Histoire de l’empire de Russie/Tome IX/Chapitre IV

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Traduction par Auguste de Saint-Thomas.
Galerie de Bossange Père (IXp. 258-345).

CHAPITRE IV.
Suite du règne de Jean le Terrible.
1572 — 1577.

1572. Jean rentra triomphant à Moscou. La fortune semblait le favoriser ! Les désastres, les dangers, les ennemis, les maladies mortelles, la famine, tout avait disparu : le khan était dompté ; le Sultan ne songeait plus à la guerre : la Lithuanie et la Pologne, sans roi, recherchaient sincèrement l’amitié de la Russie : la Suède n’avait dans son gouvernement ni forces, ni régularité, et le tzar, qui avait laissé une armée nombreuse 1572. en Livonie, trouvait à Moscou soixante-dix mille vainqueurs prêts à de nouveaux triomphes ; mais sans tirer le glaive, sans effusion de sang, il lui était facile d’exécuter une grande œuvre, d’accomplir l’important projet de son père, et de replacer sous la domination de la Moscovie, en vertu d’une élection paisible et volontaire, les pays perdus dans les temps désastreux de Bâti, en y ajoutant encore l’ancien patrimoine des Piastes, c’est-à-dire de devenir roi de Pologne. Le trouble intérieur d’une âme haineuse pouvait seul l’empêcher de jouir d’une perspective si favorable à son ambition. Toutefois il semblait qu’en délivrant la Russie de la peste et de la famine, le Ciel eût voulu aussi adoucir le cœur d’un souverain qui avait éprouvé, par les horreurs d’une tyrannie sans exemple, l’inébranlable fidélité de ses sujets. Il n’apercevait plus l’ombre d’une résistance, le moindre danger pour sa personne : il avait exterminé ce qu’il appelait les ambitieux, les fiers amis d’Adaschef, vertueux et principaux agens de la première époque de son règne : leurs rangs, leurs richesses étaient devenus le partage de nouveaux dignitaires, muets complaisans de sa cruauté. Rassuré de la sorte, Licenciement de l’opritchnina. il abolit tout à coup, au joyeux étonnement de ses sujets, l’odieuse légion des 1572. opritchniks, jusqu’alors le bras droit de l’exterminateur ; qui, depuis sept années, couvraient la Russie de sang, de ruines, et déchiraient l’État. Ce nom terrible disparut avec son hideux symbole ; ainsi que l’extravagante division des provinces, des villes, de la cour, des tribunaux et de l’armée. La commune méprisée reprit le nom de Russie. Les élus, dépouillés de leur uniforme, se rangèrent parmi les courtisans ordinaires, ou au nombre des fonctionnaires d’État, des militaires, n’étant plus soumis à un chef de bandes sanguinaires, mais à un souverain qui paraissait disposé à n’établir aucune différence entre ses sujets. Les Russes osèrent penser que le terme des meurtres, des pillages était arrivé ! que la mesure de leurs maux était comblée ! Ils osèrent espérer que la patrie affligée trouverait enfin le repos sous l’égide d’un pouvoir légal.

Quelques actes de justice exercés par Jean, à cette époque, servaient à entretenir ces espérances. Ayant déclaré que les ennemis du magnanime Philippe étaient d’impudens calomniateurs, il exila dans l’île de Valam l’artificieux Païssy, prieur de Solovky ; l’évêque de Rezan, l’indigne Philothée, fut dépouillé de son rang. L’officier Robylin, cruel et farouche surveillant 1572. de Philippe, fut renfermé dans le monastère de l’île Kameny : plusieurs autres complices du crime furent chassés avec ignominie de la présence du tzar. Le peuple satisfait voyait, dans leurs revers, la preuve que la Providence n’avait point abandonné la Russie à une aveugle fatalité : qu’il existait un vengeur éternel, et une justice céleste.

Le principal satellite de la tyrannie existait encore ! Maluta Skouratof, pour qui la faveur de Jean ne se démentit jamais, semblait, ainsi que son royal ami, réservé à un autre tribunal que celui des hommes. Par affection pour lui (si toutefois les tyrans peuvent en avoir pour personne) le monarque commençait alors la fortune d’un jeune homme, gendre de Maluta, et parent de la première épouse de Jean. Godounof. Boris Godounof, qui déjà nourrissait le germe des vertus d’un grand homme et d’une criminelle ambition, était comblé de tous les dons de la nature : il avait une taille majestueuse, une belle physionomie, un esprit pénétrant, et, dans ces temps de terreur, il se tenait auprès du trône ensanglanté, sans se souiller par une odieuse participation aux meurtres, funeste solidarité qu’il savait éviter avec adresse ! Il attendait une époque plus fortunée, et brillant au milieu des féroces opritchniks, 1572. autant par la douceur de son caractère que par la beauté de son physique, complaisant en apparence, inébranlable dans la profondeur de ses vues, courtisan plutôt que guerrier, Godounof ne paraissait sous les drapeaux de la patrie, que près de la personne du monarque et au nombre de ses écuyers. Bien qu’il n’eût encore aucun rang distingué, il figura parmi les premiers officiers de la cour aux noces de Jean avec Marpha, et sa femme y remplit une charge que l’on donnait ordinairement à la première dame ; témoignage de l’extrême faveur dont il jouissait auprès du monarque ! Peut-être cet ambitieux adroit, désirant acquérir des titres à la reconnaissance de la patrie, contribua-t-il à la suppression de l’opritchnina ? Sans faire entendre au tzar le langage de la vertu, que ce monarque détestait, il lui parla, sans doute, avec cette politique indulgente qui ne rebute pas les mauvais princes et qui, fermant les yeux sur une infinité de choses réprouvées par la conscience, mais qu’elle considère comme essentielles pour leur bien-être personnel, ne rejette que le mal inutile dans ce sens : car, ainsi que nous le verrons bientôt, le tzar ne corrigea point ses mœurs, et quoiqu’il eût brisé l’instrument de la tyrannie pour lequel il avait, jusque-là, montré 1572. tant de prédilection, il n’en continua pas moins à vivre en tyran !……

Affaires de Crimée. Il était satisfait des dispositions du peuple reconnaissant : il se trouvait affranchi de la honte, débarrassé de la crainte, et, à son retour dans la capitale, il reçut avec hauteur le messager du khan. Les dépêches de Devlet-Ghireï assuraient qu’il n’avait pas eu la moindre intention d’envahir la Russie et que le désir de conclure la paix l’avait, seul, conduit à Moscou. « Vos voïévodes, disait-il, se vantent d’une prétendue victoire : je ne me suis décidé à retourner sur mes pas qu’entraîné par les instantes prières des Nogaïs, dont les chevaux étaient harassés de fatigue ; et, d’ailleurs, les petites escarmouches qui ont eu lieu prouvent assez la supériorité de courage des Tatars sur les Russes. Nous faudra-t-il donc réclamer toujours Astrakhan et Kazan les armes à la main ? Rendez-nous ces villes et nous devenons amis à jamais : cette concession de votre part me sauvera d’un péché ; car, d’après notre loi, nous ne pouvons laisser les royaumes musulmans entre les mains des infidèles. Nous n’ambitionnons pas vos richesses : nous avons pour voisins, d’un côté les Polonais, de l’autre les Tcherkesses ; nous ferons la guerre aux uns 1572. et aux autres et ne manquerons pas de butin. » Il finissait par prier le tzar de lui céder au moins Astrakhan ; mais Jean lui répondit en vainqueur : « Afin d’éviter l’effusion du sang, nous avons, jusqu’ici, tâché de contenter notre frère Devlet-Ghireï, sans pouvoir y parvenir. Ses prétentions sont insensées ! Nous n’avons aujourd’hui que la Crimée pour ennemi ; tandis que si nous cédions au khan le fruit de nos conquêtes, bientôt Kazan, Astrakhan et les Nogaïs tireraient le glaive contre nous. » Devlet-Ghireï ayant enfin rendu la liberté à l’ambassadeur russe, Nagoï sollicita du tzar la même faveur pour celui de Crimée, Yan-Boldouï, qui, depuis dix-sept ans, languissait dans la captivité. Elle lui fut accordée ; mais ce dignitaire du khan n’eut pas le temps d’en jouir : il mourut à Dorogobouge. Devlet-Ghireï avait en son pouvoir Vassili Griaznoï, l’un des favoris de Jean, fait prisonnier par les Tatars, dans une reconnaissance près de Moloschniévody ; il offrait de l’échanger contre le mouzza Divy, proposition que le tzar ne voulut pas accepter, bien qu’il plaignît le sort de Griaznoï et qu’il lui écrivît des lettres amicales, dans lesquelles, selon son caractère, il ridiculisait les services de ce favori. « Tu as cru, lui disait-il, qu’il était aussi facile 1572. de faire la guerre aux Tatars que de plaisanter à ma table : ils ne sont pas comme vous autres ! Ils ne s’endorment pas en pays ennemi et ne répètent pas sans cesse : il est temps de retourner chez nous. Quelle singulière idée t’est venue de te faire passer pour un homme de marque ? Il est vrai qu’obligé d’éloigner les perfides boyards qui nous entouraient, nous avons dû rapprocher de notre personne des esclaves, comme toi, de basse extraction ; mais tu ne dois pas oublier ton père et ton aïeul ! Oses-tu t’égaler à Divy ? La liberté te rendrait un lit voluptueux, tandis qu’elle lui mettrait un glaive à la main contre les chrétiens. Il doit suffire que protégeant ceux de nos esclaves qui nous servent avec zèle, nous soyons prêt à payer une rançon pour toi. » Griaznoï, vraiment esclave de cœur et d’âme, vil autant que fanfaron, lui répondit : « Non, seigneur, je n’ai pas dormi en pays ennemi. J’exécutais tes ordres, je recueillais des renseignemens pour la sûreté de ton empire, ne me fiant à personne et veillant jour et nuit. J’ai été pris couvert de blessures, au moment de rendre le dernier soupir, abandonné de mes lâches compagnons d’armes. J’exterminais au combat les ennemis du nom chrétien, et, pendant 1572. ma captivité, j’ai fait périr les traîtres russes qui ont voulu te perdre ; ils ont été secrètement immolés de ma main, et il n’en reste plus dans ces lieux un seul au nombre des vivans. Je plaisantais à la table de mon souverain pour l’égayer ; aujourd’hui je meurs pour Dieu et pour lui. C’est par une grâce particulière du Très-Haut que je respire encore. C’est l’ardeur de mon zèle pour ton service qui me soutient, afin que je puisse retourner en Russie pour recommencer à divertir mon prince. Mon corps est en Crimée, mais mon âme est avec Dieu et ta majesté. Je ne crains pas la mort, je ne crains que ta disgrâce ! » C’étaient des misérables de cette espèce qu’il fallait à Jean pour son amusement et, à ce qu’il croyait, pour sa sécurité. Il racheta Griaznoï au moyen d’une rançon de 2,000 roubles, et Divy mourut prisonnier à Novgorod. Cet événement, causa de vifs regrets au tzar, car, pour obtenir la liberté de cet illustre captif, le khan était prêt à sanctionner un traité d’alliance avec la Russie, abandonnant ses prétentions sur Astrakhan. Toutefois on expédiait de Moscou en Crimée des lettres bienveillantes, moins relatives à la paix que pour obtenir sur ce pays des renseignemens qui contribuèrent fortement à la 1572. tranquillité de la Russie. En effet, une famine désastreuse désolait la Tauride : les cosaques du Don et du Dniéper y faisaient de continuelles invasions. Les premiers s’étaient même emparés d’Azof, et, bien qu’ils n’eussent pu s’y maintenir, ils n’en avaient pas moins étonné Constantinople par leur audace. Le khan, livré à des inquiétudes sans cesse renouvelées, redoutait à la fois le courroux du Sultan, une révolte intestine, et l’accroissement de puissance que la Russie devait obtenir d’un projet dont il entendait parler, c’est-à-dire celui formé par les grands de Pologne de placer Jean sur le trône de leur pays.

