Histoire de l’art/L’Art antique/Introduction à l’art grec

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INTRODUCTION À L’ART GREC (1923)


Je suis puni cruellement de l’empire presque absolu que l’art grec a longtemps exercé sur moi en constatant que les chapitres où je l’étudie dans ce livre sont les plus mauvais de mon ouvrage. Cependant, j’aime trop l’Histoire pour les effacer. Je l’aime comme on aime une femme. Elle me fait souffrir, douter d’elle et de moi-même. Je ne sais jamais si le visage que je lui vois aujourd’hui est son véritable visage, ou si c’était celui d’hier. Mais la suffisance et la lâcheté mêlées des historiens professionnels m’engagent à maintenir tous mes points de vue successifs, même contradictoires, au lieu de rechercher, comme eux, dans l’abstention inébranlable, ma sécurité. J’ai donc écrit sur l’art grec, le moins mystique qui soit, avec une passion mystique. Et par conséquent, par amour pour l’art grec, j’ai passé à côté de lui. Parler d’une œuvre équilibrée et mesurée sans équilibre ni mesure, c’est la trahir. C’est la couvrir de ridicule en voulant la faire aimer.

Cependant, j’avais lu L’Origine de la tragédie. Mais on lit les plus profonds même - et peut-être surtout - des livres, avec l’intention arrêtée de n’y rien apprendre. Avant trente ans, dans tous les cas, quand on croit tout savoir. Et si, dès ce moment, j’avais saisi l’intention grandiose de Nietzsche, qui est d’accorder, dans une minute immortelle d’oscillation de l’esprit, la faculté dionysienne de jour et de souffrir de l’emportement des instincts et la faculté apollinienne de les comprendre et de les maîtriser à la lumière de l’intelligence, les éléments essentiels du problème m’échappaient. L’habitude acquise et l’éducation sont si fortes que, voulant laver l’art grec de la vieille accusation de « sérénité » qui nous a, si longtemps, empêchés d’en épouser la vie ardente, je parvenais irrésistiblement, et malgré moi, à exagérer sa fadeur. Le poison de moralité pesait sur moi, comme il pèse sur presque tous les hommes pour obscurcir leur jugement sans purifier leur cœur. Je n’ai pas dit expressément, mais j’ai suggéré sans cesse que les Grecs furent d’autant plus grands qu’ils furent moins immoraux. Sans cesse, j’ai parlé d’effort et de lutte pour l’agrandissement de l’homme, invoqué le mythe d’Hercule pour symboliser le génie grec. Mais je n’ai pas dit ni voulu dire ce que conditionnait cet effort, contre quoi s’exerçait cette lutte, ni de quels abîmes d’horreur le mythe d’Hercule est sorti. L’art grec, pour moi, bon Européen d’avant-guerre, était même alors qu’on me démontrait, même alors que je savais le contraire, un absolu d’ordre esthétique en qui l’ordre moral se confondait à mon insu. Sa perfection me dérobait le vaste monde, son visage poignant, son incertain devenir. J’en voulais même au christianisme de l’avoir remplacé. Et je pressais anxieusement le fruit desséché du génie grec à son crépuscule pour en tirer un suc qu’il n’enferma jamais, - je veux dire ces réalités spirituelles neuves que, par haine du christianisme, je me refusais à admettre que le christianisme apportait.

Depuis, après tant d’autres, il est vrai, j’ai subi l’assaut du monde et l’infiltration du devenir. Si nous connaissions à peu près, il y a vingt ans, l’art égyptien, étions-nous prêts à assimiler sa spiritualité immense ? Ne fallait-il pas que la musique, la guerre, l’angoisse universelle vinssent nous y préparer ? A cette époque, d’ailleurs, nous ignorions la grande sculpture chinoise, et la marée de la grande sculpture indoue n’atteignait pas nos cœurs. Les fétiches nègres, les idoles aztèques, toutes les formes enfantines et formidables que nos instincts, dans leur plus limpide pureté revêtent, dès ‘qu’ils veulent se définir, nous semblaient à peine acceptables, horribles en général, comiques le plus souvent. L’effort de nous accepter dans l’histoire entière de l’homme et de retrouver à toutes ses pages un aspect de nous-mêmes parfois tout à fait essentiel nous est à tel point pénible que nous préférons presque toujours mourir spirituellement sur place plutôt que de l’accomplir. La splendeur symphonique de la plus vaste humanité n’apparaît qu’à ceux qui consentent à cet effort. C’est au génie grec, sans doute, que nous devons vingt siècles d’aspiration continue vers la réalisation d’un esprit européen qui a donné des fruits merveilleux mais croule à cette heure même. C’est de tout ce qui n’est pas le génie grec aussi bien que du génie grec que nous pouvons espérer la naissance d’un esprit qui ne sera peut-être plus exclusivement, ni peut-être même point du tout européen, mais acheminera l’homme, en un coin du monde, ou partout, vers une méthode nouvelle, et vivante, d’exploration, d’exploitation, de développement de ses moyens.

