Histoire de l’empire de Russie/Tome IX/Chapitre V

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Traduction par Auguste de Saint-Thomas.
Galerie de Bossange Père (IXp. 346-467).

CHAPITRE V.

Suite du règne de Jean le Terrible.
1577 — 1582.


1577—1578.
Négociations avec l’Autriche.
Au milieu des fêtes par lesquelles Jean célébrait à Moscou ses conquêtes en Livonie, il paraît que, méprisant Batory et la Suède, il ne prévoyait pas de grands dangers pour la Russie. Toutefois il cherchait des alliés, et, en réponse à une lettre de Rodolphe, nouvel empereur d’Allemagne, 1577—1578. dans laquelle ce prince lui annonçait la mort de Maximilien, il lui témoigna le désir de conclure avec lui un traité d’amitié et de fraternité. Le gentilhomme Kvaschnin fut envoyé à Vienne pour essayer de déterminer l’Empereur à déclarer la guerre à Étienne, leur ennemi commun, afin de partager la Pologne et la Lithuanie, et à prendre ensuite les armes avec toute l’Europe contre le Sultan ; idée dominante à cette époque, inspirée aux empereurs par les papes ! Il se trouvait alors à la cour de Vienne un illustre fugitif, Albert Lasko, voïévode de Sirad, qui entretenait avec Jean de secrètes intelligences. Ce prince l’engageait à employer tout son esprit, tout son zèle pour ranimer la froide et lente politique de l’Autriche. Observons que, d’après les instructions à lui remises, Kvaschnin devait s’informer en Allemagne si le pape était ami de l’Empereur, des rois de France, d’Espagne, d’Écosse et d’Élisabeth d’Angleterre ? Si les discordes intestines auxquelles la France était en proie se trouvaient apaisées ? De quelle nature étaient les négociations que l’Empereur entretenait avec ce pays et les autres puissances ? À combien s’élevait le montant de ses revenus et le nombre de ses troupes ? C’est ainsi que depuis Jean III, fondateur de la puissance 1577—1578. des tzars et de la force nationale de la Russie, ses princes n’étaient plus étrangers à l’Europe ; ils cherchaient à connaître les relations respectives de ses monarques, autant pour satisfaire une curiosité naturelle aux esprits actifs, que pour trouver, dans les alliances et les inimitiés des différens États, des avantages immédiats ou éloignés pour la politique russe. 1578. 18 Juin. Toutefois, Kvaschnin revint sans avoir obtenu d’autre résultat que la promesse de l’Empereur d’envoyer bientôt un de ses grands dignitaires à Moscou, afin de resserrer davantage les rapports d’amitié qui existaient entre les deux puissances. Jean vit avec mécontentement que Rodolphe se plaignait du déplorable ravage de la Livonie, qu’il trouvait incompatible avec leur fraternité, et contraire aux lois de l’humanité comme à celles de la justice. Kvaschnin était également porteur d’une lettre de Robert, voïévode de Hongrie, dans laquelle celui-ci vantait l’habileté de l’ambassadeur russe, et conjurait le tzar, comme le second parmi les monarques chrétiens, de devenir le sauveur de l’Europe. Il lui promettait, pour la guerre contre les Turcs, un secours considérable en argent et en troupes. Il l’engageait aussi à s’emparer de la Moldavie, léguée à la Russie par le hospodar Boydan, mort à Moscou. 1578. Cette lettre était confidentielle et secrète, car le cabinet autrichien, toujours soupçonneux, n’aurait sans doute pas permis à un grand de Hongrie de correspondre au nom de sa nation avec un souverain étranger, sur des affaires d’une aussi haute importance. Robert connaissait l’Empereur : habile chimiste, astronome et bon écuyer, mais fort mauvais monarque. Prévoyant l’orage dont l’ambition des Sultans menaçait la Hongrie, il voulait y opposer celle de la Russie, renommée alors par sa puissance. En effet, les ambassadeurs de Maximilien qui, en 1576, y avaient été envoyés, avaient publié en Europe que les forces militaires de Jean étaient incalculables ; mais, malgré sa haine contre Batory, le pusillanime successeur de Maximilien redoutait le Sultan, et ne songeait pas à profiter de l’alliance du tzar pour conquérir la Pologne et sauver la Hongrie.

Traité avec le Danemarck. Frédéric, roi de Danemarck, pouvait devenir le second de nos alliés naturels. Malgré la paix par lui conclue avec la Suède, il ne se fiait pas à l’amitié de cette puissance, et recherchait celle de Jean. En 1578, il envoya à Moscou Jacques Uhtfeld et Grégoire Uhtstand, dignitaires de marque, pour se plaindre, en son nom, de ce que les Russes avaient occupé quelques 1578. possessions danoises en Livonie, telles que Absal, Léal, Lodé, et pour proposer une paix durable à des conditions également avantageuses pour les deux États. Frédéric, qui désirait obtenir une partie de l’Esthonie, promettait d’aider les Russes à expulser les Suédois, se vantant de n’avoir accepté aucune des promesses flatteuses d’Étienne, cet ennemi de Moscou. Mais les boyards, orgueilleux et inflexibles, suivant le rapport d’Uhtfeld, uniquement occupés de leur propre ambition, n’eurent pas la moindre condescendance pour Frédéric ; ils ne voulurent écouter ni demandes, ni observations ; ils repoussèrent l’alliance du Danemarck, ainsi que la paix éternelle, et se bornèrent à conclure une trève de quinze ans sous les conditions suivantes ; savoir :

1o. Le roi reconnaissait comme propriété du tzar les provinces de Livonie et de Courlande ; le tzar lui cédait l’île d’Œsel avec ses villes et ses domaines ;

2o. Le roi s’engageait à ne fournir ni troupes, ni argent à Batory, ou aux Suédois, dans leur guerre contre la Russie, qui, de son côté, ne devait prêter aucun secours aux ennemis du Danemarck ;

3o. Les anciennes limites entre les provinces 1578. russes et danoises devaient être rétablies en Norvége ;

4o. Les parties contractantes garantissaient, une liberté absolue aux marchands, de même qu’une entière sécurité aux voyageurs ;

5o. Frédéric devait accorder libre passage aux artistes allemands qui se rendaient à Moscou.

Ce traité, évidemment avantageux au tzar seul, fit perdre à Uhtfeld la faveur de son maître, et, dans la description de son voyage, ce dignitaire, irrité contre les Russes, les maudit pour leur opiniâtreté, leur esprit rusé et indomptable.

Affaires de Crimée. Jean n’avait pas interrompu le cours de ses relations avec Devlet-Ghireï, guidé par le désir de la paix plutôt que par celui d’une alliance avec ce prince valétudinaire et aux portes du tombeau, duquel il n’exigeait qu’une paisible inaction. Le khan mourut le 29 juin 1577, et son fis Mahmet-Ghireï lui ayant succédé écrivit à Jean une lettre amicale pour l’en informer. Ensuite il porta la guerre en Lithuanie, mit à feu et à sang une grande partie de la Volhynie ; docile aux avis des grands de Tauride, qui prétendaient que le nouveau khan devait signaler son avénement au trône par des incendies et de sanglantes incursions dans les pays voisins. Aussitôt le tzar se hâta de lui envoyer le prince Mossalsky 1578. en qualité d’ambassadeur, pour le complimenter et lui porter des présens d’une telle richesse que, jusqu’alors, la Tauride n’en avait jamais vu de semblables. Les instructions de cet envoyé lui prescrivaient la plus extrême condescendance pour le khan, et le chargeaient, par exemple, « de promettre des présens annuels en cas d’alliance, sans, néanmoins, en faire mention dans l’acte du traité ; ensuite d’exiger de Mahmet-Ghireï, mais sans opiniâtreté, qu’il donnât au souverain de Moscou le titre de tzar ; en général, de se conduire avec douceur, d’éviter toute espèce de paroles désobligeantes, et de répondre sans colère, si le khan ou les seigneurs tatars venaient à rappeler les temps de Kalita et d’Usbeck, Je n’ai aucune connaissance des temps passés ; c’est le bon Dieu et vous, seigneurs, qui les connaissez ! » C’est ainsi que Jean cherchait à gagner l’amitié du nouveau khan, afin de réprimer Étienne par la crainte des invasions tatares, si fatales à la Lithuanie ; mais cette politique qui avait eu d’heureux résultats sous le règne de Jean III, ne réussit ni à son fils ni à son petit-fils. Pour prix de son amitié, Mahmet-Ghireï demandait la cession d’Astrakhan, offrant en échange de donner la Lithuanie et la Pologne à la Russie ; il exigeait, 1578. en outre, que le tzar désignât d’autres contrées de son Empire pour le séjour des cosaques du Don et du Dniéper. Les ambassadeurs du khan à Moscou ayant déclaré ces prétentions, on leur répondit que les cosaques du Dniéper et du Don n’étaient pas sous la dépendance de la Russie, les premiers servant Batory, et les seconds n’étant que des déserteurs russes ou lithuaniens, qu’on devait punir de mort partout où on les rencontrerait sur le territoire russe. Quant à la possession d’Astrakhan, elle est, leur disait-on, assurée à la Russie par les armes et la religion ; on y voit déjà des temples consacrés au vrai Dieu, ainsi que des monastères, et une partie de sa population est d’origine chrétienne. Vous aviez consenti, répétait Mahmet-Ghireï, à nous céder cette ville ; vous devez donc aujourd’hui accomplir votre promesse. Alors vos veuves et vos orphelins pourront porter sans crainte des habits de drap, d’or et d’argent ; aucun de mes guerriers n’osera les dépouiller dans les chemins les plus déserts. Il demandait en même temps une somme de 4000 roubles. Le tzar lui en envoya 1000, avec quantité de présens pour ses femmes et les grands de sa cour. Inutile condescendance qui ne conduisit pas au but désiré ! Étienne, appréciant l’importance de ces négociations, en prévint l’effet 1578. en achetant l’amitié de ce chef de brigands, et se trouva libre de diriger toutes ses forces contre la Russie.

Negociations et guerre avec Batory. Batory, qu’enflammait l’amour de la gloire, savait aussi attendre avec prudence le moment et l’occasion favorables à ses desseins, et, sur les murs de Dantzig, assiégée par ses troupes, il paraissait regarder avec indifférence les succès du tzar en Livonie. Il savait, sans doute, que c’était la force des armes et non pas des négociations qui termineraient leur querelle ; cependant, dans une lettre où il témoignait au tzar sa surprise des dispositions hostiles de ce prince, il offrait de renoncer à la guerre si la paix pouvait concilier encore les intérêts, l’honneur et la sûreté de la Pologne. « Votre ressentiment n’est pas fondé, lui répondit le tzar ; lorsque mes villes de Livonie sont rentrées sous ma puissance, j’en ai renvoyé vos sujets sans aucune punition. Vous êtes roi, mais non pas de cette province. » Au mois de janvier 1578, les voïévodes de Mazovie et de Minsk, ambassadeurs d’Étienne, arrivèrent à Moscou et déclarèrent aux boyards que la tranquillité des puissances chrétiennes occupait uniquement les pensées du roi, dont le plus sincère désir était de vivre en paix avec toutes, et particulièrement avec la 1578. Russie ; la trève, ajoutaient-ils, n’a été violée que par l’agression du tzar en Livonie. Étienne nous a remis de pleins-pouvoirs pour rétablir la paix à perpétuité. Pour préliminaire, les boyards exigèrent alors qu’en accordant à Jean le titre de tzar, grand duc de Smolensk et de Polotsk, le roi renonçât à ses prétentions sur la Livonie et la Courlande qui en était inséparable ; ensuite qu’il cédât à la Russie les villes de Kief, Kanef, Vitebsk et plusieurs autres ; de leur côté, les ambassadeurs du roi réclamaient la cession, non-seulement de la Livonie entière, mais encore de toutes les anciennes provinces de la Russie, depuis Kalouga jusqu’à Tchernigof et aux rives de la Dvina. Ces prétentions respectives rendaient la paix impossible : les négociations n’eurent donc d’autre résultat que le renouvellement de la trève pour trois ans. On avait intercalé dans la copie russe de l’acte ces mots qui ne se trouvaient pas dans la copie en polonais : le roi doit renoncer à ses prétentions sur la Livonie ; et, le tzar ratifiant ce traité avec les formalités d’usage, s’exprima ainsi : « Je jure d’observer les conditions de la trève conclue avec mon voisin le roi Étienne ; mais je ne renonce point à mes droits sur la Livonie et la Courlande. » Les dignitaires Karpol et Galovin se rendirent 1578. auprès d’Étienne pour recevoir son serment et faire l’échange des traités : toutefois ces conventions demeurèrent sans effet et n’empêchèrent pas la guerre.