Relations avec la Pologne. Les circonstances, garantissant la sûreté des frontières sud-est de l’Empire, laissaient au tzar entière faculté de s’occuper d’autres affaires importantes de politique extérieure. Les grands de Pologne et ceux de Lithuanie le suppliaient d’avoir pitié de leur patrie en deuil et de ne troubler, par aucun acte d’hostilité, ni le royaume, ni même la Livonie, au moment où une paix éternelle était sur le point de se conclure. Le tzar fit appeler en sa présence Voropaï, ambassadeur de Pologne, et lui manifesta ouvertement le désir d’être nommé successeur de Sigismond : puis faisant parade de sa puissance, de ses richesses, il s’accusa franchement de ses 1572. cruautés, cherchant, comme à l’ordinaire, à les excuser par la perfidie des boyards. Son discours, remarquable par une feinte naïveté, par une condescendance, une modération bien éloignées de son naturel, est un des traits caractéristiques de l’esprit de Jean. « Théodore, dit-il à l’ambassadeur, tu m’as annoncé, au nom des grands de Pologne, la mort de mon frère Sigismond Auguste. J’avais déjà appris cette nouvelle, mais sans y ajouter foi ; car, nous autres monarques chrétiens, on nous fait souvent passer pour morts, tandis que par la grâce de Dieu nous vivons et prospérons maintenant ; j’y donne confiance, et m’en afflige d’autant plus qu’il ne reste de Sigismond, ni fils, ni frère pour avoir soin du salut de son âme et veiller à la conservation de sa mémoire. Il n’a laissé que deux sœurs dont l’une est mariée ; mais comment se conduit-elle en Suède ? Malheureusement cela est connu de tout le monde ! L’autre vierge, sans défenseurs, sans protecteur, n’a que Dieu pour appui ! Dans ce moment vos grands sont sans chef ; car, bien que vous ayez beaucoup de têtes, vous n’en avez pas de celles supérieures capables de réunir toutes les pensées, toutes les conceptions élevées d’un homme d’État, 1572. ainsi qu’on voit l’Océan réunir toutes les sources…… Long-temps ennemis, mon frère Sigismond et moi, avions vu enfin nos haines apaisées, l’amitié commençait à s’établir entre nous ; chaque jour l’aurait vue raffermir, et Sigismond n’est plus !…. L’impiété lève la tête et le christianisme est abaissé ! Si vous vous décidiez à me reconnaître pour votre souverain, vous verriez que je sais être un Monarque défenseur ! L’impiété cesserait de se réjouir, et ni Constantinople, ni la superbe Rome, ne nous feraient plus supporter d’humiliations. On m’a décrié dans votre patrie, me signalant comme un prince irascible et cruel : je ne démens pas cette assertion ; mais si l’on me demande contre qui se déploie ma rigueur, je répondrai contre les méchans. Quant aux bons, je leur donnerais, sans hésiter, jusqu’à la chaîne d’or, jusqu’aux vêtemens que je porte…… » Ici le dignitaire Maluta Skouratof, interrompant le discours de Jean, lui dit : « Tzar autocrate ! vos trésors ne sont point épuisés ; vous avez de quoi faire des largesses à vos serviteurs fidèles. — À Vilna, comme à Varsovie, poursuivit le tzar, l’on n’ignore pas l’opulence dont jouissaient mon père et mon aïeul. Je suis deux fois plus riche 1572. et plus fort qu’eux, soit dit en passant. Est-il étonnant que vos rois aient de l’attachement pour des sujets qui les aiment ? Les miens ont voulu me livrer entre les mains du khan : placés entre lui et moi, ils ont refusé de combattre, tandis que sans remporter la victoire, ils m’auraient au moins ménagé le temps de me préparer à une nouvelle bataille. J’aurais reçu avec reconnaissance, comme un témoignage de leur zèle, une seule flèche, un seul fouet des Tatars ! Je n’avais auprès de ma personne que six mille guerriers : toutefois le nombre supérieur de l’ennemi ne m’a point intimidé ; mais voyant la mauvaise foi de ceux chargés d’exécuter mes ordres, je me suis éloigné de ma capitale, qu’un seul millier de braves aurait pu sauver. Qu’auraient fait l’armée et le peuple, lorsque les hommes de distinction ne voulaient pas se défendre ? Le khan a incendié Moscou et l’on ne m’a pas même instruit de cet événement. Voilà les actions de mes boyards ! J’ai fait périr les traîtres, mais les traite-t-on mieux à Vilna ? Le scélérat Victorin n’y a-t-il pas été mis à mort, convaincu du projet d’attenter à la vie de notre frère Sigismond ? On a répandu le bruit que j’avais pris part à ce complot, calomnie atroce autant 1572. qu’absurde ! » (Ce Victorin avait été écartelé à Vilna en 1563, comme coupable d’avoir entretenu une correspondance secrète avec le tzar de Moscovie.) « Qui peut me noircir aux yeux de vos compatriotes ? Mes ennemis ? des traîtres ! Kourbsky et ses pareils…… Kourbsky ! cet homme a privé mon fils (montrant le tzarévitch Jean) de sa mère : il m’a enlevé une épouse chérie, et, j’en appelle Dieu à témoin, je ne pensais pas à le punir de mort, mais seulement à le priver pour quelque temps de la dignité de boyard et des biens qu’il tenait de ma libéralité. En un mot, voulez-vous savoir si je suis bon ou méchant ? Envoyez-moi vos enfans pour me servir avec fidélité : comblés de mes faveurs, ils pourront apprécier la vérité !… Si, par la volonté du Tout-Puissant, je suis appelé à régner sur vous, je promets d’observer scrupuleusement vos lois, de respecter vos franchises et priviléges, de les étendre même s’il en est besoin. Dans le cas où les grands songeraient à choisir pour roi un des deux tzarévitchs, dites-leur que je ne consentirai jamais à me séparer de mes enfans. Enfin, si vous ne jugez pas à propos de me reconnaître pour votre souverain, vos grands ambassadeurs pourront convenir avec moi des 1572. conditions de la paix. Je ne tiens pas à Polotsk : je consentirai même à joindre à la cession de cette ville quelques-uns de mes domaines héréditaires, pourvu que vous m’abandonniez la Livonie entière jusqu’à la Dvina. Alors moi et mes enfans, nous nous engagerons, par un serment solennel, à ne jamais porter la guerre en Pologne, tant que notre maison régnera sur la Russie. En attendant je ne violerai point la trève convenue entre nous, et j’attendrai vos ambassadeurs pour lesquels je vous donne des lettres de sûreté. Mais songez que le temps est précieux. »

Guerre en Esthonie. Quelques jours après cette conférence, Jean quitta Moscou, avec ses deux fils, pour aller organiser ses troupes à Novgorod, et tenir parole au roi de Suède. L’automne était très-avancé. Le tzar ayant trouvé l’armée prête à marcher, lui fit faire un mouvement sur Narva et en prit lui-même le commandement. Il avait auprès de lui ses principaux boyards ainsi que le roi Magnus, enlevé de vive force à Arensbourg et amené à Jean plutôt comme prisonnier que comme son futur neveu. En un seul jour quatre-vingt mille Russes pénètrent en Esthonie, où personne ne s’attendait à leur arrivée. De paisibles gentilshommes passaient la semaine de Noël à se réjouir 1572. dans leurs châteaux ; de sorte que les détachemens de l’avant-garde russe trouvaient partout des banquets, de la musique et des bals. Comme l’ordre avait été donné de n’épargner personne, les soldats pillent les maisons, égorgent les habitans, violent les jeunes filles, sans rencontrer aucun obstacle jusqu’à la forteresse de Vittenstein : là, cinquante Suédois, secondés par les habitans de la ville et de la campagne, essayèrent de s’opposer à l’armée de Jean. 1573. Vittenstein fut emportée d’assaut, mais le tzar y perdit son ami. Maluta Skouratof trouva une mort honorable sur les remparts de cette forteresse, comme pour prouver que ses crimes avaient outre-passé la mesure des châtimens terrestres ! À cette nouvelle, Jean, au lieu d’exhaler de douloureux regrets, laissa éclater une violente fureur : après avoir fait transporter, accompagné d’une riche aumône, le corps de Maluta au monastère de Saint-Joseph de Volotzk (son père, sa mère et son fils y étaient enterrés), il fit élever un bûcher où furent brûlés vifs tous les prisonniers suédois et allemands : holocauste digne des mânes d’un mortel qui n’avait respiré qu’homicides !

Maître de cette place importante, Jean écrivit au roi de Suède une nouvelle lettre remplie d’injures : 1573. « Nous te châtions, lui disait-il, toi et la Suède. Les justes triomphent toujours ! trompé par le faux bruit du veuvage de Catherine, j’avais voulu l’avoir entre mes mains, sans autre dessein que de la remettre au roi de Pologne, afin d’obtenir en échange et sans effusion de sang, la province de Livonie. En dépit de vos calomnies, voilà l’exacte vérité. Qu’ai-je à faire de ta femme ? Vaut-elle qu’on entreprenne une guerre pour elle ? On a vu des filles de rois de Pologne mariées à des palefreniers : informe-toi auprès des gens instruits qui était Svoïdilo, du temps de Jagellon ? Crois-tu que je fasse plus de cas du roi Érik ? Il est ridicule d’imaginer que l’idée me soit venue de lui restituer une couronne pour laquelle vous n’êtes nés ni l’un ni l’autre. Dis-moi : de qui ton père était-il fils ? comment s’appelait ton aïeul ? Fais-moi parvenir ta généalogie pour me convaincre d’erreur, car jusqu’aujourd’hui je suis persuadé que tu es issu de race roturière. De quels anciens rois de Suède nous as-tu parlé dans ta missive ? Vous n’avez eu qu’un seul roi, et c’était Magnus ; encore avait-il usurpé ce titre, puisqu’il aurait dû se contenter de celui de prince : ce n’est pas gratuitement que j’ai voulu obtenir ton sceau et 1573. le titre de maître de la Suède, mais bien pour prix de l’honneur que tu ambitionnais de traiter directement avec moi, sans l’entremise de mes lieutenans de Novgorod. Choisis maintenant, selon ton bon plaisir, ou d’avoir affaire à eux, comme cela s’est toujours pratiqué, ou de te soumettre à notre puissance. Ta nation a servi mes ancêtres de temps immémorial : dans les anciennes chroniques on fait mention de Varègues qui se trouvaient parmi les troupes d’Yaroslaf Georges, souverain autocrate ; ces Varègues n’étaient que des Suédois, et par conséquent ses sujets. Tu dis que j’emploie le sceau de l’Empire romain, tu te trompes ; c’est le mien et celui de mes aïeux. D’ailleurs, le sceau romain ne m’est point étranger, puisque je descends de César-Auguste. Je ne dis pas ceci pour me vanter et te ravaler, mais pour te faire rentrer en toi-même. Veux-tu la paix ? ordonne à tes ambassadeurs de paraître en ma présence. »

Jean retourna à Novgorod, laissant ses boyards, Magnus, avec l’armée, pour continuer la guerre en Esthonie. Les troupes russes s’emparèrent de Néihof et de Karkus ; mais le général suédois Ackesson défit complétement un de leurs détachemens 1573. près de Lodé, s’empara de ses bagages, de ses canons et de ses drapeaux. Si l’on en croit les annalistes livoniens, les Suédois avaient à peine deux mille hommes, tandis que le nombre des Russes s’élevait jusqu’à seize mille, et, ils ajoutent que cette glorieuse victoire, ayant prouvé la supériorité des premiers dans l’art de la guerre, avait décidé Jean à conclure la paix ; du moins le tzar, après avoir entendu les rapports de ses voïévodes et consulté l’opinion du conseil des boyards, écrivit au roi une lettre pacifique autant que la dernière était injurieuse, lui annonçant qu’il avait ordonné aux voïévodes de suspendre les hostilités, jusqu’à l’arrivée à Novgorod des ambassadeurs Suédois, qu’il attendait avec impatience pour établir une sincère alliance entre les deux États. Révolte dans la province de Kazan. Ce changement subit dans les dispositions de Jean s’explique moins par les succès du général Ackesson que par une autre circonstance impérieuse qui vint inopinément troubler le tzar et la capitale. Les farouches Tchérémisses, tant de la plaine que des montagnes, ayant des intelligences secrètes avec Devlet-Ghireï, avaient tout-à-coup causé une révolte dans la province de Kazan et secoué le joug de la Russie, ce qui mit le tzar dans l’obligation d’envoyer sur-le-champ une forte 1573. armée sur les bords du Volga. Heureusement les rebelles reconnurent bientôt leur imprudence. Le khan ne pouvait leur fournir des troupes, et déjà celles de la Russie, prêtes à punir leur sédition, le fer et la flamme à la main, se trouvaient à Mouron. Ils déposèrent les armes et firent acte de soumission.

Mariage de Magnus.
12 Avril.
À cette époque, le tzar, ayant suspendu les hostilités en Livonie, célébrait à Novgorod les noces de Magnus avec la jeune princesse Marie, fille de Vladimir ; il donnait des banquets, se livrait à la joie avec les Allemands pour lesquels il avait une prédilection toute particulière ; il arrangeait lui-même les danses et chantait des cantiques sacrés avec les moines. Comblé de grâces et d’honneurs, déjà Magnus se regardait comme roi, s’imaginant qu’outre la riche dot promise, le tzar lui céderait toutes les villes de Livonie occupées par les Russes ; mais au lieu des cinq tonneaux d’or sur lesquels il comptait, l’on n’apporta chez lui que quelques coffres remplis de linge et d’habits de parade pour sa jeune épouse. Loin de lui céder toute la Livonie, le tzar n’accorda à son neveu que la petite ville de Karkus : « Roi Magnus, lui dit-il, rendez-vous avec votre épouse dans l’apanage qui vous a été assigné. J’avais voulu, selon mes 1573. promesses, vous confier, dès aujourd’hui même, la domination des autres villes de la Livonie, ainsi qu’une riche dot en numéraire, lorsque je me suis souvenu de la trahison de Taube et de Kruse que j’avais comblés de bienfaits !… À la vérité, vous êtes fils de roi et fait pour m’inspirer plus de confiance que de vils esclaves ; mais enfin vous êtes homme !… Si vous formiez un jour le dessein de me trahir, vous pourriez, avec l’or de ma caisse, soudoyer des soldats pour agir de concert avec mes ennemis, et je serais forcé de reconquérir la Livonie au prix de mon sang. Méritez ma faveur par une fidélité constante, à toute épreuve. » Ainsi, Magnus, le cœur navré, partit pour Karkus, d’où, il se rendit à Oberpalen. Là, malgré un royaume en expectative, il vivait dans l’indigence, n’ayant que trois plats pour son repas (comme le disait son frère, Frédéric, roi de Danemarck, dans une lettre au duc de Mecklenbourg), amusant avec des joujoux son épouse âgée de treize ans ; la nourrissant de friandises, et, au grand mécontentement des Russes, la faisant s’habiller à l’allemande. Ce duc de Mecklenbourg était Jean Albert, alors en relations avec le tzar : il avait envoyé à Novgorod le docteur Féling, l’un des 1573. grands de sa cour, pour demander que la Russie confirmât les droits de son fils sur la ville de Riga, qui lui avait été promise par Sigismond-Auguste, roi de Pologne. Féling présenta à Jean, au nom du duc, un lion d’or enrichi de diamans et de rubis, avec cette explication, le lion est la terreur des animaux, et le tzar de Moscovie l’effroi de ses ennemis. « Je suis, répondit le tzar très-reconaissant de ce message flatteur ; mais il m’est impossible de donner ce que je ne possède pas encore, bien que la Livonie et la ville de Riga soient mon patrimoine et non pas celui du roi de Pologne. J’ai l’intention d’envoyer une ambassade à l’empereur d’Allemagne afin de conclure avec lui une alliance contre les infidèles et pour traiter des affaires de la Livonie ; je conseille au duc de s’armer de patience ; je pourrai lui céder Riga lorsque je l’aurai repris par un traité, ou l’épée à la main. »

