Histoire de l’art/L’Art antique/L’Ancien Orient

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L’ANCIEN ORIENT


I


Ici, entre les deux vieux fleuves qui vont se perdre dans la mer brûlante après la traversée des solitudes, il n’y a plus que des monticules informés, des canaux comblés, quelques pauvres villages. Le sable a "tout recouvert. Il n’a sans doute pas beaucoup plus d’épais

seur au-dessus des palais chaldéens disparus qu’autour des temples nilotiques encore visibles à sa surface, et les Grecs devaient exagérer quand ils donnaient deux cent mille ans d’ancienneté à la civilisation babylonienne. Mais la matière des murailles était moins dure et l’abandon des hommes fut plus complet. Et puis qu’importe ? Le vrai berceau de l’âme humaine est partout où nous pouvons reconnaître le visage de notre premier espoir.

Et pourtant, qu’il est mobile ce visage ! Là rayonne un inépuisable foyer d’aspirations contemplatives, ici se concentre la rigoureuse volonté d’atteindre le but visible et pratique et de ne pas le dépasser. Les statues que recouvraient les dunes, avec les ruines de Tello, portent le témoignage d’un esprit infiniment plus positif, sinon plus sûr de lui, que ne le fut -jamais l’esprit de l’Égypte, même au temps du Scribe accroupi, leur contemporain à quelques siècles près, ce qui, dans le vieil Orient, compte à peine pour des années. L’Égypte, à ce moment-là, avait construit probablement les Pyramides, donné à un rocher le visage d’un sphinx, et l’âge suivant allait l’enfoncer encore dans le mystère, la tourner de plus en plus vers le dedans. Les statues de Tello ne sont pas des deux, ni des symboles, elles n’ont de mystérieux que leur antiquité et ce silence qui pèse sur les vieilles pierres quand on les retrouve au milieu des petites vies souterraines. C’est l’image d’un prince constructeur, une règle sur les genoux. Comme en Égypte, sans doute, les corps décapités sont raides, des plans rigides les arrêtent en figures rectangulaires, les membres ne s’en détachent pas, mais les épaules ont une carrure terrible et les mains, au lieu de reposer sur les cuisses dans l’abandon de la pensée, sont jointes et serrées fortement, comme pour mettre en évidence les articulations des os, le relief mouvant des muscles, les plis, le grain rude de la peau. Deux têtes, trouvées près d’elles, ont la même énergie. On dirait des rochers naturels roulés par les eaux, tant elles sont compactes, cohérentes et d’une rondeur soutenue.

Par les traits du visage, la Mésopotamie primitive était cependant la sœur de la plaine du Nil. Le Tigre et l’Euphrate dont les alluvions nourrissent sa terre centuplaient les contacts de leurs eaux avec ses assises profondes par des centaines de canaux entrecroisés autour des cultures. Couvertes de palmiers, de dattiers, de champs de froment et d’orge, toujours en moissons, toujours en semailles, elle était l’Éden des légendes bibliques, le grenier de l’Asie occidentale à qui ses caravanes et ses fleuves apportaient les fruits et le pain. Par le golfe Persique, elle lançait ses flottes sur la mer. Mais renouvelée par lés tribus qui descendaient des hauts plateaux, communiquant par ses fleuves avec les océans du sud, avec l’Arménie, avec la Syrie qui borne la mer européenne, environnée de peuples plus mûrs, plus accessibles, elle resta moins fermée que l’Égypte et ne se consuma pas comme elle à sa propre flamme. A l’est, elle féconda les empires médo-persiques, et par eux pénétra dans. l’Inde et jusqu’en Chine. Au nord, elle se prolongea par l’Assyrie jusqu’à l’aube des civilisations modernes. A l’ouest, elle anima la Phénicie qui lui ouvrit la route de la vallée du Nil et du monde de l’archipel.

