut frapper. Quoi ! proclamer que Dreyfus est innocent ! donner raison à Scheurer, à Zola, me donner raison !

Mais Jaurès, enfin, éclata. Il dénonça d’abord la diversion de Méline contre les écrivains socialistes. Ceux qui préparent les futures débâcles, « ce ne sont pas ceux qui signalent à temps les fautes », mais ceux qui les commettent, « hier, les généraux de cour protégés par l’Empire ; aujourd’hui, les généraux des jésuitières protégés par la République ! »

Puis, quand le tumulte causé par ces paroles se fut apaisé, et sourd aux avertissements désespérés de Brisson qui lui enjoignait « de surveiller son langage », il prit Méline corps à corps et l’invita à regarder autour de lui. Sont-ce des socialistes « ceux qui ont entrepris, les premiers, la campagne contre les décisions des conseils de guerre ? » Sont-ce des socialistes encore, « ceux qui déchaînent dans les meetings et dans les rues, les haines de sectes et les passions religieuses » ? Ainsi, le gouvernement se trouve dans cette situation singulière qu’il ne peut plus prononcer une seule parole sans poignarder, sans flétrir une partie de ceux dont les suffrages le font vivre ». Or, pourquoi tout cela ? « Parce que la question qui est posée devant le pays ne peut pas être résolue par des incidents ou des polémiques de séance ».

Et alors, il fit, hautement, sa profession de foi, identique à celle de tous ceux qui, depuis des mois, criaient vers la justice : « Savez-vous ce dont nous soufrons ? ce dont nous mourons tous ? Je le dis sous ma responsabilité personnelle : Nous mourons tous, depuis que cette affaire est ouverte, des demi-mesures, des réticences, des équivoques, des mensonges, des lâchetés ! Oui, des équivoques, des mensonges, des lâchetés ! »

Il ne parlait plus, il tonnait, le visage empourpré, le bras tendu vers les ministres qui protestaient, vers la droite qui beuglait. Mais plus les clameurs devenaient furieuses, plus haut s’élevait sa voix, comme un grand cri d’oiseau de mer dans la tempête : « Il y a, d’abord, mensonge et lâcheté dans les poursuites incomplètes dirigées contre Zola. » (Brisson le rappelle à l’ordre.) « Le huis clos, tout au moins, a besoin de ce correctif nécessaire de la libre critique au dehors. » (Les clameurs redoublent) : « Mais, enfin, puisque vous portiez ce document au jury pour que le jury décidât, de quel droit avez-vous fait un choix entre les diverses parties de cet article ? »

Il y avait sur les bancs de l’extrême droite royaliste un certain comte de Bernis, député du Gard, qui avait la spécialité des interruptions grossières qu’il poussait d’une voix rauque et qu’il accompagnait d’une espèce de rire nerveux. Il profita d’un instant de silence relatif pour crier à Jaurès : « Vous êtes du Syndicat ? » Et, insistant : « Je dis que vous devez être du Syndicat, que vous êtes probablement l’avocat du Syndicat ! — Monsieur de Bernis, riposta Jaurès, vous êtes un misérable et un lâche ! »

Bernis, pour lancer son injure, s’était placé dans l’hémicycle, au pied de la tribune. D’un mouvement soudain, comme un flot, vingt socialistes furent sur lui, des hauteurs de l’extrême gauche, pendant que les députés royalistes accouraient à la rescousse. Des sénateurs venus pour assister à la séance, le vieux Buffet, sont bousculés, renversés. Les huissiers s’interposent, emmènent Bernis que Gérault-Richard a traité de gredin et souffleté. Mais Bernis s’échappe, escalade, d’un bond, la tribune, d’où Jaurès, ayant ramassé ses papiers, s’apprêtait à descendre, et, par derrière, le frappe d’un coup de poing[64]. Brisson, qui, depuis le début de l’ignoble bagarre, agitait en vain sa sonnette, lève la séance. Mais les rixes continuent. Les spectateurs des tribunes, après s’être fort divertis, s’injurient à leur tour et se gourment. Des socialistes, Pajot, Coutant, Chauvière, debout, devant le banc des ministres, les insultent. Des radicaux, Chapuis, Alphonse Humbert, me menacent de la parole et du geste.

La troupe entra, fit évacuer la salle.

Alors, pendant une heure encore, on échangea des coups et des injures dans les couloirs.

V

Cette Chambre était tombée en un tel discrédit que ce tumulte de mauvais lieu ne causa pas beaucoup plus de scandale que les récentes batteries entre anarchistes et antisémites au Vaux-Hall.

Elle eut honte d’elle-même. Le surlendemain[65], quand la discussion reprit, ce fut dans le plus grand calme.

Jaurès démentit, d’abord, qu’il eût traité, l’avant-veille, ses agresseurs de « bouchers ». Des journaux lui ont prêté ce propos. Les groupes de la boucherie s’en sont émus (tels, les corroyeurs d’Athènes). Il tenait à rassurer la corporation.

Son discours, d’une simple ordonnance, fut écouté « dans un silence passif[66] ». Il montra que toute la politique du Gouvernement tenait en trois petits mots, selon une heureuse formule de Lacroix[67] : Contre la preuve. Un dialogue s’engagea entre Méline et lui, mais où le ministre, aux questions précises de l’interpellateur, répondit seulement par le refus de répondre. « Pourquoi poursuivez-vous seulement les attaques contre les conseils de guerre ? Pourquoi laissez-vous l’honneur de l’armée à peine couvert par ce pauvre haillon de justice incomplète ? Les généraux sont-ils seuls juges de leurs actes ? — Ils relèvent du Gouvernement et de la loi. — Oui ou non, les juges du premier conseil de guerre ont-ils été saisis de pièces secrètes sans qu’elles aient été communiquées à l’accusé ? Cette question est la plus poignante de toutes. Oui ou non, a-t-on respecté ou violé les garanties légales qui sont le patrimoine commun que tous les citoyens doivent défendre, même au profit d’un juif ? — Je vous réponds que nous ne voulons pas discuter l’affaire à la tribune et que je ne veux pas servir vos calculs. — Pourquoi vous réfugiez-vous systématiquement dans le huis clos ? S’il est vrai que, sans un péril de guerre, sans un froissement mortel, nous ne puissions plus publier qu’un officier français a communiqué des renseignements à une puissance voisine, je demande à quoi servent tant de sacrifices, toutes ces combinaisons de prudence, ces négociations d’assurance dont on parle si souvent ? Mais ce n’est pas vrai, puisque, l’un après l’autre, tous ces documents si redoutables, le bordereau, la pièce secrète, la carte-télégramme, les rapports des experts sont divulgués, et par les accusateurs eux-mêmes, sans que la sécurité du pays soit menacée. De quoi donc avez-vous peur si ce n’est de convenir que l’État-Major lui-même a conçu des doutes sur la culpabilité de l’un ou sur l’innocence de l’autre ? — Le Gouvernement ne veut pas se substituer à la justice du pays. »

Et « cette mimique de sourd-muet[68] », Méline ne la porta même pas à la tribune. Ces courtes phrases dédaigneuses, il les dit de sa place, pour bien montrer sa résolution « de ne pas servir les calculs » des partisans de la Revision.

Jaurès avait pris la précaution de déclarer que, sur le fond même de l’affaire, il n’avait pas encore de certitude : « J’affirme sur l’honneur que, si je l’avais, je dirais tout haut toute ma pensée. » S’il presse ainsi Méline, c’est qu’il distingue entre la question de fait (Dreyfus est-il innocent ou coupable ?) et la question de droit : la loi bafouée et violée.

Mais Méline savait que l’aveu public de la communication de pièces secrètes entraînerait la nullité du procès ; en conséquence, il refusait le « oui » ou le « non » dont Jaurès se déclarait prêt à se contenter.

Dupuy, quelques jours auparavant, avait eu un long entretien avec Mercier. Celui-ci lui avoua l’emploi illégal des pièces secrètes. Dupuy s’en tut. Se taire n’est pas mentir. Je demandai à Barthou de m’entendre pendant une heure : « Vous serez édifié ; vous ne pourrez terminer cette affaire que par la clarté. » Il refusa. Trarieux fit la même tentative sans plus de succès.