1573—1575.
Trève avec la Suède.
Cependant le roi de Suède, si méprisé du tzar, commençait à montrer de la fermeté. On fut long-temps sans recevoir de nouvelles de Stockholm ; enfin le roi répondit que jamais ambassadeurs ne se rendraient dans un pays où l’on ignorait le droit des gens, où ils étaient exposés à se voir dépouiller, emprisonner. « Si le tzar, 1573—1575. ajoutait-il, désire réellement la paix, il peut m’envoyer les siens, ou du moins sur la frontière ; des plénipotentiaires suédois s’y trouveront aussi ; d’ailleurs on aurait dû parler de trève trois ans plus tôt et ne pas attendre que l’armée suédoise fût entrée en campagne. » Cette réponse vigoureuse n’était pas le seul motif propre à exciter le courroux du tzar : son envoyé à Stockholm y avait essuyé des insultes inouies dans les États policés. Voici un extrait de son rapport. « Les grands voulaient connaître sur-le-champ le contenu de votre dépêche, prétention dont je leur ai démontré l’absurdité. Aussitôt, l’un d’entre eux m’a frappé à la poitrine en me tenant les plus injurieux propos. Votre très-humble sujet a répondu à cet effronté Suédois : Si j’étais à cheval, muni de mes armes, tu n’aurais pas eu l’audace de m’insulter ainsi, ni de lever la main, ni d’ouvrir ton odieuse bouche ; mais nous ne sommes pas ici pour combattre. Au moment où je m’approchais du trône, un autre voulut m’arreter et me dit : Donne ta lettre et ne pose pas ton pied sur le tapis du trône. Sans lui répondre, j’ai marché sur le tapis et remis la lettre au Roi……… Le lendemain matin, Christophe Fléming, l’un des dignitaires de la cour, 1573—1575. m’a dit : apprends qu’hier tu n’as pas vu le roi ; c’est moi qui étais à sa place, tandis qu’il se tenait parmi les grands ; car il ne voulait pas recevoir la missive de votre tzar, pensant qu’elle pouvait contenir encore des injures, que même un simple bourgeois ne saurait lire. En me congédiant le roi m’a adressé la parole : le tzar, m’a-t-il dit, est devenu pacifique ; mais moi je ne veux point de paix avec lui et je ne le crains pas. » En un mot, la Suède avait retrouvé de l’énergie. Elle avait pris à sa solde trois mille Écossais et deux mille Anglais, et le tzar, qui naguères traitait cette puissaace avec tant de hauteur, le tzar qui avait plus de cent mille hommes de troupes en Livonie et à Novgorod, témoigna la plus grande condescendance, ne dit pas un mot de l’insulte faite à son envoyé, supporta les railleries qu’excitait cet oubli de toute dignité et fit ce que désirait le roi, c’est-à-dire, qu’il envoya ses boyards, le prince Sitzky et autres, sur les rives de la Sestra qui formait alors la limite entre la Finlande et la Russie, pour traiter de la paix avec l’amiral Klass Fléming. De longues discussions eurent lieu avant de convenir du lieu de l’entrevue ; Fléming demandait que l’on dressât des tentes sur le pont, mais le prince 1573—1575. Sitzky contraignit à la fin les Suédois à passer sur la rive russe. Ces conférences n’eurent pas de grands résultats. Le tzar voulait reprendre l’Esthonie et, sous cette condition, il consentait à accorder au roi le droit d’avoir avec lui des relations directes, droit que le roi réclamait, sans concession aucune, présentant la longue généalogie de l’illustre maison de Vasa, pour prouver à Jean l’ancienneté de son illustration. Enfin on conclut une trève, à partir du 20 juillet 1575 jusqu’en l’année 1577, entre la Finlande et nos possessions septentrionales. La Russie s’engageait à ne pas envahir cette province, et la Suède à ne point inquiéter les domaines de Novgorod, la Carélie, Oretchek et autres places. Une fut pas question de la Livonie, qui continua à être le théâtre de la guerre. Satisfait de la promesse que les ambassadeurs du roi arriveraient bientôt à Moscou pour conclure un nouveau traité de paix, Jean s’engagea solennellement à leur faire un honorable accueil, à ne les priver ni de leur liberté, ni de leurs biens ; à ne les insulter ni de fait, ni de paroles. À dater de cette époque les rois de Suède cessèrent tout rapport d’affaires avec Novgorod, obligation qu’ils avaient toujours regardée comme humiliante : en effet, dérivée du peu de considération 1573—1575. qu’avaient pour eux les monarques moscovites, elle était devenue jusqu’alors une loi constante de l’orgueilleuse politique du cabinet russe.

Si la condescendance du tzar lui avait laissé échapper les avantages de sa position, elle n’en produisit aucun de quelque importance dans les affaires du Roi. Les hostilités continuaient en Livonie. Les Suédois dirigèrent, de concert avec les Écossais à leur solde, une infructueuse attaque contre Vesemberg, tandis que les Russes dévastaient les environs de Revel, et s’emparaient de Pernau, après avoir perdu sept mille hommes sous les murs de cette place. En cette circonstance, Yourief, voïévode de Jean, surprit les habitans par sa générosité. 1576.
12 Février.
Il leur laissa le choix de prêter serment de fidélité au tzar ou de se retirer avec leurs biens. Cette politique, dictée par l’humanité et la prudence, eut pour résultat la reddition, sans résistance, des châteaux de Helmet, Ermis, Ruen, Purgel, Léal, Lodé et de Fickel. Peu de temps après, cet exemple fut suivi par l’importante forteresse de Habsal où se trouvait quantité de munitions de toute espèce, ainsi qu’un grand nombre de soldats et de gentilshommes qui aimaient auparavant à se vanter de leur courage. On rapporte 1576. que ces paisibles héros, auxquels le voïévode russe avait garanti une entière sécurité, étaient occupés à se divertir au moment même où les Russes entraient dans leur ville, et qu’à l’aspect de leurs réjouissances, un de nos jeunes princes dit à un Allemand de sa connaissance : « Si nous eussions cédé, vivans, une place de cette importance à l’ennemi, qu’aurait fait notre souverain ? Qui de nous aurait osé regarder en face un vrai chrétien ? Et vous autres, Allemands, vous célébrez votre honte ! » Ils la célébraient entourés de tombeaux et de ruines ! Il semblait que, déchirée par toutes les calamités d’une longue guerre, victime de l’ambition des peuples voisins, la Livonie eût épuisé la coupe du malheur. Les châteaux ainsi que les chaumières étaient en proie à la famine et à la misère. Selon le rapport des annalistes, la femme d’un illustre chevalier, nommé de Tedven, qui possédait naguères un palais magnifique dont la richesse causait l’étonnement des gens les plus opulens eux-mêmes, mourut alors sur la paille, à Habsal, et fut enterrée nue !…. Toutefois le destin préparait de nouvelles horreurs à cette malheureuse province. Jean retenait encore son bras armé pour sa conquête ou sa perte, car, bien qu’il ne craignît plus Devlet-Ghireï, il se 1576. défiait toujours de lui et devait, pour le tenir en respect, rassembler de temps en temps des troupes sur les bords de l’Oka. Lui-même ayant quitté Novgorod, pendant l’été de 1574, passa la revue d’une nombreuse armée rassemblée à Serpoukhof ; il envoyait aussi des détachemens dans les steppes où se montraient quelquefois des bandes de Tatars ; mais il s’occupait surtout des événemens dont Varsovie était le théâtre et qui, flattant d’abord son ambition, eurent des suites inattendues, humiliantes pour le tzar et nuisibles aux intérêts de la Russie.

1573—1577.
Affaires de Pologne.
Au commencement de l’année 1573, une diète s’ouvrit à Varsovie pour l’élection d’un roi de Pologne : les principaux compétiteurs étaient :

1o. Le jeune Ernest, fils de l’empereur Maximilien ;

2o. Le duc d’Anjou, frère de Charles IX, roi de France ;

3o. Le roi de Suède et son fils Sigismond ;

4o. Le monarque de Moscovie.

Le premier de ces princes avait, pour appuyer ses prétentions, les ambassadeurs d’Espagne et de Maximilien ; le second, celui de France ; et le troisième celui de Suède. Jean n’y était pas représenté, car il s’attendait à voir arriver à Moscou une ambassade de la part de la 1573—1577. diète. « Ce sont eux, disait-il, qui ont besoin de moi ! Malgre cet orgueil, quelques grands de la couronne, et particulièrement ceux de Lithuanie, songeaient à le choisir pour roi, afin de consolider par ce moyen l’alliance de la Pologne avec la Russie puissante et dangereuse, idée inspirée par une politique sage autant que prévoyante ! Ils connaissaient sans doute la cruauté de Jean ; mais ils espéraient que les lois de leur république deviendraient un frein pour le tyran ; ils pouvaient se tromper ! Au reste, le destin leur épargna cette épreuve. Les conditions réciproquement proposées se trouvèrent également exagérées, également inadmissibles, et, après avoir entendu à Novgorod Harabourda, ambassadeur de Pologne, Jean lui donna, le 23 février 1573, la réponse suivante : « Le silence prolongé des grands de votre pays, dans une affaire de cette importance, excitait ma surprise, car il n’est pas bon qu’un État reste sans souverain. Vous alléguez pour excuse la peste qui désolait votre patrie. Je plains sincèrement la Pologne, mais telle était la volonté de Dieu !…. Aujourd’hui vous m’offrez de régner moi-même sur la Lithuanie et la Pologne, ou de vous donner pour roi le tzarévitch Féodor, exigeant de nous le serment d’observer avec 1573—1577. fidélité tous vos statuts. Vous demandez, en outre, qu’en vous accordant mon fils pour roi, je restitue au duché de Lithuanie les villes de Smolensk, Polotsk, Ousviat et Ozéritché ; que je donne enfin à Féodor quelques villes particulières, prises parmi les anciennes possessions de la Russie. La première de ces demandes est naturelle, l’autre est inconvenante. Il est juste que chaque pays conserve ses coutumes, ses institutions, ses lois, et nous pourrons, sans doute, confirmer vos priviléges par un serment. Mais est-il raisonnable de réclamer Smolensk, Polotsk et même des villes héréditaires de Moscovie, pour en doter le prince Féodor ? Est-il donc une jeune fille, une fiancée ? Il est glorieux d’agrandir et non pas de diminuer les États. Ceux de Pologne et de Lithuanie ne manquent pas de villes propres à une résidence royale. D’ailleurs il m’appartient plus qu’à vous de demander des restitutions. Si vous désirez avoir mon fils pour souverain, voici les articles auxquels vous devez consentir.

» 1o. Écrire mon titre tout entier, ainsi qu’il est institué par Dieu, et m’appeler tzar, car ce rang est un héritage de mes ancêtres et je ne m’approprie pas celui d’autrui ;

1573—1577.» 2o. Dans le cas où le Tout-Puissant rappellerait à lui mon fils, les siens devront régner sur vous par droit d’hérédité et non pas d’élection. S’il ne laissait point d’enfans mâles, la Lithuanie et la Pologne seront indivisibles de la Russie et deviendront propriété de mes descendans dans les siècles des siècles, mais sans aucune altération des droits et priviléges nationaux de ces pays, avec le nom particulier de royaume de Pologne et de grand duché de Lithuanie, dans les titres des monarques russes. Est-il convenable au fils d’un roi de ne pas lui succéder au trône ? Le bien-être commun de ces trois puissances exige qu’elles soient gouvernées par un seul souverain. Je sais que l’Autriche et la France montrent plus de condescendance dans leurs négociations avec vous ; mais elles ne peuvent servir d’exemple à la Russie, car nous savons pertinemment qu’excepté nous et le Sultan il n’existe point en Europe de souverain dont la dynastie ait deux cents ans d’antiquité. Les uns descendent de simples princes, les autres sont issus d’étrangers et il est tout simple que la royauté les séduise : mais pour nous tzars d’origine, nous descendons de César Auguste, ce qui est connu de tout le monde ;

1573—1577.» 3o. En cas de mort, dans votre pays, de l’un de mes descendans, son corps sera transporté à Moscou pour y être inhumé ;

» 4o. La ville de Kief, le plus ancien des apanages de la Russie, devra être réunie à nos domaines. Pour prix de cette cession, et par amour pour la paix, pour l’union des chrétiens, nous ne formerons plus aucune réclamation sur nos anciennes possessions en Lithuanie, jusqu’à la rivière de Bérézina ;

» 5o. La Livonie deviendra, sans partage, la propriété de la Russie.

» Voilà les conditions auxquelles je puis vous accorder mon fils bien aimé ; mais il est encore trop jeune pour résister à ses ennemis et aux nôtres. Je sais, en outre, que la plupart de vos grands désirent m’avoir moi-même pour roi au lieu du tzarévitch. S’ils vous disent autre chose ils ne sont pas sincères. J’ai entendu dire aussi que vous songez à me tromper en m’arrachant mon fils, que vous avez l’intention de livrer aux Turcs, pour conclure la paix avec eux. Cela est-il vrai ou faux ? Je l’ignore ; mais, dans une conférence intime, je ne puis vous cacher mes préventions. »

Le prudent ambassadeur s’aperçut que le tzar ambitionnait la couronne de Pologne pour lui-même 1573—1577. plutôt que pour son fils : « Seigneur, lui répondit-il, nous voudrions tous avoir pour souverain un prince aussi puissant, aussi sage que Votre Majesté ; mais Moscou est trop éloignée de Varsovie, où la présence du Roi est indispensable, tant pour la sûreté de l’État, au dehors, que pour le maintien intérieur de l’ordre et de la justice. Ce n’est pas l’usage en Pologne que les rois s’absentent du royaume, en se faisant remplacer par des lieutenans. D’ailleurs vous ne pourriez pas être couronné sans embrasser la religion catholique romaine. » Jean ordonna à l’ambassadeur de se retirer.