Enfin, la théocratie chaldéenne restait probablement plus près des sources primitives que la caste sacerdotale qui gouvernait les peuples du Nil. C’est en Chaldée qu’était née l’astronomie à qui les hydrauliciens et les architectes apportaient les armes infaillibles de la géométrie et de la mécanique. C’est au cours de ses nuits éclatantes où la terre ne cesse pas de rayonner parce que le ciel est sans nuages et la terre sans accident que les pasteurs des premiers temps et plus tard ceux qui venaient chercher sur les terrasses la fraîcheur qui monte avaient vu, dans la pureté de l’espace, tourner les constellations. L’éducation positive des Egyptiens visait à des besoins plus matériels et laissait de ce fait intacte la source des grandes intuitions morales où ils allaient chercher une consolation que le peuple chaldéen, moins impitoyablement traité, trouvait dans l’activité des navigations et des négoces et les prêtres rois de Babylone dans la sérénité supérieure que fait descendre sur l’esprit la contemplation du ciel.

Avant ces puissantes statues, qui semblent apporter sa conclusion et sont certainement l’extrême fleur d’une culture séculaire, l’art chaldéen est presque tout entier mystère. L’argile cuite, moins dure que le granit de la vallée du Nil ou le marbre du Pentélique, est en poussière, il n’y a plus que quelques fondations enfouies. La pierre seule, rare en Mésopotamie, résiste encore, sous la marée de terre qui ronge et corrode comme l’eau et finit par tout reprendre. Du positivisme assyro-chaldéen à l’idéalisme égyptien, on trouve l’écart qui sépare la consistance du granit de celle de la terre cuite. Entre le sol du pays et l’intelligence des hommes, il y eut toujours de ces accords profonds, qu’on trouve légitimes et nécessaires dès qu’on croit que l’esprit n’invente rien, découvre tout, qu’une matière qui dure doit lui donner l’idée de la durée, une matière qui s’effrite, l’idée de la fragilité et de l’utilisation pratique des armes qu’elle peut fournir, un ciel dont on a scruté les révolutions mathématiques, l’idée de consacrer les moyens précis qu’elle offre pour son aménagement.

C’est ainsi qu’a disparu jusqu’au squelette de ces villes monstrueuses qui abritèrent les peuples les plus actifs et les plus pratiques de l’ancien monde, au sens moderne du mot. Là où s’élevait Babylone, il n’y a rien que des palmeraies sur quelques vestiges d’enceintes autour desquels monte le sable. Pourtant, sur les deux rives de l’Euphrate, Babylone enfermait ses multitudes dans une ceinture de murs longue de vingt-cinq lieues, large de quatre-vingt-dix pieds, hérissée de deux cent cinquante tours, plaquée de portes de bronze. Bâtie de briques et de bitume, enceintes, palais, temples, maisons, dalles des rues, berges des canaux, citernes, ponts et quais du fleuve, uniforme et sourde et rousse, à peine tachée d’émail, la ville de Sémiramis élevait vers le ciel des édifices monotones, blocs à peu près fermés portant sur leurs terrasses des jardins, et pareils aux contreforts iraniens qui sont nus jusqu’aux plateaux frais où poussent les forêts et les fleurs. Plus haut que ces bois artificiels, des tours, faites d’étages entassés. Les plaines appellent des constructions géantes d’où l’on peut les découvrir au loin, les commander, et qui soient un infini comme elles. La tour de Babel ne devait jamais s’achever, et, comme pour explorer de plus près l’océan des étoiles, le temple de Baal montait à deux cents mètres.

La tour de Babel est maintenant une colline informe que le désert absorbe peu à peu. A part les cachets en pierre dure qui se prolongeront durant toute la civilisation ninivite, il n’y a peut-être plus grandchose de solide sous le sable et il est possible que la Chaldée nous ait dit tout ce qu’elle pouvait nous dire. Il livre encore parfois quelqu’une de ces inscriptions cunéiformes qui sont la plus ancienne écriture connue et où les Chaldéens écrivaient leurs procès-verbaux, leurs actes d’achat et de vente, les grands événements de leur histoire, leurs légendes, le récit du déluge, histoire et légende à la fois. Les quelques bas-reliefs de Tello devaient être, dans l’industrie du temps, une exception. Le désert est trop nu pour inspirer à l’homme le désir des formes multiples et des surcharges décoratives. Il faudra la vie plus extérieure, guerrière et chasseresse des Assyriens, pour prendre avec la forme vivante un contact plus prolongé. Mais elle n’apportera rien qui ne soit déjà fortement indiqué dans le bas-relief de Tello où des vautours emportent entre leurs serres et déchirent de leurs becs des lambeaux de corps humain, et dans les denses statues noires aux muscles proéminents.