Déjà les circonstances commençaient à changer de face et prenaient un aspect défavorable à la Russie. En 1577, l’amiral suédois Gillenanker, arrivé devant Narva avec une flotte de guerre, avait brûlé les fortifications en bois de cette ville, tué ou fait prisonniers un grand nombre de Russes, tandis qu’un autre corps suédois dévastait les environs de Keksholm ; les troupes de Revel et Annibal Schenkenberg inquiétaient également l’Esthonie russe par de fréquentes invasions. Cependant les voïévodes moscovites, livrés à un paisible repos, paraissaient mépriser des ennemis trop faibles, dont ils augmentaient l’audace par leur inactivité. On rapporte que les officiers lithuaniens s’emparèrent de la ville de Dunebourg au moyen d’une ruse. Ayant envoyé, en signe d’amitié, un tonneau d’eau-de-vie à la garnison, ils profitèrent de la nuit pour forcer les portes de cette forteresse, passèrent au fil de l’épée les soldats moscovites qui s’y trouvaient, tous plongés dans une complète ivresse. Les Allemands qui servaient sous les drapeaux de Batory, surprirent avec une égale 1578. facilité une place plus importante encore, c’est-à-dire Venden, ville renommée par la mort courageuse des troupes de Magnus, et la terrible vengeance du tzar irrité. Mettant à profit la coupable insouciance des voïévodes russes, ils firent fabriquer, en secret, de fausses clefs pour ouvrir la porte de la ville où, une fois introduits, ils égorgèrent les russes endormis. À la même époque Jean vit s’évanouir l’ombre du prétendu royaume de Livonie, œuvre de sa politique artificieuse, par la fuite du fantôme de roi qu’il avait créé pour ce pays ; et la trahison, depuis long-temps tramée, se trouvait enfin accomplie. Victime de l’ambition et de la crainte, Magnus qui venait de prêter un nouveau serment de fidélité au tzar, retourna une autre fois encore à Batory, avec lequel il conclut un traité, ensuite il partit secrètement d’Oberpalen pour se rendre à Pilten, ville de Courlande, accompagné de sa jeune épouse ; cette princesse ne put abandonner sa patrie sans éprouver un vif chagrin, bien qu’il fût impossible d’aimer un oncle meurtrier de ses infortunés parens.

Il parait probable que Jean ne fut pas très-étonné de la fuite de Magnus, qu’il avait employé un instant comme instrument de sa politique. Toutefois il feignit d’en être surpris, 1578. s’accusant de son excessive indulgence envers un parjure, et détacha contre Venden ses plus illustres voïévodes, pour faire couler le sang allemand sur une terre arrosée de celui des Russes ; mais ces généraux firent d’inutiles tentatives pour s’emparer de la forteresse. Leur artillerie venait de faire une brèche dans la muraille lorsqu’ayant appris l’arrivée des troupes de Batory, commandées par Dembinsky, Buring et Khotkiévitsch, au secours de Venden, ils levèrent le siége et s’éloignèrent de cette ville. La honte de cette infructueuse entreprise fut compensée par l’intrépidité du prince Jean Életzky et du gentilhomme Léon Valonief, les plus jeunes officiers du tzar. Avec une poignée d’hommes, assiégés à Lehnvarden par les Allemands de Riga et le voïévode de Lithuanie, sans autres munitions que des armes et de la poudre, ils combattirent en héros pendant un mois entier, se nourrissant de la chair de leurs chevaux, de cuirs, etc. Vaincu par leur courage et leur patience, l’ennemi se retira, laissant des monceaux de cadavres sous les murs de la ville. Cependant les Suédois, sous les ordres de l’infatigable Schenkenberg, brûlèrent le faubourg de Dorpat et mirent à mort, sans miséricorde, tous les Russes, hommes, femmes et enfans qui tombèrent 1578. entre leurs mains : des deux côtés on justifiait ces atrocités par le droit de représailles.

À la fin de l’été, les voïévodes moscovites, princes Galitzin, Toumensky, Khvorostinin et Touffiakin, enlevèrent d’assaut la ville d’Oberpalen que, depuis la fuite de Magnus, les Suédois occupaient du consentement des habitans. On y fit deux cents prisonniers qui furent envoyés à Moscou pour y être livrés au supplice. Les généraux devaient ensuite marcher sans délai sur Venden ; leurs disputes sur le droit de primauté retardèrent l’exécution des ordres du tzar. Ce prince, justement courroucé, envoya à Dorpat le secrétaire d’État André Tchelkalof ainsi que son gentilhomme favori, Daniel Soltikof, avec l’ordre de remplacer les voïévodes, en cas d’une plus longue désobéissance. Cette mesure rigoureuse les décida enfin à se mettre en marche ; mais ils avaient donné à l’ennemi le temps de se préparer à la défense, et laissé aux Polonais la faculté de se réunir aux Suédois, de sorte qu’ayant mis le siége devant Venden, ils virent quelques jours après l’ennemi derrière eux. Sapiéha, à la tête des Polonais et des Allemands, et le général Boë, avec les Suédois, se précipitent sur dix-huit mille Russes, qui ont à peine le temps de sortir de leurs retranchemens et de 1578. se ranger en bataille. On se bat long-temps avec courage, mais dans un moment décisif, la cavalerie tatare abandonne l’infanterie moscovite et prend la fuite. Le désordre se met alors parmi les Russes qui, rompant leurs lignes, rétrogradent vers les retranchemens, où ils arrêtent, par une forte canonnade, l’impétuosité de l’ennemi. La nuit mit fin au combat : Sapiéha et Boë, décidés à le recommencer, attendaient impatiemment le point du jour. Dans cet intervalle, cédant au délire de la frayeur, Galitzin, le premier des généraux moscovites, l’Okolnik Théodore Schérémétief, le prince André Paletzky, et le secrétaire d’État Tchelkalof, homme d’esprit autant que pusillanime, fuyaient au grand galop vers Dorpat, abandonnant au milieu de la nuit leurs troupes livrées à la terreur. Le résultat de cette défection fut une déroute générale : quelques braves essayèrent encore de faire entendre la voix du devoir et de l’honneur ; inutiles efforts ! on ne les écoutait plus ; ils prouvèrent au moins que leurs discours étaient dictés par la véritable grandeur d’âme, en donnant un exemple digne des plus beaux temps de Rome. Fidèles à leurs postes, les voïévodes Basile Sitzky, Voronzof, commandant l’artillerie, Daniel Soltikof, le prince Michel Touffiakin, attendent la 1578. mort qu’ils trouvent le lendemain, au moment où l’ennemi, n’apercevant plus qu’une poignée de braves dans le camp des Russes, fond sur eux avec toutes ses forces. L’officier Tatef, les princes Khvorostinin, Siméon Touffiakin et le secrétaire d’État Kloboukof furent faits prisonniers. Action admirable des canonniers moscovites. L’ennemi se précipite alors sur les batteries et s’arrête étonné à la vue d’un incroyable trait de fidélité militaire. Pénétrés d’horreur à l’idée de se rendre, les canonniers moscovites s’étaient pendus à leurs pièces !…. Aucune illusion de gloire n’avait inspiré ces valeureux soldats ! leurs noms sont restés inconnus, et cet acte d’héroïsme eût été perdu pour la postérité, si un homme de mérite, Leidenstein, secrétaire du roi, ne l’eût rapporté dans l’histoire de ce prince, avec l’admiration qu’inspire à une âme élevée tout ce qui a le caractère de la grandeur, même chez des ennemis. Dix-sept pièces de canon tombèrent entre les mains des vainqueurs, avec tous les bagages et une grande quantité de chevaux tatars. Les Russes eurent six mille hommes de tués dans ce combat. Ainsi commencèrent les succès de Batory et les revers de Jean, dans une guerre déplorable par ses résultats plutôt qu’ignominieuse pour la Russie, qui avait tout pour enchaîner la victoire, force, valeur, dévouement, 1578. hormis un souverain véritablement digne de l’être.

Jusqu’ici Jean n’avait pas songé de bonne foi à la paix. Il ne pensait pas même que le roi consentît à ratifier une trève de laquelle résultât pour lui l’engagement de se désister de la Livonie. Il attendait d’abord des dépêches des ambassadeurs moscovites à Cracovie, ensuite la nouvelle de la prise de Venden, qu’il regardait comme certaine, et facile. Il avait refusé de voir un envoyé expédié par Étienne, pour l’engager à conclure un traité particulier au sujet des villes de la Livonie ; mais effrayé par le désastre de l’armée russe sous les murs de Venden, 1579. Le 11 janv. le tzar répondit sur-le-champ à la lettre de Batory. Il consentait à de paisibles négociations relatives au sort de la Livonie, promettant à cet effet d’attendre à Moscou les nouveaux ambassadeurs du roi : en témoignant sa surprise de ne pas voir revenir de Cracovie ceux qu’il y avait envoyés, il exprimait le vif désir de fixer, par une paix honorable, les prétentions des deux puissances. Cette modération tardive était hors de propos, car Batory, qui venait de soumettre Dantzig, avait déjà fait ses préparatifs de guerre.

Cet ennemi dangereux, en même temps qu’il 1579. témoignait dés dispositions pacifiques envers la Russie, démontrait à la diète de Varsovie l’urgente nécessité d’établir la sûreté de l’État par la force des armes. « Nous avons deux ennemis, disait-il : les Tatars de Crimée qui incendient nos possessions, et les Russes qui les envahissent. Faut-il marcher contre tous les deux à la fois ? Dans le cas contraire, lequel devons-nous attaquer le premier ? » Déjà la présence d’un grand homme avait ranimé l’amour de la patrie dans le cœur des magistrats et des gentilshommes : Batory parlait mal la langue, mais il connaissait parfaitement l’histoire de la Pologne ainsi que celle de la Lithuanie. Il traça le tableau des envahissemens de la Russie, fit l’émunération des portions du territoire que cette puissance leur avait enlevées ; il accusa de ces malheurs la faiblesse de leurs rois, flatta adroitement l’amour-propre national, et posant la main sur son épée il écouta avec attention les discussions de la diète. « La Tauride, disaient les grands du royaume, est sous la dépendance du Sultan qu’une guerre offensive ne manquerait pas d’irriter ; pendant que nous serions dans ce pays, les Ottomans entreraient en Pologne. Et d’ailleurs, quel butin pourrions-nous espérer chez ce peuple sauvage, toujours pauvre 1579. malgré ses continuels pillages ? Il vaut mieux, pour quelque temps encore, rester en paix avec la Crimée. L’empire de Moscovie est puissant ; nos triomphes en seront d’autant plus glorieux ! Les dons de la nature et les avantages du commerce le rendent florissant ; notre butin n’en sera que plus considérable ! » D’une voix unanime, la diète résolut la guerre contre la Russie. Aussitôt des ordres sont donnés pour rassembler une armée nombreuse : les propriétaires, les citoyens se soumettent, sans murmurer, à des impôts jusqu’alors inouis. On s’armait, on payait avec zèle ou du moins avec l’apparence d’un profond dévouement : loin de se laisser éblouir par une confiance aveugle dans ses propres forces, Batory crut nécessaire de les appuyer encore de celles d’autres puissances, et, à cet effet, il sollicita des secours du Sultan et du Pape. Pour captiver la bienveillance particulière du premier, il n’hésita point à enfreindre les lois sacrées de l’honneur, persuadé qu’en politique, la conscience pouvait être muette et que l’intérêt de l’État devait devenir l’unique loi d’un monarque.

À cette époque, où Étienne cherchait partout paix et alliance afin de pouvoir diriger tous ses 1579. efforts contre la Russie, un pauvre cosaque du Borystène, valaque d’origine, fameux partisan et renommé pour ses forces physiques[1], parut tout-à-coup à la tête d’une bande de vagabonds, avec lesquels il envahit la Valachie, gouvernée alors par l’hospodar Pierre, tributaire du Sultan et ami de Batory. Irrité de ses audacieux succès, Étienne envoya des troupes pour chasser l’usurpateur ; mais séduit par les promesses des voïévodes, basant sa garantie personnelle sur la parole de Batory, le courageux cosaque mit bas les armes et se rendit de bon gré. Le roi lui fit trancher la tête pour complaire au Sultan, et, en présence de l’ambassadeur de ce prince, il dit aux seigneurs polonais : « Je n’irai pas, par respect pour le droit des gens, aigrir un puissant monarque, qui pourrait nuire à mes États. » Toutefois cette perfidie ne produisit à Batory que des assurances d’amitié de la part d’Amurat. Son prudent visir Mahmet dit aux ambassadeurs d’Étienne à Constantinople : « Nous souhaitons à votre roi de glorieux succès. Il est difficile, mais il n’est pas impossible de vaincre le tzar de Moscovie, que 1579. le Sultan seul surpasse en puissance. » Le pape promit à Batory de solliciter pour lui auprès de tous les cabinets de l’Europe, et lui envoya, en attendant, une épée avec sa bénédiction. L’électeur de Brandebourg lui donna quelques pièces de canon. Le roi de Danemarck, bien qu’il favorisât en secret les desseins de cet ennemi de la Russie, voulait temporiser et attendre les événemens ; mais celui de Suède conclut sur-le-champ un traité d’alliance offensive et défensive avec Batory. Le khan obtint les présens qu’il exigeait de la Pologne pour agir de concert avec elle dans la guerre projetée. La Transylvanie envoya à Étienne ses anciens et valeureux bataillons. Cependant il manquait de moyens préliminaires pour faire face aux frais de la guerre ; il réduisit les dépenses de la cour, versa au trésor public ce qu’il possédait d’or et d’argent, et fit de nombreux emprunts : les troupes furent passées en revue, exercées par lui-même ; il forma des approvisionnemens, et, comme s’il eût eu encore du loisir, on le vit instituer de nouveaux tribunaux, donner de nouvelles lois à l’État, flatter la noblesse et affermir le pouvoir royal.

Ce fut sur ces entrefaites que Karpof et Golovin, ambassadeurs de Jean, porteurs de l’acte 1579. de la trève, arrivèrent à Varsovie ; ils avaient été long-temps retenus en route par les fonctionnaires du roi, avec lesquels de vives discussions s’étaient élevées relativement au titre des deux souverains. Les Polonais rejetaient le nom insignifiant de voisin que le tzar donnait à Batory, et voulaient une parfaite égalité, ne dissimulant pas que le traité de Moscou resterait sans exécution. On reçut honorablement les ambassadeurs ; mais Batôry, assis sur son trône, ne daigna ni se lever pour les saluer, ni s’informer de la santé du tzar. Indifférent à leurs murmures, il leur fit dire qu’ils pouvaient se retirer et retourner dans leur pays où sa réponse serait portée à leur maître par un courrier. Alors les ambassadeurs reprirent le chemin de Moscou, et le roi ne tarda pas à les suivre avec son armée, après avoir fait partir pour cette ville l’officier Lopatinsky chargé d’une dépêche adressée au tzar.