Cela était nouveau dans l’histoire du parti républicain. Bon pour des vieux comme Scheurer de ne pouvoir plus dormir à la pensée d’un innocent au bagne. Les jeunes (les Deschanel, les Lavertujon, les Poincaré) s’en accommodèrent fort bien. Peut-être Gambetta a-t-il opposé trop tôt la politique des résultats à la politique des principes. Par résultat, ils entendirent leur avantage personnel. Et, trop tôt, ils étaient « arrivés », comme Jaurès le leur rappela un jour[69], « quand l’ouragan du Panama passa sur leurs aînés ». Ils s’étaient gardés alors de prendre part à la lutte, se tenant à égale distance des sycophantes et des accusés, « ne portant pas les coups, n’en recevant pas non plus », et se bornant à féliciter, « par de discrets sourires », les démolisseurs qui leur déblayaient le terrain. Maintenant qu’ils tenaient, les uns le pouvoir, les autres les avenues du pouvoir, ils n’entendaient pas y renoncer pour une chimère de justice. Il leur arrivait encore de parler, parfois, un langage républicain ; ce qui avait fait, jadis, la beauté de l’âme républicaine leur était étranger. Ils avaient posé ce principe que la politique doit être positive, égoïste, et que la générosité est une duperie.

Ils étaient trop intelligents pour ne pas donner raison à Jaurès contre Méline ; mais ils volèrent avec Méline contre Jaurès[70] ; puis, « dans les couloirs, là où l’âme parlementaire retrouve son élasticité et sa liberté », ils entourèrent Jaurès : « Quel dommage que cette affaire ait éclaté quelques mois avant les élections[71] ! »

Ils se pardonnaient à eux-mêmes leur lâcheté parce qu’ils avaient le courage de l’avouer.

Goblet, au nom des radicaux, ne trouva à dire que ceci : « Vous avez accordé le procès d’Esterhazy aux défenseurs de Dreyfus et le procès de Zola à la droite. »

VI

L’Europe, le monde, ne comprenaient plus rien à la France, la regardaient « avec stupeur et détresse[72] ».

Du premier jour, Tolstoï, questionné par un jeune écrivain, avait répondu : « Les grands malheurs ont, parfois, leur utilité ; il est très bon qu’un cas de conscience se pose pour la France[73] ». Cette conscience française, si lumineuse autrefois, comment s’est-elle obscurcie ?

D’autant plus, la lettre de Zola, traduite dans toutes les langues, avait excité l’enthousiasme. Pendant que la « presse immonde », ainsi qu’il l’avait qualifiée, déversait sur lui un flot ininterrompu d’injures et de sales outrages, et que les bandes de Guérin venaient, chaque soir, hurler à mort devant sa porte, des félicitations ardentes lui arrivèrent de tous les pays, par ballots, trente mille lettres et adresses, signées d’admirateurs pour la plupart inconnus, de femmes et de jeunes filles qui pleuraient sur Dreyfus, ne pensaient plus qu’à ce roman merveilleux. Il entassait, dans des caisses, ces témoignages si touchants, laissés sans réponse ; il y eût fallu des mois. « Combien je vous envie, lui écrivit Bjœrnson, combien j’aurais voulu être à votre place, pouvoir rendre à la patrie et à l’humanité un service comme celui que vous allez lui rendre ! »

La certitude de l’innocence de Dreyfus était universelle, sans distinction ni de classe ni de religion, hors chez les antisémites. Beaucoup de prêtres catholiques, même de moines, avertirent leurs frères de France qu’ils faisaient fausse route[74].

Une voix très haute s’éleva, en Russie, celle du grand jurisconsulte Zakrewski, sénateur de l’Empire. La condamnation irrémédiable qui sortira de cette crise, c’est celle « des mystérieux tribunaux d’inquisition, où retentit le cliquetis des sabres[75] ».

Pour l’État-Major russe, il fut édifié, dès que fut prononcé le nom d’Esterhazy qui avait vendu plusieurs fois des renseignements à l’un de ses agents secrets[76].

Ici encore, le mal vint de la presse, des journalistes intempérants, au ton trop doctoral ou haineux. Ce fameux bon sens français, cet esprit français, plus fameux encore, que sont-ils devenus ? Ce pays de Voltaire a donc chû dans la démence ou l’imbécillité finale ? Ces joies méchantes blessèrent cruellement. Les moins chauvins, les premiers apôtres de la Revision, s’irritèrent de ces dénigrements qui desservaient une juste cause et qui étaient injustes. Il y avait, sans doute, dans les prisons de Poméranie des victimes d’erreurs judiciaires. Qui, jamais, s’était levé pour les défendre ? Quand l’Angleterre se vengea sur Byng, à la façon de Carthage, parce qu’il avait été malheureux à la guerre, la même folie l’avait aveuglée, et Pitt n’avait pas été moins outragé que Scheurer.

Les rapports, naguère très cordiaux entre l’ambassade d’Allemagne et Hanotaux, s’étaient fort refroidis. Munster cachait à peine sa mésestime au jeune ministre. Le vieux gentilhomme n’était point sentimental, mais il avait le culte de l’honneur. L’attitude embarrassée d’Hanotaux trahissait son inquiète conscience. Il avait été élevé à une trop noble école pour ne pas se condamner lui-même. Il était aussi trop renseigné pour ne pas savoir que toutes les chancelleries étaient instruites des déclarations catégoriques de l’Allemagne et de l’Italie et qu’on le jugeait en conséquence. Comme il n’était pas vraisemblable qu’Hanotaux ne fût pas persuadé de l’absolue loyauté des deux ambassadeurs, il en résultait qu’il se rendait consciemment complice d’un crime.

Sa chute, dans l’estime du monde, lut aussi rapide que l’avait été sa fortune.

La même réprobation atteignait Félix Faure.

Il croyait se hausser au rang des rois par un crime d’État. Mais les rois sont des gentilshommes qui n’ont qu’une parole et qui n’admettent pas qu’on la mette en doute.

Un des secrétaires de l’ambassade d’Italie raconta à Zola les confidences finales de Schwarzkoppen à Panizzardi, précisa que le général de Schlieffen avait, à Berlin, dans ses archives, plus de cent lettres d’Esterhazy, beaucoup plus graves que le bordereau[77]. Zola tira de cette conversation un récit que le philosophe Nordau porta, de sa part, à Schwarzkoppen dont il avait été le médecin. Celui-ci écouta la lecture sans broncher, mais Nordau ne put obtenir qu’une affirmation formelle au sujet de Dreyfus : « Pour le reste (c’est-à-dire en ce qui concerne Esterhazy), tant qu’on m’ordonnera démo taire, je me tairai. » Nordau essaya, sans succès, de voir l’Empereur allemand.

S’il avait cédé à son tempérament impulsif, surtout s’il avait connu le bordereau annoté, le faux des faux, l’Empereur, peut-être, eût éclaté. Le vieux chancelier (le prince de Hohenlohe, le ministre des Affaires étrangères, Bulow, d’autres encore, lui firent sentir la gravité d’une manifestation personnelle, si la France, dans la fièvre des esprits, ne l’eût pas acceptée comme sincère[78]. Guillaume II se rendit à ces avis, mais exigea qu’une déclaration nouvelle, et, cette fois, officielle et publique, de son gouvernement, dégageât, avant l’ouverture du procès de Zola, la responsabilité de l’Allemagne.

Le ministre des Affaires étrangères fit en conséquence, devant la commission du budget du Reichstag, la réponse suivante à une question du député libéral Richter :

Vous comprendrez que je n’aborde ce sujet qu’avec de grandes précautions. Agir autrement pourrait être interprété comme une immixtion de notre part dans les affaires intérieures de la France, et nous avons constamment, et avec le plus grand soin, évité jusqu’à l’ombre d’une pareille immixtion. Je crois d’autant plus devoir observer une réserve complète à ce sujet qu’on peut s’attendre à ce que les procès ouverts en France jettent la lumière sur toute l’affaire

Je me bornerai donc à déclarer de la façon la plus formelle et la plus catégorique, qu’entre l’ex-capitaine Dreyfus, actuellement détenu à l’île du Diable, et n’importe quels agents allemands, il n’a jamais existé de relations ni de liaisons de quelque nature qu’elles soient.

Les noms de Walsin-Esterhazy et de Picquart, je les ai entendus, pour la première fois de mon existence, il y a six semaines.

(En effet, le chef de l’État-Major allemand n’entretenait pas les secrétaires d’État aux Affaires étrangères de ses histoires d’espionnage.)