II

L’art de la Mésopotamie du Nord hérite de l’art babylonien comme la civilisation ninivite de la société chaldéenne. La langue que parleront ses artistes est à peu près la même, car le sol, le ciel et les hommes ne sont pas très différents. Seulement, avec la transformation de l’ordre social et des conditions de la vie, le positivisme chaldéen est devenu brutalité. Le prêtre savant a fait place au chef militaire qui a usurpé à son profit et au profit de sa race les commandements temporaires que lui confiaient ses compagnons de chasse et de combat. Le roi n’est plus en Assyrie, comme en Égypte, le comparse et l’instrument du prêtre, il est le Sar, le chef temporel et spirituel obéi sous peine de mort. L’astronome assyrien, sans doute, connaît la science chaldéenne, mais son rôle se borne à faire parler les astres dans le sens des désirs et des intérêts du maître. L’astrolâtrie chaldéenne, religion essentiellement naturaliste et positive, s’est transformée avec l’état social. Les symboles se sont personnifiés comme la force politique le soleil, les planètes, le feu sont maintenant des êtres réels, de terribles mangeurs d’hommes dont le Sar est le bras armé.

Ce Sar est pétri de tares ataviques, déformé avant de régner par l’autocratie séculaire. Il est muré par un monde de femmes, d’eunuques, d’esclaves, d’officiers, de ministres, dans une épouvantable solitude. Le luxe, la pesanteur de la vie matérielle ont écrasé son cœur. C’est une bête sadique. Il est énervé d’ennui, de luxure et de musique, d’odeurs de charniers et de fleurs. On fait brûler, on fait bouillir des hommes pour l’assouvir, on lui montre des chairs vivantes que le poison tétanise, que déchire le fouet, que découpe le fer. Sa moindre impulsion est un ordre qui tue. Sur les bas-reliefs de Khorsabad ou de Koujoundjik, on peut le voir crevant les yeux avec méthode à des prisonniers enchaînés, on peut voir ses soldats jouer aux boules avec des têtes coupées. Sennachérib, Sargon ou Assurbanipal ordonne à ses scribes d’écrire sur la brique « Mes chars de guerre écrasent les hommes et les bêtes et les corps de mes ennemis. Les trophées que j’élève sont faits de cadavres humains dont j’ai tranché les membres et les têtes. Je fais couper les mains à tous ceux que je prends vivants.

Le malheur se proportionne à la sensibilité. Il est possible que le peuple assyrien n’ait pas senti l’horreur de vivre, puisqu’il n’en sentit jamais la vraie joie comme les foules égyptiennes qui confiaient au granit des tombes la douceur et la poésie de leur âme. Le meurtre est un enivrement. A force de voir couler le sang, à force d’attendre la mort, on arme le sang et tout ce qu’on fait dans la vie sent la mort. Toujours le massacre, les batailles, la marée militaire montant et descendant pour porter autour de Ninive ou retourner aux peuples voisins la dévastation. Toujours le grouillement anonyme dans la pourriture et la misère, les miasmes des eaux, le feu dévorateur du ciel.