Mais Jean avait quitté sa capitale. Instruit de ce qui se passait à la diète de Varsovie ; privé depuis long-temps de nouvelles de ses ambassadeurs, il entendit parler d’un armement formidable en Pologne et en Lithuanie, et s’occupait lui-même de ses préparatifs de guerre. Dans un conseil général des boyards et du clergé, il s’exprima 1579. ainsi : « Le moment de sanglans combats est arrivé. Quant à moi, implorant la grâce de Dieu, je vais fixer le sort de la patrie ainsi que le mien, en marchant contre la Livonie et la Pologne ! » Aussitôt il fit avancer son armée vers l’ouest, désignant lui-même les marches et les campemens : il avait laissé des garnisons dans quatre-vingts villes sur les bords du Volga, du Don, de l’Oka, du Dniéper et de la Dvina. Ses principales forces européennes et asiatiques avaient l’ordre de se réunir à Novgorod et à Pskof. Les Russes, les princes tcherkesses, schavkals, mordviens, nogaïs ; les tzarévitchs et les mourzas de l’ancienne horde d’Or, de celle de Kazan, d’Astrakhan, s’avançaient à marches forcées vers les lacs d’Irmen et Peipus. Toutes les routes étaient couvertes d’infanterie et de cavalerie. L’hiver, le printemps et une partie de l’été se passèrent au milieu de ces dispositions ; enfin, après avoir confié le commandement de Moscou au prince André Kourakin, le tzar, accompagné de tous les boyards, des membres du conseil, d’un grand nombre de secrétaires d’État pour les affaires civiles et militaires, quitta la capitale au mois de juillet et se rendit à Novgorod où les chefs de l’armée attendaient ses derniers ordres. Ce fut dans cette 1579. dernière ville que vinrent le trouver Karpof et Golovin, pour lui apprendre que Batory, ayant rejeté la trève, marchait contre la Russie. Son armée, d’après leur rapport, n’était forte que d’environ quarante mille hommes ; mais elle s’augmentait sans cesse des troupes arrivant de Transylvanie et d’Allemagne, ainsi que de nombreux volontaires lithuaniens.

Telle était la force de l’ennemi qui prétendait écraser la Russie ; et, dans sa garde seule, le tzar avait quarante mille gentilshommes, enfans-boyards, strélitz, cosaques, etc.… ! Ensuite il était entouré de deux armées principales réunies à Novgorod et à Pskof, sous le commandement de Siméon, prince de Tver, des princes Mstislavsky, Schouïsky, Nogtef, Troubetzkoï et autres généraux. Il pouvait donc, d’un seul mot, précipiter toutes ces masses sur la Pologne : le peuple, la noblesse de ce pays, opposés aux vues guerrières d’Étienne, désiraient secrètement la paix avec la Russie, et un cri de terreur aurait retenti des rives de la Dvina à celles du Boug ; mais les ombres de Schouïsky, de Sérébrianoï, de Vorotinsky, s’offraient à l’imagination de Jean au milieu de ces tombes de Novgorod, comblées des victimes de ses fureurs. Il se défiait également du dévouement de 1579. ses voïévodes et de celui de ses sujets, car la confiance n’est un sentiment naturel que pour une conscience pure. Le tzar, qui avait fait périr des héros, épargnait alors d’indignes voïévodes. Les princes Jean Galitzin, Paletzky, Théodore Schérémétief, couverts de honte par leur fuite de Venden, commandaient encore dans l’armée ! À l’approche d’une guerre dangereuse, il n’osait pas les punir, dans la crainte de se voir trahi par ceux qui leur ressemblaient et qui auraient pu chercher un refuge auprès de Batory. Avec cette manière de penser sur le compte de ses généraux, Jean se persuadait que lenteur et indécision devenaient prudence ; il ne voulait qu’effrayer son ennemi par le nombre des troupes rassemblées, conservant encore l’espoir de la paix, ou du moins attendant pour tirer le glaive une urgente nécessité ; elle ne tarda point à se présenter.

Dès que le tzar eut appris que Lopatinsky, envoyé de Batory, se rendait à Moscou, il donna l’ordre de le faire arrêter à Dorogouge. Cet officier lui envoya alors la lettre d’Étienne, écrite de Vilna le 26 juin ; elle était extrêmement prolixe, d’un style sec et sans éloquence, mais écrite avec esprit. En voici l’analyse. « L’acte de trève, y était-il dit, est faux ; les boyards moscovites 1579. ayant inséré frauduleusement dans son, contenu l’acte relatif à la Livonie. En parlant de la paix, Jean fait la guerre dans cette province, domaine du roi, et il a imaginé une fable pour faire remonter son origine aux empereurs romains. La Russie a enlevé illégalement à la Pologne Novgorod, les provinces de Seversk, Smolensk et Polotsk. Karpof et Golovin sont partis de Cracovie sans avoir rien fait ni rien dit : toutes négociations ultérieures deviendraient inutiles, Étienne étant décidé à reconquérir ses droits, avec le secours de Dieu et par la force des armes. » Au moment où le tzar lisait cette lettre, il apprit que déjà Batory était entré sur le territoire russe.

Après avoir ainsi déclaré loyalement la guerre à la Russie, le roi, entouré des grands et des chefs de l’armée, mit en délibération les moyens et le point de l’attaque. Plusieurs d’entre eux étaient d’avis de pénétrer en Livonie, pour en chasser les Russes et assiéger Pskof, ville riche et importante qu’ils supposaient mal fortifiée. Le roi ne goûta pas cette proposition ; il démontra la difficulté de faire la guerre dans une province dévastée, l’imprudence de la laisser derrière soi, enfin le danger de s’éloigner des frontières. Selon son opinion, il était plus convenable 1579. de s’emparer de Polostsk, clef de la Livonie et de la Lithuanie même, conquête qui ouvrirait à l’armée polonaise le chemin de la Russie, établirait une communication assurée avec Riga, au moyen de la Dvina, et lui procurerait des avantages réels pour la guerre et pour le commerce. « Il faut, disait-il, conquérir la Livonie hors de ses frontières. À la vérité, la ville de Polotsk est bien fortifiée ; il n’en sera que plus glorieux de la prendre, et le succès de cette entreprise intimidera l’ennemi en stimulant le courage des Polonais. » Ces paroles étaient prononcées par un grand homme, elles furent écoutées. L’armée d’Étienne, semblable à celle d’Annibal, était composée d’hommes étrangers les uns aux autres par le langage, le costume, la religion ; d’Allemands, de Hongrois, de Polonais ; d’anciens Slaves de Gallicie, de Volhynie ou des bords du Dniéper ; de Krivitches et de Lithuaniens. Batory sut inspirer à cette multitude des sentimens unanimes et une vive émulation. En quittant Svir pour ouvrir la campagne, il publia un manifeste adressé au peuple russe : « Je tire mon épée, disait-il, contre le tzar de Moscovie, mais non pas contre les paisibles habitans de ce pays : je les épargnerai, j’userai de clémence envers eux, en toute occasion. 1579. J’aime la valeur autant que j’abhorre la barbarie, et je poursuivrai la victoire, en évitant la dévastation autant qu’une inutile effusion de sang. » Sa conduite réalisa ces promesses : jamais guerre ne fut conduite avec plus de modération, plus d’humanité envers les laboureurs et les citoyens ; mais Batory qui parlait en chrétien, agissait en politique adroit, cherchant à mettre les habitans de son parti, afin d’assurer la stabilité de ses conquêtes. Siége et prise de Polotsk. Au commencement du mois d’août, il ouvrit le siége devant Polotsk. Le tzar, persuadé que la Livonie deviendrait le principal théâtre des hostilités, ne s’attendait pas à une attaque vigoureuse du côté des frontières de la Lithuanie, de sorte que Polotsk n’avait qu’une faible garnison. Cette ville était renommée pour ses fortifications, restaurées et étendues depuis l’année 1561 : le fort de Strélitz et celui d’Ostrog, construits sur des hauteurs escarpées qu’entouraient les eaux de la Dvina et de la Polota, étaient réunis par un pont et dominaient, pour la protéger, la ville principale, défendue en outre par des fossés profonds, des murs et des tours en bois. Le prince Téliatevsky commandait dans la ville, et Pierre Volinsky à Ostrog. L’autre forteresse était sous les ordres du prince Dmitri Scherbatoï et de Rjevsky, secrétaire 1579. d’État. Ils avaient pour se défendre une quantité suffisante de munitions de guerre et de bouche ; mais, s’il faut en croire les chroniques, beaucoup plus de zèle et de courage que de talens militaires.

Afin d’effrayer l’ennemi et pour ne se réserver d’autre alternative que la victoire ou la mort, ces voïévodes, ayant fait prisonniers quelques Lithuaniens, les firent lier à des poutres et jeter dans la Dvina, à la vue de l’armée du roi…… Les Polonais donnèrent d’abord l’assaut à la ville. Les Russes, en trop petit nombre pour la défendre, y mirent le feu et se retirèrent dans la citadelle, où pendant près d’un mois ils se défendirent avec courage. Le temps les favorisait à la vérité, car il tombait des torrens de pluie qui empêchaient l’effet des batteries ennemies ; les transports des assiégeans s’engouffraient dans la fange, leurs chevaux tombaient morts ; épuisée par la famine, l’armée faisait d’inutiles tentatives pour enlever la forteresse de vive force. Voyons comment le tzar sut profiter de ces circonstances.

Le 1er. août, il se trouvait à Pskof, et détacha vingt mille cavaliers asiatiques qui, sous les ordres de Khilkof et de Beznin, traversèrent la Dvina et entrèrent en Courlande, pour 1579. ravager et piller impunément ce pays. Il fit partir en même temps d’autres troupes destinées à défendre la Carélie et l’Inghermanie, dévastées par les Suédois ; il renforça les garnisons de la Livonie ; néanmoins il lui restait encore assez de troupes pour marcher hardiment sur Vilna et Varsovie. Troublé par la nouvelle imprévue du siége de Polotsk, il donna ordre à Schein, aux princes de Likof, Paletzky et Krivoborsky de s’y rendre à marches forcées, avec des compagnies d’enfans-boyards, de cosaques du Don, et d’employer la ruse ou la force pour pénétrer dans la ville. Cependant, en cas d’impossibilité absolue, il leur était prescrit d’occuper la forteresse de Sokol, de harceler l’ennemi et d’intercepter ses communications avec la Lithuanie, en attendant l’arrivée du principal corps d’armée russe ! Schein s’étant approché du camp de Batory n’osa pas livrer bataille et se contenta d’occuper Sokol, faisant répandre le bruit que bientôt le tzar en personne y arriverait avec une armée formidable.

Cette nouvelle fut loin d’intimider le roi : seulement elle lui fit sentir la nécessité de terminer promptement le siége. Ne pouvant plus compter sur l’effet de son artillerie, il proposa aux plus audacieux des Hongrois, sous l’appât de l’or et de la 1579. gloire, d’escalader la hauteur sur laquelle était située la forteresse, et de mettre le feu aux fortifications. Alors, comme pour seconder ses desseins et favoriser une entreprise si audacieuse, le soleil ayant reparu et desséché la terre, les assaillans s’élancent vers les murs, la torche à la main.… Plusieurs d’entre eux trouvent la mort dans cette attaque ; mais quelques-uns atteignent leur but, et cinq minutes après la citadelle est en feu. Aussitôt on entend retentir des cris de victoire. Sans écouter ni leurs chefs, ni le roi lui-même, les Hongrois se précipitent à l’assaut, et pénètrent dans la forteresse, à travers une grêle de boulets, de balles, de tisons embrasés, malgré les flammes qui s’échappaient des ruines. Cependant les Russes se battaient en désespérés. Ils repoussent l’ennemi qui, bientôt, renforcé par des Allemands et des Polonais, renouvelle l’attaque et se voit obligé de céder encore à l’acharnement des assiégés. Le roi lui-même, oubliant sa sûreté personnelle, se jeta dans une sanglante mêlée, pour rétablir l’ordre et rallier les fuyards. Le moment était décisif ! Si Schein, Lykof et Paletzky avaient attaqué alors l’armée polonaise, ils pouvaient sauver et la forteresse et l’honneur de la Russie. Ils apercevaient l’incendie ; ils étaient même à portée de voir le combat et 1579. d’entendre les cris des assiégés, dans cet instant de victoire, cris d’appel à leurs frères de Sokol ! Mais le prévoyant Batory avait détaché des troupes fraîches du côté de Drissa, pour couper la communication et arrêter les Russes au cas qu’ils voulussent faire un mouvement vers Polotsk. En même temps les voïévodes de Sokol se virent trahis par les cosaques du Don qui, de leur propre autorité, abandonnèrent l’armée pour s’en retourner dans leur pays, défection de nature à excuser Schein et ses compagnons. En vain Étienne attendit leur dangereuse attaque pendant vingt-quatre heures : il finit par se tranquilliser à ce sujet et se hâta de réparer l’échec qu’avaient éprouvé ses troupes.