Bulow ajouta que « la légende courante d’une lettre d’un agent mystérieux, qui aurait été trouvée dans un panier à papiers, ferait, peut-être, bonne figure dans les dessous d’un roman de portière[79] ; mais que, naturellement, elle était imaginaire et fausse de tous points. »

En d’autres termes, Schwarzkoppen n’a point reçu le bordereau qui a été porté intact au ministère français de la Guerre, après avoir été volé, dans son enveloppe, à l’ambassade d’Allemagne.

D’Ormescheville avait écrit, dans son acte d’accusation, que « Dreyfus pouvait se rendre en Alsace, en cachette, à peu près quand il le voulait, et que les autorités allemandes fermaient les yeux sur sa présence. » Bulow releva ce mensonge ; « Bien moins encore, dit-il, je n’ai entendu parler de facilités particulières qui auraient été accordées, de la part de l’Allemagne, à l’ex-capitaine. »

Il constata enfin que « l’affaire Dreyfus, si elle avait fait beaucoup de bruit, n’avait troublé en rien, à sa connaissance, les relations uniformément tranquilles entre l’Allemagne et la France ».

Cette déclaration catégorique fut télégraphiée aussitôt par les agences officielles, dans le monde entier.

C’était le jour même, 24 janvier, où Méline, devant la Chambre, avait, une fois de plus, repoussé la Revision, couvert Esterhazy.

Quelques jours après, l’empereur Guillaume se rendit chez l’ambassadeur de France, le marquis de Noailles, lui répéta les déclarations de Bulow ; Munster les communiqua verbalement à Hanotaux[80].

Le 1er février, le comte Bonin, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, fit à la Chambre des députés italiens une déclaration analogue[81].

Précédemment, Tornielli avait adressé à Hanotaux un second démenti au sujet de la prétendue lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen où Dreyfus était nommé (le faux d’Henry) ; il croyait savoir qu’il en avait été fait usage au cours des procédures contre Esterhazy ; il protestait à nouveau, d’un ton toujours amical, mais plus vif, où montait un peu d’irritation[82].

Et, encore une fois, Hanotaux, Méline, Félix Faure, firent semblant de ne pas entendre. Croient-ils, vraiment, comme le déclare Drumont[83], qui n’en croit rien, que Bulow, au nom de l’Empereur, a menti comme un laquais ? que les Italiens, eux aussi, ont menti ?

La France, intoxiquée de mensonges, n’en douta pas.

VII

Comment empêcher la justice ? C’était, depuis quatre ans, dans cette affaire, toute la pensée de l’État-Major. Depuis que le procès était annoncé, le gendre du ministre de la guerre, Wattine, substitut du procureur de la République, et Thévenet, l’un de ses officiers d’ordonnance, allaient fréquemment chez Tézenas et se concertaient avec lui[84]. Et Du Paty s’y rendait également, « pour garder le contact avec Esterhazy[85] », envoyé par Gonse qui rendait compte à Boisdeffre.

Zola avait cité, comme témoins, les chefs de l’État-Major et tous les officiers du bureau des renseignements, non seulement Picquart, mais tous les accusateurs de Dreyfus, ceux-ci pour être confondus par celui-là.

Cette perspective épouvanta Boisdeffre. Il déclara à Billot que le devoir du ministre de la Guerre, représentant de l’armée, était de se présenter seul à la barre ; tous les autres chefs, généraux et officiers subalternes, recevraient du ministre lui-même l’ordre de ne pas comparaître[86]. Il fit annoncer par Rochefort, pensant forcer la main à Billot, qu’il en était décidé ainsi : « Les officiers ont reçu une instruction formelle de l’autorité militaire de ne pas répondre à la citation[87]. »

21

Billot, non seulement, ne voulait pas être seul à comparaître, fût-ce à cheval comme les révisionnistes l’y invitaient[88], mais il était bien décidé à ne pas déposer du tout. La loi[89] donne au garde des Sceaux le droit d’autoriser l’audition des ministres ou de la refuser ; Billot s’entendit avec Méline pour que l’autorisation du garde des Sceaux lui fût refusée. Cela parut à Boisdeffre la marque certaine de ce qu’on appelle, en argot militaire, un « lâchage ». Billot chercha à lui expliquer que la loi, malheureusement, oblige les témoins, quels qu’ils soient, sauf les ministres, à déférer aux appels de la justice[90]. Tout ce qu’il peut faire, c’est de ne pas délier les officiers du secret professionnel. Ils se rendront à la « grotesque citation de Zola[91] », mais il leur sera loisible de rester muets.

Boisdeffre ne se résigna pas encore. Il fit marcher Drumont : « Que se passerait-il, en Allemagne, si un passionné d’immondices, un spécialiste d’œuvres lubriques », insultait les chefs de l’armée prussienne ? Mais Billot et tout le Gouvernement sont atteints de « démence imbécile ». Ce sont des « coquins ». S’ils avaient eu seulement une parcelle « d’énergie et d’honnêteté », ils eussent fait arrêter Mathieu Dreyfus et les meneurs du Syndicat. Or, ils jouent double jeu « comme ce Foulon qui, au mois de juillet 1789, faisait de fallacieuses promesses au peuple et envoyait, en même temps, des messages à l’Hôtel de Ville pour raconter qu’il se moquait de la naïveté de ceux qui l’écoutaient. Foulon fut pendu à un réverbère, et c’est le sort, peut-être, qui attend, dans l’avenir ceux qui, à force de canailleries, de fourberies et de trahisons, semblent prendre à tache d’exaspérer le Français[92]. »

Ces injures et ces menaces firent la joie des officiers. Méline et Billot réfléchirent qu’il était difficile de contenter Boisdeffre. Ils n’avaient consenti aux poursuites qu’à son impérieuse demande, tout en se rendant compte que c’était une faute. Maintenant, il leur en faisait grief et les faisait insulter.

Ainsi, chaque faiblesse, chaque capitulation du Gouvernement se retournait contre lui.

VIII

Le cas de Picquart était plus simple. Boisdeffre tenait ce principal témoin de Zola. Il va achever de le discréditer avant l’audience et lui offrir ensuite de s’y déshonorer.

Régulièrement, comme Picquart était, depuis un an, lieutenant-colonel au 4e régiment de tirailleurs[93] et ne comptait plus au ministère de la Guerre, ses juges naturels étaient à Tunis. C’étaient le général Lefèvre et des camarades qui l’estimaient. Boisdeffre et Billot se tirèrent d’embarras en le qualifiant faussement, sur l’ordre d’informer, « d’officier d’État-Major, détaché provisoirement au 4e tirailleurs[94] », ce qui le rendit justiciable du gouvernement de Paris. Ils purent ainsi le déférer à un conseil d’enquête qui était sûr, puisqu’il était présidé par le général de Saint-Germain, ami personnel de Mercier, et qu’il comprenait, avec le général Dumont et le commandant Audry, le colonel Boucher, ami intime de Boisdeffre qui le tutoyait[95], et ce capitaine Anthoine qui venait de faire, au sujet des prétendus aveux de Dreyfus, une déposition suspecte[96].

Cette fausse qualification de l’inculpé, l’incompétence qui en résultait du conseil d’enquête, rendaient nulle toute la procédure. Mais ce lointain lendemain, où Picquart pourra se pourvoir devant le Conseil d’État, importait peu à Boisdeffre. L’essentiel, c’était de frapper, d’intimider par un tel exemple quiconque, sous l’uniforme, aura souci de la vérité.

Le rapport du général Dumont[97] reprit toutes les vieilles accusations d’Henry. Picquart était accusé d’avoir communiqué à Leblois le dossier secret de Dreyfus et deux dossiers confidentiels, de lui avoir remis quatorze lettres de Gonse et d’avoir fait à Lauth des proposions fallacieuses.

Comme il existait deux dossiers relatifs aux pigeons-voyageurs, Gribelin et Henry remirent au conseil, au lieu de l’administratif que Picquart avait communiqué à Leblois, le secret qu’il ne lui avait jamais montré[98].

Picquart, dès que l’audience fut ouverte[99], s’aperçut de la fraude. Il demanda qu’on montrât à Leblois le dossier versé au débat ; Leblois déclara ne pas le reconnaître et fit, avec beaucoup de précision, la description de l’autre dossier. Il demanda ensuite qu’on fit décrire par Gribelin cet autre dossier ; l’archiviste en fit une description identique, tout en jurant que cette liasse n’était jamais sortie de son armoire[100].