Quand ce peuple n’égorge pas, n’incendie pas, quand il n’est pas décimé par la famine ou la tuerie, il n’a qu’une fonction. C’est de bâtir et de décorer des palais dont les murs verticaux aient une épaisseur suffisante pour protéger le Sar, ses femmes, ses gardes, ses esclaves, vingt, trente mille personnes, contre le soleil, l’invasion, peut-être la révolte. Autour des grandes cours du centre sont les appartements couverts de terrasses ou de dômes, de coupoles, images de la voûte absolue des déserts que l’âme orientale retrouvera quand l’Islam l’aura réveillée. Plus haut qu’eux des observatoires qui sont en même temps des temples, les zigurats, les tours pyramidales dont les étages peints de rouge, de blanc, de bleu, de brun, de noir, d’argent et d’or luisent de loin, à travers les voiles de poussière que les vents font tourbillonner. Aux approches du soir surtout, les .hordes guerrières et les pillards nomades qui voient les confins sombres du désert rayés de fulgurations immobiles doivent reculer de peur. C’est la demeure du dieu, pareille à ces marches de l’Iran bariolées de couleurs violentes par le feu souterrain et par les heures embrasées, qui conduisent au toit du monde.

Les portes sont gardées par de terribles brutes, taureaux, lions de pierre à tête humaine, marchant d’un pas dur. Ils annoncent le drame qui se déroule à l’intérieur tout au Long des interminables murailles, l’enfer mythologique et vivant, les massacres militaires, les hommes tombant du haut des tours dans le vol des pierres et des piques, les rois étouffant des lions, l’épopée sanglante dont l’expression mécanique accroît la cruauté. Ces raides jambes de profil, ces torses de profil ou de face, ces bras articulés comme des pinces, tout résiste, tue ou meurt. Et si cette vie stylisée n’atteint jamais à ce rythme silencieux qui lui communique, en Égypte, un caractère de spiritualité si haute, elle donne aux bas-reliefs farouches des palais ninivites une force si rigoureuse qu’elle. en paraît poursuivre sa propre démonstration.

C’est par cette animation arrêtée dans quelques attitudes convenues, mais vivantes, et d’un sentiment si passionné, que tous les archaïsmes se répondent. On a voulu assimiler, par un procédé de raisonnement trop facile, les formes d’art anciennes à des essais enfantins. Les Égyptiens, les Assyriens n’auraient tracé que les ébauches d’une figure supérieure réalisée par les Grecs. Comme dans les images enfantines, sans doute, l’œil est de face, très large, éclairant un visage de profil. Sans doute l’artiste thébain ou ninivite satisfait le besoin de continuité que l’enfant partage avec tous les êtres et qui est la condition même de son développement logique, en suivant avec une complaisance infatigable la ligne ininterrompue des contours, l’oeil défini par la découpure des paupières, l’arête antérieure du visage dont le plan fuit et flotte dès qu’il se présente de face. Mais ce n’est que dans le basrelief décoratif ou la peinture, langage de convention, que se révèle en Égypte et en Assyrie cette insuffisance matérielle de technique qui n’enlève rien à la force du sentiment et laisse intacte l’incomparable conception de la masse et de la ligne évocatrice. L’art assyrien, l’art égyptien représentent un effort synthétique d’une puissance d’intuition et d’une profondeur dont il est tout à fait puéril de croire l’enfance capable. Et quand l’Égyptien s’empare de son vrai mode d’expression, la sculpture, il y révèle une science que d’autres préoccupations morales et sociales pourront seules animer d’une vie différente et sans doute plus libre et plus compréhensive, mais non pas plus ardente et certainement moins mystérieuse. L’art des vieux peuples se développe en lui-même, il accepte les cadres fixes des grandes constructions métaphysiques qui l’empêchent d’exprimer les rapports infiniment complexes et multiples de l’être en mouvement avec le monde en mouvement. La liberté politique et religieuse seules briseront le moule archaïque pour révéler à l’homme déjà défini dans sa structure, sa place dans l’univers.