Les Russes, après avoir repoussé l’assaut, s’étaient empressés d’éteindre l’incendie de la citadelle. L’ennemi établit alors d’autres batteries et s’avança vers les murs en ruines, qu’il embrâsa de nouveau, en lançant des grenades dans leurs débris. À peine les assiégés pouvaient-ils respirer au milieu des tourbillons de flammes et de fumée ; occupés sans cesse à éteindre le feu, ils expiraient de fatigue ou sous la mitraille. Dans cette terrible position, ils résistèrent encore quelques jours, soutenus par l’attente d’un secours et l’idée de leur délivrance : enfin, tout espoir 1579. étant évanoui, ils demandèrent à capituler. D’abord les voïévodes et le vénérable archevêque Cyprien repoussèrent cette proposition. « Nous ne craignons pas, disaient-ils, le courroux d’Étienne, mais celui du tzar. » Dans un généreux désespoir, ils conçurent la pensée de faire sauter la forteresse pour s’ensevelir sous ses ruines. Le faible Volinsky et les strélitz s’opposèrent à l’exécution de leur dessein. Ils proposèrent des conditions à Étienne, et soit par respect pour la valeur qu’ils avaient déployée, soit par crainte de perdre du temps, ce prince consentit à laisser sortir de la citadelle les chefs et les soldats avec leurs familles, leurs effets, promettant de fortes récompenses à ceux qui voudraient se ranger sous ses drapeaux. Étrangers à cette capitulation, quelques voïévodes s’enfermèrent avec l’archevêque dans l’antique église de Sainte-Sophie d’où il fallut les arracher de force. Ils parurent en présence de Batory, humbles et non pas humiliés de leur défaite. Au rapport d’un historien, témoin oculaire de cet événement, les Russes, bien que vivement touchés de la générosité, de l’humanité du roi, refusèrent cependant de s’enrôler à son service. S’attendant presque tous à être envoyés au supplice par le tzar courroucé, ils demandaient avec 1579. fermeté d’aller se livrer à ses volontés, sourds aux offres flatteuses d’Étienne. « Preuve, ajoute cet historien, d’un admirable dévouement à la patrie ! »

Malgré sa promesse, Étienne retint long-temps ces prisonniers, comme s’il eût craint de rendre à son ennemi des guerriers si fidèles et si braves. Aussitôt que la forteresse fut déblayée des cadavres qui l’encombraient, le roi y fit une entrée triomphante. Il déclara Polotsk, préfecture du grand duché de Lithuanie, et ordonna la construction d’une superbe église catholique romaine, laissant celle de Sainte-Sophie aux chrétiens du rit grec, à qui il donna pour évêque l’ex-prélat de Vitebsk. Ensuite, comme il songeait à étendre ses conquêtes en Russie, il assura, par un édit, le libre exercice de cette religion, afin de se concilier l’amour de la nation au moyen d’une sage tolérance, principes opposés à ceux des jésuites, ses favoris ; il leur distribua alors de riches dotations, des terres considérables dans la Russie Blanche, en les exhortant à corriger les mœurs des habitans par leur doctrine et leur exemple. Depuis cette époque, Polotsk, antique apanage de la dynastie de Vladimir et de Rognéda, dont la facile conquête couvrait de honte le souverain de Moscou ; Polotsk qui, depuis 1579. dix-huit ans, faisait partie de son Empire, retomba sous la domination de la Lithuanie et y resta jusqu’au règne de Catherine II, d’immortelle mémoire.

Après la prise de Polotsk, Étienne fit partir sa cavalerie légère pour s’approcher de Pskof, et observer les mouvemens de l’armée moscovite ; d’autres troupes arrivèrent devant Sokol, qu’elles assiégèrent le 19 septembre, et, le 25, ayant mis le feu aux tours, les assaillans se précipitèrent sur les murailles, au bruit des trompettes. Les Russes cherchaient à éteindre l’incendie, lorsque tout à coup plusieurs édifices en bois s’embrasèrent ; de sorte que les cinq ou six mille combattans renfermés à Sokol ne savaient où se réfugier. Ils firent alors une sortie et résistèrent long-temps aux forces supérieures de l’ennemi. Bientôt contraints d’y céder, ils rentrèrent dans la forteresse où les Allemands se jetèrent avec eux. Là, commence aussitôt un combat acharné, combat de désespoir pour les deux partis, car les Russes avaient refermé les portes et baissé la herse, afin d’ôter tout moyen de salut aux ennemis comme à eux-mêmes. On s’égorgeait au milieu des flammes qui étouffaient, qui dévoraient une partie des combattans. Après de longs efforts, les Polonais et les Lithuaniens étant parvenus 1579. à enfoncer les portes de la ville, achevèrent d’exterminer les assiégés. Quatre mille Russes restèrent sur la place. On ne fit prisonnier que Schérémétief et un petit nombre d’enfans-boyards. Dans le délire de la fureur, les Allemands mutilaient les morts ; ils défigurèrent le cadavre de Schein et ceux de plusieurs autres. Maîtres de Sokol, les Polonais enlevèrent Krasnoï, Kozian, Sitna, Tourolve, Nescherda ; portèrent la dévastation dans la province de Séversk, jusqu’à Starodoub ; livrèrent aux flammes deux mille villages dans celle de Smolensk, tandis qu’au milieu de ces désastres, le tzar se tenait immobile à Pskof !

Alors que les généreux enfans de la Russie périssaient victimes de la lâcheté de leur souverain, au moment où la patrie gémissait sous le poids d’une humiliation qu’elle était loin de mériter, un Russe, autrefois cher à son pays, se couvrait d’une éternelle honte par ses triomphes. Criminel transfuge, le prince André Kourbsky, transporté de courroux, cherchait des consolations dans la vengeance et se trouvait ainsi qu’un autre moscovite, Vladimir Zabolotzky, sous les drapeaux de Batory. Il prit une part très-active aux succès des armes du roi, et ce fut au milieu des cendres de Polotsk, entouré de ruines trempées 1579. du sang de ses concitoyens, qu’il répondit à la lettre que Jean lui avait écrite de Volmar. Lettre de Kourbsky « Eh bien ! lui disait-il, où sont donc tes victoires ?… dans la tombe des héros, des vrais défenseurs de la Russie, des voïévodes exterminés par toi ? Accompagné d’un petit nombre de guerriers, fort seulement de son courage, le roi Étienne est dans tes États ; il reprend les provinces que nous avions conquises et fortifiées ; et toi, à la tête d’une armée nombreuse, tu te caches ou tu fuis, quand personne ne te poursuit, hors ta conscience qui te reproche tes iniquités. Voilà les dignes fruits des leçons du perfide Vassian. Tu règnes seul, sans conseillers ; tu fais la guerre, débarrassé d’orgueilleux voïévodes : qu’en résulte-t-il ? Au lieu de l’amour du peuple et de ses bénédictions jadis si douces à ton cœur, tu ne recueilles que haine et malédictions universelles ! Au lieu de gloire militaire, tu t’abreuves de honte, car il n’est pas de bon règne sans de sages ministres, et, privée d’un chef habile, une armée innombrable n’est qu’un troupeau de brebis que dispersent le bruit des vents ou la chute des feuilles dans les forêts. Des flatteurs ne sont pas des hommes d’État ; des myrmidons spirituels ne sont pas des voïévodes : ne voit-on 1579. pas le jugement de Dieu s’accomplir sur le tyran ? Quel spectacle !…. La famine, la peste, le fer des barbares, les cendres de la capitale, et, ce qui est plus affreux encore, l’opprobre, l’opprobre d’un monarque, jadis si illustre ! Était-ce là ce que nous désirions tous ? ce que nous avions préparé au prix de notre sang, et par d’éminens services rendus à notre antique patrie ?…. » Après l’éloge des vertus guerrières d’Étienne et une prophétie sur la fin prochaine de la maison entière du tzar, cette lettre était terminée par ces mots : « Je me tais et je pleure !…. » Guidé par sa haine contre Jean, Kourbsky pouvait trouver des justifications dans son esprit, mais non pas échapper aux remords qui le tourmentèrent jusqu’à la fin de ses jours. Il possédait plusieurs villes ou domaines en Volhynie ; toutefois ni les richesses, ni les grandeurs ne le rendaient heureux. Ayant épousé, sans l’aimer, la princesse Doubrovitzky, il chercha des consolations dans l’amitié, dans les charmes de l’étude ; il connaissait la langue latine et traduisit en Russe les œuvres de Cicéron. Nous lui devons aussi la description du fameux siége de Kazan, de la guerre de Livonie et de la tyrannie de Jean, auquel il survécut. Dans sa vieillesse, il regrettait encore la Russie, 1579. qu’il appelait, avec sentiment, sa patrie bien aimée. L’obscurité couvrit d’un voile épais les derniers jours et la tombe de cet homme qui s’était signalé par de glorieux faits d’armes, par son esprit et son éloquence, enfin par le honteux éclat du crime.

Jean ne fit aucune réponse à Kourbsky : que lui aurait-il dit, au moment où les circonstances et leur effet moral sur son âme lui ôtaient les moyens de joindre la présomption aux menaces ? Il chargea André Tchelkalof, secrétaire d’État à Moscou, d’annoncer aux habitans de cette ville, les succès de l’ennemi, avec calme et indifférence. Ce fonctionnaire habile, ayant fait aussitôt rassembler les citoyens, leur dit : « Bons Moscovites, apprenez que le roi a pris Polotsk et brûlé Sokol : cette nouvelle affligeante exige de nous de la fermeté. Rien n’est constant dans ce monde et la fortune trahit quelquefois les plus grands monarques. Si Polotsk est entre les mains d’Étienne, toute la Livonie est en notre puissance. Quelques Russes ont péri ; mais la perte des Lithuaniens est bien plus considérable. Consolons-nous de ce revers peu inquiétant par le souvenir des nombreuses victoires et conquêtes de notre tzar orthodoxe. » Dès que Jean fut assuré que la 1579. tranquillité régnait dans Moscou, il fit écrire au conseil de Lithuanie que, préparé à marcher incessamment contre le roi, ses conseillers d’État, prenant en pitié les pleurs des Chrétiens, étaient parvenus, à force de sollicitations, à lui persuader de suspendre les hostilités. La dépêche ajoutait : « Étienne prouvera son véritable amour de l’humanité et de la justice, si, arrêtant l’effusion du sang, il veut entrer en négociations avec le tzar, à l’effet de conclure une paix éternelle, appuyée sur une amitié sincère. » Cette missive pacifique fut expédiée à Vilna par un courrier ; la réponse de Batory, apportée par un officier, déclarait, en termes très-durs, que la Livonie était le sujet d’une guerre qui devait en même temps réprimer l’ambition insensée du tzar. Le roi exigeait que, conformément au droit des gens, Lopatinsky, détenu jusqu’alors à Dorogobouge, fût rendu à la liberté. Ce courrier ennemi dîna chez le tzar à Novgorod, comme s’il eût été l’ambassadeur d’une puissance amie ; chose qui ne s’était jamais vue. Voici un extrait de la réponse de Jean à Batory. « Désirant conserver avec vous des relations de fraternité, je ne veux pas répliquer à vos reproches. J’attends avec bienveillance vos ambassadeurs, pour lesquels j’accorde une 1579. lettre de sûreté. Jusque-là, suspendez les hostilités en Livonie et sur les frontières ; ensuite, pour gage de la paix, faites délivrer tous les prisonniers de guerre russes, soit par échange ou par rançon. » Lopatinsky, que l’on avait sur-le-champ remis en liberté, était porteur d’une semblable dépêche, ainsi qu’un nouveau courrier envoyé au Roi. Pendant quelques mois le tzar s’occupa des disputes de ses voïévodes au sujet du droit de primauté, au lieu de marcher contre Étienne, et satisfait de quelques succès du système défensif établi en Livonie. Dans un engagement assez vif, les Russes y firent prisonnier Annibal, ce fameux bandit, supplicié plus tard à Pskof. Ils repoussèrent courageusement et poursuivirent jusqu’à Revel les Suédois campés sous les murs de Narva. Ces événemens terminèrent l’année 1579. Le tzar, occupé d’un projet important, se trouvait alors à Moscou.

1580.
Concile à Moscou.
Au mois de janvier 1580, il convoqua dans la capitale les plus illustres membres du clergé : Alexandre, archevêque de Novgorod ; Jérémie, de Kazan ; David, de Rostof ; tous les évêques, archimandrites et abbés, et même les moines distingués par leur esprit ou leur piété. Lorsque cette assemblée fut réunie, il déclara formellement que l’Église, que l’orthodoxie entière se 1580. trouvait dans un pressant danger par le nombre immense des ennemis dont la Russie était menacée ; d’un côté les infidèles, c’est-à-dire les Turcs, le khan et les Nogaïs ; de l’autre, la Lithuanie, la Pologne, les Hongrois, les Allemands, les Suédois qui, semblables à des bêtes féroces, ouvraient la gueule pour la dévorer. « Moi-même, disait-il, mon fils, mes ministres, mes voïévodes, nous veillons nuit et jour au salut de l’État : le clergé ne doit-il pas aussi contribuer à ce grand œuvre ? Nous ne manquons pas de troupes, mais d’argent, et l’armée, appauvrie, souffre des privations de toute espèce, tandis que les couvens s’enrichissent…. » Le monarque demandait donc un sacrifice au clergé, en ajoutant que le Très-Haut bénirait le zèle de ses membres pour le bien-être de la patrie. La proposition était délicate et hardie, car l’illustre aïeul de Jean, ayant voulu toucher aux biens du clergé, avait trouvé une si vigoureuse opposition de la part des prélats, qu’il s’était vu forcé d’abandonner ce projet. Les prétentions de son petit-fils étant plus modérées, le concile décréta, par un acte authentique, que les terres ou domaines des princes, légués à une époque quelconque, aux métropolitains, évêques, églises et monastères, 1580. ou achetés par eux, seraient, à l’avenir, propriété de la couronne ; les autres devaient leur appartenir à perpétuité comme possessions inaliénables. Le clergé s’engageait à ne s’approprier désormais de biens immeubles, ni par concessions volontaires, ni au moyen d’achats, et à restituer au gouvernement les terres grevées d’hypothèques. Cette mesure simple autant que sage augmentait les domaines et les revenus de l’État, et procura au tzar la faculté d’accroître le nombre de ses troupes. Des fonctionnaires publics parcouraient les provinces, avec la liste des enfans-boyards, faisant une exacte recherche de tous ceux qui se cachaient pour se soustraire au service. On leur infligeait un châtiment corporel ; ensuite ils étaient conduits sous escorte à Pskof ou à Novgorod. C’était là que la grande armée était cantonnée, laissant échapper le moment favorable pour agir offensivement, puisque les Russes se mettaient ordinairement en campagne, alors que pour éviter le froid et la mauvaise saison, les ennemis rentraient dans leurs quartiers d’hiver.