Il eût détruit, de même, les autres accusations s’il avait pu obtenir la confrontation de Leblois avec Gribelin, Lauth et Henry. Mais le général de Saint-Germain allégua le règlement des conseils d’enquête qui prescrit, en effet, que les témoins seront entendus séparément.

Henry, Gribelin et Lauth répétèrent les dépositions qu’ils avaient déjà faites devant Pellieux et Ravary, avec de légères variantes et sans apparente acrimonie.

Gonse, au contraire, fut agressif. Il dit notamment que l’ancien chef du service des renseignements avait commis, en 1896, de graves indiscrétions et qu’au lieu de l’envoyer en Tunisie, il eût fallu le relever de ses fonctions[101].

Galliffet s’était offert à déposer en faveur de Picquart. Il le fit avec crânerie. Il dit qu’il l’avait eu sous ses ordres pendant cinq ans et l’avait fort apprécié : « S’il a commis une faute, je suis profondément convaincu qu’on ne peut l’attribuer qu’à une fausse conception de ses devoirs et de ses droits. Indigné des accusations dont il a été l’objet dans la presse et dans le rapport de Ravary, je n’ai pas hésité à lui écrire que j’étais tout disposé à me faire son défenseur devant le conseil d’enquête et qu’il me trouverait toujours prêt à lui serrer la main[102]. »

Enfin, Picquart répondit point par point à toutes les imputations qui étaient dirigées contre lui et il fit le récit des machinations dont il avait été victime. Il s’attacha surtout à établir sa pleine droiture militaire : « J’ai été mis sous la surveillance de la police, insulté grossièrement par les journaux ; je n’ai jamais voulu adresser la moindre plainte ; j’ai tenu à être correct jusqu’au bout ! » Il termina, avec une émotion contenue, par ces paroles : « Si l’on veut me mettre à la porte de l’armée, je m’inclinerai, fort de ma conscience. Le conseil appréciera si le lieutenant-colonel Picquart doit être chassé de l’armée alors que le commandant Esterhazy se promène encore aujourd’hui avec sa croix et son grade[103]. »

Le conseil, à la majorité de quatre voix contre une, prononça « qu’il y avait lieu de mettre Picquart en réforme pour faute grave contre la discipline ».

Selon l’usage, Picquart eut dû être mis aussitôt en liberté. Il fut reconduit dans sa casemate. Selon l’usage, encore, Billot eût dû statuer immédiatement ; il était libre d’accepter, de repousser, ou d’atténuer les propositions du conseil. Mais il s’en garda, espérant qu’à retarder la solution définitive, il déciderait Picquart à ruser avec la vérité, quand il comparaîtrait aux assises, et à acheter ainsi quelque indulgence.

IX

Les « patriotes » triompheront, à la nouvelle que le conseil d’enquête avait conclu à chasser Picquart de l’armée. « Le châtiment des syndicataires de la trahison commençait[104]. » Comme le secret avait été gardé soigneusement sur les charges alléguées contre Picquart[105], le public fut persuadé que l’accusateur d’Esterhazy s’était compromis dans des manœuvres louches, qu’il s’était vendu comme Zola et comme Scheurer.

Ainsi reluisait, d’un éclat tous les jours plus vif, l’honneur d’Esterhazy, et c’était un salutaire exemple que nul n’y pût porter atteinte impunément.

Les parlementaires, comme les officiers, travaillèrent à instituer solidement cet honneur devenu « d’utilité publique[106] ».

J’avais adressé à Billot, à la veille du procès d’Esterhazy, une protestation contre le huis clos. Comme j’avais signé cette lettre de mon titre de député et de ma qualité de membre de la commission de l’armée, le comte de Pontbriand proposa à la commission de me blâmer[107]. J’étais absent de la séance. Il eût été correct d ajourner le débat. La majorité préféra aller vite, adopta toutefois une autre rédaction, d’un député républicain, qui exprimait seulement le regret que j’eusse signé ma protestation comme je l’avais fait[108]. J’envoyai ma démission au président de la commission, l’académicien Mézières, en faisant observer que « je ne m’étais pas servi de mon titre pour recommander au ministre de la Guerre un ami ou un client, mais pour plaider la cause de la justice, cette dame voilée ».

Poincaré et Bourgeois prononcèrent, en province, deux grands discours[109].

L’ancien ministre radical dénonça « la campagne qui attristait tous les bons Français », renchérit sur « son ami Cavaignac » : « Le Gouvernement n’a pas montré la netteté d’attitude nécessaire… Il faut mettre l’armée en dehors, et au-dessus de toute discussion… » — Il eût pu aider à dissiper la douloureuse équivoque, créée par les protecteurs d’Esterhazy, exploitée par les ennemis de la République ; il l’accepte, au contraire, et l’entretient. — L’ancien ministre modéré (il avait été le collègue de Mercier en 1894) traita « d’agitation superficielle » cette grande crise morale ; ce n’était même pas une « crise de nerfs[110] ».

« Ainsi vont les chefs de parti, s’écria Clemenceau, suivant moutonnement les foules qu’ils prétendent conduire. Qui osera te dire la vérité sur toi-même, ô peuple souverain, plus adulé, plus caressé, plus mystifié que les monarques, tes prédécesseurs[111] ! »

Brisson, du moins, protesta, dans une réunion maçonnique, contre le déchaînement des passions religieuses ; mais il resta encore dans le vague des doctrines et des métaphores :

Ce qui rend la France incomparable entre toutes les nations, c’est qu’elle a dégagé la personne humaine de toute considération de naissance, de situation, de croyance. Continuons à représenter le droit de l’humanité. Le jour où la France ne sera plus cela, les peuples ne la reconnaîtront plus[112].

On s’étonne d’une hystérique qui, atteinte de cécité, voit un vide à la place occupée par un individu ou par un objet déterminés. Il faut s’étonner bien plus de ces grands personnages qui ne virent pas le crime, le complot contre la vérité, que les Russes eux-mêmes, (non pas seulement les Anglais, les Scandinaves, les Allemands), dénonçaient durement[113].

La République française, alliée à la Russie, s’autocratisait[114], devenait plus russe que la Russie.

Cécité mentale ou cécité morale ? C’est de la première que s’accusèrent, plus tard, les pires aveugles, mais leur confession est-elle complète ?

En vain, Ranc, Lacroix, objurguaient les radicaux ; Yves Guyot, Depasse, les libéraux. « Vous perdez votre raison d’être, écrivait Guyot aux modérés ; de quel droit, désormais, avec quelle autorité pourrez-vous imposer le respect de la loi aux anarchistes, à tous les partisans de la révolution sociale ? Les partis ne sont forts que par leur logique ; ils périssent par leurs inconséquences[115]. » En vain, j’évoquai le passé — La pièce secrète du procès Danton[116] ; — en vain Jaurès invoquait l’avenir ; en vain Boutroux, la philosophie, Duclaux, la science, multiplièrent les appels à la raison[117]. Rien ne servait de rien.

Plusieurs qui auraient dû parler, ou mieux, agir, Loubet, Fallières, Bérenger, Waldeck-Rousseau, Magnin, se réfugièrent derrière la fameuse excuse de Sieyès : « Qu’importe le tribut de mon verre de vin dans ce torrent de rogomme[118] ? » Quand la folie, d’elle-même, se sera épuisée, ils entreront en scène, avec leur influence intacte, qu’ils auront gardée pour la République. Alors, ils rétabliront l’ordre, la justice. Les combattants de la première heure auront reçu trop de coups, trop de blessures, amassé trop de haines pour pouvoir accomplir l’œuvre nécessaire. Eux, ils la feront. En effet, ils tenteront de la faire ; mais trop tard. Ils se sont condamnés eux-mêmes à une œuvre incomplète. La grande joie, ils ne la donneront pas à la conscience française. La grande tristesse, ils ne l’effaceront pas de l’histoire de la République.

X

Le tribunal avait fixé au 25 janvier mon procès contre Rochefort ; la police s’obstinait à ne pas trouver Lemercier-Picard. Comme je m’en plaignis à Bertulus, le juge sourit. Il avait lancé un mandat d’amener contre le faussaire ; le reste ne le concernait point. J’insinuai que l’État-Major, la police étaient d’accord pour ne point s’embarrasser d’un témoin gênant. Bertulus n’objecta rien : « Lemercier-Picard, me dit-il, viendra, un jour, vous trouver ; vous n’aurez qu’à me prévenir ; je l’arrêterai moi-même chez vous. » L’idée de tendre ce piège, même à ce faussaire, de livrer l’homme, entré, sans méfiance, sous mon toit, me répugna.