La société assyrienne est particulièrement éloignée de ces préoccupations-là. Elle ne s’intéresse qu’aux aventures de guerre ou de chasse dont le Sar est le héros. Les murs de son palais redisent sa gloire, sa force. Aucun désir d’améliorer la vie, aucune tendresse agissante. Quand ils ne célébreront pas un meurtre, ils feront défiler des soldats allant vers le meurtre. Quand ils quitteront leur terre ardente pour descendre à la mer, ils ne verront que l’effort des rameurs, ils ne se pencheront sur les vagues que pour y découvrir des poissons saisis par des crabes. Rien de pareil à l’Égypte, si souvent réfugiée dans cette concentration d’esprit qui donne à son art tant d’intériorité et de mystère. Rien de pareil même à la Chaldée où se rencontrent parfois quelques profils de corps féminins furtivement caressés. Au milieu des guerres incessantes, des invasions, des ruines, des deuils, l’artiste n’a pas le temps de regarder en lui. Il sert le maître, et sans arrière-pensée. Il le suit dans ses expéditions militaires contre la Chaldée, contre l’Égypte, contre les Hittites, contre les tribus des hauts plateaux. A sa suite, il court l’onagre dans la plaine ou va chercher avec lui le lion dans les cavernes des Monts Zagros. Il mène une vie mouvementée, violente, pas du tout contemplative. Il la raconte avec brutalité.

L’art assyrien est d’une simplicité terrible. Bien qu’une silhouette presque plate, à peine ombrée d’ondulations, accuse seule la forme, cette forme éclate de vie, de mouvement, de force, de sauvage caractère. On dirait que le sculpteur parcourt avec la pointe d’un couteau le trajet des nerfs qui portent l’effort meurtrier dans les reins, les membres, les mâchoires. Les os, les muscles tendent la peau à la crever. Des mains étreignent des pattes, se crispent sur des cous, bandent des cordes d’arc, des dents déchirent, des griffes labourent, le sang gicle, poisseux et noir. Seul, le visage humain ne bouge pas. Jamais on ne voit sa surface s’éclairer de la sourde illumination des figures égyptiennes. Il est tout à fait extérieur, toujours pareil,, dur, fermé, très monotone, mais très caractérisé par ses yeux immenses, son nez busqué, sa bouche épaisse, son ensemble mort et cruel. Il convient que le roi dont la tête reste tiarée, les cheveux et la barbe huilés, parfumés, frisés, égorge ou étrangle avec calme le monstre ivre de fureur. Il convient que les détails de son costume, comme ceux de sa coiffure, soient décrits minutieusement. Le pauvre artiste a de pitoyables soucis. Il flatte son maître, orne ses habits, soigne ses armes et son harnais de guerre, il lustre sa chevelure, il le montre impassible et fort au combat, plus grand que ceux qui l’accompagnent, dominant sans effort la bête furieuse qu’il tue. Le caractère terrible des poitrines, des jambes, des bras en action, des fauves rués à l’attaque, muscles tendus, os craquants, mâchoires broyantes, en est trop souvent masqué.

Qu’importe. Il faut faire la part des servitudes dont un homme de ce temps ne pouvait se libérer. L’artiste ninvite comprenait, c’est la seule liberté réellement accessible. I1 était infiniment plus fort que ceux dont il avait la faiblesse d’adorer l’horrible pouvoir. Les Sars trop élégants, trop courageux, les ornements royaux, les caparaçons ennuient, c’est la revanche du sculpteur. Ce qu’il aimait étreint et bouleverse. Il faut lui demander comment il voyait- les bêtes, chevaux secs à jambes maigres, à têtes nerveuses, hagardes, à naseaux battants, chiens grommelant qui tirent sur leur chaîne, lions hérissés, grands oiseaux traversés de flèches qui tombent entre les arbres. Là, il est incomparable, supérieur à tous avant et après lui, Égyptiens, Égéens, Grecs, Indous, Chinois. Japonais, imagiers gothiques, renaissants de France ou d’Italie. Il a surpris, sous les palmiers aux fruits rugueux, la bête au repos, le mufle appuyé sur ses pattes, digérant le sang qu’elle a bu. Il a vu la bête au combat, déchirant des chairs, ouvrant des ventres, enragée de faim et de colère. Les forces de l’instinct circulent avec une violence aveugle dans ces gros muscles contractés, ces chutes pesantes sur des proies, ces corps dressés debout, membres écartés, griffes ouvertes, ces mufles froncés, ces détentes irrésistibles, ces agonies aussi farouches que des élans ou des victoires. Jamais l’intransigeance descriptive n’ira plus loin. Ce lion vomit du sang parce qu’il a le poumon traversé d’une pique. Cette lionne en fureur, dents et griffes dehors, traîne vers le chasseur son corps paralysé parce que des flèches ont rompu sa moelle épinière. Morts, ils sont encore terribles, couchés sur le dos, avec leurs grosses pattes qui retombent. C’est le poème de la force, du meurtre et de la faim.