Batory ne pensait nullement à accorder un armistice aux Russes ; mais l’automne et l’hiver vinrent arrêter ses brillans succès. Les troupes mercenaires demandaient de l’argent ; les siennes 1580. avaient besoin de repos. Ayant réparti son armée dans des contrées fertiles, aux environs des frontières, il se hâta de se rendre à Vilna et ensuite à la diète de Varsovie, pour préparer de nouveaux moyens de triomphes, pour jouir de sa gloire, éprouver et confondre l’ingratitude des hommes, pour renverser enfin tous les obstacles qui pourraient s’opposer à ses projets. Il fut accueilli à Vilna par les acclamations unanimes des citoyens et de la noblesse ; mais à Varsovie il trouva quelques physionomies sombres, quelques murmures de mécontentement parmi ceux qui aimaient leur pouvoir, légal ou illégal, plus que la patrie, dont l’affaiblissement avait pour cause leur licence effrénée, leur mollesse et leurs déprédations. On honore les grands hommes, et on les calomnie. Effrayés de la force de volonté, des mesures énergiques du roi, les grands se plaignaient de son autorité, de sa confiance dans les étrangers. Ils répandaient le bruit que, couvrant ses desseins d’une guerre faite pour l’apparence, il surchargeait le pays d’onéreux impôts, pour l’abandonner ensuite et fuir secrètement en Transylvanie avec toutes les richesses du trésor royal ; insinuations perfides dont le résultat pouvait être le refus des moyens propres à soutenir la guerre. Batory arrive ; il 1580. se présente à la diète, et la calomnie est forcée au silence. Simple, modeste, il rend compte de ce qu’il a fait ; il expose ce qu’il veut faire encore, et d’unanimes applaudissemens accueillent toutes ses propositions…… On décrète les impôts nécessaires, et des ordres sont donnés pour rassembler de nouvelles troupes.

Cependant le tzar n’avait pas renoncé à l’espoir d’obtenir la paix, lorsque ses courriers lui rapportèrent la réponse du roi. Ce prince ne voulait pas seulement entendre parler d’une ambassade polonaise à Moscou ; disposé, par condescendance, à recevoir celle de Jean à Varsovie, si effectivement la Russie était disposée à la modération et à des négociations raisonnables. Relativement aux prisonniers, il déclarait qu’on ne les délivrerait jamais en temps de guerre, et que, d’ailleurs, ils étaient dans un pays chrétien, par conséquent à l’abri du danger et de toute espèce d’oppression. Jean écrivit alors une autre lettre amicale à Étienne. « Dans l’acte de trève dressé à Moscou, disait-il, se trouvaient quelques mots intercalés avec l’assentiment de vos ambassadeurs. Vous étiez libre de rejeter cet acte ; ainsi, pourquoi nous accuser de fraude ? Comment avez-vous pu renvoyer nos ambassadeurs, de Cracovie, de la manière la 1580. plus dure et sans rien terminer ? Quel motif peut vous porter à nous écrire dans des termes si offensans ? Oublions les paroles dictées par la colère. Mettons de côté tout sentiment d’inimitié. Jamais on n’a conclu en Pologne, ni en Lithuanie, les traités entre ces deux puissances et la Russie. N’exigez donc pas d’innovations. Ici, mes boyards et vos plénipotentiaires lèveront toutes les difficultés qui nous divisent, et à la satisfaction respective des deux États. » Néanmoins, en cas d’opiniâtreté de la part de Batory, et d’une résolution positive de recommencer les hostilités, l’envoyé russe devait avouer secrètement au roi que le tzar consentait à faire partir ses boyards pour Vilna ou Cracovie. Inutile humiliation !… Étienne répondit qu’il voulait bien accorder à Jean un délai de cinq semaines pour prendre un parti ; qu’il consentait à attendre les ambassadeurs moscovites, dans de pacifiques intentions, bien que ses troupes, animées d’une impatiente ardeur, fussent prêtes à entrer en Russie. En effet, au moment où d’illustres dignitaires du tzar, le prince Jean Sitzky, maître des cérémonies, Pirof, gentilhomme du conseil, et le secrétaire Pétlin étaient en route pour Vilna, on apprit à Moscou que l’armée de Batory, commandée, par 1580. lui-même ;, avait franchi les limites de la Russie. « Le délai que je vous avais accordé, écrivait-il au tzar, est expiré. Si vous voulez obtenir la paix, vous devez restituer à la Lithuanie, Novgorod, Pskof, Louki, avec tout le territoire de Vitebsk et de Polotsk, ainsi que la Livonie entière. »

Ambassade à Vienne et à Rome. Cette invasion à laquelle Jean ne s’attendait pas, vers la fin de l’été, lui parut une perfidie. D’après le conseil de ses boyards, il se hâta d’expédier un courrier à l’Empereur et un autre au pape, pour les engager à embrasser son parti. Dans sa lettre au premier, il cherchait à démontrer que les Polonais faisaient la guerre à la Russie à cause de son intime liaison avec l’Autriche ; ensuite il exigeait que Rodolphe, fidèle à sa promesse, envoyât des plénipotentiaires à Moscou pour renouveler l’alliance contre leurs ennemis communs. En se plaignant de la mauvaise foi de Batory, il engageait le pape à remettre ce prince dans la bonne voie, et à le détourner d’une odieuse alliance avec les Turcs. Sa dépêche donnait l’assurance du désir sincère qu’il éprouvait de se coaliser avec tous les souverains de l’Europe contre le Sultan, et d’entretenir, à cet effet, des relations intimes et continuelles avec la cour de Rome. Ainsi ce 1580. prince pusillanime s’humiliait jusqu’à mendier un secours étranger, éloigné, inutile, et d’ailleurs peu probable ; tandis qu’il pouvait disposer de forces redoutables !… Au lieu de se mettre lui-même en campagne, il s’occupa uniquement à placer son armée sur la défensive, et, comme il ignorait sur quel point se porterait Batory, il donna aux troupes la direction de Novgorod, Pskof, Kokenhausen et Smolensk. Dans la crainte d’une attaque des Tatars de Tauride, il fit occuper aussi les bords de l’Oka, près de Serpoukhof. Enfin, après environ trois semaines d’incertitude, on vit paraître Batory du côté où il n’était pas attendu.

L’historien d’Étienne décrit avec une pompeuse éloquence l’ordre et l’ardeur guerrière de l’armée polonaise, animée par le génie de son chef. La cavalerie était commandée par les sénateurs et les voïévodes les plus distingués : l’on voyait dans ses rangs comme simples soldats, un grand nombre de dignitaires civils et d’officiers de la cour. Une partie de l’infanterie nouvellement enrôlée, n’avait pas encore vu l’ennemi en face ; mais le noyau de cette armée était formé d’habiles guerriers allemands ou transylvains. Au nombre de ceux-ci, se distinguait par son courage un traître à la Russie, nommé George Fahrensbach, 1580. colonel danois, qui, ayant commandé la compagnie livonienne du tzar, connaissait parfaitement la force et la faiblesse des Russes. L’armée s’avançait à travers des marais et d’épaisses forêts où, depuis cent cinquante ans, aucune troupe n’avait pénétré. Le seul Vitovte avait su, en 1428, s’y frayer un chemin jusqu’à Novgorod, et quelques lieux de ce passage difficile portaient encore son nom. À l’exemple de ce guerrier célèbre, Batory faisait percer des routes dans les bois, établir des digues, construire des ponts, luttant contre les obstacles et supportant les privations. Il attaqua, chemin faisant, Velige et Ousviat, prit ces deux forteresses bien approvisionnées, mit en déroute un détachement de cavalerie russe, et vint, à la fin d’août, mettre le siége devant Véliki-Louki. Cette ville, dans une suberbe position, riche, commerçante, la clef des antiques possessions de Novgorod, promettait à l’avidité des soldats un butin considérable ; et sa proximité de Vitebsk ainsi que des autres places fortes de Lithuanie, en facilitait le siége. Sa garnison n’était que de six à sept mille hommes ; mais le prince Khilkof se trouvait à Toropetz avec des troupes nombreuses. Les assiégés firent quelques sorties assez heureuses, dans l’une desquelles ils enlevèrent l’étendard royal. Khilkof, 1580. évitant une affaire générale, épiait partout les polonais : il surprenait leurs patrouilles, exterminait leurs détachemens, et comptait sur la prochaine arrivée des voïévodes de Smolensk, de Pskof et de Novgorod.

C’est dans ce moment où la Russie aurait dû se lever et écraser l’audacieux Batory, que le prince Sitzky et Pirof, plénipotentiaires de Jean, se rendaient au camp des Polonais pour entamer d’humiliantes négociations. Étienne les reçut dans sa tente, d’un air plein de hauteur. Il resta assis et couvert lorsqu’ils le saluèrent au nom du tzar, et ne daigna pas leur adresser une seule parole de bienveillance. Ils exigeaient d’abord que le roi levât le siége de Véliki-Louki, lorsqu’ils furent interrompus tout à coup par une salve d’artillerie polonaise ; ils montrèrent alors plus de condescendance. C’était, disaient-ils, pour la première fois que leur maître entamait des négociations avec la Pologne, hors de Moscou. Ils consentaient, en son nom, à concéder le titre de frère à Étienne, si celui-ci voulait rendre Polotsk à la Russie. Ces propositions ayant été rejetées, ils allèrent même jusqu’à renoncer à cette ville et à offrir la cession de la Courlande avec vingt-quatre places de la Livonie ; Étienne exigeait, outre la Livonie entière, l’abandon de Véliki-Louki, 1580. Smolensk, Pskof et Novgorod. Sitzky et Pirof déclarèrent alors qu’il leur était impossible de faire d’aussi grands sacrifices, et sollicitèrent leur congé ou la permission d’écrire au tzar. On expédia aussitôt un courrier à Moscou ; Prise du Véliki-Louki. et le même jour 5 septembre, le feu ayant pris dans une tour remplie de poudre, l’explosion fit sauter une partie de la forteresse ; la flamme acheva la destruction des murailles, et les Russes tombèrent sous le fer de l’ennemi. Le roi ne conquit que des cendres arrosées de sang, jonchées de cadavres et de membres mutilés. Il donna l’ordre de restaurer les fortifications de cette place importante, après quoi il attaqua et battit Khilkof près de Toropetz. Grégoire Natchokin, dignitaire du tzar, souvent employé dans des ambassades, Tchérémininof, membre du conseil et favori de Jean, et deux cents enfans-boyards furent faits prisonniers dans cette affaire. Dans le même temps, Kmita, général polonais, à la tête de neuf mille cavaliers, s’était approché de Smolensk, dans l’intention de brûler ses faubourgs ; mais reçu en pleine campagne par les braves commandans de cette ville, Daniel Nogtef et le prince Mossalsky, il prit la fuite, abandonnant aux vainqueurs ses étendards, ses bagages et soixante pièces d’artillerie légère, 1580. uniques trophées des armes russes, qui, avec trois cents prisonniers, furent envoyés à Moscou, et méritèrent des médailles d’or aux voïévodes. Bien que la saison fût très-avancée, Batory voulait néanmoins continuer encore la guerre. Nével et Oséritché lui ouvrirent leurs portes ; Zavolotchié, bien fortifiée et défendue par le valeureux Sabourof, opposa une résistance qui coûta cher à l’ennemi ; cependant elle fut obligée de se rendre, et Batory en laissa sortir les Russes avec les honneurs de la guerre.

Cette entreprise termina la campagne. L’armée de Batory était épuisée par les fatigues, par les maladies. Lui-même en fut atteint à Polotsk, et il avait encore la pâleur sur le visage lorsqu’il parut à la diète de Varsovie pour rendre compte de ses exploits. « Réjouissez-vous du triomphe de nos armes, dit-il aux grands, mais sachons en profiter. Le destin semble nous livrer tout l’Empire moscovite : le courage et l’espérance mènent à la gloire. Voulez-vous suivre un système de modération ? Faites au moins la conquête de la Livonie, principal but de cette guerre ; réunie à jamais au royaume de Pologne, elle sera pour la postérité un glorieux monument de votre valeur. Jusque-là nous ne devons pas songer à la paix. » Le roi exigea 1580. alors de nouveaux secours en hommes et en argent, se plaignit aux grands de ce qu’ils ne lui fournissaient pas les moyens suffisans pour mener la guerre sans désemparer, ce qui lui faisait perdre, dans des courses continuelles et dans les discussions orageuses de la diète, un temps précieux aux intérêts de l’État, tandis que le courage de son armée s’énervait dans l’oisiveté et laissait ainsi respirer la Russie. Malheurs de la Russie. En effet, le roi perdait son temps ; mais malgré l’hiver ses généraux tenaient encore la campagne et harcelaient les Russes. Ils prirent Kholm, à l’improviste ; brûlèrent Staraïa-Roussa, où ils avaient trouvé un riche butin ; s’étant emparés en Livonie de Schmilten, ils dévastèrent, conjointement avec le traître Magnus, une partie des domaines de Dorpat et même de Pskof, tandis que, d’un autre côté, les Suédois enlevaient Kexholm et formaient le siége de Padis. La faible garnison de cette ville, livrée à la famine, se vit réduite à se nourrir de chiens, de chats et même de cadavres d’enfans. Malgré une aussi affreuse situation, les assiégés mirent à mort le parlementaire suédois qui était venu leur proposer de se rendre. Cette place cependant n’avait pour défenseurs que le vieux voïévode Daniel Tchikatchef, avec une poignée de désespérés ; elle 1580. tomba enfin entre les mains des Suédois qui n’y trouvèrent que quelques malheureux soldats semblables à des ombres. Tout fut passé au fil de l’épée, excepté un jeune officier, le prince Michel Sitzky. Dans le courant de l’hiver, l’ennemi fit capituler Vesemberg, où mille strélitz étaient renfermés ; ils quittèrent la place, emportant avec eux des images de bois.