Je sais bien qu’un danger terrible surgit à cet instant précis. Le radeau, même disloqué, est malgré tout, entre l’abîme et nous, une barrière. Hors lui c’est la mer sans limites, pleine de monstres, et nul ne sait, en s’y jetant, s’il atteindra le rivage ou le vaisseau. Nous ne savons où peut nous entraîner cette séduction qu’exercent sur nous les civilisations étrangères à la nôtre. Nos goûts, nos modes peuvent tenir, et tiennent presque toujours à des besoins momentanés qu’il est redoutable de prendre pour des besoins profonds. Et ces besoins profonds eux-mêmes risquent, si nous nous penchons trop. sur eux, de nous attirer dans leur vertige jusqu’à l’oubli de ce que nous sommes, et la mort. Nous ne sommes pas des Chinois, ni des Indous, ni des Égyptiens, ni des Nègres, ni des Aztèques. A coup sûr, et c’est l’argument ou plutôt le sentiment qui, bien avant la Renaissance, du temps même de Phidias, - et parce que Phidias, dans le sens où il allait, ne pouvait être dépassé, - a créé l’académisme occidental. Le dégoût de cet académisme - ou, pour étendre à l’activité entière de l’esprit notre point de départ plastique, de la méthode occidentale routinière et découragée - doit-il nous jeter dans le péril contraire, nous mettre à la remorque de l’Afrique et de l’Orient, anéantir la force européenne ? Oui, si nous ignorons qu’il y a aussi et que nous risquons de nous y noyer d’un seul coup, un académisme égyptien, chinois, indou, aztèque, nègre. Non, si nous assimilons comme une nourriture l’apport spirituel que nous apportent aujourd’hui l’Afrique et l’Orient pour l’incorporer vraiment à la pensée occidentale. Et si cette pensée est avertie qu’elle ne fut elle-même, depuis deux ou trois mille ans, que pour avoir assimilé comme une nourriture l’apport spirituel offert aux marins de l’Égée et aux bergers du Pinde par les trois missionnaires symboliques qui venaient d’Asie, de Phénicie, d’Égypte, - Pélops, Cadmos et Danaos.

Quoi qu’il en soit, le fait est là, à coup sûr redoutable, mais impossible à nier, impossible à abolir. L’art grec n’a plus pour nous qu’une valeur relative très haute à coup sûr, et puissamment stimulatrice, et sa valeur absolue, pour l’homme d’aujourd’hui, décidé à jouir, à souffrir pleinement du monde, ne dépasse pas la valeur absolue de l’art égyptien, chinois ou indou. Cette idée, et cette idée seule, nous a permis d’en explorer les sources, comme l’idée seule que Jésus n’est pas un dieu nous a permis d’arracher aux légendes théologiques les origines du christianisme pour l’humaniser, et par là peut-être le grandir. Burckhardt, Nietzsche surtout ont projeté là-dessus quelques lumières décisives que H.-G. Wells a récemment utilisées [10] et que Charles Andler, dans son étude magistrale de l’évolution intellectuelle de Nietzsche [11] a orientées, je crois, définitivement. Sans compter !’explication des causes actuelles, qu’on peut étendre de la géologie à l’ethnologie et à l’Histoire et qui nous montre, par des exemples récents, que la civilisation grecque, en dépouillant sa force créatrice, n’a pas perdu ses qualités originelles de turbulence inquiète mais féconde, d’idéalisme sans frein, mais aussi sans continuité, d’illusionnisme incorrigible et, bien qu’insupportable, nécessaire, de nationalisme spirituel ruinant la cité cependant chérie pour vouloir et ne pas pouvoir stabiliser l’unité morale de la race, d’aspiration vers la justice qui proscrit l’homme juste et massacre l’innocent, de prétention à la sagesse qui condamne à une agitation perpétuelle l’indolence native d’un peuple incapable de se connaître, bien que poursuivant sans lassitude le fantôme de sa raison.