Même quand il renonce pour un jour à ses sujets de bataille ou de chasse, à ses orgies d’assassinat dans le concert horrible des clameurs de mort et des rugissements, le sculpteur assyrien continue ce poème.

Presque aussi bien que les sphinx des allées sacrées de l’Égypte, les monstres violents qui gardent les portes donnent cette impression d’unité animale qui fait rentrer dans l’ordre naturel les créations les plus étranges de notre imagination. Mais le statuaire de Ninive ne se contente pas de fixer une tête d’aigle à des épaules d’homme, une tête d’homme à une encolure de taureau. Le taureau, le lion, l’aigle, l’homme se mêlent, corps ou griffes de lion, pattes ou poitrail de taureau, ailes ou serres d’aigle, dure tête d’homme chevelue, barbue, avec la haute tiare. Homme, lion, aigle, taureau, toujours un être viable, d’harmonie brutale et tendue, qui remplit sa fonction symbolique et synthétise violemment les formes naturelles qui représentent à nos yeux la puissance animale armée. En général, comme en Égypte, la tête du monstre est humaine hommage obscur et magnifique rendu par l’homme de violence à la loi de l’homme essentiel qu’il porte en lui, et qui est de vaincre la force aveugle par la force de l’esprit.

III

Cette force disciplinée, elle montait avec lenteur à l’horizon du monde antique. Les peuples qui reçurent de l’Assyrie le dépôt de nos conquêtes et qui tenaient déjà des cultivateurs iraniens le culte du pain et des labours, l’adoration du feu, force centrale de la vie civilisée, les premières notons philosophiques du bien et du mal qu’Ormuzd et Ahriman personnifient, les peuples des montagnes de l’ Est entraient dans l’histoire avec un idéal moins dur. Maîtres des hauts plateaux, les Mèdes, après de longues luttes, avaient renversé l’Empire des fleuves pour se répandre sur l’Asie Mineure. Puis Cyrus avait donné l’hégémonie aux Perses et bientôt, toute l’Asie Occidentale, du golfe Persique au Pont-Euxin, la Syrie, l’Égypte, la Cyrénaïque, Chypre, les bords de l’Indus obéissaient à ses successeurs. Les poitrines grecques seules avaient arrêté la vague à Marathon. Mais ce brassage incessant des hommes et des idées faisait son œuvre. Si les armées du Roi des Rois restaient soumises à la discipline effroyable qu’elles tenaient des Sars assyriens, du moins la Perse politique laissait-elle aux pays qu’elle venait de conquérir la liberté de vivre à peu prés à leur guise. L’énorme empire médo-persique devint une sorte de monarchie fédérale dont les éléments, sous la direction des satrapes, gardaient leurs mœurs et leurs logis. L’atmosphère du monde oriental se faisait plus respirable, comme elle le fut en Occident quand Rome l’eut soumis tout entier. Les hommes cultivaient leurs champs et échangeaient dans une paix relative leurs marchandises et leurs idées. Un premier essai de synthèse allait même s’ébaucher entre les peuples du Levant.