La prophétie de Bertulus se réalisa. Le 19 janvier, je reçus une lettre de Lemercier-Picard. Il me faisait sa confession : « Je ne suis pas l’auteur du faux (Otto) ; je n’ai été que l’instrument d’une machination scandaleuse. Lié par des engagements jusqu’au prononcé du jugement du premier conseil de guerre, je ne pouvais m’y soustraire, sans m’exposer aux rigueurs de ceux à qui je devais obéissance… Aussi fidèlement que possible, j’ai rempli mes engagements, tandis que j’attends encore que ceux pour lesquels je me suis exposé remplissent les leurs. » En conséquence, et « se souvenant qu’il était Israélite », il offrait de me documenter « sur le rôle qu’il avait joué, à l’instigation de Rochefort, d’Henry et de Du Paty. » Il a mis « en lieu sûr toutes les pièces utiles à sa justification ». Il me téléphonera le lendemain « pour connaître ma résolution[119] ».

L’homme était-il de bonne foi ? S’il est sincère, que ne se présente-t-il au cabinet de Bertulus pour y répondre à la plainte en faux que j’ai portée contre lui ? D’autre part, le soin que met la police à ne pas l’arrêter montre la peur qu’on a de lui.

Très perplexe, je consultai Mathieu Dreyfus, à notre conférence quotidienne. Il me déconseilla de m’aboucher avec l’individu, redoutant une manœuvre. Celles que j’avais déjà déjouées justifiaient ce soupçon. Quand l’agent d’Henry téléphona, mon secrétaire lui répondit que j’étais absent.

Quelques jours après[120], il écrivit une lettre analogue à Zola, lui demandant un rendez-vous, et se déclarant prêt à déposer devant la cour d’assises. Mais Zola, craignant, lui aussi, un piège, et sur le conseil de Labori, laissa la lettre sans réponse.

C’est l’évidence que Lemercier-Picard avait alors maille à partir avec Henry. On sut plus tard qu’il avait mené joyeuse vie, depuis le commencement de l’hiver jusqu’à l’acquittement d’Esterhazy, comme un homme qui vient de faire une bonne affaire ; puis, et précisément à cette époque, il avait disparu de son logis, laissant des dettes et après avoir mis en circulation de fausses traites[121]. Si Zola ne l’avait pas éconduit et si je l’avais reçu, il eût proposé de nous vendre, un à un, des papiers frelatés ou authentiques, mais, en même temps, il eût sollicité, en termes comminatoires, la surenchère de son complice.

Mon affaire devant la neuvième chambre tint deux audiences[122]. Après l’audition de mes témoins (Berr, à qui Lemercier-Picard avait remis la fausse pièce, et Ranc que j’avais avisé, le jour même, que le document était forgé), la cause était entendue. Rochefort, très nerveux, dut reconnaître qu’il avait remis cinq cents francs au faussaire qui l’avait berné.

Barboux, dans sa plaidoirie, fit surtout le procès de l’antisémitisme ; il rappela que j’avais toujours défendu la tolérance et, même contre mes amis politiques, la liberté des autres. Je n’en étais point récompensé. C’est ce qui donne leur prix aux luttes pour les idées.

L’avocat de Rochefort, Desplas, célébra le patriotisme de son client ; racontant la visite de Pauffin, il dit que « le ministère de la Guerre avait fait porter le drapeau français chez Rochefort, parce que, nulle part, il ne pouvait être mieux défendu que là. » Il fit aussi l’éloge du « brave commandant Esterhazy » et m’injuria tant qu’il put[123]. À plusieurs reprises, le public, très nombreux, manifesta. Le président Richard menaça de faire évacuer la salle. À la sortie, Rochefort fut acclamé et je fus hué. Des avocats en robe, des gens du monde, des étudiants catholiques criaient à tue-tête : « Mort aux juifs ! À bas les traîtres ! À bas Reinach[124] ! »

Comme il résultait à l’évidence du procès que Lemercier-Picard avait été l’instrument de plus gros personnages, Bertulus demanda des renseignements sur son compte au ministre de la Guerre et sembla vouloir pousser l’affaire. L’esprit d’investigation était ce que ces militaires redoutaient le plus. Billot se hâta d’écrire au juge « que Lemercier-Picard n’avait jamais été employé par ses services et que toutes les déclarations de cet individu étaient absolument fausses, ainsi qu’un officier de l’État-Major en avait déjà avisé, verbalement, le procureur de la République[125]. » Puis, le surlendemain, l’ancien agent reçut une lettre dont chaque ligne trahissait une vive inquiétude[126]. Son correspondant feignait d’avoir appris qu’il venait d’être convoqué chez Bertulus, ce qui était un mensonge grossier, puisque ce juge l’avait fait vainement chercher par la police. Il continuait en ces termes :

Il faut, à tout prix, vous soustraire à cet interrogatoire. Si muet que vous puissiez être, la moindre indiscrétion serait fatale. Imitez en cette circonstance l’attitude du principal intéressé. Je ne puis encore me prononcer sur votre réclamation. Dans tous les cas, trouvez-vous demain soir, à onze heures, villa Saïd (chez Rochefort). Je m’efforcerai de vous faire obtenir satisfaction.

Un mot encore : de votre silence dépend votre avenir.

La lettre était signée d’un H suivi d’un signe bizarre[127]. Elle n’est pas de l’écriture d’Henry, qui écrivait peu et, comme on sait, avait plus d’un scribe à ses gages.

Lemercier-Picard obtint, sans doute, quelque satisfaction. Mais il avait pris conscience de sa force.

La veille du procès de Zola, Drumont et Guérin affichèrent un placard menaçant[128] : « La population honnête et patriote de Paris fera elle-même sa police : elle prendra elle-même sa défense », si les juifs s’obstinent dans leur « infâme entreprise contre la patrie ». Audiffred, député de la Loire, président de l’Association républicaine, avait écrit précédemment que « l’intérêt de la République et des israélites commandait aux instigateurs de l’affaire Dreyfus de s’arrêter là[129] ». Cassagnac, qui savait Dreyfus innocent, écrivait : « Entre les juifs et nous, il y a la Patrie[130]. »

Certains juifs se laissèrent intimider, se firent tout petits[131]. Ils n’étaient pas tous de la lignée de Judas Macchabée. Beaucoup se rappelaient ces mélancoliques, si cruellement douloureuses paroles de Moïse Cohen de Tordésillas : « Ne vous laissez jamais emporter par votre zèle au point de proférer des mots blessants, car les chrétiens possèdent la force et pourront faire la vérité à coups de poing[132]. »

XI

À l’île du Diable, Dreyfus s’affaiblissait beaucoup : il écrivit à sa femme, au commencement de l’hiver, que « tout s’épuisait en lui », que « son cerveau s’affolait[133] ». Deux mois durant (novembre, décembre), aucune lettre des siens.

Le rapport de Deniel, en octobre, avait paru très inquiétant à Boisdeffre ; le bourreau relatait divers propos de Dreyfus, les uns d’un vaincu, les autres d’un penseur trop perspicace : « Je suis une victime expiatoire. — Si j’ai réclamé une pharmacie (qui lui fut refusée), c’est que je crois avoir le droit, à un moment choisi par moi, de mettre fin à une agonie qui se prolonge comme à plaisir. Je perds ma lucidité et je crains la folie… S’il y a des coupables, ils sont au ministère de la Guerre, qui m’a désigné comme victime pour cacher les infamies commises[134]. »

En décembre, il fut très malade. Il dit au docteur Debrieu : « Je suis à bout de forces. Je préfère mourir que de perdre la tête et de divaguer. Je m’en vais… Je vous demande le moyen de me soutenir pendant un mois encore. Si, alors, je ne reçois pas de nouvelles de ma famille, ce sera la fin… Du reste, je ne crains pas la mort… Soulagez-moi[135]… » Et encore : « Je ne tiens plus debout, je suis rendu[136]. »

Le docteur, en lui mettant un sinapisme au cœur, lui dit : « Ne vous laissez pas abattre, espérez. » Aussitôt, Deniel : « On ne s’occupe plus de votre affaire depuis trois ans ; vous êtes oublié. »

Et la brute entraîna le docteur, lui faisant des reproches.