Le jour suivant, l’ayant fait rappeler, il lui dit : « Après de mûres réflexions, il me paraît que je pourrais gouverner trois États à la fois, en me transportant de l’un à l’autre, et qu’il serait facile d’éloigner les obstacles dont vous m’avez parlé. Je demande seulement la cession de Kief, sans autres villes ou districts. Je restituerai Polotsk et la Courlande à la Lithuanie, prenant la Livonie jusqu’à la Dvina, avec le titre suivant : par la grâce de Dieu, seigneur, tzar et grand-duc de toute la Russie, de Kief, Vladimir, Moscou, roi de Pologne et grand-duc de Lithuanie. Les noms des autres provinces 1573—1577. seront placés dans le titre en proportion de leur rang ; celles de Pologne et de Lithuanie pourront y figurer plus haut que celles de la Russie. J’exige du respect pour la religion grecque, le pouvoir de construire des églises orthodoxes dans tous mes États, et je demande d’être sacré par un métropolitain russe et non par un archevêque latin.… D’ailleurs je ne toucherai en rien à vos droits ou priviléges, promettant de ne distribuer ni rangs, ni places, sans le consentement du conseil de Pologne et de Lithuanie ; et quand, épuisé par l’âge dans mes forces morales et physiques, je penserai à quitter le monde et le trône pour vivre en prières dans la retraite, vous choisirez pour souverain celui de mes fils que vous préférerez ; mais jamais un prince étranger. Les grands de votre pays prétendent que la Lithuanie et la Pologne sont indivisibles ; cela dépend d’eux ; toutefois j’aurais préféré être seulement grand-duc du premier de ces deux États. Confirmant alors toutes ses lois par serment, je n’aurais restitué à la Russie que la seule ville de Kief, tandis que par mes armes ou par des négociations, la Livonie aurait recouvré toutes ses anciennes possessions enlevées par les Polonais, et je prendrais, dans les 1573—1577. actes diplomatiques, le titre de grand-duc de Moscovie et de Lithuanie. Écoutez encore ! Je puis me transporter d’un pays à l’autre, mais non pas sans peine, car j’approche de la vieillesse, et un monarque doit tout voir de ses propres yeux ; ainsi, ne feriez-vous pas mieux d’élire pour votre roi le fils de l’Empereur, et de conclure avec nous un traité de paix et d’alliance aux conditions suivantes :

» 1o. Kief et la Livonie seront l’apanage de la Russie ; Polotsk et la Courlande resteront à la Lithuanie ;

» 2o. Moi, l’Empereur et son fils, nous prendrons l’engagement de nous aider réciproquement de troupes et d’argent contre nos ennemis communs.

» Alors la Lithuanie et la Pologne partageraient la sollicitude qui m’anime pour le bien de mes États. Que nous resterait-il à craindre dans cette liaison intime ! Tous les autres souverains de l’Europe ne voudront-ils pas prendre part à cette alliance pour s’armer en masse contre les ennemis de la chrétienté ? Quelle gloire ! que d’avantages pour tous !…. Enfin, recommandez à vos grands de ne pas donner la couronne au prince français, car il serait plutôt l’ami des infidèles que celui des chrétiens, 1573—1577. et sachez que s’il obtenait vos suffrages, je ne resterais point tranquille spectateur de votre imprudence. Déclarez encore aux grands de Pologne que plusieurs d’entre eux m’ont adressé des dépêches secrètes pour me conseiller d’entrer à main armée en Lithuanie, et d’obtenir la royauté par la terreur. D’autres m’ont demandé de l’or et des fourrures pour prix de l’élection de mon fils. Je désire que votre conseil d’État ait connaissance de ces faits. »

Ce fut avec cette réponse que Harabourda partit pour Varsovie. Il est probable que les seigneurs lithuaniens n’avaient revendiqué Smolensk et d’autres villes de Russie que pour observer les convenances, et que s’attendant peu à une si grande condescendance de la part de Jean, ils auraient, sans beaucoup d’opiniâtreté, renoncé à leurs prétentions. Cette pensée rendit le tzar inflexible dans ses conditions ; mais elles furent rejetées d’une voix unanime par la diète, qui, sur-le-champ, le raya de la liste des prétendans. Ici se présentent plusieurs questions à résoudre. Les idées de Jean étaient-elles changées ? Avait-il reconnu l’impossibilité de gouverner la Pologne et la Lithuanie selon son bon plaisir, ou craignait-il pour l’humble Russie 1573—1577. l’exemple d’une noblesse fière de ses droits ? Avait-il réfléchi que cette union intime, loin d’être utile à notre patrie, n’aurait d’avantages réels que pour ces deux puissances, auxquelles il faudrait fournir, et non pas demander, des secours en hommes ou en argent, au cas d’une guerre avec la Turquie, l’Autriche ou la Tauride ; que le titre de roi avec un pouvoir incertain et limité ne valait pas une augmentation de dangers et de dépenses pour le monarque héréditaire d’une grande puissance, destinée par le ciel à devenir redoutable par ses propres forces ? Pouvait-il espérer qu’acceptant ces dures propositions, la diète voudrait anéantir les lois fondamentales de la république, renoncer volontairement à l’élection de ses rois, instituer en Pologne une souveraineté héréditaire, restituer Kief à la Russie, et confier aux mains d’un prélat hétérodoxe la couronne des Jagellons, pour la poser sur la tête de Jean ? Il serait difficile d’imaginer que la vanité l’eût aveuglé à ce point ; il paraîtrait plus naturel de croire qu’après avoir témoigné d’abord un vif désir de succéder à Sigismond-Auguste, il était devenu ensuite plus indifférent à cet honneur, ayant sainement calculé l’importance de la position politique des deux pays.

Cependant l’élection de l’archiduc, approuvée 1573—1577. par le tzar, ne menaçait-elle pas la Moscovie du voisinage dangereux de l’Autriche ? Cette considération avait d’autant plus de poids, que l’envoyé de l’Empereur, en intercédant pour Ernest, promettait solennellement aux seigneurs polonais une part active de la part de son maître dans leurs guerres avec la Russie. N’était-il pas plus à propos que Jean favorisât les prétentions de la France qui, par son éloignement, ne pouvait, en aucune façon, être à craindre pour lui ? Nous ne pouvons néanmoins condamner entièrement sa politique : connaissant les rapports d’amitié qui existaient entre la cour de France et la Porte ottomane, il pensait, sans doute, que lorsqu’Henri d’Anjou aurait à sa disposition les forces de la Turquie, il les dirigerait contre la Russie ; et, sans parler même de la religion de Mahomet, les Sultans lui paraissaient plus redoutables que les Empereurs, d’après les nombreuses victoires des armées turques. En dépit du tzar et de Maximilien, la diète de Varsovie élut Henri d’Anjou, séduite par les intrigues de Montluc, ambassadeur de France, qui, dans un discours pompeux, avait prodigué des éloges effrontés aux grands de Pologne et de Lithuanie. Il les comparait aux anciens Romains, les appelait la terreur des tyrans, les citait comme des 1573—1577. héros de vertu, leur promettant, avec un million de florins, une armée nombreuse pour expulser les Russes de la Livonie ; enfin, une entière soumission de leur futur roi aux décisions du conseil d’État.

Cette désobéissance de la diète, selon l’expression de Jean, allia les vues de la politique russe à celles de l’Autriche. L’Empereur se hâta de profiter des bonnes dispositions du tzar. Dans une lettre amicale qu’il lui écrivit, il se plaignit du crime de Charles IX, « qui avait fait périr plus de cent mille de ses fidèles sujets le jour de la Saint-Barthélemy, sans autre motif que leur croyance particulière. » Il s’indignait de la ligue des Français et du Sultan, par l’intercession duquel on donnait à Henri la couronne des Jagellons. Il engageait Jean à défendre les chrétiens, lui proposant d’ajouter la Lithuanie aux États russes, de céder la Pologne à l’Autriche, et de conclure avec l’Empire une alliance offensive contre les Turcs. Le tzar expédia sur-le-champ un envoyé à Maximilien, pour lui conseiller d’employer tous les moyens possibles à l’effet d’arrêter Henri dans son voyage à Varsovie. Il témoignait le désir de voir au plus tôt à Moscou les ambassadeurs de l’Empereur, chargés de ratifier un traité d’amitié 1573—1577. entre l’Autriche et la Russie. « Nous réunirons nos efforts, ajoutait-il, pour que le royaume de Pologne et la Lithuanie ne se détachent pas de nos États. Il m’est indifférent que ce soit mon fils ou le vôtre qui occupe ce trône. Vous déplorez, mon frère, l’horrible massacre de tant d’innocens dans la journée de la Saint-Barthélemy. Tous les monarques chrétiens doivent s’affliger de cet acte cruel, inhumain, du roi de France, qui, sans aucune nécessité, a fait verser tant de sang ! »

Cependant, fidèle à son système pacifique, Jean ne voulut pas d’abord se déclarer l’ennemi du nouveau roi de Pologne. Ayant appris au contraire l’arrivée de ce prince et son sacre solennel dans l’ancienne capitale des Piastes, il se préparait à lui envoyer un dignitaire de marque pour le complimenter, lorsqu’il fut prévenu par Henri, qui, en lui annonçant son avénement au trône, le suppliait de ne pas rompre la trève avec la république avant l’année 1576. Il ajoutait que, plongé dans l’affliction par la mort du roi de France, il était indispensable qu’il se rendît à Paris ; mais que cette absence momentanée n’empêcherait pas le tzar de traiter d’affaires avec les grands du royaume. « Mon frère, répondit Jean, je me réjouis de votre avénement au 1573—1577. trône et je prends part à votre douleur. La mort des monarques chrétiens est un malheur pour les chrétiens et un sujet de joie pour les infidèles. Voulant vivre en paix avec vous, mes ambassadeurs se rendront à Varsovie aussitôt votre retour. J’attends les vôtres à Moscou ; toutefois pendant votre absence, il ne me paraît pas convenable à ma dignité d’être en rapport d’affaires avec les grands de votre royaume. Quant à la trève, j’ai donné à mes voïévodes l’ordre de l’observer. » Mais déjà Henri avait abandonné la Pologne ! il n’avait recherché cette couronne que pour complaire à sa mère, Catherine de Médicis, dont la conduite, en cette circonstance, était le résultat des intrigues, des insinuations d’un aventurier, le nain Jean Krassovsky. Pendant trois mois, étranger aux affaires de la politique, adonné aux festins, à la mollesse, au plaisir de la chasse, Henri, prince indolent et voluptueux, s’était dégoûté de son royaume ainsi que d’un pouvoir limité. Il fit donc en secret des préparatifs de départ, et, profitant de la nuit, il déserta le trône de Pologne pour aller occuper celui de France : il se hâta d’aller hériter du sceptre de son frère, mais en même temps de ses infortunes, destiné à régner comme lui dans un temps 1573—1577. de troubles, de trahisons et de crimes : il se montra lâche et parjure ; toutefois il mourut en prononçant une parole à jamais consacrée par l’histoire, et digne du meilleur des princes.

Surpris de la fuite du roi, les grands se trouvèrent dans l’obligation de lui donner un successeur. Alors, plusieurs d’entre eux, l’archevêque de Gnesne, le Castellan de Minsk, etc., s’adressèrent de nouveau au tzar ; ils lui conseillaient 1o. d’envoyer à Varsovie quelques boyards de mérite porteurs de conditions semblables à celles sous lesquelles Henri avait été élu ; 2o. d’écrire au clergé, à la noblesse et à chacun des grands en particulier pour les prier de le choisir pour roi, ayant soin d’assurer dans ses dépêches qu’il n’était pas un hérétique, mais un chrétien baptisé au nom de la Sainte-Trinité ; 3o. de leur rappeler que les Polonais et les Russes, issus de même race Slavonne ou Sarmate, devaient, en qualité de frères, avoir le même père, le même souverain. Dans une lettre très-amicale, Jean les remercia de leurs bonnes intentions et promit d’envoyer ses boyards à la diète ; mais il ne répondit pas positivement à l’article des conditions, attendant d’un instant à l’autre les ambassadeurs de l’Empereur qui devaient arriver à Moscou.

1573—1577. L’envoyé russe, Skobeltzin, revenu de Vienne, au mois d’août 1574, n’en avait rapporte aucune réponse annonçant que l’Empereur voulait expédier au tzar un de ses propres dignitaires, singularité dont on ne tarda pas à avoir l’explication. En effet, ce nouvel envoyé de Maximilien était chargé de se plaindre de Skobeltzin, que l’on accusait de n’avoir pas voulu se charger de la lettre de l’Empereur, sous le prétexte que tous les titres du tzar ne s’y trouvaient pas relatés ; ensuite d’être parti de sa propre autorité après s’être conduit à Vienne d’une manière peu convenable, se permettant même de dire du mal de l’Empereur. Maximilien renouvelait au tzar l’assurance de son amitié et de sa reconnaissance. Celui-ci lui donna avis que pour punir Skobeltzin il l’avait disgracié. Bientôt on vit arriver à Moscou de nouveaux dignitaires autrichiens chargés d’excuser Maximilien, accablé d’occupations, du retard qu’il apportait à terminer, de concert avec Jean, les affaires de Pologne. Pour faire preuve de dévouement, un de ces envoyés rapporta aux boyards que, par de secrètes manœuvres, les grands de Pologne excitaient Magnus à trahir la Russie, lui promettant la ville de Riga pour récompense. Alliance avec l’Autriche. Enfin, dans le courant de janvier 1576, Jean de Kobentzel et Daniel Printz, grands 1573—1577. ambassadeurs d’Autriche, arrivèrent à Moscou. Le tzar les reçut à Mojaïsk avec une extrême magnificence. Il était assis sur son trône, en habit russe destiné aux grandes cérémonies, la couronne en tête, le sceptre à la main, entouré des boyards et gentilshommes de la cour vêtus de drap d’or. À l’entrée des ambassadeurs Jean et le tzarévitch s’étant levés, s’informèrent de la santé de l’Empereur. Ce prince envoyait à son frère et allié, une chaîne d’or enrichie de pierres précieuses, et sur laquelle était gravé le nom de Maximilien, présent que l’on estimait 8,000 écus : l’Empereur suppliait Jean de l’aider de tous ses moyens, par son éloquence et son épée, à placer Ernest sur le trône de Pologne, et surtout de ne pas envahir la Livonie, province qui, de temps immémorial, avait appartenu à l’empire romain. « Alors, dirent les ambassadeurs, toute l’Europe chrétienne se joindra à vous pour détruire d’un seul coup, par mer et par terre, l’orgueilleuse puissance des Ottomans. Voilà un exploit digne de couvrir d’une gloire éternelle et votre nom et la Russie : repoussons les Turcs de Constantinople ; reléguons-les en Arabie ; extirpons la religion de Mahomet pour arborer l’étendard de la croix dans la Thrace, dans la Grèce, et que l’ancien empire 1573—1577. d’Orient tombe sous vos lois, ô grand tzar ! Voilà les vœux que forment l’Empereur, notre Saint-Père le pape et le roi d’Espagne. » Jean écouta froidement ce discours, sans se laisser séduire par l’idée de régner sur les rives du Bosphore et de l’Hellespont. Il répondit que sa parole était inviolable ; que n’ayant point changé de projets relativement au royaume de Pologne, il le laissait à Ernest, arrangement au sujet duquel il écrivait de nouveau aux grands de la couronne. « Quant à la Lithuanie et à Kief, ajoutait-il, elles doivent-être, à jamais, réunies à la Russie. Il en est de même de la Livonie qui lui appartient et lui appartiendra toujours. Personne jusqu’alors n’avait songé à cette province, mais depuis nos conquêtes dans ce pays, l’Empereur, le Danemarck, la Suède et la Pologne ont imaginé de produire à ce sujet de prétendus droits. Pour conclure une alliance contre les infidèles, il faut que les ambassadeurs du roi d’Espagne, de celui de Danemarck, des princes d’Allemagne et des autres souverains, se rendent à Moscou. La Russie n’ignore pas le sort de Louis de Hongrie qui s’est mis en campagne, plein de confiance dans les promesses de l’Empereur, et qui, bientôt, totalement abandonné, a 1573—1577. perdu la vie dans un combat inégal contre les Turcs. »