A tous les âges de a Grèce, de l’expédition contre Troie à l’aventure d’Alexandre, en passant par les luttes entre Sparte et ses voisines et les guerres de Péloponnèse et de Sicile, dans toutes ses cités éparses, il est facile de retrouver cet esprit de guerre et de chicane qui donne à son histoire, revêtue de tant de splendeur par la fiction plastique et poétique, un caractère effroyable de férocité. Les horreurs de Byzance, l’orgie sadique de mutilation, de jeux sanglants, de poison et de luxure, ne sont que la forme sophistique et théologique, où a louche Asie domine, d’un état d’âme propre à une race dont les désirs troublés par l’histrion, le joaillier et le peintre, ont cessé d’être héroïsés par l’athlète, le poète et le sculpteur. La volupté du carnage - et du carnage lâche, la femme et l’enfant qu’on vole, ou brûle, ou mutile avec des ares et des râles de cruauté, le prisonnier qui n’a plus ses armes et qu’on éventre ou qu’on égorge - caractérise toutes les expéditions du pirate de l’Égée qui pille a côte d’Asie pour peupler les harems des chefs de Crète ou de Mycènes et de l’hoplite cuirassé qui incendie, rase ou rançonne les colonies éparses de l’Ionie à a Grande Grèce et de Chypre à l’Hellespont pour le compte de sa cité. Des populations entières sont livrées aux égorgeurs. Une duplicité atroce préside aux relations entre les villes rivales, dont le trafic est l’unique ressource, a trahison et le massacre le meilleur outil de combat. La grandeur, qui parfois s’impose aux jours de péril, est bafouée ou méconnue quand le péril est passé Dracon, Clisthène, Miltiade, les deux Cimon, Thémistocle, Aristide, Alcibiade, Timothée, Thrasybule sont exilés tour à tour.

Démétrios est condamné à mort. Éphialte est égorgé, Nicias aussi, ou forcé au suicide. Phocion, Philopoemen empoisonnés. Démosthène jeté aux fers. Cette rage de meurtre et de persécution s’exerce aussi bien sur les poètes ou les artistes que sur les hommes d’État. Hésiode est assassiné. L’exil frappe Alcée comme Théognis, Xénophon comme Hérodote. Phidias luimême est proscrit, comme Thucydide et peut-être Eschyle. Socrate doit boire a ciguë. Anaxagore, Platon, Lysias fuient Athènes, pour n’en être pas exilés. Aristote aussi, pour n y être pas mis à mort. Euripide, dit-on, est déchiré par des mégères. Pas un authentique héros, peut-être, puisqu’il faut flatter a canaille pour être admis, par l’Histoire qu’elle imagine, dans la famille des héros. _Race de marchands, de pillards, de comédiens, de rhéteurs, d’esclaves, de proxénètes, de politiciens. La tragédie de Troie et des Atrides n’est peut-être qu’un résumé symbolique des passions sans contrainte qui caractérisent ses mœurs. Elle avoue, par les dieux qu’elle crée, ses impulsions épouvantables. Ce ne sont pas, comme les dieux indous, des fatalités élémentaires, des entités d’instinct irrésistibles comme a naissance ou a mort, les marées, les saisons, le mouvement des astres. Ce sont des entités psychologiques, des monstres parfaitement conscients, faits à l’image et à a mesure de l’homme. Zeus et Arès, Athéna et Aphrodite, Hermès et Héra, quelquefois admirables - dès qu’il s’agit d’assouvir leur passion - de courage et d’autorité, sont des crapules authentiques, tour à tour fourbes et cruels, menteurs, vindicatifs, paillards, sadiques, -souvent stupides par surcroît. Je n’y vois pas d’inconvénient, puisque ce sont des hommes. Mais alors, comment ont-ils pu si longtemps passer pour des dieux.