La Russie offrait l’apparence de la faiblesse ; elle paraissait désarmée, tandis qu’elle possédait au moins quatre-vingts places fortes remplies de soldats et de munitions, outre de nombreuses armées qui brûlaient de combattre. Spectacle étonnant, digne de fixer l’attention de la postérité la plus reculée, et fait pour prouver, d’une manière frappante, à quel point la tyrannie peut avilir l’âme, aveugler l’esprit par les fantômes de la terreur, annihiler enfin les forces du souverain et de l’État. Les Russes ne trahissaient pas la patrie ; ils étaient victimes de la lâcheté du tzar. Caché dans la Slobode Alexandrovsky, il écrivit aux voïévodes, campés à Rjef et Viazma, notamment à Siméon, grand duc de Tver, ainsi qu’au prince Jean Mtislavsky : « Veillez aux intérêts de votre monarque et de votre pays, selon que le Très-Haut vous inspirera ou que vous le jugerez convenable pour 1580. la sécurité de la Russie. C’est en Dieu et dans votre zèle que repose tout mon espoir. » Troublés par l’indécision du tzar, les généraux n’osaient pas agir d’une manière positive, et se contentaient d’envoyer des détachemens pour observer, pour défendre les frontières. Ils ne se hasardèrent qu’une seule fois à mettre le pied sur le territoire ennemi. Le prince Michel Rostovsky, Khvorostinin, Scherbatof, Tourenin, Boutourlin, s’étant réunis à Mojaïsk, marchèrent contre Doubrovna, Orscha, Schklof, Mohilef, Radomle ; ils livrèrent aux flammes les environs et les faubourgs de ces villes et mirent les Polonais en déroute sous les murs de Schklof. Ce fut dans cet engagement, à la porte même de la ville, que le vaillant Boutourlin tomba de la mort des braves. Ces voïévodes ayant ensuite amené à Smolensk un grand nombre de prisonniers, Jean leur décerna des médailles d’or. Mais, comme nous allons le voir, ces succès furent insuffisans pour le tirer de sa coupable apathie.

À cette époque, où, dans un transport d’orgueil, Batory promettait aux Polonais la conquête de la Russie entière, que faisait le tzar ?… Il célébrait l’hymen de son second fils Féodor, avec Irène, sœur de Boris Godounof ! Septième mariage de Jean. Il se maria lui-même pour la sixième ou septième fois, et 1580. sans aucune absolution ecclésiastique, avec Marie, fille de Théodore Nagoï, dignitaire de la cour : mariages funestes pour la Russie, par les résultats imprévus dont ils furent suivis ; cause et origine de longs malheurs ! Peut-être Godounof, élevé depuis peu au rang de boyard, apercevait-il déjà dans le vague de l’avenir, le but incertain, mais audacieux, d’une ambition jusqu’alors sans exemple dans l’histoire de Russie. Favori du monarque, il ne pouvait être jaloux que de la faveur dont jouissait Bogdan Belzky, grand écuyer du tzar, le plus rapproché de sa personne, à la sûreté de laquelle il veillait jour et nuit. Beau-frère du tzarévitch, Godounof partageait les égards et les honneurs avec les parens du tzar, avec le prince Glinsky et la famille des Nagoï, dont la cour se remplit tout-à-coup. Enfin, membre du conseil, il y voyait encore beaucoup de boyards plus anciens que lui, tels que les Mstislavsky, Schouïsky, Troubetzkoï, Galitzin, Yourief, Sabourof, mais aucun d’entr’eux n’égalait son mérite comme homme d’État.

Dans des jours de détresse pour la patrie, ces noces fatales furent célébrées par Jean, à la Slobode Alexandrovsky, au milieu d’un petit cercle de favoris. Là se cachaient, sous le masque de courtisans dévoués, deux futurs tzars et un 1580. misérable traître, c’est-à-dire, Godounof, le prince Basile Schouïsky et Michel Soltikof, qui figuraient en première ligne dans les cérémonies nuptiales. On y voyait encore un autre traître moins important sans doute, mais aussi méprisable. C’était David Belzky, parent de Maluta Skouratof, qui, quelques mois après, s’enfuit en Pologne. Nous n’avons aucuns renseignemens sur les persécutions de cette époque. Nous connaissons seulement un supplice mémorable et généralement approuvé. Le médecin Bomélius, dont nous avons fait mention, cet odieux instigateur des meurtres, fut brûlé vif sur la place publique de Moscou, quelque temps avant le mariage de Jean avec Marie Nagoï, convaincu de secrètes intelligences avec Batory. Suivant d’autres rapports, les Russes ne pouvant plus souffrir la méchanceté de ce conseiller de la tyrannie, cherchèrent et trouvèrent moyen de le perdre ; de sorte qu’à la gloire de la justice divine, cet homme, dont les calomnies avaient fait périr tant d’innocens, devint lui-même victime d’une calomnie. Peut-être des délations, ou appuyées de preuves, ou fausses, furent dirigées en même temps contre Belzky ? Peut-être, tel que Kourbsky, il était innocent au moment de sa fuite ? mais bientôt il devint criminel, et 1580. commença par donner à Batory des conseils pernicieux pour la Russie.

Le tzar apprit la ruine de Véliki-Louki dans sa retraite d’Alexandrovsky, théâtre ordinaire de ses fureurs ou de ses orgies ; asile de malheur où le tyran faisait trembler des sujets fidèles et tremblait lui-même au nom de l’ennemi : il expédia aussitôt de nouvelles instructions à ses envoyés Sitzky et Pirof, qui suivaient Batory d’un lieu à l’autre, condamnés à être témoins de ses triomphes. Arrivés à Varsovie, ils lui offrirent d’ajouter encore à leurs concessions quelques districts de la Livonie, en échange des villes russes qu’il avait conquises, le conjurant de suspendre les hostilités et d’envoyer ses ambassadeurs à Moscou, pour traiter de la paix. Mais pour toute satisfaction, ils reçurent l’ordre de retourner près du tzar, avec cette réponse du roi : « Je n’accorderai ni ambassade, ni paix, ni trève, jusqu’à ce que l’armée russe ait évacué la Livonie. » Jean, dont la condescendance augmentait tous les jours, adressa une lettre amicale à Étienne : il l’appelait son frère, se plaignait de voir la Russie inquiétée sans cesse par les attaques des Polonais, et le suppliait enfin de ne pas rassembler de troupes pour l’été suivant. Il fit partir sur-le-champ Pouchkin 1580. et Pissensky, membres du conseil, pour aller trouver le roi, avec des instructions qui leur prescrivaient la douceur et l’humilité dans les négociations : oubliant même toute dignité, Humiliation inouïe. il leur était enjoint (humiliation inouïe !) de supporter non-seulement des injures, mais jusqu’à des voies de fait.

Ainsi, un tzar de Moscovie, vidait jusqu’à la lie le calice de l’opprobre ! Honte éternelle qu’il avait méritée !…. Ses actes de faiblesse faisaient naître de nouvelles prétentions ; de sorte que Batory, ne se contentant plus de la Livonie, demandait les villes de la Sévérie, Smolensk, Pskof, Novgorod ou du moins Sebège : il exigeait encore, de la Russie, une contribution de 400,000 ducats de Hongrie : un courrier expédié par lui, fut chargé d’apporter à Moscou cet ultimatum. À la fin, Jean perdit patience. Ayant admis en sa présence l’envoyé polonais, il resta assis, ne s’informa point de la santé du roi, auquel il écrivit la lettre suivante : Lettre à Batory. « Nous, humble souverain de toute la Russie, par la volonté de Dieu, et non par la volonté séditieuse des hommes, etc… Lorsque la Pologne et la Lithuanie étaient gouvernées par des souverains héréditaires et légitimes, ces princes craignaient de verser le sang ; maintenant vous 1581. oubliez les préceptes du christianisme. Jamais Olgerd, jamais Vitovte ne violait une trève, et vous, après celle convenue à Moscou, vous vous êtes précipité sur la Russie, guidé par Kourbsky et de semblables traîtres ! La trahison vous a rendu maître de Polotsk, et, par un manifeste solennel, vous tâchez aujourd’hui de séduire mon peuple, de l’engager à trahir son souverain, sa conscience et son Dieu ! Ce n’est point par l’épée que vous faites la guerre ; c’est à l’aide de la perfidie, et vos soldats mutilent les morts…. avec une atrocité barbare ! Mes ambassadeurs, porteurs de paroles de paix, se rendent auprès de vous ; au lieu de négocier, vous brûlez Louki avec des grenades ; moyen nouveau et infernal : ils vous parlent d’amitié, d’amour du prochain, au moment où vous faites massacrer et détruire. Comme chrétien, je pourrais vous céder la Livonie, mais qui me répondra que vous serez satisfait ? On me répète que vous avez fait aux seigneurs polonais la promesse positive de réunir à votre royaume toutes les conquêtes de mon père et de mon aïeul ; comment donc trouver la possibilité de nous mettre d’accord. Je désire la paix ; vous ne rêvez que meurtres ! Je fais des sacrifices, 1581. et vous élevez de nouvelles prétentions ! Enfin, chose difficile à croire, vous demandez de l’or pour avoir dévasté mes États d’une manière inique et déloyale !…. Homme de sang ! souvenez-vous qu’il existe un Dieu…. »

Malgré son courroux, Jean consentait à céder encore à Batory toutes les forteresses russes conquises par les armes polonaises, ne se réservant que la partie orientale de l’Esthonie et de la Livonie, c’est-à-dire Narva, Veissenstein et Dorpat. À ces conditions, il proposait une trève de sept ans. La réponse à cette dépêche fut une troisième campagne de Batory, précédée d’une lettre remplie des plus piquans reproches ; prolixe autant qu’inconvenante de la part d’une tête couronnée. Sa réponse. « Vous vous vantez, lui disait Étienne, de vos droits héréditaires ; je ne vous les envie pas, car je suis d’avis qu’il vaut mieux acquérir une couronne par son propre mérite, que d’être né sur le trône, d’une Glinsky, fille d’un traître au roi Sigismond. Vous me reprochez d’avoir mutilé des morts ; c’est une calomnie ! mais il est certain que vous torturez les vivans. Lequel est le plus coupable de nous deux ? Vous m’accusez d’une prétendue perfidie, vous, auteur de faux traités frauduleusement altérés dans leur sens par 1581. l’insertion d’articles qui favorisaient votre ambition insensée ! Vos voïévodes, loyalement faits prisonniers par nous, ont été remis en liberté pour vous rejoindre, et parce qu’ils sont fidèles à leur patrie, vous leur prodiguez le nom de traîtres ! C’est par notre seule vertu guerrière que nous faisons des conquêtes, sans avoir besoin des services de vos prétendus traîtres. Mais où êtes-vous donc, Dieu du pays des Russes, ainsi que vous vous faites appeler par vos malheureux esclaves ? Nous n’avons aperçu encore ni votre personne, ni la bannière de la Croix, dont vous parliez sans cesse, effrayant seulement les Russes avec vos crucifix, et non pas les ennemis. S’il est vrai que vous ayez pitié du sang des chrétiens, je vous offre un combat singulier ; désignez vous-même le temps et le lieu ; paraissez-y à cheval, et nous combattrons seuls, afin que Dieu accorde la victoire au plus juste…. »

Loin de consentir à laisser aux Russes un seul pied de terrain en Livonie, Batory ne voulut plus entendre parler de leurs ambassadeurs. Il les fit chasser de son camp, et pour braver le tzar, il lui envoya des livres latins, publiés en Allemagne, sur la chronologie des princes de Russie et sur le règne de Jean, afin de prouver, 1581. disait-il, que les anciens souverains de Moscovie étaient des vassaux des khans de Tauride, et non pas les descendans de César-Auguste. Il lui conseillait aussi de relire le 50e. psaume de David, afin de se connaître lui-même ainsi que le doit un chrétien. Cette lettre injurieuse fut remise à Jean par un envoyé polonais. Le tzar en ayant ordonné la lecture, lui dit avec douceur : Nous répondrons à notre frère le roi Étienne. Puis se levant de sa place, il ajouta d’un air de politesse, Faites nos complimens à votre souverain… C’est-à-dire qu’intimidé par de nouveaux mouvemens de l’armée polonaise, Jean cherchait encore la paix, mettant son espérance dans le médiateur important que l’on vit s’interposer entre lui et Batory.