Cet essai ne pouvait prétendre aboutir ni en Égypte, ni en Grèce. L’Égypte, fatiguée d’un effort quarante ou soixante fois séculaire, s’enlisait dans ses alluvions. La Grèce était trop jeune et trop vivante pour ne pas dégager un idéal personnel et victorieux de tous les éléments que lui confia le monde antique. Quant aux peuples de Syrie, ils avaient échoué déjà dans quelques tentatives ébauchées. Les Phéniciens ne vivaient que pour le négoce. Ils étaient toujours sur la mer ou à la recherche de côtes inconnues, possédés d’une fièvre errante que leur mercantilisme alimentait. Mêlés aux peuples méditerranéens qu’ils inondaient de leurs produits, tissus, vases, verroteries, métaux travaillés, bibelots, statuettes hâtivement imitées de toutes les nations originales dont ils étaient les courtiers et les intermédiaires, ils n’eurent pas le temps d’interroger leur cœur. Il leur suffit de servir de moyen d’échange aux idées des autres et de léguer au monde l’alphabet, invention positive que rendu nécessaire l’étendue et la complication de leurs écritures commerciales. Chypre, l’éternelle serve, soumise à leur influence, mêlait l’Assyrie déchue à la Grèce naissante en des formes empâtées et lourdes où l’intelligence de l’une et la force de l’autre se nuisent en voulant s’unir. Quant aux Hittites, pris entre les Égyptiens et les Assyriens et refoulés dans la Syrie du Nord, ils ne furent jamais assez maîtres d’eux-mêmes pour chercher dans le monde extérieur la justification du désir qui les poussa à tailler la pierre en frustes bas-reliefs où reste l’empreinte morale du vainqueur.

Les Sémites, de par la gravité et la vigueur de leur histoire, eussent pu prétendre ramasser l’instrument d’éducation humaine que laissait tomber l’Assyrie, d’autant plus qu’ils avaient absorbé par la conquête pacifique les populations mésopotamiennes, et que leur race dominait de l’Iran à la mer. Mais leur religion repoussait le culte des images. Tout leur effort s’employa à élever un édifice unique, maison d’un dieu terrible et solitaire. Et cet effort n’aboutit pas. Le Temple de Salomon n’était pas digne de ce génie juif si grandiosement synthétique, mais fermé et jaloux, qui écrivit le poème de la Genèse et dont la voix de fer a traversé les temps.

La Perse seule, maîtresse des foyers de la civilisation orientale pouvait, en ramassant dans un élan dernier les énergies faiblissantes des peuples qu’elle avait vaincus, tenter un résumé de l’âme antique au cours des deux cents ans qui séparèrent son apparition dans le monde de la conquête macédonienne. L’Égypte, l’Assyrie, la Grèce, elle assimila tout. Deux siècles, elle représenta l’esprit oriental déclinant en face de l’esprit occidental qui sortait de l’ombre. Elle eut -.même la destinée exceptionnelle de ne pas disparaître tout à fait de l’histoire et de manifester vis-à-vis d’une Europe changeante, tantôt très civilisée et tantôt très barbare, un génie assez souple pour accueillir tour à tour les idées du monde hellénique, du monde latin, du monde arabe, du monde indou, du monde tartare, assez indépendant pour s’émanciper de leur domination matérielle.

Si l’on remonte à ses plus anciens témoignages, alors qu’elle tentait de dégager un esprit plus libre et moins tendu de la force assyrienne, on s’aperçoit vite que les archers qui défilent ne sont pas aussi cruels, que les bêtes égorgées ne sont pas aussi redoutables, que les monstres qui gardent les portes ou soutiennent les architraves ont un abord moins brutal. L’esprit hiératique de l’Égypte conquise et surtout l’harmonieuse intelligence des Ioniens des côtes et des îles appelés par Darius, donne à ces fêtes de mort un caractère de décoration et de parade qui masque leur férocité. Le génie alors mûrissant de la Grèce ne pouvait pas permettre qu’une forme d’art originale subsistât à côté de lui. Et comme il ne lui était pas possible d’empêcher la Perse de parler, il dénatura ses paroles en les traduisant. Il n’est même pas nécessaire de voir les monstres assyriens avant les figures de Suse pour trouver celles-ci peu vivantes, de silhouette héraldique, de style assez boursouflé. Les rois sassanides, leurs prisonniers, les grandes scènes militaires taillées dans le rocher en plusieurs points du massif montagneux qui borde les plaines iraniennes et domine la région des fleuves, ont une allure autrement forte, autrement grandiose et redoutable malgré lés emprunts visibles que la Perse continue à faire aux peuples qu’elle combat, les Romains après les Grecs et l’Assyrie. L’Asie seule et l’Égypte ont eu l’inébranlable et monstrueuse foi qu’il faut , pour imposer la forme de nos sentiments et de nos actes à ces terribles murs naturels contre qui le soleil foudroie les hommes, ou mettre trois ou quatre siècles à pénétrer les entrailles du globe pour y déposer dans l’ombre la semence de notre esprit.