Désespéré, Dreyfus adressa deux nouvelles suppliques au Président de la République, le 20 décembre et le 12 janvier, — le lendemain de l’acquittement d’Esterhazy[137].

Félix Faure les transmit à Billot, vers l’époque où Boisdeffre et Gonse corsaient le dossier des aveux, où Méline affirmait solennellement que Dreyfus avait avoué.

Dans l’intervalle, le 9 janvier, le prisonnier reçut les lettres que sa femme lui avait écrites en octobre et novembre : elle lui disait que « l’horizon s’éclaircissait », qu’elle « apercevait le terme de leurs souffrances ». « Si tu pouvais, comme moi, le rendre compte des progrès accomplis, du chemin que nous avons fait, comme tu te sentirais soulagé !… Cela me brise le cœur de ne pouvoir te raconter tout ce qui fait que j’ai tant d’espoir ! » Il la crut, bien que devenu sceptique aux douces paroles. Il sentait surtout, aux vexations plus fréquentes, à la surveillance plus rigoureuse, que quelque chose se passait. « Un souffle de terreur régnait autour de lui. » Il s’en rendait compte par l’attitude des gardiens[138].

Le 16 janvier, il écrivit encore à Félix Faure :

Je renouvelle mon appel suprême au chef de l’État, au ministre de la Guerre, si l’on ne veut pas qu’un innocent qui est au bout de ses forces, succombe sous un pareil supplice de toutes les heures, avec la pensée épouvantable de laisser derrière lui ses enfants déshonorés[139].

Les lettres de sa femme, comme on l’a vu, ne lui étaient plus transmises qu’en copie. Henry en supprimait maintenant tout ce qui eût pu réconforter le malheureux. Il laissait à peine subsister quelques formules qui, n’ayant rien de précis, semblaient banales. Des événements qui remplissaient le monde de son nom et d’une infinie pitié, Dreyfus ne savait rien.

Un jour, il entendit deux gardiens qui, derrière la palissade, causaient entre eux : « Ah ! si celui-ci n’est pas reconnu innocent, personne ne le sera ! »

L’hiver, puis le printemps se traînèrent lourdement ; il resta dans l’ignorance de tout. À l’été seulement, vers la fin de juillet, comme il était retombé malade, l’un des gardiens, dont le nom restera éternellement inconnu, comme celui du bon Samaritain, murmura : « Il y a un homme qui s’occupe de vous. »