Schévrighin, courrier moscovite, envoyé à Vienne et à Rome, était de retour à Moscou. Le faible et insouciant Rodolphe avait répondu qu’il ne pouvait faire aucune disposition sans le consentement des princes de l’empire ; que les grands, désignés par lui pour se rendre à Moscou, à l’effet d’y conclure l’alliance projetée, étaient morts ou malades. Mais Grégoire XIII, ce pape célèbre par son zèle pour les progrès de la religion latine, ce vicaire de Jésus-Christ, qui en apprenant les atrocités de la Saint-Barthélemy, 1581. en France, avait fait illuminer Rome, témoigna la plus vive satisfaction en trouvant, ainsi qu’il le pensait, l’occasion de réunir la Russie à son vaste troupeau. Grégoire avait déjà, en 1576, formé le projet d’envoyer à Moscou un prêtre, nommé Rodolphe Klenchen, qui connaissait la langue et les usages des Russes. Une instruction écrite, rédigée avec infiniment d’esprit et de finesse, le chargeait de déclarer aux boyards que le pape ayant beaucoup entendu parler de la puissance, des conquêtes, de l’héroïsme, de la piété, des qualités étonnantes et aimables que possédait Jean, s’empressait de satisfaire enfin le désir qu’il nourrissait depuis long-temps, celui de témoigner à un monarque aussi extraordinaire l’amitié la plus cordiale, espérant qu’il voudrait bien réprimer les Ottomans, ces éternels ennemis de la chrétienté, et garantir l’intégrité de la religion de Jésus-Christ sur tout le globe. Il est probable que cette idée avait été inspirée à Grégoire par Kobentzel, ambassadeur de l’Empereur, car il vantait en Europe, non-seulement la puissance des Russes, mais encore leur prétendue bienveillance pour l’Église latine. Une de ses dépêches au ministère de Vienne s’exprimait ainsi : « C’est à tort qu’on regarde les Russes comme des ennemis de 1581. l’église latine. Cela pouvait être autrefois ; mais aujourd’hui ils aiment à s’entretenir de Rome ; ils témoignent le désir de voir cette ville, et n’ignorent pas que c’est dans son sein qu’ont souffert et que reposent les principaux martyrs de la chrétienté, révérés par eux plus encore que par nous-mêmes : ils connaissent la sainteté de Lorette mieux que beaucoup d’Allemands et de Français. Lorsqu’ils ont su que j’étais de l’ancienne croyance, et non pas de celle de Luther qui leur est odieuse, ils n’ont pas hésité à me conduire près de l’image de Saint-Nicolas, objet le plus sacré parmi cette nation. » Il paraît cependant que Klenchen ne se rendit point à Moscou, et que l’instruction précitée resta dans les archives du Vatican. Le pape fit à Schévrighin l’accueil le plus distingué ; il le combla de présens qui consistaient en chaînes d’or, en robes de velours ; ensuite il ordonna à un célèbre théologien, le jésuite Antoine Possevin, Ambassade du pape. de se rendre auprès de Batory et à Moscou, à l’effet de réconcilier les parties belligérantes. Voici la réponse de Batory au jésuite : « Le tzar de Moscovie veut en imposer au Saint-Père : à l’aspect de l’orage qui le menace, il est homme à tout promettre, et la réunion des cultes et la guerre contre les 1581. Turcs : quant à moi, il ne me trompera pas. Cependant allez, agissez, je ne m’y oppose en aucune façon : seulement je suis convaincu que pour obtenir une paix honorable et avantageuse, la guerre est indispensable : nous l’aurons cette paix, j’en donne ma parole ! » Après cette entrevue, le pacificateur donna sa bénédiction au roi et partit pour aller trouver le tzar, tandis que sur ses pas, Batory, à la tête de son armée renforcée par de nouvelles levées, s’avançait rapidement contre Pskof. On était alors au commencement d’août.

Célèbre siége de Pskof. Cette invasion n’était plus une surprise, car Jean, qui s’y attendait, avait confié la défense de Pskof à des voïévodes sur lesquels il pouvait compter. Il leur fit prêter serment dans l’église de l’Assomption, devant l’image de Notre-Dame de Vladimir, de défendre la ville jusqu’à la mort, serment par lequel s’engagèrent également vis-à-vis des voïévodes, les enfans-boyards, les strélitz et la population entière de Pskof. Transportés par l’amour de la patrie, tous baisèrent la croix en s’écriant : mourons plutôt que de nous rendre ! Ils étaient au nombre d’environ trente mille. Aussitôt on répare les fortifications ; on les hérisse de canons, d’obusiers, d’arquebuses ; on indique à chacun des voïévodes le 1581. point qu’il doit défendre avec son bataillon particulier, aux remparts de la ville ou dans les faubourgs, sur une étendue de sept à huit verstes. Les nombreuses dépêches du tzar rappelaient sans cesse à la garnison, ainsi qu’à ses chefs, leurs sermens, leurs devoirs, et de semblables recommandations leur étaient adressées par Alexandre, archevêque de Novgorod. Le vertueux Tichon, abbé de Petchersky, qui avait quitté son couvent, reparut sur le théâtre du carnage, afin de servir sa patrie par ses exhortations et ses prières. En un mot, tout se préparait pour recevoir Batory avec ce magnanime courage, qu’il n’aimait pas à voir aux Russes, mais auquel il savait néanmoins rendre justice. Le prince Youry Galitzin était à Novgorod avec quarante mille hommes. Il s’en trouvait à Rjef environ quinze mille prêts à voler au secours de Pskof : les princes Bazile Schouïsky et Schestounof campaient sur les rives de l’Oka, pour prendre la défensive dans le cas d’une incursion du khan. Les princes Siméon (de Tver) Mstislavsky et Kourliatef étaient cantonnés à Volok, avec les principales forces, de sorte que le tzar avait à peu trois cent mille hommes en campagne, armée qui ne s’était vue ni en Russie, ni en Europe, depuis l’invasion des Mogols ! Enfin 1581. le tzar quitta la Slobode Alexandrovsky et se rendit à Staritza avec toute sa cour, ses boyards et gardes-du-corps : tout devait laisser croire qu’il allait commander ses armées en personne, diriger leurs mouvemens, et, à l’exemple du héros du Don, se précipiter avec elles à la rencontre du nouveau Mamaï…. C’était à l’astuce, à la flatterie, et non pas aux combats que se préparait ce lâche prince !

Ce fut le 18 d’août que le jésuite Possevin, impatiemment attendu par le tzar, arriva à Staritza. Depuis Smolensk jusqu’à cette ville, il avait été reçu et complimenté partout avec les plus grands égards et une pompe extraordinaire. Des bataillons, couverts de riches armures, se tenaient sous les armes au passage du jésuite. Les officiers mettaient pied à terre, le saluaient, le haranguaient. Jamais ambassadeurs d’aucun souverain n’avaient reçu, en Russie, de semblables honneurs. Après deux jours employés à se remettre des fatigues de son voyage, Antoine, accompagné de quatre frères de son ordre, fut admis en présence du tzar. La magnificence de la cour, l’éclat des pierres précieuses et des plus riches métaux causèrent son étonnement, ainsi que l’ordre et la parfaite tranquillité qui régnaient au palais. Au nom de Grégoire XIII, 1581. Jean et l’aîné des tzarevitchs, s’étant levés, contemplèrent avec une extrême attention les présens du pape : c’était un crucifix représentant la passion de Notre-Seigneur, un rosaire garni de diamans, et un livre richement relié contenant la description du concile de Florence. Possevin avait aussi des lettres particulières pour les tzarevitchs et pour la tzarine que Grégoire appelait Anastasie au lieu de Marie. Dans celle adressée à Jean, il le nommait son fils chéri, se disant lui-même l’unique vicaire de Jésus-Christ ; il assurait la Russie de sa sincère bienveillance, et promettait d’engager d’abord Batory à accepter une paix nécessaire au bien-être de toutes les puissances chrétiennes, ensuite à restituer tout ce dont il s’était injustement emparé. Pour récompense de cette médiation, le pape espérait que Jean rendrait la paix à l’Église, par la réunion de la religion grecque à celle apostolique, n’oubliant pas que l’empire d’Orient avait disparu pour n’avoir pas voulu adopter les statuts du concile de Florence. Antoine déclara verbalement aux membres du conseil et au secrétaire d’État André Tchelkalof que, conformément aux volontés du Saint-Père, et prêt lui-même à perdre la vie pour le tzar, il avait décidé Batory à ne plus exiger de contributions 1581. pour les frais de la guerre, se contentant de la Livonie seule, mais dans toute son intégrité. « Lorsque le tzar, ajoutait-il, aura conclu avec les rois de Pologne et de Suède une paix que désire le pape, il devra prendre part à une alliance intime entre la cour de Rome, l’Empereur, les rois de France et d’Espagne, Venise et les autres puissances européennes, contre les Turcs. Grégoire donnera cinquante mille soldats pour cette expédition, à laquelle contribuera également le schah de Perse. » Enfin, Antoine pria le tzar de permettre aux Vénitiens d’exercer librement le commerce en Russie, et d’y construire leurs églises. On répondit à ces diverses propositions d’une manière affable quoique sans faiblesse. En remerciant le pape de sa bienveillance, le tzar donnait des éloges à la grande idée d’attaquer les Turcs avec les forces réunies de toute l’Europe ; il ne repoussait pas non plus celle de la réunion des deux Églises et de la paix avec la Suède pour complaire à Grégoire ; mais avant tout, il voulait la paix avec Batory. Il engagea donc Possevin à retourner auprès de ce prince pour accomplir l’œuvre entamée, et lui témoignant de la confiance, il lui dit que la Russie, sous la puissance de qui se trouvait la Livonie depuis le 1581. règne d’Yaroslaf Ier. cédait à Étienne soixante-six villes dans ce pays, et outre cela, Véliki-Louki, Zavolotchié, Nével, Vélige, Kolm, ne se réservant que trente-cinq villes Livoniennes, Dorpat, Narva, etc., et qu’il lui était impossible d’augmenter ces sacrifices, et qu’à ces conditions il dépendait d’Étienne de mettre fin à la guerre. En accordant aux marchands Italiens la permission de faire le commerce en Russie, d’avoir des prêtres du rit latin et de prier Dieu à leur manière, Jean ajouta : « Quant aux églises de la confession romaine, nous n’en avons jamais eu et nous n’en voulons pas. »

Pendant le cours de ses négociations, les jésuites dînaient chez le tzar avec les boyards et les personnes les plus distinguées. « Au lieu d’un monarque terrible, rapporte Antoine, j’ai vu un hôte affable, entouré de convives qui lui sont chers : leur distribuant des mets et des vins avec une attention affectueuse. Un jour, vers le milieu du dîner, le tzar s’appuyant sur la table, me dit : Antoine ! restaurez vos forces par le vin et la bonne chère, vous venez de faire un long voyage, envoyé vers nous par le Saint-Père, chef et pasteur de l’Église romaine, pour lequel nous éprouvons un profond respect. » Rempli d’espoir 1581. d’être utile au tzar en lui procurant la paix et de contribuer en même temps aux importans projets du pape, relativement à la Russie, Antoine se hâta de partir pour rejoindre Étienne ; il le trouva au milieu du carnage.

À la nouvelle que l’ennemi s’avançait contre Pskof, les généraux, les soldats, le clergé, les citoyens de cette ville, firent en procession le tour des murailles, portant des crucifix, des images miraculeuses et les reliques de Saint-Vsévolod ; les mères avec leurs enfans sur les bras suivaient ce pieux cortége. On demandait au ciel, avec les plus ferventes prières, que l’antique cité d’Olga, devenant pour les ennemis un insurmontable rempart, échappât à sa perte et sauvât la Russie. Le 18 août, les voïévodes apprirent que Batory s’était emparé d’Opotchka, de Krasnoï, d’Ostrof, et qu’il avait mis en déroute un léger détachement de cavalerie russe. Ils mettent alors le feu aux faubourgs, montent à cheval et font sonner le tocsin. Bientôt on aperçoit des tourbillons de poussière, chassés du côté de la ville par un violent ouragan, et l’armée polonaise paraît aux yeux des assiégés, marchant lentement, avec ordre et précaution. L’œil se perdait dans l’immensité de ses bataillons. Elle vient occuper la route de Porkhof et camper 1581. le long de la rivière de Vélika. Les Russes essaient aussitôt une sortie vigoureuse, dans laquelle on fait quelques prisonniers qui leur donnent des renseignemens sur la force de l’ennemi. L’armée de Batory, composée de Polonais, de Lithuaniens, de Mazoviens, de Hongrois, d’Allemands, de Lubeckois, d’Autrichiens, de Prussiens, de Courlandais, de Danois et d’Écossais, s’élevait à peu près à cent mille hommes, cavalerie et infanterie, parfaitement disciplinés et équipés d’une manière si brillante, qu’à la vue de ces belles troupes, l’ambassadeur ottoman, arrivé au camp du roi, s’écria avec enthousiasme : « Si le Sultan et Batory voulaient se liguer pour agir de concert, ils pourraient conquérir l’Univers ! »

Mais cette armée formidable fut effrayée des difficultés du siége, à l’aspect des fortifications presque imprenables d’une ville étendue, abondamment fournie de munitions de guerre et de bouche, défendue enfin par des troupes qui, dès la première affaire, avaient déployé un courage peu commun. Un de nos transfuges, David Belzky, avait conseillé au roi de ne pas marcher contre Novgorod ni Pskof, villes entourées de rivières, de marais, de bonnes murailles en pierre, fortes surtout par l’esprit national de leurs habitans, 1581. mais d’assiéger Smolensk, moins inaccessible, moins étrangère à la Lithuanie. Le roi avait déjà repoussé ce sage conseil, ainsi que celui d’attaquer Novgorod dont la conquête paraissait plus facile à ses voïévodes. L’inflexible Batory craignait qu’on ne l’accusât de timidité, de faiblesse : pour s’assurer de sa bonne fortune et de la bravoure de ses soldats, il voulait affronter tous les obstacles, et il commença le mémorable siége de Pskof.