C’est que, tels qu’ils sont, ils poussent, dans a fureur ou a vaillance ou a cruauté ou a dissimulation, fleur impulsion jusqu’au bout d’elle-même, jusqu’à la plus intransigeante et définitive perfection. Si le génie grec, à tout prendre, n’est qu’un relatif humain, c’est un absolu hellénique et momentanément européen, dont le christianisme n’a fait que dégager précisément l’idée de perfection pour la pousser tout entière, d’un bloc, dans un sens unilatéral, et bâtir sur cette illusion un système trop rigide, mais aussi logique qu’il se peut. Le saint hérite du héros, voilà tout, et, dans tous les domaines, moral, esthétique, social, simultanément ou tour à tour, c’est l’un ou l’autre qui règne pour imposer à l’homme une idée force unique qui abouta ici à l’ascétisme, là au puritanisme, ailleurs à l’académisme, un autre jour au communisme. Je n’en méconnais pas les bienfaits historiques. Mais il est d’autres idées forces aussi bienfaisantes, que l’étude approfondie du monde spirituel non hellénique nous révèle, surtout par l’éclatante évidence de la beauté plastique multiorme, et dont la connaissance replace, pour toujours sans doute, l’art grec à son plan, que définit la discipline acceptée, pendant trente siècles, par un très petit peuple d’abord, ensuite par une moitié du plus petit des continents pour utiliser leurs moyens.

Cependant, je le répète, le génie grec, dans le sens où il s’exerce, est allé aussi loin, sinon aussi profond que possible, et rien ne démontre que si les Égyptiens nous semblent aujourd’hui plus nobles, les Indous plus lyriques, les Chinois plus réfléchis, les gothiques plus humains et les nègres plus accentués, c’est que nous n’ayons aujourd’hui un besoin plus pressant des forces délivrées par ces -nouveaux élus, que des forces révélées par ce génie grec qui si longtemps anima les nôtres. Mais il reste à expliquer comment une perfection telle a pu jaillir d’une telle abjection et c’est peut-être là, précisément, ce que nous a appas l’étude des civilisations qui se sont développées antérieurement ou extérieurement à l’hellénisme. L’abjection est partout la même, certes - au moins chez les peuples artistes, car il y a des peuples moraux, ou relativement moraux - mais peut-être est-elle ailleurs moins évidente, moins insistante, moins généralisée, moins agressive, moins irrémédiable qu’en Grèce, et souvent relevée par des vertus mystiques ou aristocratiques que les Grecs ne connaissaient pas. Et c’est ce qui donne à l’art grec ce caractère si ordonné, comme en opposition à peu près diamétrale, dans toutes ses manifestations, avec !’accent de l’histoire, des mœurs, de la vie publique et privée de la nation grecque répandue ; depuis trois mille ans, autour de la Méditerranée orientale.