Les ambassadeurs autrichiens, d’accord sur la cession à la Russie de la Livonie et de Kief, cherchaient à démontrer l’impossibilité de détacher la Lithuanie de la Pologne, ces deux pays désirant être gouvernés par un même souverain. « Savez-vous, dirent-ils aux boyards moscovites, qu’il existe parmi les turbulens polonais, un secret projet de choisir pour roi un tributaire des Ottomans, le prince de Transylvanie, afin de complaire au Sultan, et au préjudice des intérêts de la chrétienté. — Cela ne sera pas, » répondit le tzar. Il exigea des ambassadeurs qu’ils confirmassent, par serment, le traité en ce qui concernait la Livonie ; mais Kobentzel et Printz déclarèrent qu’en témoignage de son estime particulière pour Jean, leur souverain enverrait, à cet effet, à Moscou, d’autres personnes revêtues des plus hautes dignités, des princes régnans, assurant que, d’ailleurs, tout se ferait au gré du tzar. Ils donnèrent parole que l’Empereur engagerait le roi de Suède à la soumission. Jean satisfait donna aux ambassadeurs un dîner au palais et les étonna par sa magnificence. Il était assis avec son fils à une table particulière, en habit de velours amarante, parsemé de 1573—1577. pierres précieuses et de perles fines, la tête couverte d’un bonnet pointu sur lequel on voyait briller un rubis d’une grosseur extraordinaire. Les deux couronnes (celles du tzar et de son fils) étaient posées près d’eux resplendissante de gros diamans, de rubis et d’émeraudes. L’or et l’argent étaient entasses par monceaux dans les appartemens. Kobentzel écrivit aux ministres d’Autriche : « Chaque palais a son garde-meuble particulier rempli de même argenterie, mais celui du Kremlin surpasse tous les autres en richesses : en un mot, j’ai vu les trésors de Sa Majesté l’Empereur, ceux des rois d’Espagne, de France, de Hongrie, de Bohême, du grand-duc de Toscane, aucuns ne peuvent égaler ceux de Jean.… Lorsque nous nous rendions en Russie, les grands de Pologne nous parlaient, avec indignation, de l’intolérable insolence de la cour de Moscou. Au lieu de cela qu’avons-nous trouvé ? Un accueil si honorable qu’il n’aurait pu être meilleur ni à Rome ni en Espagne, car le tzar sait parfaitement comment il doit se comporter, selon les personnes qui ont affaire à lui. En humiliant les Polonais et les Suédois, il honore ceux qu’il estime et qu’il aime. » Jean fit remettre aux ambassadeurs pour présent à 1573—1577. Maximilien, des fourrures de zibeline estimées 700 roubles et lui envoya le prince Sougorsky et le secrétaire Artzbaschef, chargés de faire sentir à la cour de Vienne l’urgente nécessité de conclure au plutôt un traité solennel et positif entre la Russie et l’Autriche. Il écrivit également aux grands de Pologne qu’il fallait élire Ernest, s’ils tenaient à conserver l’alliance du puissant empire de Moscovie, et surtout ne pas accepter un souverain de la main du Sultan, soumission qui les rendrait responsables devant Dieu d’une guerre terrible. En même temps, une de ses dépêches aux seigneurs Lithuaniens exprimait le désir de devenir leur grand-duc ou de leur donner à sa place le tzarévitch Féôdor. « Si vous ne jugez pas à propos, ajoutait-il, d’avoir un souverain particulier, réunissez-vous à la Pologne pour choisir le fils de Maximilien. »

Il est certain que Jean et l’Empereur auraient pu dicter des lois à la diète, si, manifestant leurs prétentions d’une manière décisive, ils les avaient appuyées d’un mouvement combiné de leurs armées respectives, ainsi que l’avaient conseillé ceux des grands de Lithuanie qui favorisaient les projets de la Russie et qui connaissaient la disposition des esprits à Vilna et à Varsovie ; mais les facultés physiques et morales de Maximilien 1573—1577. s’affaiblissaient de jour en jour : il se montrait irrésolu, et tout en comblant d’égards nos ambassadeurs à Ratisbonne, il n’envoyait pas les siens à Moscou : de nouvelles et inutiles relations entretenues avec Jean, par courriers, excitaient le mécontentement de celui-ci, étonné d’abord des difficultés que faisait la cour de Vienne de lui accorder le titre d’empereur ou de tzar de Russie, se bornant à l’appeler tzar de Kazan et d’Astrakhan ; ensuite, de ses continuelles réclamations au sujet de la misérable Livonie, qu’elle s’obstinait à regarder toujours comme une province germanique. Toutefois les réponses de Jean à Maximilien ne contenaient rien que de poli et d’amical ; mais son zèle pour faire donner à Ernest la couronne de Pologne se refroidissait à tel point qu’il apprenait sans colère l’opposition que les grands de l’État éprouvaient de la part des chevaliers de la petite noblesse relativement à cette élection. La diète présenta alors comme candidats : 1o. Ernest ; 2o. Ferdinand, frère de Maximilien ; 3o. le roi ou le prince de Suède ; 4o. Alphonse, duc de Modène. Il n’était, en aucune façon, question du tzar ; car il n’avait pas voulu se désister formellement des propositions par lui faites en 1574 et entièrement incompatibles avec les lois de la république : en 1573—1577. second lieu, il n’avait pas jugé à propos d’envoyer ses plénipotentiaires à Varsovie, et il se contentait de menaces, de secrètes intelligences avec quelques seigneurs polonais. Cependant de fréquens courriers le tenaient au courant de tous les mouvemens de la diète. De son palais de la Slobode il voyait le jeu et la lutte des passions sur ce bruyant théâtre, où l’esprit et l’éloquence excitaient de vifs applaudissemens, tandis que l’or et la force y décidaient de tout ; tumultueuse assemblée où l’on ne se bornait pas à de violentes discussions, mais dans le sein de laquelle on allait jusqu’à tirer le glaive ; après avoir enfin rejeté tous les candidats, elle choisit deux souverains à la place d’Ernest, c’est-à-dire l’Empereur lui-même et Étienne Batory, nom peu connu jusqu’alors et destiné, dans l’histoire de Russie, à une célébrité honteuse pour Jean.

En 1574 le sultan Sélim, instruit de la fuite de Henri, avait fait entendre aux grands de Pologne que l’élection du prince d’Autriche, élevé dans des sentimens de haine contre l’empire Ottoman, deviendrait pour les deux États une inévitable source de guerre et de calamités. Celle du prince de Russie lui paraissait également funeste. Selon lui, il était préférable de 1573—1577. placer la couronne sur la tête du plus vertueux des seigneurs polonais, ou d’appeler au trône le roi de Suède ; que s’ils voulaient mieux encore, ils devaient élire Batory, prince de Transylvanie, illustre par ses grandes qualités, et dont les liaisons d’amitié avec la sublime Porte garantiraient le bonheur et la gloire de l’État. Cette proposition frappa les esprits, car le Sultan était regardé comme le plus redoutable ennemi du royaume de Pologne ; et bientôt Varsovie, Cracovie retentirent du nom d’Étienne : il ne devait à ses ancêtres ni l’honneur d’être prince souverain, ni sa puissance, mais uniquement à son génie, à son noble caractère, au choix des autorités et du peuple de Transylvanie : il avait rétabli la paix, la sécurité, la tolérance dans ce pays demi-sauvage et inculte, peuplé d’hommes grossiers, turbulens, différens d’origine ainsi que de croyance. Bien que professant la religion catholique romaine, sa modération lui avait concilié l’amour des Luthériens et des Calvinistes. Il avait su acquérir la confiance du Sultan et rendre en même temps d’importans services à l’Empereur. Également distingué par sa bravoure, son esprit éclairé, son éloquence, son extérieur plein de majesté, il conservait, à l’âge de 42 ans, une beauté mâle ; en un mot 1573—1577. ceux des Polonais qui songeaient à la prospérité de l’État ne pouvaient désirer un plus digne monarque. Leur parti se grossissait à la voix de Samuel Zborovsky, homme d’un haut rang, qui avait été exilé en Transylvanie et comblé des bienfaits d’Étienne. Ainsi, d’un côté, l’amour de la patrie, de l’autre l’or de Batory agissaient de concert en faveur de ce prince, moyens appuyés encore par la haine nationale et invétérée des Polonais contre la maison d’Autriche. Cependant le sénat était dévoué à l’Empereur et à Ernest ; mais au moment décisif de l’élection, une voix retentit dans la diète : « Nous voulons Batory. Il nous donnera la paix avec les Turcs et la victoire sur tous nos ennemis. » Aussitôt la noblesse répète à grands cris Batory ! Batory ! En vain quelques membres de l’assemblée voulurent représenter qu’il était tributaire des infidèles, et que choisir un esclave des sultans pour chef d’une république chrétienne, serait une chose honteuse ; Batory est élu roi de Pologne. le prince de Transylvanie n’en fut pas moins proclamé roi par Jean Zamoïsky, maréchal de la couronne, l’évêque de Cracovie et une partie considérable de la noblesse de Pologne. De leur côté, le Primat et les Sénateurs réunirent leurs voix pour l’élection de Maximilien, prince valétudinaire, comme pour complaire, 1573—1577. par la perspective peu éloignée d’une nouvelle élection, à une séditieuse noblesse avide de dicter des lois dans les diètes. Chacun des deux partis informa l’objet de son choix de l’honneur qui lui était fait, et Maximilien, déjà au lit de la mort, écrivit à Moscou qu’il était roi de Pologne. Je m’en réjouis, répondit le tzar : mais Batory est à Cracovie ! En effet il venait d’y arriver avec le drapeau du Sultan et sous le titre de roi.

Cet événement était de nature à contrarier les vues de plusieurs grands polonais qui désiraient Féodor pour souverain, dans l’espérance que ce jeune tzarévitch, innocent des cruautés de son père, fixerait son séjour en Lithuanie ; qu’il adopterait leurs mœurs, leurs usages et qu’aimant comme seconde patrie un pays qui professait la même religion que lui, il assurerait l’intégrité de l’État par une paix solide avec les Russes et lui ferait recouvrer non-seulement Polotsk, mais peut-être aussi Smolensk et toute la contrée de Seversk. Pourquoi, disaient-ils à Bastanof, envoyé de Jean, votre maître a-t-il montré aussi peu de zèle pour sa gloire et notre prospérité ? Comment ses ambassadeurs ne sont-ils pas venus proposer à la diète des conditions compatibles avec les vrais intérêts des deux 1573—1577. États ! Nous n’aimons pas l’Empereur et nous haïssons Batory, comme un vassal de Sélim. Quelques uns d’entre eux pensaient même qu’il était encore temps d’agir et qu’il serait possible d’annuler l’élection illégale des deux rois, si Jean voulait adresser aux grands de Pologne des lettres flatteuses et des présens, et si une armée russe entrait sans délai en Lithuanie…… Mais sur ces entrefaites Maximilien mourut, le 12 octobre 1576, et Batory fut couronné à Cracovie, après avoir solennellement juré d’observer l’engagement consenti par Henri, ainsi que les lois de la république. Il promettait également d’épouser la sœur de Sigismond-Auguste, âgée alors de 50 ans ; de conclure une alliance avec l’empire Ottoman ; de réprimer l’audace du khan de Tauride ; de délivrer, les armes à la main, tous les captifs chrétiens ; de garantir la sûreté de l’État par la construction de nouvelles forteresses, de commander toujours les armées en personne, enfin de rendre à la Lithuanie les provinces que les tzars de Moscovie lui avaient enlevées, si le sénat et la nation voulaient faire la guerre aux Russes. Loin de nous, disait-il, toute crainte pusillanime ! j’ai une garde aguerrie, de la force dans le bras et du courage dans le cœur ! Cette noble assurance fit cesser toute 1573—1577. espèce de dissensions ; elle imposa silence aux mécontens, et d’une voix unanime on s’écria en Pologne, comme en Lithuanie, vive le roi Batory !

La contenance de Jean offrait les dehors de l’indifférence et de la tranquillité. Ayant appris que des ambassadeurs d’Étienne étaient en route pour se rendre auprès de lui, il ordonna de les recevoir avec les honneurs dûs à leur rang. Curieux de connaître l’extraction de Batory et quel titre lui accordait, dans leurs dépêches, le Sultan, l’Empereur et les autres souverains, les boyards adressèrent à ce sujet diverses questions aux ambassadeurs, dont la réponse se borna à ces mots : « Le tzar verra le titre d’Étienne dans la lettre que nous lui apportons. » Les envoyés polonais furent présentés à Jean ; il les reçut, assis sur son trône, la couronne en tête, ayant à ses côtés l’aîné des tzarévitchs. Les boyards étaient placés sur des banquettes dans la salle de réception, les gentilshommes et les secrétaires dans le vestibule : les enfans boyards se tenaient debout, sur l’escalier et dans les corridors qui conduisaient aux appartemens du tzar, donnant sur la Moskva : le quai, jusqu’à l’église de l’Annonciation, était couvert d’une foule de marchands, de fonctionnaires publics, tous vêtus de drap d’or, et on apercevait, sur 1573—1577. la place, les strélitz sous les armes. Le tzar ayant pris la lettre de Batory, s’informa de la santé du Roi ; mais il n’invita point les envoyés à dîner. Cette lettre dictée par la politesse et la modestie renfermait la promesse d’Étienne d’observer, jusqu’au terme convenu, la trève avec ses voisins, et demandait un passeport ou une lettre de sûreté pour le libre passage des grands ambassadeurs de Pologne jusqu’à Moscou, assurant le tzar de son sincère amour de la paix : il se plaignait de Maximilien qui, animé de haine contre lui, osait le calomnier et l’appeler tributaire des Turcs, tandis que lui-même payait au Sultan des sommes dix fois plus fortes et s’humiliait devant la puissance ottomane beaucoup plus que ne l’avaient jamais fait les princes de Transylvanie. Les boyards répondirent, au nom du tzar, que le roi Étienne provoquait évidemment la guerre, parce que, 1o. sa lettre ne donnait pas à Jean le titre de tzar, ni celui de prince de Smolensk et de Polotsk, titre généralement reconnu et que les insensés polonais lui refusaient seuls, tandis qu’ils accordaient le nom de roi à Gustave de Suède, bien qu’il ne fût pas une tête couronnée ; 2o. il osait traiter le tzar de frère, lui simple voïévode de Transylvanie, sujet du roi de Hongrie, et conséquemment 1573—1577. tout au plus l’égal des princes Ostrovsky, Belzky, ou Mstislavsky ; 3o. il s’arrogeait le titre de souverain de la Livonie. On congédia les envoyés en leur annonçant que si le roi voulait établir avec Jean des liens de fraternité, il fallait qu’il renonçât à ses prétentions sur la Livonie, et que, dans ses dépêches, il nommât celui-ci tzar, grand duc de Smolensk et de Polotsk : toutefois on accorda la lettre de sûreté demandée pour les ambassadeurs.