À voir, au milieu des montagnes sculptées, les ruines de ces grands palais à terrasses où conduisent des escaliers géants et que les architectes ninivites étaient certainement venus bâtir, on s’étonne que le génie grec qui construisait aux mêmes siècles ses petits temples purs, ait pu s’assouplir au point de marier sans effort sa grâce à ce brutal étalage de faste et de sensualité devant qui le génie égyptien inclinait en même temps sa sérénité spirituelle et le génie assyrien sa violence. C’est pourtant la Grèce ionienne qui a donné l’élégance et l’élan aux longues colonnes des portiques, comme elle a drapé les archers et stylisé les lions. C’est l’Égypte qui a chargé leurs bases et leurs cols de puissantes ceintures végétales, lotus, feuilles grasses poussées dans l’eau tiède des fleuves. C’est l’Assyrie qui les a couronnées de larges taureaux accolés par le milieu du corps pour supporter les poutres où va s’asseoir l’entablement. Et les palais de Ninive semblent y avoir entassé leurs meubles ciselés, incrustés d’or, d’argent, de cuivre, leurs étoffes lourdes de pierres et ces épais tapis profonds, changeants, nuancés comme les moissons de la terre, opulents et confus comme l’âme orientale, que la Perse n’a pas cessé de fabriquer. Mais la décoration des demeures royales de Persépolis et de Suse est moins touffue, moins barbare et témoigne d’une industrie plus raffinée et d’un esprit qui s’humanise. La brique émaillée, dont les Assyriens, après les Chaldéens, protégeaient leurs murs contre l’humidité, est prodiguée du haut en bas de l’édifice, à l’extérieur, sous les portiques et dans les appartements. Le palais des Achéménides n’est plus l’impénétrable forteresse des Sars du Nord. Encore imposant par sa masse, par sa lourdeur rectangulaire, il est allégé par ses colonnes qui ont la fraîcheur des tiges gonflées d’eau, il est fleuri de vert, de bleu, de jaune, de rouge, brillant comme un lac au soleil, miroitant à la lueur des lampes. L’émail est la gloire de l’ Orient. C’est encore lui qui réfléchit les jours ardents, les nuits de perle fauve sur les coupoles et les minarets des villes mystérieuses enfouies sous les cyprès noirs et les roses.

Quand Alexandre parvint au seuil de ces palais, traînant derrière ses chars militaires tous les vieux peuples vaincus, il était comme le symbole incarné des civilisations antiques errant à la recherche de leurs énergies dispersées. Son rêve d’Empire universel devait durer moins encore que celui de Cambyse et de ses successeurs. L’union n’est réalisable que voulue par une foi commune et tendant à un même but. L’Égypte, la Chaldée, l’Assyrie, épuisées par leur production gigantesque, touchaient à la fin de leur dernier hiver. Les Juifs marchaient dans leur solitude intérieure vers un horizon que personne n’apercevait. Rome était trop jeune pour imposer au monde oriental vieilli cette harmonie artificielle qui, trois siècles plus tard, lui donna l’illusion d’un arrêt dans son agonie léthargique. La Grèce, sceptique, souriait à sa propre image. Pourtant, le Macédonien se prétendait l’apôtre armé de sa pensée et tout le monde ancien subissait son ascendant moral. Malgré tout c’était elle encore, dans cet immense flottement des énergies civilisatrices hésitant à se déplacer vers un Occident plus lointain, qui représentait en face du réveil confus des puissances brutales et des puissances mystiques, le jeune idéal de raison et de liberté.