  1. Récemment encore l’Éclair du 9, l’Écho de Paris du 12 janvier 1898 y étaient revenus. Bernard Lazare opposa un démenti formel à l’Éclair, déclara qu’il n’existait aucun rapport de Lebrun-Renaud. Il tenait le renseignement de Forzinetti qui avait interrogé son ancien camarade.
  2. Éclair du 9.
  3. Une de ses conversations (du 18 janvier 1898) fut rapportée le lendemain dans les Droits de l’homme, C’était le bruit public des couloirs.
  4. Cass., II, 132. La note est datée du 6 décembre 1897. Elle débute ainsi : « Le général Mercier, que j’ai vu ce matin, se souvient parfaitement… etc. » Elle est signée : « le général : A. Gonse. »
  5. V. t. I, 503 et suiv.
  6. Voir t. I, 481 et suiv.
  7. Note du colonel Boucher. (Rennes, III, 514, Du Paty.)
  8. Cass., III, 534, 536.
  9. 14 janvier 1898. — Mme Dreyfus donnait le texte complet de la lettre de Dreyfus à Mercier : « Cette lettre figure au dossier du ministère de la Guerre : vous deviez la connaître ; elle aurait dû vous empêcher de porter à la tribune de la Chambre l’assertion que vous y avez portée Et c’est le lendemain du jour où il écrivait cette lettre que mon mari aurait fait l’aveu que vous avez présenté à la Chambre, comme la preuve de la culpabilité d’un martyr, d’un innocent ! La démarche de M. Du Paty de Clam prouve que, jusqu’à la fin, le général Mercier a eu des doutes sur la culpabilité de l’homme qu’il n’avait pu faire condamner qu’en violant la loi et qu’en trompant les officiers du conseil de guerre. La lettre authentique de mon mari dément le propos qui lui a été prêté. »
  10. 15 janvier : « Je suis obligé de vous dire que vous vous trompez. Ce témoignage écrit… etc. — Cavaignac ne dit pas encore qu’il l’a vu.
  11. 16 janvier 1898.
  12. Notamment Clisson, l’auteur de l’article du Figaro. Questionné par un journaliste, il refit textuellement son récit : « Alors Dreyfus n’a pas fait d’aveux au capitaine Lebrun-Renaud ? — Je n’en sais rien : c’est possible, puisque des journaux bien informés le déclarent et que M. Cavaignac l’affirme, mais, certainement, il n’en a pas parlé devant moi. » (Siècle du 16 janvier.)
  13. Rennes, III, 513, Du Paty ; Cass., III, 180, Ballot-Baupré.
  14. Pièce no 252 du dossier secret. — Voir t. I, 621. — Du Paty dit que cette note lui fut demandée « dans un but dont il ne se souvient plus ». (Rennes, III, 513.) Si Du Paty avait été prié, en septembre 1897, d’écrire cette note, il s’en fût étonné ; Gonse, en effet, ne lui parla qu’en octobre (le 16) d’Esterhazy et de la campagne projetée de Scheurer ; en janvier 1898, au bruit des furieuses polémiques, la chose, au contraire, s’expliquait d’elle-même. De plus, si Gonse et Henry avaient sous les yeux cette note du 14 septembre quand, le 20 octobre, ils firent venir Lebrun-Renaud, ils lui auraient dicté une déclaration qui eût cadré avec ce récit. Lebrun-Renaud, au lieu de se taire sur la visite de Du Paty à Dreyfus, y eût fait allusion, comme il le fit plus tard.
  15. Le 20 octobre 1897, Lebrun-Renaud avait relaté ainsi le prétendu aveu de Dreyfus : « Je suis innocent : dans trois ans, mon innocence sera prouvée. Le ministre sait que si j’ai livré des documents sans importance, c’était pour en obtenir de sérieux des Allemands. » (t. II, 576.)
  16. Cass., II, 131. On a vu (t. I, 547, 629) qu’à la date du janvier 1895, ce n’étaient point les aveux de Dreyfus qui préoccupaient l’État-Major. C’était la lettre du chancelier allemand à Casimir-Perier. Mercier, par la suite, a bâti tout un roman patriotique sur cet incident. Comment Gonse, dans une lettre de ce jour, aurait-il négligé d’en dire un mot, un seul, à Boisdeffre ? À Picquart qu’il vit ce jour-là, pendant plusieurs heures, il ne parla pas d’autre chose, d’une agitation extrême. (Rennes, I, 383. Picquart) Il est difficile de voir une allusion à la crise diplomatique dans les derniers mots, calmes, indifférents de la lettre : « Je ne sais rien depuis ce matin. « D’ailleurs, Gonse lui-même ne l’a pas prétendu. Il ne dit pas un mot de Lebrun-Renaud à Picquart.
  17. Cass., I, 261 et Rennes, I, 520, Boisdeffre,
  18. Rennes, I, 351, Gonse.
  19. Par 248 voix contre 193.
  20. Par 282 voix contre 228.
  21. 19 janvier 1898. « J’ai entendu ces mots : « J’ai donné ou « J’ai livré des documents. » Mais je ne puis affirmer que les termes que j’emploie sont ceux qui ont été prononcés, saut pour le mot documents. » (Cass., II, 133, Bernard.)
  22. 20 janvier 1898. (Cass., II. 133. Anthoine, Mitry.)
  23. 14 février 1898.
  24. Voir t. I, 627 et suiv.
  25. Conseil des ministres du 15 janvier 1898, à l’Élysée. Dans l’après-midi, les ministres tinrent une courte réunion entre eux. Le procureur général (Bertrand) et le procureur de la République (Atthalin) conférèrent au Palais.
  26. Esterhazy, Dép. à Londres. 5 mai 1900 : « C’est mon avocat qui était conseil de L’État-Major, qui reçut de lui des honoraires, car il n’a rien reçu de moi. » Ployer démentit que Billot dût se porter partie civile par son organe. Note analogue, le même jour, du ministère de la Guerre. On avait, en effet, à cette date, renoncé à ce projet qui avait été précédemment annoncé par divers journaux Gaulois, Petit Journal, etc.).
  27. Conseil des Ministres du 18 janvier 1898.
  28. Article 52 de la loi du 29 juillet 1881.
  29. Autorité du 13 janvier 1898.
  30. « L’arrêt, naturellement, avait été rédigé d’avance. » (Aventures de ma vie, III, 141.) « Au conseil de guerre, les officiers transformés en juges condamnent ou acquittent, par ordre supérieur, sans tenir aucun compte de l’acte commis. Procédure monstrueuse. « (Intransigeant du 18 août 1897.) Etc.
  31. « La justice militaire ne mérite à aucun degré le titre de justice. (Éclair du 26 septembre 1897.) Dans le Père Duchêne, les officiers sont constamment traités d’assassins, de gredins, de bandits, (12 avril 1871, etc.).
  32. Satire XVI, Militiæ Commoda.
  33. Rennes, I, 174. Billot : « J’ai pensé que nous avions l’âme assez haute et que nous étions trop supérieurs à de si basses injures pour nous y arrêter. »
  34. Lettre du 13 janvier 1898.
  35. 17 janvier 1898.
  36. Cass., I, 599, Esterhazy ; 741, Strong ; 785, femme Gérard. — Strong fit de nombreuses démarches en faveur d’Esterhazy ; Léon Daudet lui dit : « Il se pourrait qu’Esterhazy ne fût ni un traître ni un bandit, mais il est certainement l’auteur du bordereau. » (I, 743.)
  37. Cass., I, 787, Gérard : « Mme Pays m’a raconté avec quelques détails les faits qui ont motivé cette condamnation. »
  38. Cass., I, 741, Strong. — Le témoin ne désigne Wilde que sous son pseudonyme ; il aurait honte d’avouer ses relations avec l’auteur de Dorian Grey et de l’admirable poème : La Ballade de la prison de Reading.
  39. Blacker fit le même récit au député Grandmaison, et lui proposa « de se charger de ces documents, s’il les pouvait obtenir, pour les communiquer à qui de droit. » (Cass., I, 735 ; Rennes, II, 267, Grandmaison.) Du Paty dit qu’Esterhazy « était parfaitement renseigné sur le camp adverse ». (Cass., II, 194.)
  40. Il l’écrivit aussi, le 28 janvier, à Christian qui était reparti pour Bordeaux.
  41. Voir p. 322 l’article de Drumont, dans la Libre Parole du 1er février 1898.
  42. Cass., I, 587, Esterhazy.
  43. Cass., I, 741, Strong.
  44. Esterhazy, Dép. à Londres, 5 mars 1900 ; Mémoire de Christian, 96, etc.
  45. Mémoire, 96.
  46. Esterhazy, Dép. à Londres et Cass., II, 176.
  47. Lettre à Mme P… (notes inédites de Monod.)
  48. Cass., I, 294, Poincaré.
  49. Ibid., I, 548, Billot.
  50. Ibid., II, 176, Pellieux.
  51. Ibid., I, 548, Billot.
  52. Ibid., II. 176, Pellieux.
  53. Cass., II, 185, Boisandré : « Le commandant Esterhazy a toujours été considéré par la presse comme le délégué de ses chefs ; la presse est humiliée de voir maintenant flétrir celui qui a été accrédité près d’elle. » (Conseil d’Enquête.)
  54. « Le commandant Biot, M. de Boisandré, de la Libre Parole, M. Charles Roger (Daniel Cloutier) de l’Intransigeant, ne pourront pas ne pas témoigner de ces faits. » (Dép. à Londres. 5 mars 1900.)
  55. Esterhazy garda deux copies de son plan : l’une de la main de Jeanmaire, secrétaire de Tézenas ; l’autre qu’il avait fait faire par Christian. Ce sont ces deux copies qui furent saisies par Bertulus. (Cass., I. 226 ; II, 236, scellé n°4, cote 9 ; Rennes, I, 343.)
  56. Il ne voulut jamais accepter d’honoraires.
  57. Ce propos fut colporté au Palais et reproduit dans l’Intransigeant du 1er février 1898.
  58. Il dut solliciter l’autorisation du président Delegorgue qui commença par contester qu’il y eût des précédents. (Aurore du 20 mai 1898.)
  59. 11 janvier 1898.
  60. Signification au parquet des 25 et 26 Janvier.
  61. Lanterne du 16 janvier 1898, article de Camille Pelletan.
  62. Même article.
  63. « Le libre examen est la peste qui corrompt tout, qui dissout la hiérarchie, qui empêche que le chef soit obéi… Tout le mal vient du libre examen. C’est le libre examen qui ôte aux peuples le bon Dieux et finit par les ruiner. » (Croix du 1er juillet 1902.)
  64. Bernis envoya le lendemain ses témoins à Jaurès. Pelletan et Grousset répondirent aux témoins de Bernis « qu’en frappant Jaurès à l’improviste, il s’était placé en dehors de tout droit à une réparation par les armes ».
  65. 24 janvier 1898. — La veille, un dimanche, le Gouvernement avait redouté des manifestations ; les casernes furent consignées, beaucoup de troupes déployées dans la rue. Rien ne vint.
  66. Procès Zola, I, 395, Jaurès : « Dans l’ensemble de la Chambre, silence passif. »
  67. Radical, du 24.
  68. Clemenceau, Aurore du 26 janvier 1898.
  69. Discours du 3 juillet 1897.
  70. L’ordre du jour de confiance fut voté par 360 voix contre 126. — Lanjuinais, au nom de la droite, remercia Méline d’avoir livré à la justice un des insulteurs de l’armée.