Ceci se passait au mois de novembre 1576. Jean, qui avait deviné le caractère de son antagoniste, dont la fermeté, l’inflexibilité lui enlevaient l’espoir d’arriver au but désiré par de simples menaces, et d’obtenir, par ce moyen, la cession volontaire de la Livonie, résolut d’attaquer, avec toutes ses forces, les possessions suédoises et polonaises dans cette province. Les circonstances semblaient favoriser ses projets. Le roi de Suède, pour complaire à la reine, son épouse, s’entourait de Jésuites, introduisait de nouveau la religion latine dans ses États, s’aliénait l’affection de ses sujets, excitait des révoltes, des schismes, et se trouvait hors d’état d’opposer une vigoureuse résistance aux entreprises des Russes. Étienne, engagé dans une guerre contre la Prusse, s’occupait du siége de la ville de Dantzig 1573—1577. révoltée. Devlet-Ghireï, craignant d’encourir le mépris des Russes par un état d’inaction prolongée, avait osé, dans le courant de l’année 1576, se mettre en campagne avec cinquante mille cavaliers ; mais bientôt il était retourné sur ses pas, à la nouvelle que les troupes moscovites campaient sur les bords de l’Oka ; que Jean lui-même était à Kalouga, et que, dans une audacieuse incursion, les cosaques du Don s’étaient emparés d’Islam-Kirmen. Décidé à la guerre, le tzar fit, en conséquence, les dispositions que commandait la sûreté de l’État : il augmenta la garnison des places fortes au sud-est et à l’occident de la Russie pour s’opposer aux incursions du khan et des Polonais. Il établit sur le Volga une force navale considérable formée des habitans des bords de la Dvina, de ceux de Perme et de Souzdal, destinée à tenir en respect les séditieux Tchérémisses, Astrakhan et les Nogaïs, ainsi qu’à se réunir aux cosaques du Don pour agir contre la Tauride même. Ensuite il se prépara à décider du sort de la Livonie.

1577. On était alors au commencement de l’année 1577, époque funeste pour ce malheureux pays et dont la multitude croyait trouver le présage dans les phénomènes de la nature. L’automne 1577. avait produit d’effroyables ouragans : pendant l’hiver, la fureur des vents enlevait les neiges et formait des tourbillons tels qu’on n’en avait jamais vus, de sorte que la Baltique était couverte de débris des vaisseaux submergés : les rivages et les grandes routes étaient bordés de cadavres humains engloutis dans les ondes, ou dans les neiges également orageuses : Guerre de Livonie. ce fut dans ce moment que cinquante mille russes, partis de Novgorod, s’avancèrent sur Revel. Les habitans de cette ville attendaient en vain des secours, par mer, de la Finlande, de la Suède et de Lubek ; les vaisseaux qui leur apportaient des vivres et des troupes avaient péri dans la tempête, ou, cédant à la violence des vents contraires, s’étaient vus forcés de retourner dans les ports d’où ils étaient partis. L’anxiété, la terreur régnaient dans Revel, et le roi de Suède écrivait à Jean, comme par ironie, qu’ils n’avaient réciproquement aucun motif pour se faire la guerre : la Suède, disait-il, a pris des arrangemens avec l’empereur d’Allemagne au sujet de la cession de Revel, et si vous ambitionnez la possession de cette ville, c’est à l’héritier de Maximilien qu’il faut vous adresser pour l’obtenir.

Cependant le courage des habitans de Revel 1577. était soutenu par le souvenir des événemens de 1571, époque où ils avaient vu, du haut de leurs murailles, la fuite de Magnus ; en conséquence, sous le commandement du général suédois Horn, ils reçurent les Russes avec une prudente valeur. Les principaux voïévodes du tzar étaient le jeune prince Féodor Mstislavsky et Jean Schérémetief, le plus ancien des capitaines moscovites, qui avait juré à son maître de prendre Revel ou de périr dans cette entreprise. L’artillerie des assiégeans, sous les ordres du prince Nicétas Rostovsky, avait dans ses rangs plusieurs canonniers allemands et écossais. On ouvrit le siége le 23 janvier, et quatre jours après toutes les batteries d’attaque commencèrent un feu qui dura environ six semaines, sans aucun résultat décisif. Le feu prenait aux églises, aux maisons, les citoyens l’éteignaient aussitôt : ils entretenaient une canonnade continuelle et faisaient de fréquentes sorties, dans lesquelles ils avaient quelquefois l’avantage sur les Russes, de sorte que le nombre de ceux-ci se trouva considérablement diminué par suite des combats, du froid et des maladies. Schérémetief tint sa parole. Il ne prit pas Revel, mais il fut tué d’un coup de canon des remparts. Les restes de ce valeureux voïévode furent transportés à Moscou avec le butin 1577. enlevé et les prisonniers esthoniens ou finlandais, car, au mépris de la trève de deux ans conclue avec la Finlande, le prince Mstislavsky envoyait la cavalerie tatare dévaster ce pays, en traversant le golfe sur la glace. Dans l’intention d’effrayer les assiégés, et pour encourager leurs propres troupes, les généraux moscovites faisaient courir le bruit de l’arrivée prochaine du tzar devant la place ; inutile subterfuge ! Les habitans de Revel savaient par le traître Mourza Boulat, déserteur du camp russe, que le tzar n’avait pas quitté Moscou : ils savaient aussi que nos généraux découragés n’inspiraient plus aucune confiance aux soldats ; ils repoussèrent donc avec fierté toutes les propositions d’accommodement qui leur furent faites par Mstislavsky, ce qui décida les Russes à lever le siége. Le 13 mars, ils mirent le feu à leur camp, encombré de cadavres, et s’éloignèrent après avoir fait dire aux habitans qu’ils leur disaient adieu pour peu de temps.

Ce nouveau triomphe de Revel occasionna la dévastation des domaines du tzar en Livonie. Les Russes, en petit nombre, se trouvèrent attaqués et vivement poursuivis non-seulement par les Suédois ou les Allemands, mais encore par les paysans de l’Esthonie. Dans cette occasion, Yve 1577. Schenkenberg, fils d’un monnoyeur de Revel et surnommé Annibal à cause de son audace, parvint à s’illustrer. On le vit paraître à la tête des laboureurs armés, à l’aide desquels il prit Vittenstein, incendia Pernau, et livra au pillage plusieurs petites villes ou châteaux du pays d’Erven en Virlandie. Il torturait, il massacrait impitoyablement les prisonniers russes ; il excitait partout une vengeance inhumaine qui ne tarda pas à retomber sur son pays ; car les troupes qui avaient fait le siége de Revel avec si peu de succès, n’étaient que l’avant-garde de l’armée du tzar.

Aux premiers jours du printemps, ce prince se rendit, avec ses deux fils, à Novgorod. Cette ville fut désignée avec Pskof comme point de réunion des forces militaires de son vaste empire. Bientôt on vit y arriver des contrées du midi ou du nord, chrétiennes ou infidèles, des soldats partis des bords de la mer Caspienne, d’autres des côtes de l’Océan septentrional, les Circassiens, les Nogaïs, les Mordviens, les Tatars, princes, mourzas, hetmans, enfin tous les voïévodes, à l’exception de ceux à qui était confiée la garde des frontières, depuis le Dniéper jusqu’au Voronège. Immédiatement après le tzar, l’armée était sous les ordres de Sahim-Boulat, 1577. ex-tzar de Kassimof, et qui, devenu chrétien, s’appelait Siméon, grand-duc de Tver. Des princes commandaient différens corps détachés. Depuis long-temps les Russes n’avaient pas vu d’armée aussi formidable. On croyait généralement qu’elle se précipiterait sur Revel. Les habitans de Riga envoyèrent à cette ville plusieurs vaisseaux chargés de blé et de munitions de guerre : armez-vous d’un nouveau courage, écrivaient-ils ; préparez-vous à un troisième orage, le plus terrible de tous. Puisse le Tout-Puissant vous protéger cette fois encore contre les efforts d’un tyran impie !…. Le tzar quitta Novgorod le 15 de juin : il s’arrêta environ un mois à Pskof, où il fut rejoint par Magnus, tremblant à l’approche du parjure dont il allait se rendre coupable, ainsi que nous le verrons bientôt : le tzar, qui ignorait encore ses projets perfides, lui donna l’ordre de marcher sur Venden avec sa troupe allemande ; ensuite il pénétra lui-même, le 25 juillet, dans la Livonie méridionale, au grand étonnement des Polonais qui occupaient cette province et qui se croyaient en paix avec la Russie. C’est ainsi que commença entre Jean et Batory, une guerre si importante par ses résultats ! Étienne Chodkévitch, général en chef, n’étant pas préparé à la défense, prit la 1577. fuite et fut bientôt suivi de tous les autres voïévodes ; de sorte que, dans quelques jours, Jean se rendit maître de Marienhausen, Luitzen, Rositten, Dunebourg, Kreutzbourg, Laudon, dont les défenseurs, Allemands et Polonais, demandaient merci sans tirer l’épée. Ceux qui se soumettaient spontanément étaient remis en liberté, la moindre hésitation de la part des autres les faisait rester prisonniers. Le tzar, ayant fait raser la forteresse de Laudon et placé des garnisons russes dans les autres, détacha le voïévode Thomas Boutourlin contre la place de Zesvéghen, commandée par le frère du traître Taube. Les Russes s’emparèrent d’abord du faubourg. Alors Boutourlin écrivit à Jean que les assiégés, rejetant le pardon qu’on leur offrait, étaient décidés à se défendre jusqu’à la mort : 21 Août. aussitôt ce prince arriva en personne devant la place, qu’il fit battre en brèche par toute son artillerie. À l’aspect de leurs murailles écroulées, les Allemands tombèrent à ses pieds ; mais l’heure de la miséricorde était passée ! Les plus distingués d’entre eux furent empalés ; on vendit les autres aux Tatars. Berson, Kaltzenau, se soumirent sans capitulation et il fut permis à tous les Allemands qui s’y trouvaient de se retirer en Courlande, avec leurs femmes et leurs enfans.

1577. De son côté, Magnus prenait des villes sans coup férir. Voulez-vous, écrivait-il aux Livoniens, sauver votre existence, votre liberté, vos biens ? soumettez-vous à moi. Autrement vous verrez les Moscovites apporter chez vous la mort et l’esclavage. Tous s’empressèrent de le reconnaître pour roi, sous les conditions qu’exigeait leur sûreté, et dans l’espoir d’échapper par ce moyen au courroux de Jean. En conséquence Magnus occupa, à l’insu du tzar, les villes de Kokenhausen, Ascheraden, Lehnvard, Ronnebourg et plusieurs autres forteresses ; enfin Venden et Volmar où les citoyens lui livrèrent le prince Poloubensky, voïévode de Batory. Aussitôt, avec un orgueil inconsidéré, il instruisit Jean de ces succès, exigeant que les Russes n’inquiétassent plus les Livoniens devenus sujets fidèles de leur roi légitime : au nombre des villes soumises à sa domination, il allait jusqu’à nommer Dorpat. Il est facile d’imaginer, à cette occasion, l’extrême surprise de Jean ! Nous avons vu qu’en choisissant Magnus pour instrument de sa politique, il ne s’était point aveuglé jusqu’à lui accorder une confiance illimitée. Le souvenir de la trahison de Taube et de Kruse était encore présent à sa pensée ; il savait que les liens de parenté sont une faible garantie du dévouement d’un ambitieux, et 1577. il ne pouvait avoir oublié les bruits qui s’étaient répandus au sujet des secrètes intelligences de Magnus avec les grands de Pologne ; mais, dissimulant ses soupçons, il avait jusqu’alors gardé le silence. En apprenant la conduite de Magnus il frémit de colère, et se précipita sur Kokenhausen, où il fit mettre à mort cinquante Allemands de la troupe du traître et vendre tous les habitans comme esclaves : ensuite il écrivit la lettre suivante à son neveu. « À notre vassal le roi Magnus : Je t’ai permis, à ton départ de Pskof, d’occuper la seule ville de Venden… et toi, docile aux avis de gens mal intentionnés, ou entraîné par ta propre imprudence, tu élèves de ridicules prétentions. Oublies-tu que nous sommes près l’un de l’autre ? Il m’est facile de te mettre à la raison ; j’ai des soldats et du pain, il ne me faut rien de plus. Obéis sur-le-champ ! toutefois si tu n’es pas satisfait des villes que je t’ai données en partage, traverse la mer et retourne dans ton pays. Je puis aussi t’envoyer à Kazan. Quant à la Livonie, je saurai bien la faire évacuer sans ton entremise. » Alors, ayant expédié ses voïévodes sur Ascheraden, Lehnvard, Svanenbourg, Tirsen et Pebalghe, le tzar se reposa trois jours à Kokenhausen ; là, se livrant 1577. à son goût pour les discussions théologiques, il eut de paisibles conférences avec le principal pasteur, sur la religion évangélique ; il s’en fallut peu cependant qu’il ne l’envoyât au supplice, pour une comparaison indiscrète de Luther avec l’apôtre Saint-Paul. Comme les places fortes de la Livonie méridionale ne faisaient aucune résistance, il marcha contre Erla dont il fit les habitans prisonniers, pour les punir de ne s’être pas rendus sur-le-champ ; ensuite il se hâta d’aller attaquer Venden. En même temps Bogdan Belzky, avec des tirailleurs moscovites, cernait la ville de Volmar, commandée par George Vilke, l’un des officiers de Magnus, place regardée comme une des plus importantes de la Livonie et dans laquelle il ne voulait pas laisser entrer les Russes, répondant à leurs sommations qu’elle avait été soumise par le sabre de son roi. Toutefois, à l’aspect des préparatifs d’un assaut, il vint trouver le voïévode moscovite et lui dit : Je sais que mon roi a prêté serment de fidélité au tzar. Je m’abstiens donc de verser du sang : prenez la ville, et moi je vais rejoindre Magnus. Mais on s’empara de lui et on l’envoya au tzar avec vingt Allemands ; les autres soldats de Magnus, au nombre de soixante-dix, furent mis en pièces. Les marchands, tous les habitans chargés 1577. de fers, virent séquestrer leurs biens et leurs maisons. Satisfait de cette expédition, Jean fit présent d’une chaîne d’or à Belzky et donna des médailles aux gentilshommes qui l’avaient faite avec lui.