Les Grecs poursuivent un absolu, mais comme il est un peu borné, ils croient candidement à la possibilité de sa réalisation immédiate. Leur imagination a de terribles désirs, mais ces désirs, quoi qu’ils disent et peut-être pensent, ne vont pas au-delà de la proie vivante à atteindre, et s’ils revêtent leurs prétextes d’un idéalisme ingénu, il croule comme un décor dès que la proie se dérobe. Il va d’un bond à cette proie, et par n’importe quel chemin, le plus souvent sans réfléchir. La réflexion vient quand surgit l’obstacle, et le péril. Le Grec redoute deux choses, la responsabilité et la mort. Il ne suit jamais jusqu’au bout celui qui recherche l’une et qui sait accepter l’autre et, après !’avoir soudain idolâtré parce qu’il flattait son désir en attisant son imagination, il lui réserve, brusquement, la calomnie et le martyre. Comme ce désir l’entraîne au-delà de ses moyens, ce sont les moyens de son chef qu’il accuse, si ce désir n’est pas pleinement satisfait. Le grand homme, c’est l’ennemi, parce que ses gestes provoquent la réflexion, l’action, la guerre. La guerre perpétuelle, qui n’est que la passion transportée dans le plan politique, entretenue par l’instabilité, la déroute, la renaissance du désir, l’impossibilité d’y renoncer à cause de la proie visible, l’impossibilité de la conduire à sa fin à cause des sacrifices et des misères qu’elle conditionne et entretient. L’Apollinisme en est le fruit, d’autant plus splendide, il faut le dire, que le drame, plus terrible, orme quelques hommes supérieurs plus ardents à le maîtriser. Il est !’ordre idéal établi par l’esprit dans le chaos des opinions et des intérêts antagonistes, la rivalité sauvage des partis, le besoin frénétique, à tout instant rompu, de saisir un bien matériel à qui les convoitises décharnées prêtent une apparence de fantôme changeant et fuyant sans repos, l’irruption continue, dans l’imagination surexcitée d’une multitude intelligente, turbulente, insatiable, d’images claires et précises qu’elle compte réaliser. La grande gymnastique en est l’expression sociale essentielle, qui maintient dans le tumulte le désir impérieux d’imposer à tous une discipline capable d’assurer la continuité de l’effort intellectuel même. Le grand homme, artiste ou guerrier, est comme un nerf tendu entre les deux extrémités d’un arc toujours vibrant que le sang et la fange souillent. Et par elle, et par lui, cette race vile, mais passionnée et que la soif de dominer ravage, est quand même une grande race, ce qui prouve, une fois de plus, que la civilisation et la morale sont choses qui ne coïncident pas toujours. Le Grec ne valait moralement pas mieux aux temps de Périclès, ni même de Pisistrate, qu’aux temps moins héroïques de Philippe ou de Sylla. Mais il n’avait pas perdu, sous Périclès ou Pisistrate, l’énergie vitale terrible qui lui permit de traverser de part en part le drame en y puisant le privilège de déléguer à quelques hommes la mission de le styliser. L’immoralité- ne commence que quand la force décroît.

On voit désormais pourquoi, dans les manifestations les plus hautes même du génie grec, ne vit aucune illusion supérieure. Il s’agit simplement d’atteindre la forme absolue. C’est de l’intelligence pure et parfaite, mais limitée. L’ivresse mystique est interdite au philosophe trop subtil qui voit nus devant lui les mobiles toujours intéressés et consciemment intéressés de tous les actes, comme au sculpteur trop clairvoyant auquel, par un contraste saisissant avec l’homme qu’elle nourrit, une nature trop harmonieuse et mesurée ne présente aucun abîme à explorer, aucune contradiction d’ordre plastique à résoudre. Leur énergie bandée commande des solutions simples, parce que les gestes de l’homme et les aspects du monde le sont. L’universel mystère échappe à l’âme grecque, parce qu’elle le fait tenir dans les bornes de la raison.

Mais par là précisément l’art grec, étant le moins mystérieux qu’on sache, est !e mystère de l’art. Il est en contradiction radicale avec le principe profond de l’art même, qui est d’imaginer pour nous un monde intérieur vivant et s’enivrant d’une illusion toute-puissante, et d’en donner une image qui ne soit pas la représentation exacte de notre monde extérieur. Tout symbolisme lui est étranger. Il est naturaliste. Et si dans son désir d’absolu réalisable, il fait la nature plus belle, c’est dans le sens étroit qu’elle lui a enseigné. Il ne transpose pas, il ne stylise pas, il ne schématise pas, il ne résume même pas. Il exprime avec perfection. Il pousse la splendeur physique de la vie, et rien que physique, jusqu’à l’extrémité des indications formelles que la vie lui a révélées. Il dit tout, comme on ne saura jamais mieux, ni sans doute aussi bien le dire, mais ne suggère à peu près rien. C’est ce qui le fait incomparable, et arrêté. Il est anthropomorphiste, à coup sûr, puisqu’il ne voit rien au-delà de la forme humaine conduite au point le plus rigoureux d’adaptation à sa fonction et d’harmonie. Il n’est pas anthropocentriste. En limitant à la représentation de l’objet, perfectionné par une étude attentive, l’expression qu’il donne du monde, il s’interdit de rechercher en l’homme même les moyens d’élargir le monde et d’en spiritualiser infiniment et inépuisablement les aspects.