  71. Procès Zola, I, 395, Jaurès.
  72. Lettre de Bjœrnson à Zola, de Rome, le 15 janvier 1898.
  73. André Beaunier, Notes sur la Russie, 84.
  74. C’est ce que le P. du Lac a dit à Cornély, ce que m’a dit le P. Garnier.
  75. Zuriditcheskaya Gazeta, du 1er février 1898.
  76. Le fait a été affirmé, à plusieurs reprises, par le général de Rosen, attaché militaire de Russie à Berne. Je reviendrai sur les relations d’Esterhazy et d’Henry avec la Russie. (Voir p. 562.) — À Rome, Primerano, chef de l’État-Major général, quand il parlait d’Esterhazy, l’appelait ouvertement : questo birbone (ce brigand).
  77. La Vérité en marche. 155.
  78. Vers la même époque, la comtesse de Bulow écrivit à sa vieille amie, Mme de Meysenburg, l’auteur des Mémoires d’une idéaliste : « Alles was Zola gesagt hat ist wahr. » Tout ce que Zola a dit est exact. » (Notes inédites de Monod.)
  79. In einem hintertreppen Roman.
  80. 29 janvier 1898. — Rochefort écrivit que s’il sortait de cette visite quelque complication diplomatique, il ne donnerait pas cinquante centimes de la peau des syndiqués… La bande Reinach nous dit : « Prenez garde à vous ! » Nous ne saurions trop lui conseiller de prendre garde à elle. » Intransigeant du 31 janvier.) — Hanotaux n’osa pas démentir la visite qu’il avait reçue de Munster. Il fit publier dans l’Agence Havas du 29 janvier une prétendue dépêche de Berlin : « Les journaux allemands démentent que l’ambassadeur ait communiqué au ministre la déclaration de Bulow. » Aucun journal allemand n’avait parlé de cette communication ; aucun ne l’avait démentie. (Temps. Siècle, etc., du 31 janvier 1898.)
  81. Séance du 1er février 1898 : « D’ailleurs, je puis affirmer de la façon la plus explicite que ni notre attaché militaire, ni aucun agent ou représentant du Gouvernement italien n’ont eu, jamais, aucun rapport direct ou indirect avec Dreyfus. » (En réponse à une question du député Del Balzo.)
  82. Cass., I, 401, lettre (du 15 janvier 1898 de Tornielli à Hanotaux : « C’est pourquoi, dans le même but amical, je pense qu’il ne saurait être superflu que je déclare une fois de plus à Votre Excellence que le colonel Panizzardi n’a jamais eu ni directement, ni indirectement, ni de près, ni de loin, de rapports avec Alfred Dreyfus, dont il a appris l’existence uniquement par le procès que tout le monde connaît. » — Hanotaux dit lui-même qu’il avisa Billot et Méline (Cass., I, 644.
  83. Libre Parole du 28 janvier. — De même, Judet : « L’Allemagne prépare la guerre. » (Petit Journal.)
  84. Cass., I, 587, Esterhazy.
  85. Cass., I, 454, Du Paty. Il raconte que Gonse lui donna, un jour, pour Tézenas, une note « à faire passer dans la presse », mais qu’il la garda. Gonse convient qu’il envoya Du Paty chez Tézenas (Cass., II, 198 ; Rennes, II, 161) ; mais il n’a aucun souvenir de « l’article ». (II, 199.)
  86. Ce plan fut discuté dans tous les journaux. (Lanterne du 26 janvier 1898, Gaulois du 30, Libre Parole du 1er février, etc.)
  87. Intransigeant du 25 janvier.
  88. Aurore du 3 février 1898.
  89. Article 1er du décret de loi du 4 mai 1812.
  90. Pelletan, tout hostile qu’il fût à la Revision, protesta contre cette grève projetée des témoins militaires : « Ce serait un coup d’État militaire… Nous serions un pays conquis par sa propre armée. » Lanterne du 26 janvier 1898.
  91. « L’information annonçant que Billot exige que les officiers, atteints par la grotesque citation de Zola, comparaissent devant la cour d’assises, sauf à déclarer qu’ils n’ont pas le droit de parler, confirme ce que nous avons dit du double jeu que joue le ministre de la Guerre. » (Libre Parole du 1er février.)
  92. Libre Parole du 1er février 1898.
  93. Procès Zola, I, 369, Picquart.
  94. Cass., II, 129 : rapport de Boucher à Billot : lettre au gouverneur de Paris. — Cass., I, 207. Picquart : « Cette qualité n’existe pas, à ma connaissance : j’étais lieutenant-colonel au 4e tirailleurs et tout lien entre l’État-Major de l’armée et moi était également rompu. »
  95. Cass., I, 208, Picquart.
  96. Voir p. 291.
  97. Du 30 janvier 1898. (Cass., II, 149 et suiv.)
  98. Cass., I, 208, Picquart.
  99. 1er février 1898.
  100. Cass., I, 209, Picquart.
  101. Ibid., II, 155, 156, 157, etc. (Conseil d’Enquête.)
  102. Cass., II, 154, Galliffet. Galliffet avait conseillé à Picquart de réclamer sa comparution devant un conseil de guerre et lui avait proposé de présenter sa défense.
  103. Ibid., 161 à 168, Picquart.
  104. Intransigeant du 4 février 1898.
  105. Libre Parole du 2 et du 3.
  106. Anatole France, L’Anneau d’améthyste, 286 : « Des événements, qu’on commence à connaître et qui seront bientôt éclaircis, avaient intéressé l’État à l’honneur de Raoul. Il importait grandement que Raoul fût pur. Cet honneur étant d’utilité publique, chacun s’efforçait de l’instituer solidement. Les bons citoyens y travaillaient avec allégresse.
  107. 25 janvier 1898.
  108. Proposition d’Antonin Périer. — Voir p. 196.
  109. Le 30 Janvier 1898 : Bourgeois à Royat, Poincaré à Limoges.
  110. « Vous avez pu lire les mots qu’un de mes collègues de la Chambre a dits récemment au célèbre romancier italien d’Annunzio : « En rendant visite à la France, vous avez cru venir voir une jolie femme ; vous la trouvez dans une crise de nerfs. » Le trait, par bonheur, n’est pas tout à fait exact. Sous les agitations superficielles… etc. ».
  111. Aurore du 2 février. — Ranc, dans le Matin du 1er février. Guyot dans le Siècle, ne furent pas moins sévères.
  112. Discours prononcé le 31 janvier 1898, au Grand-Orient.
  113. Novosti du 7/19 janvier : « Tous ces embarras auraient pu être évités si le Gouvernement avait laissé aux tribunaux les complètes garanties d’une solution impartiale… Pour que la France revienne à une solution normale, il serait nécessaire d’en finir avec ce système d’illégalité qui n’a que trop duré, de lever tous ces mystères et de ne plus laisser l’ombre d’un doute sur l’impartialité de la justice. Par malheur, il est impossible d’atteindre ce résultat sans inquiéter quelques personnes qui s’abritent à l’ombre de l’honneur de l’armée. » — La grande majorité des journaux russes tient pour la Revision : la Gazette russe, la Gazette de Saint-Pétersbourg, du prince Outchtonzky, ami d’enfance du Tsar, très bien en cour ; le Fils de la Patrie, journal populiste : le Messager de l’Europe, la Revue Orientale, la Sibérie, même l’antisémite Novoié-Wremia (Nouveau Temps). Trois grands journaux seulement sont hostiles : le Sviet, la Gazette de Moscou et le Gradjanine antifrançais, du prince Mechtchersky.
  114. Clemenceau, l’Aurore du 29 janvier 1896.
  115. Siècle du 17 janvier 1898. (Appel aux républicains libéraux.) L’article, d’une éloquence forte et simple, commence ainsi : « Que faites-vous ? Que font vos associations dans cette redoutable affaire Dreyfus ? »
  116. Siècle du 5 février.
  117. Temps du 17 janvier,
  118. Sainte-Beuve, Causeries, V, 209.
  119. La lettre, datée du 18, était signée Picard.
  120. La lettre est datée du 29 janvier 1898 et signée Lemercier-Picard.
  121. Récit de la propriétaire de l’hôtel de Bruxelles où Lemercier-Picard logea, jusqu’en janvier 1898, sous le nom de Louis Vergnes ; sa maîtresse raconta que son ami avait une forte somme (5.000 francs) « qu’ils avaient mangée ensemble ». (Instr. Bertulus.)
  122. 25 janvier et 2 février 1898.
  123. « Il a littéralement, avec le scalpel d’or de son ironie, déchiqueté Yousouf. » (Libre Parole du 3 février.)
  124. Éclair, Petit Journal, Rappel, Gaulois, etc.
  125. Lettre du 3 février 1898.
  126. Lettre du 5 février : « Monsieur, j’apprends à l’instant que vous avez été convoqué par M. Bertulus pour lundi (le 7). »
  127. Cette lettre fut trouvée dans le portefeuille de Lemercier-Picard, après sa mort (voir p. 500). Le Temps du 4 mars 1898 en publia la deuxième phrase. Selon Séverine, qui vit cet étrange billet dans le cabinet de Bertulus, il serait signé H. R., des initiales de Rochefort. Celui-ci démentit que le billet, qui n’est pas de son écriture, fut de lui. L’Écho de Paris, la Libre Parole et L’Intransigeant dirent alors que la lettre était signée de mes initiales : J. R. D’après le Figaro, la signature était illisible ; seule, la lettre initiale H avait pu être déchiffrée. Le Journal des Débats dit nettement que la lettre initiale H figurait seule au bas du document. (7 mars.) L’Intransigeant reproduisit cette version, mais n’y insista pas, et il n’en fut plus question dans aucun journal. L’idée, d’ailleurs, ne vint alors à personne que ce pût être le paraphe d’Henry, dont il avait été si souvent question au procès Zola. — La lettre, qui m’a été communiquée, est d’une écriture mince, ronde, assez grande et, visiblement, contrefaite. Le signe qui suit l’initiale H ressemble au sigma grec, avec une longue boucle.
  128. Libre Parole du 6 février 1898.
  129. Lettre au Temps, 3 février.
  130. Autorité du 4.
  131. Le Gaulois publia une lettre dont le signataire, Fernand Ratisbonne, « réprouvait énergiquement la stérile campagne qui tend à jeter le discrédit sur l’armée dans laquelle il avait eu l’honneur de servir en 1870. » (22 janvier.) La Libre Parole répondit que « ces subterfuges avaient fait leur temps », et qu’elle refusait de croire au patriotisme « des juifs qui ruinent et pourrissent le pays ». (27 janvier.)
  132. Isidore Loeb, Polémistes juifs et chrétiens en France et en Espagne, dans la Revue des Études juives, t. XVIII.
  133. Lettres des 2 octobre et 25 décembre 1897.
  134. Rapport du 7 octobre 1897. (Rennes, I, 254.)
  135. 11 décembre 1897. Rapport de Deniel : Rennes, I, 254.)
  136. 17 décembre.
  137. Cass., III, 327.
  138. Cinq Années de ma vie, 291.
  139. Cass., III, 327.