31 Août.
Trahison de Magnus.
Magnus se trouvait alors à Venden : il ne jugea pas à propos d’aller au-devant du tzar ; cependant, pour obéir à ses ordres, il lui envoya le voïévode polonais, prince Poloubensky, avec deux officiers de marque, porteurs de ses excuses. On rapporte que Jean ayant fait au premier l’accueil le plus flatteur, en obtint la confidence d’un secret d’une haute importance qui lui dévoila la perfidie de son vassal. Il apprit que Magnus entretenait de secrètes relations avec le duc de Courlande ; qu’il avait le projet de se soumettre à Batory avec toutes les villes de la Livonie ; enfin qu’il détestait intérieurement et les Russes et leur tzar. On ne peut deviner le motif qui décida ce voïévode à trahir ainsi la confiance de Magnus. Doit-on le rapporter au désir de se venger sur lui de la révolte des habitans de Volmar ? Faut-il l’attribuer à une basse crainte, ou bien aux bontés inattendues de Jean ? Quoi qu’il en soit, le tzar pouvait légalement punir un traître et s’abandonner à un courroux juste autant que naturel ; mais il savait par fois se dompter 1577. lui-même. Il donna donc, de sang froid, l’ordre de fustiger les deux envoyés de Magnus et lui fit dire de se rendre sans délai au camp des Russes. Saisi de terreur, et n’osant pas désobéir, Magnus vint se présenter à ce redoutable tribunal, accompagné de vingt-cinq Allemands de sa suite. En approchant du tzar, il descendit de cheval et tomba à ses pieds. Jean le releva, et, le regardant plutôt avec mépris qu’avec colère, il lui parla ainsi : « Insensé ! tu as donc eu l’audace de songer à te faire roi de Livonie ! toi, un vagabond, un mendiant que j’ai reçu dans ma famille ! que j’ai marié avec une nièce bien aimée ; que j’ai vêtu, chaussé ; à qui j’ai donné des richesses et des villes ! et tu m’as trahi, moi ton souverain, ton père, ton bienfaiteur ? Ose répondre ; combien de fois n’ai-je pas entendu parler de tes desseins odieux ? Cependant je ne voulais pas y ajouter foi et je gardais le silence. Maintenant tout est dévoilé. Tu as voulu envahir la Livonie par intrigues et par ruses pour te rendre esclave des Polonais ; mais, dans sa miséricorde, Dieu m’a sauvé et te livre entre mes mains. Sois donc victime de ta déloyauté : rends-moi ce qui m’appartient et retourne ramper dans le néant ! » Magnus fut, avec toute sa suite, 1577. enfermé dans une maison inhabitée et délabrée où il passa plusieurs jours sur la paille. Portons maintenant nos regards sur ce qui se passait alors à Venden.

Les Russes, entrés dans la ville sans résistance, avaient reçu des voïévodes Gallitzin et Soltikof la défense expresse d’en inquiéter les habitans. On avait placé de nombreuses sentinelles, préparé des maisons pour le souverain et sa cour ; en un mot, tout présentait l’apparence de la tranquillité : mais les Allemands de Magnus, redoutant la cruauté du tzar, s’étaient renfermés dans le château avec leurs femmes, leurs enfans, leurs biens, et refusaient obstinément d’en ouvrir les portes. Les Russes ayant essayé de l’enlever de vive force furent reçus par un feu de mousqueterie qui tua plusieurs enfans-boyards et blessa le voïévode Soltikof. Ces Allemands étaient sourds à la voix de Magnus, qui leur criait lui-même de se rendre ; alors le tzar furieux donna sur-le-champ l’ordre d’empaler le prisonnier George Vilke, de détruire le château à coups de canon et de passer toute la garnison au fil de l’épée. Pendant trois jours entiers l’artillerie foudroya les murailles : elles s’écroulaient et leur destruction enlevait aux assiégés tout espoir de salut. Dans cette terrible 1577. position l’un d’entre eux s’écrie : « Mourons, puisque telle est la volonté du Très-Haut ; mais ne nous rendons pas au tyran, qui nous ferait périr au milieu de tourmens affreux. Faisons sauter le château ! » Cette courageuse proposition, accueillie d’une voix unanime, est approuvée même par les pasteurs qui se trouvaient avec les soldats. À l’instant on transporte la poudre sous les voûtes de l’antique habitation des grands maîtres. Ces malheureux, dévoués au trépas, reçoivent la sainte communion et se mettent à genoux, rangés par familles, les maris avec leurs femmes, les mères avec leurs enfans : ils adressent au ciel de ferventes prières, et à l’aspect des Russes qui se précipitaient sur la brèche, ils donnent le funeste signal ! Aussitôt un officier de Magnus, nommé Henri Boïsmann, lance une mèche enflammée sur le tas de poudre ! L’édifice sauta avec une épouvantable détonation. Tout périt, excepté Boïsmann, qui étourdi par l’explosion, mutilé, mais existant encore, fut trouvé parmi les ruines. Il expira quelques instans après et son cadavre fut empalé…… Une effroyable vengeance retomba également sur les paisibles et malheureux habitans de Venden. On les torturait, on les fustigeait, on les brûlait vifs : leurs femmes, leurs filles étaient déshonorées 1577. en pleine rue, la ville était entourée de cadavres privés de sépulture. En un mot ce châtiment de Venden peut être classé au nombre des actes les plus atroces de la tyrannie de Jean. Il augmenta la haine que les Livoniens portaient aux Russes.

De Venden, le tzar marcha sur Ronnebourg, Triekau et Smilten, forteresses occupées par les Polonais : elles ne firent aucune résistance. Les chefs lui en ouvraient paisiblement les portes, satisfaits de la liberté qui leur était accordée de s’en retourner dans leur pays, sans armes et sans biens ; les Allemands, avec leurs familles, étaient faits prisonniers. Il ne restait plus qu’à s’emparer de Riga ; mais prévoyant que cette entreprise nécessiterait un siége difficile et sanglant, le tzar se hâta de revenir à Volmar, pour s’y réjouir du succès de ses armes. Il donna un grand banquet aux généraux de son armée, ainsi qu’aux prisonniers polonais de distinction rendus à la liberté. Le prince Alexandre Poloubensky fut particulièrement comblé de marques de bienveillance. Après leur avoir fait présent de pelleteries et de coupes d’or ou d’argent, il leur dit avec fierté : retournez auprès du roi Étienne ; persuadez-lui de conclure la paix avec moi aux conditions qu’il me plaira 1577. lui imposer, car mon bras est puissant, vous en avez eu la preuve ; qu’il l’apprenne aussi !…. Volmar ranima dans l’âme de Jean le souvenir du déserteur Kourbsky ; Lettre à Kourbsky. il lui écrivit une lettre qu’il chargea Poloubensky de lui faire parvenir ; elle était ainsi conçue : « Nous, grand souverain de toute la Russie, à notre ci-devant boyard. Que l’humilité soit dans mon cœur ainsi que dans mes paroles. Je connais mes iniquités ; mais la miséricorde divine est infinie ; c’est elle qui me sauvera, selon cette expression de l’Évangile : le Seigneur se réjouit à la vue d’un pécheur repentant, plus qu’à celle de dix justes. Cet abîme de bonté engloutira les péchés d’un tyran, d’un adultère ! Je ne me vante pas de ma gloire : cette gloire n’est pas à moi, mais à Dieu seul…… Voyez, prince, l’effet des volontés du Très-Haut et nos destinées respectives ; vous autres amis d’Adaschef et de Sylvestre, vous avez voulu régner sur mes États…… où ètes-vous aujourd’hui ? Rabaissés par la suprême justice, transportés de rage, vous avez proclamé partout qu’il n’existait plus d’hommes de mérite en Russie ; que, privée de vous, elle se trouverait sans force, sans appui. Cependant vous avez disparu, et les remparts des Germains sont tombés 1577. devant la puissance de la croix vivifiante ! Nous voici où vous n’êtes jamais venus.… Que dis-je ? on t’a vu, toi, à Volmar, sinon comme un glorieux vainqueur, au moins comme un lâche déserteur, te croyant déjà bien loin de la Russie, dans un asile sûr pour un traître et inaccessible à ceux qu’il a offensés. Ici tu vomissais des injures contre ton maître ; et ton maître se trouve en ce moment dans cette ville, domaine de la Russie !…. De quoi suis-je donc coupable envers vous ? N’est-ce pas vous-même qui, en me privant d’une épouse chérie, êtes devenus les véritables causes de mes faiblesses humaines ? Il vous sied bien de parler de la cruauté de votre souverain, vous qui avez voulu lui enlever le trône avec la vie ! Est-ce par la guerre, est-ce par le sang que j’ai acquis ce trône, qui, dès mon berceau, était ma propriété ? Parjures ? ce prince Vladimir, objet de votre affection, possédait-il quelques droits à la couronne, par son origine ou par ses qualités personnelles ? Insensé autant qu’ingrat, il avait été jeté en prison par ordre de vos pères…… C’est moi qui lui ai rendu la liberté ! J’ai dû m’occuper du soin de ma propre défense, et l’acharnement de mes ennemis réclamait une implacable 1577. justice…… Mais je ne veux pas devenir diffus et ce que je viens de dire est suffisant. Admire la providence divine ! rentre en toi-même, réfléchis sur tes actions ! Ce n’est pas l’orgueil qui me porte à t’écrire ; c’est la charité chrétienne, afin que ce souvenir serve à te corriger et que tu sauves ton âme. » Certainement cette prétendue humilité ne pouvait ni corriger, ni tromper le traître ; mais elle était de nature à rouvrir la plaie de son cœur : c’était là le but du vindicatif monarque. Kourbsky, également avide de vengeance, attendait, pour lui répondre, un moment favorable et ce moment allait arriver.

Jusqu’à présent nous avons vu le tzar s’emparer de ce qui lui convenait ; exercer, sans obstacle, sa cruauté sur la Livonie ; se riant de la faiblesse de ses ennemis ; pensant avec orgueil à la terreur, au désespoir des rois de Suède et de Pologne ; il croyait que tout était décidé par le triomphe de ses armes et qu’il ne restait plus qu’à consentir un traité du fort avec les faibles. Ayant donc détaché une partie de sa cavalerie sur Revel, pour dévaster de nouveau les possessions suédoises, il répartit son armée dans différentes villes, en confia le commandement général à Siméon, prince de Tver, à Jean 1577. Schouïsky et à Basile Sitzky, et partit pour Dorpat. On conduisait à sa suite le traître Magnus avec ses principaux officiers, attendant, d’heure en heure, un arrêt de mort ; mais Jean, qui bravait à toute occasion les lois de la morale et de la justice, savait être indulgent pour la trahison, selon les intérêts de sa politique. C’est ainsi que se trouvant à Dunebourg, il s’abaissa jusqu’à correspondre gracieusement avec les déserteurs Kruse et Taube, lâches intrigans qui, à la nouvelle de ses succès, avaient eu l’audace de lui offrir une seconde fois leurs services : guidé par les mêmes motifs, il excita une surprise générale en pardonnant aussi à Magnus, pendant son séjour à Dorpat. Il exigea de lui, outre un serment de fidélité, l’engagement de payer à la Russie 40,000 florins de Hongrie ; lui rendit avec la liberté Oberpalen et Kharkus, et ajouta même à ces possessions les villes de Helmet, Zighesvalde, Rosemberg, etc. Il laissa à Magnus le titre de roi, se réservant celui de souverain maître de Livonie et fit tracer dans les églises de cette province l’inscription suivante, en mauvais vers allemands, composés, à ce que l’on assure, par lui-même. Je suis Jean, souverain d’un grand nombre de pays, dont la désignation se trouve dans mes titres : je confesse la religion 1577. de mes pères, véritablement chrétienne, selon la doctrine de l’apôtre saint Paul, de même que les bons Moscovites. Je suis leur tzar naturel, titre que je n’ai ni recherché, ni acheté, et mon tzar est Jésus-Christ. Jean quitta Dorpat pour se rendre à Pskof, où il passa en revue tous les prisonniers livoniens. Quelques-uns obtinrent leur liberté ; d’autres furent expédiés à Moscou, chargés de fers : ensuite, comme s’il eût été fatigué de ses grands exploits, il se hâta d’aller prendre du repos dans la solitude d’Alexandrovsky.

Nous sommes arrivés au terme de nos succès militaires en Livonie. Bien que d’une faible importance pour la postérité, à cette époque ils n’en étaient pas moins brillans et glorieux pour les Russes, qui se vantaient de la prise de vingt-sept villes en deux ou trois mois. Nous verrons bientôt, par un fatal revers du destin, les infortunes de la patrie et la honte du tzar !… Nous acquerrons une nouvelle preuve que la lâcheté est naturelle à un tyran ; les coups du sort sont pour lui un châtiment plutôt qu’une épreuve et son cœur est aussi incapable de s’abandonner à la providence que de se confier au dévouement de la nation qu’il gouverne !…. Mais avant de décrire une guerre, dont les fastes de la Russie 1577. n’offraient pas d’exemple, faisons paraître une dernière fois Jean IV, comme l’ange des ténèbres, comme l’exterminateur de la Russie, baigné dans le sang de l’innocence.