Elle semble, au reste, avoir tourné court au moment où il atteignait, avec Phidias, le sommet incomparable de son idéalisme naturiste que la puissance de Phidias impose à ses successeurs comme une borne rationnelle qu’il leur interdit de dépasser. Apollon, vainqueur de Dionysos, allait mourir de sa victoire. Un rythme plus vaste, une atmosphère musicale, un appel aux forces cosmiques qui eussent pu lui révéler l’analogie universelle tressaillaient dans les doctrines confuses des philosophes et dans les créations équivoques mais enivrantes des sculpteurs qui précèdent l’époque des guerres médiques et des réalisations classiques du génie grec. La morale et la raison l’emportent, au Ve siècle, pour le bien des multitudes, peut-être, et l’exploration de la route unique où la politique et la science modernes ont ni par s’engager. Mais c’est au détriment de cette ivresse grandiose qui donne à la plus humble forme sortie des mains du statuaire d’Égypte, de Chine ou d’Hindoustan, le privilège de paraître appartenir toujours à un ensemble invisible qui nous dépasse et nous entoure et dont les ondes subtiles la pénètrent incessamment. Il est impossible de réunir dans un équilibre plus stable que celui dont l’art de Phidias nous offre le spectacle, tous les éléments de sensualité et de volonté, de sensibilité et d’intelligence qui donnent à notre univers familier ce caractère d’humanité que nous répudions souvent quand nous ne sommes pas en sa présence mais qui nous touche toujours si vivement dès que nous nous y retrouvons. H est impossible, par contre, d’interdire plus complètement à notre imagination suprasensible, en lui présentant l’image d’une telle perfection, de pénétrer plus loin dans l’empire intérieur de l’âme et par suite de lui permettre d’en tirer une forme - moins vraie par le détail, plus rayonnante par l’ensemble - qui en symbolise et en résume la plus secrète aspiration.

Cet art splendide, le plus sage, le plus rationnel de tous, nous apparaît, pour cette raison même, en quelque sorte comme monstrueux. Et le seul qui soit monstrueux. Nous pouvons transporter l’art indou, ou chinois, ou même égyptien, si vivants par leur esprit, dans un monde imaginaire où ils seraient viables pleinement de par leur rigueur structurale. Nous pouvons transporter l’art hollandais, ou espagnol, dans notre monde même, et regarder vivre parmi nous leurs réalisations qui se sont bornées à poursuivre l’extrême caractère ou l’extrême vraisemblance, si j’en excepte là Rembrandt, ici Greco et Goya. La forme grecque, qui est idéalement parfaite, est impossible en dehors d’elle-même et ne peut pas se situer. Elle s’exile involontairement. Animée et placée au milieu des hommes, elle n’y paraîtrait ni familière ni étrangère nous y verrions, certes, un aspect possible ou désirable de nous-mêmes, mais nos tares, nos insuffisances, nos à peu-près et nos demi-mesures ne s’y reconnaîtraient pas. Dans un monde idéal, elle semblerait immobile, cristallisée, trop limitée et pas assez résolument étrange pour nous faire entrevoir nos abîmes intérieurs. Elle ait de son mieux, au contraire, pour nous les dérober. Mais l’homme de toujours est plus complexe qu’elle, sinon plus ambitieux. Il veut tenir sans cesse prêtes toutes ses possibilités. Phidias me parait être quelque chose comme le saint Paul de l’ordre esthétique. Comme il répugne aussi bien à accepter l’homme tel qu’il est qu’à le transposer dans un univers arbitrage mais logiquement conçu, qui se refuse à être exact comme l’objet peur revêtir la forme illimitée, mouvante, polyrythmique de l’esprit même, il en fait une idole qu’il place á l’extrémité de !’effort, ce qui la rend inaccessible. Réalisé, l’homme parfait sentirait à l’instant même !’effort mourir dans son creux. On peut dire qu’à ce point de vue l’art grec, qui jamais cependant n’a fabriqué un monstre, est plus menteur que l’art égyptien ou chinois, qui n’ont cessé d’en fabriquer. C’est parce qu’il a cru à la réalité de ce mensonge que son humanité parfaite prend cet accent monstrueux.