Sixième époque des meurtres. Le nom d’opritchniks n’existait plus ; toutefois la tyrannie n’était pas rassasiée de victimes ; seulement elles tombaient plus rarement et en petit nombre : c’était le crime fatigué de ses excès, endormi de lassitude, qui se réveillait de temps en temps ! il restait encore un nom illustre à porter sur l’immense liste des meurtres de ce règne sanguinaire, le premier des voïévodes russes, le premier serviteur du monarque, celui qui, au plus beau moment de l’existence du tzar, lui avait envoyé dire : Kazan est à nous ! qui proscrit, disgracié, déshonoré par l’exil et la prison, mais incapable de vulgaires ressentimens, avait détruit l’armée des Tatars de Crimée sur les rives de la Lopasnia, et forcé le tzar à lui témoigner encore la reconnaissance de la patrie pour le salut de Moscou ; le prince Michel Vorotinsky, enfin, fut livré aux supplices, dix mois après son triomphe ; il était accusé, par un de ses esclaves, de sortiléges et de secrètes entrevues avec des magiciennes dans le dessein d’attenter à la vie du tzar. Délation absurde, trop commune à cette époque et toujours agréable au 1577. tyran ! Ce grand homme, chargé de fers, fut amené devant le tzar. À l’aspect du délateur, à la lecture de l’accusation, Vorotinsky dit avec douceur : « Seigneur ! mon aïeul et mon père m’ont appris à servir avec zèle Dieu et mon souverain ; à recourir, dans mes chagrins, aux autels du Très-Haut et non pas aux sorcières. Ce calomniateur est mon esclave ; il est fugitif et convaincu de vol. Pourrais-tu ajouter foi au témoignage d’un scélérat ? » Jean voulait y croire, car, jusque-là, c’était contre sa volonté qu’il avait épargné les jours du dernier des fidèles amis d’Adaschef, et comme pour conserver au moins un des voïévodes illustrés par leurs victoires, au cas d’un péril extraordinaire. Mais les dangers étaient passés, et le héros sexagénaire, couché, lié sur une bûche, fut placé entre deux brâsiers ardens !…… Jean lui-même se servait de son bâton ensanglanté pour approcher des tisons enflammés du corps de ce martyre : brûlé, respirant à peine, on voulut le transporter à Biélo-Ozéro, il expira en route, et ses restes reposent dans le couvent de Saint-Cyrille. « Homme illustre ! écrit Kourbsky, homme extraordinaire par la force de ton âme et de ton esprit, que ta mémoire soit à jamais sacrée dans ce monde ! Puisse-t-elle 1577. survivre à une longue suite de siècles ! Tu as servi une patrie ingrate où la vertu est un crime, où la gloire est funeste. Mais tu auras pour toi la postérité. Ton nom a retenti en Europe ! On sait partout que ton courage, que ton génie ont anéanti l’armée des infidèles dans les plaines de Moscou, à la consolation des chrétiens, à la honte de l’orgueilleux Sultan ! Reçois donc ici, à la face de l’univers, l’hommage dû à tes grandes actions, et dans le ciel, auprès du Christ, notre souverain maître, la béatitude éternelle réservée à un innocent martyre !… » Depuis long-temps l’illustre race des princes Vorotinsky, descendans de saint Michel de Tchernigof, est éteinte en Russie : le nom du prince Michel est demeuré l’héritage et la gloire de nos annales.

On fit périr en même temps que lui le boyard et voïévode prince Nicétas Odoïevsky, frère de la malheureuse Eudoxie, belle-sœur de Jean. Depuis long-temps il était dévoué au supplice, pour les prétendus crimes de sa sœur et de son beau-frère ; mais quelquefois le tyran trouvait du plaisir à différer les exécutions, faisant parade de sa clémence et comme pour jouir de la terreur, des angoisses prolongées de ses victimes. Le vieux boyard Morosof eut le même sort 1577. qu’Odoïevsky. Il fut mis à mort avec ses deux fils et Eudoxie, son épouse, fille du prince Dmitri Belzky, renommée pour sa piété et la sainteté de ses mœurs. Ce dignitaire avait traversé, sans en être atteint, tous les orages de la cour de Moscou ; il avait résisté aux nombreuses vicissitudes du gouvernement des boyards, également aimé des Schouïsky, des Belzky et des Glinsky ; en 1547 il avait figuré au premier mariage de Jean, en qualité de principal officier, et, par conséquent, comme un des seigneurs les plus rapprochés du trône. Continuant à s’élever sous Adaschef, sans autre appui que son propre mérite, il s’était distingué comme guerrier et comme diplomate. C’était lui qui avait dirigé l’artillerie au siége de Kazan. Il n’avait point fait partie de la légion des Opritchniks, de sorte qu’on ne l’avait pas vu figurer avec les Basmanof et Maluta aux sanglans festins du tzar ; mais il avait continué à servir l’État par son esprit, par ses travaux ; enfin il succomba à son tour et fut sacrifié comme un reste odieux, un détestable monument de temps plus fortunés. Ainsi avait péri, en 1575, un autre vieux boyard, le prince Pierre Kourakin, qui, pendant vingt-cinq ans, avait été parmi les voïévodes un modèle d’activité ; ensuite le boyard Jean Boutourlin. Celui-ci 1577. avait survécu à ses nombreux parens ; il était même parvenu à se concilier la faveur particulière du tzar ; cependant ni ses services, ni son habileté dans l’art de la cour ne purent détourner sa disgrâce. Cette année et les deux suivantes, on supplicia les grands officiers dont les noms suivent : Pierre Zaïtzof, l’un des plus zélés opritchniks ; Grégoire Sabakin, oncle de la feue tzarine Marpha ; le prince Touloupof, voïévode de la cour, et par conséquent favori du tzar ; Nicétas Borissof, l’échanson Calliste Sabakin, beau-frère du tzar, et l’écuyer prince Jean Dévétélevitsch. Nous ignorons la nature de leurs délits ou plutôt le prétexte de leur supplice. Ce que nous pouvons seulement apercevoir, c’est que, dans ses meurtres, Jean suivait constamment son système de fusion. S’il achevait d’exterminer les anciens seigneurs condamnés par sa politique, il n’épargnait pas davantage les nouveaux qu’il proscrivait impartialement. Les hommes vertueux ou les méchans étaient également exposés à sa fureur. C’est à peu près à cette époque qu’il fit mettre à mort un saint homme nommé Cornélius, abbé de Pskof, avec Vassian Mouromtzef, son humble disciple, et Léonidas, archevêque de Novgorod, prélat indigne, dévoré d’une basse cupidité ! Les deux premiers furent écrasés au 1577. moyen d’un instrument de torture. Ayant fait coudre l’archevêque dans une peau d’ours, on lâcha contre lui des chiens qui le mirent en pièces. Rien alors ne pouvait plus surprendre les Russes. La force de la tyrannie avait émoussé toute espèce de sentiment !…… On rapporte que Cornélius a écrit, pour la postérité, l’histoire de son temps, où il retrace les calamités de la patrie, les troubles, les divisions intestines, enfin l’anéantissement de la population par la barbarie de Jean, par la famine, la peste et les invasions étrangères.

En cette circonstance Kourbsky nous apprend encore la fin du vertueux archimandrite Théodorite, ex-religieux du monastère de Solovky. Il avait été l’ami de saint Alexandre Svirzky et de Porphyre, cet illustre vieillard proscrit par le père de Jean, pour la généreuse hardiesse avec laquelle il avait défendu l’infortuné prince Schémiakin. Un grand nombre de sauvages lapons avaient reçu le baptême des mains de Théodorite. Loin de s’effrayer d’immenses déserts de neiges, pénétrant au fond de leurs froides et ténébreuses forêts, il avait annoncé le Sauveur du monde sur les rives de la Touloma. Après avoir étudié la langue des habitans, il leur expliqua l’Évangile, inventa pour eux des caractères d’écriture, fonda un monastère à l’embouchure de 1577. la Kola ; en un mot, il les instruisit, leur fit du bien à l’exemple de Saint-Étienne de Perme, et vit, avec attendrissement, le zèle que ces gens simples et débonnaires témoignaient pour la vraie religion. En 1560, il fit, d’après les ordres de Jean, un voyage à Constantinople et lui apporta, de la part du clergé grec de cette métropole, la bénédiction sur sa dignité de tzar, avec l’ancien livre du sacre des empereurs de Byzance. Il se fixa ensuite à Vologda, dans le monastère de Saint-Dmitri de Prilouki, et, malgré son âge avancé, il allait souvent visiter son couvent chéri sur les bords de la Kola, ainsi que ses néophytes lapons. Pour passer d’un désert à l’autre, il voyageait par eau en été, et avec un atelage de rennes en hiver ; partout il était accueilli avec des témoignages d’amour pour sa personne, avec attention et respect pour sa doctrine. Généralement estimé des Russes et du tzar lui-même, Théodorite attira sur lui la colère de son souverain par son attachement au prince Kourbsky, dont ce zélé pasteur avait été le confesseur. Il eut le courage de rappeler à Jean la déplorable destinée de cet illustre fugitif, aussi malheureux que coupable. Il osa parler de pardon !… Suivant quelques rapports, Théodorite fut noyé dans une rivière. D’autres assurent que,

1577. nonobstant la disgrâce qu’il avait encourue, il termina ses jours en paix dans une solitude.

Abus du droit de prééminence. Ce monarque qui n’épargnait ni la vertu, ni la sainteté, qui exigeait en tout une obéissance passive, tolérait avec une inexplicable indifférence les disputes sans cesse renaissantes entre les voïévodes russes au sujet du droit de primauté, disputes dans lesquelles ceux-ci ne craignaient pas de montrer l’opiniâtreté la plus audacieuse. Ils voyaient sans murmurer le supplice de leurs proches ; ils courbaient la tête sous la hache des bourreaux, mais ils osaient désobéir au tzar lorsqu’il leur conférait, dans l’armée, des emplois qui ne répondaient pas à l’ancienneté de leur naissance. Ainsi, par exemple, celui dont le père ou l’aïeul avait été voïévode du centre, ne voulait pas dépendre d’un voïévode dont l’aïeul ou le père n’avait commandé que l’avant ou l’arrière-garde, l’aile droite ou l’aile gauche. Le mécontent renvoyait au tzar son ordre de service, accompagné d’une plainte, et demandait justice. Alors le prince consultait les registres et prenait l’ancienneté pour base de sa décision. Lorsqu’il se présentait des cas graves, il répondait quelquefois : « Les voïévodes ne disputeront point sur leurs places ; chacun gardera la sienne jusqu’à plus ample examen. » 1577. En attendant, le temps s’écoulait dans une inaction préjudiciable à l’État, et le coupable jouissait de l’impunité. Ces querelles de prééminence avaient également lieu dans le service de la cour : Boris Godounof, nouvel échanson et favori de Jean, eut à ce sujet, en 1578, un procès avec le prince Bazile de Sitzky. Le fils de celui-ci refusait de servir à la table du tzar, de pair avec Boris, et, bien que le prince Basile fût revêtu de la dignité de boyard, Godounof fut déclaré, par une lettre-patente du souverain, plus élevé que lui de plusieurs rangs, parce que l’aïeul de Godounof était inscrit dans les anciens registres avant les Sitzky. Mais s’il fermait les yeux sur les disputes des voïévodes à l’occasion de la primauté, il ne leur pardonnait jamais de fautes dans leur conduite militaire : par exemple, le prince Michel Nozdrovaty, officier de haut rang, fut fouetté dans les écuries pour avoir mal disposé le siége de Smilten.

« Toutefois ni les supplices, ni le déshonneur, écrit un annaliste livonien, ne pouvaient affaiblir le dévouement de ces hommes à leur souverain. Nous allons en citer un mémorable témoignage. Le prince Sougorsky, envoyé vers l’empereur Maximilien en 1576, tomba malade au moment où il traversait la Courlande. 1577. Par respect pour le tzar, le duc fit demander plusieurs fois des nouvelles de cet envoyé par son propre ministre, qui l’entendait répéter sans cesse : ma santé n’est rien, pourvu que celle de notre souverain prospère. Le ministre étonné lui dit : comment pouvez-vous servir un tyran avec autant de zèle ? Exemple de fidelité. Nous autres Russes, répondit le prince Sougorsky, nous sommes toujours dévoués à nos tzars, bons ou cruels. Pour preuve de ce qu’il avançait le malade raconta que, quelque temps auparavant, Jean avait fait empaler un de ses hommes de marque pour une faute légère ; que cet infortuné avait vécu vingt-quatre heures, dans des tourmens affreux, s’entretenant avec sa femme et ses enfans et répétant sans cesse, grand Dieu, protège le tzar ! » C’est-à-dire que les Russes se faisaient gloire de ce que leur reprochaient les étrangers, d’un dévouement aveugle et sans bornes à la volonté du monarque, lors même que, dans ses écarts les plus insensés, il foulait aux pieds toutes les lois de la justice et de l’humanité.

Ce fut à cette époque que la licence effrénée de Jean étala un nouveau scandale, en transgressant d’une manière inouie les lois sacrées de l’Eglise. La tzarine Anne n’avait pas tardé à perdre 1577. la tendresse de son époux, soit en raison de sa stérilité, soit uniquement parce que ce prince, oubliant ses devoirs et sa conscience, s’abandonnait au dérèglement de ses mœurs. Telle qu’autrefois Salomonie, cette infortunée princesse fut obligée de se retirer du monde ; elle s’enferma dans le couvent de Tivkin, où elle vécut, sous le nom monastique de Darie, jusqu’en 1626. Aussitôt après sa retraite, sans observer la plus légère bienséance, sans demander aucune absolution ecclésiastique, Cinquième et sixième mariages de Jean. le tzar se maria pour la cinquième fois avec Anne Vassiltchikof (1575). Nous ignorons s’il lui accorda le titre de tzarine et s’il reçut solennellement la bénédiction nuptiale, car celui-ci ne se trouve pas dans la description de ses mariages, et nous ne voyons ni à la cour, ni dans les places éminentes, aucun des parens de cette princesse. Elle mourut bientôt et fut enterrée au couvent des religieuses de Souzdal, où reposaient les restes de Salomonie. La sixième épouse de Jean fut une veuve nommée Vassilissa Mélentief, distinguée par sa beauté. Sans s’astreindre à aucune cérémonie religieuse, il se contenta d’une simple bénédiction de son confesseur pour vivre avec elle. Ce n’était pas encore là le terme des mariages illicites du tzar, insatiable dans les meurtres comme dans les voluptés.