Le 25 août, l’ennemi cerna la ville, sous le feu de toutes les batteries des remparts, qui lui tuaient beaucoup de monde, bien qu’il se fût abrité derrière un bois. Batory, étonné, ne voulait pas croire à un effet aussi sûr, aussi vigoureux de l’artillerie russe. Il avait d’abord dressé ses tentes sur la route de Moscou, près l’église de Saint-Nicolas ; mais bientôt il fut obligé de les faire enlever pour se retirer hors de la portée des boulets qui sifflaient sur sa tête, et d’aller camper sur les rives de la Tchéréka, dans un endroit défendu par des hauteurs.

Cinq jours se passèrent sans aucun mouvement d’attaque. L’ennemi fortifiait son camp au bord de la Vélika ; il observait la ville, et le 1er. septembre il ouvrit la tranchée dirigée le long de la rivière, vers la porte de Pokrovsky, 1581. les travaux se continuaient nuit et jour avec une extrême activité. On approchait les gabions, on garnissait l’escarpe ; mais les voïévodes de Pskof, ayant deviné le dessein de l’ennemi, font construire sur les lieux menacés de nouvelles fortifications intérieures, c’est-à-dire, une forte clôture en bois avec des plates-formes à différentes hauteurs. Ensuite ils choisissent pour la défense de ce poste important, les plus braves des enfans-boyards, des strélitz, et un officier intrépide, le prince André Kvorostinin : enfin ils font chanter des prières et asperger d’eau bénite une terre qui devait être arrosée du sang de ces braves guerriers. Là, se trouvaient continuellement le prince Schouïsky et les secrétaires du tzar qu’on lui avait adjoints pour faire partie du conseil de guerre. Le 7 septembre, les batteries polonaises étant établies, vingt pièces de siége commencèrent alors à foudroyer les murailles, entre la porte de Pokrovsky et celle de Svinsk. Le jour suivant plusieurs brèches y étaient pratiquées, et le roi déclara que le chemin de la ville était ouvert aux héros. « Les Russes, disait-il, tremblent derrière leurs murailles et nous n’avons pas un instant à perdre. » Les voïévodes qui dînaient dans la tente royale s’écrièrent : « Sire, nous souperons aujourd’hui avec Votre Majesté 1581. dans la citadelle de Pskof. » À l’instant ils ordonnent l’assaut, promettant aux soldats toutes les richesses renfermées dans la place ; les Hongrois, les Allemands, les Polonais répondent au signal du carnage par de bruyantes acclamations et s’élancent sur les brèches, au son des trompettes et drapeaux déployés. Cependant, le son lugubre du tocsin retentissait à Pskof. Les habitans, après de tristes adieux à leurs familles, volent aux lieux du danger et se rangent parmi les soldats, entre les ruines des remparts et les nouvelles fortifications en bois qui n’étaient pas encore achevées. L’abbé Tikon et les prêtres prosternés aux pieds des autels adressaient au Tout-Puissant des vœux qui furent exaucés. Le 8 septembre est inscrit dans l’histoire comme le jour le plus glorieux pour la ville de Pskof.

Malgré le feu soutenu de l’artillerie des remparts, l’ennemi parvenu, sur les cadavres des siens, jusqu’au corps de la place, force la brèche, s’empare des tours de Pokrovsky, de Svinsk, et tout à coup Batory qui observait le combat du clocher de Saint-Nicétas, à une demi-verste de la ville, voit flotter ses étendards sur leurs créneaux. Les combattans s’égorgeaient dans les ouvertures des murailles, tandis que du haut des 1581. tours, occupées par les Polonais et les Hongrois, une grêle de balles tombait sur les Russes affaiblis et serrés. Le désordre allait se mettre dans leurs rangs lorsque le prince Schouïsky, baigné de sang, dont le cheval était blessé, mit pied à terre, arrête les fuyards et leur montre l’image de Notre-Dame ainsi que les reliques de Saint-Vsévolod Gabriel, apportées processionnellement par les prêtres, car à la nouvelle que déjà l’ennemi était sur les tours et les murailles, ils étaient sortis de la cathédrale et s’avançaient vers le fort de la mêlée, pour y trouver la mort ou sauver la ville par une céleste inspiration de courage aux assiégés. À leur aspect les Russes s’arrêtent ; ils se sentent animés d’une nouvelle ardeur, et, tout à coup, dans un moment décisif on entend une violente explosion : la tour de Svinsk qu’ils avaient minée, saute en l’air avec les soldats et les étendards du roi…. Dans peu d’instans le fossé est rempli de cadavres allemands, polonais et hongrois, tandis que des quartiers de la ville, éloignés et exempts de dangers, des troupes fraîches arrivent au secours de leurs compatriotes : aussitôt ils se réunissent tous pour former d’impénétrables colonnes, et se portent en avant au pas de charge, en criant : « N’abandonnons pas nos reliques 1581. protectrices ! » À ce choc imprévu, les ennemis rompus, déconcertés, sont repoussés des murailles, ou précipités du haut des plates-formes. Les Hongrois, plus obstinés que les autres, voulurent tenir dans la tour de Pokrovsky. Le fer et le feu les forcèrent à l’abandonner. Étienne ayant envoyé des renforts à ses généraux, le combat dura jusqu’au soir ; mais cette scène de carnage se passait en dehors de la forteresse où il n’était resté que des malades, des vieillards et des enfans. Les femmes mêmes, instruites qu’il n’y avait plus d’ennemis sur les remparts ; que l’on y avait de nouveau arboré les drapeaux du tzar ; enfin que, dans leur fuite, les Polonais avaient abandonné quelques pièces d’artillerie légère à la porte, paraissent aux lieux du combat, les unes munies de cordes pour traîner au Kremlin ces canons enlevés à l’ennemi, d’autres apportant de l’eau fraîche aux guerriers altérés : plusieurs d’entre elles étaient armées de piques, prêtes à combattre pour secourir leurs époux et leurs frères. Enfin, vers la nuit, les vainqueurs rentrèrent en ville conduisant de nombreux prisonniers ; ils portaient en triomphe les drapeaux et les trompettes de l’armée du Roi, trophées conquis par leur valeur. Aussitôt on chanta dans l’église cathédrale un 1581. Te Deum solennel, après lequel les voïévodes adressèrent aux guerriers et aux citoyens le discours suivant : « Voilà les résultats que nous a procurés ce premier jour de fatigues, témoin de notre valeur, commencé par des gémissemens, terminé par l’allégresse ! Achevons ce que nous avons commencé : un puissant ennemi a succombé, tandis que nous, malgré notre faiblesse, nous rapportons ses dépouilles devant l’autel du Tout-Puissant. Le géant altier est privé de son aliment, et nous, humblés chrétiens, rassasiés de la clémence divine, nous accomplissons le loyal serment que nous avons prêtés. Fidèles à la religion et au tzar, ne le trahissons ni par pusillanimité, ni par un lâche désespoir. » À l’instant les soldats, les citoyens vivement attendris, s’écrient d’une voix unanime : « Nous sommes prêts à mourir pour la foi du Christ ! Nous acheverons comme nous avons commencé avec honneur et fidélité. » Un courrier, expédié pour porter à Moscou cette intéressante nouvelle, évita heureusement le camp des Polonais. On ordonna de soigner, aux frais du tzar, les blessés dont le nombre s’élevait à mille six cent vingt-six. Celui des morts était de huit cent soixante-trois. L’ennemi laissa environ cinq mille hommes sur le 1581. champ de bataille et plus de quatre-vingts officiers de marque, au nombre desquels se trouvait Bekesi, commandant hongrois qui jouissait particulièrement de l’estime et de l’amitié d’Etienne. Ce prince, en proie à un violent dépit, s’enferma dans sa tente, refusant de voir ses voïévodes qui lui avaient promis de le faire souper dans la citadelle de Pskof.

Mais le jour suivant, comme il avait rougi de son découragement, Batory se montra aux troupes avec un visage serein. Ayant assemblé le conseil de guerre, il déclara que soit en automne, soit en hiver, il fallait mourir ou prendre Pskof, nonobstant toutes difficultés. Il fit creuser des mines, bombarder nuit et jour la forteresse et donna l’ordre de se préparer à un assaut. Il écrivit ensuite aux voïévodes russes, dans les termes suivans : « Une plus longue résistance est désormais inutile. Vous devez savoir combien j’ai conquis de villes dans l’espace de deux ans. Rendez-vous et vous obtiendrez en honneurs, en gratifications, ce que vous n’auriez jamais pu espérer du tyran de la Moscovie. Je promets également au peuple des immunités inconnues en Russie, outre tous les avantages d’un commerce libre, autrefois florissant dans ce pays. La religion, les coutûmes, 1581. les propriétés, seront respectées ; ma parole a force de loi. Mais malheur à vous, malheur à la population entière, au cas d’une opiniâtreté insensée !… » Comme les assiégés ne voulaient avoir aucune communication avec les ennemis, ce billet, attaché à une flèche, fut lancé dans la ville et la réponse des voïévodes arriva par le même moyen. « Nous ne sommes pas des juifs, disaient-ils, nous ne vendons ni le Christ, ni le tzar, ni la patrie. Des paroles captieuses ne font aucun effet sur nous, et nous n’avons pas peur, venez combattre ! la victoire dépend de Dieu. » Ils se hâtèrent d’achever le mur de bois qui servait à couvrir la brèche, et creusèrent entre ces deux lignes un fossé profond garni d’une palissade en pieux pointus. On chantait des prières au milieu des fortifications, sous les boulets des batteries polonaises : les assiégés attendaient tranquillement un nouvel assaut, et, dans le cours d’un mois et demi, ils repoussèrent toutes les attaques avec une rare intrépidité. Leur courage, leurs espérances allaient toujours croissant, tandis que l’armée ennemie s’affaiblissait tous les jours. Exposés aux intempéries de l’air, souffrant de la faim, les soldats commençaient à murmurer, et, n’osant pas accuser le roi, ils s’en prenaient au principal voïévode 1581. Zamoïsky, lequel, disaient-ils, avait tout appris dans les académies d’Italie, excepté l’art de vaincre les Russes. Sans doute il s’en retournera avec le roi à Varsovie pour faire briller son éloquence à la diète, et pendant ce temps nous deviendrons la proie d’un hiver rigoureux et d’un ennemi féroce. Batory faisait construire des baraques, s’approvisionnait en poudre, en blé, et, sourd aux murmures, il attendait tout de l’effet de neuf mines qu’il avait préparées ; mais Schouïsky, instruit de leur existence par un transfuge lithuanien, parvint à en éventer quelques-unes. Les autres s’écroulèrent d’elles-mêmes : toutes les tentatives, toutes les ruses, tous les efforts de Batory furent sans résultats. Ni ses boulets rouges, si funestes à Véliki-Louki et à Sokol, ni son intrépidité ne produisirent l’effet qu’il en avait attendu. Un jour (le 28 octobre) les heiduques du roi, couverts de larges boucliers, munis de pioches et de leviers de fer, s’avancèrent sur la ville, et commencèrent à saper les murs, entre la tour de l’angle et la porte de Pokrovsky. Ensuite, se glissant dans les brèches, ils cherchaient à mettre le feu aux fortifications en bois de l’intérieur. Les Russes, surpris de leur audace, eurent bientôt détruit ces téméraires. On leur versait sur la tête du goudron 1581. bouillant ; on lançait contre eux des grenades. Les uns furent tués à coups de piques dans les ouvertures, les autres à coups de pierres et d’arquebuses…. La fuite en sauva un très-petit nombre. Pendant les cinq jours suivans, la canonnade continua sans interruption et une nouvelle brèche étant pratiquée du côté de la rivière de Vélika, Batory voulut tenter la fortune par un dernier assaut. Le 2 novembre les Polonais s’avancent en colonne serrée sur la glace de la rivière, d’un air intrépide et menaçant ; mais, accueillis tout à coup par une grêle de boulets de la forteresse, ils s’arrêtent intimidés. En vain leurs généraux, galoppant d’une colonne à l’autre, criaient, brandissaient leurs sabres, dont ils frappaient même les plus timides ; une seconde décharge des remparts mit en fuite et soldats et voïévodes, sous les yeux du roi. Il eut besoin, en cette circonstance, de toute sa fermeté. Pour mettre le comble à son dépit, Miassoïédof, chef des strélitz, à la tête d’un détachement assez considérable de troupes fraîches, se fit jour à travers la ligne ennemie, et se jeta dans Pskof. Son arrivée causa une inexprimable joie aux glorieux défenseurs de cette ville, animés d’un zèle, d’un courage à toute épreuve ; mais diminuant tous les jours en nombre. Enfin, Étienne 1581. donna l’ordre d’abandonner les lignes d’attaque, de retirer les canons, d’enlever les gabions, et de convertir le siége en blocus, dans l’espoir de réduire les assiégés par la famine. À l’aspect de ce mouvement de retraite, en voyant les Polonais s’éloigner de la forteresse avec leur train d’artillerie, d’unanimes cris d’allégresse retentirent sur les murs de la ville.

Ce revers ne fut pas le seul qu’essuya Batory. Pour ranimer, par une conquête plus facile, l’ardeur de son armée consternée ; pour rendre le courage à ses mercenaires avides de butin, il voulut prendre, à cinquante-six verstes de Pskof, l’antique couvent de Petchersk, restauré, embelli en 1519, par Mounékhin, officier du tzar, et, depuis cette époque, devenu célèbre par ses miracles, ses richesses, et la somptuosité de ses édifices. Outre les religieux, ce couvent renfermait pour la défense de ses murailles et de ses tours en pierre, deux ou trois cents soldats commandés par un chef intrépide, nommé Netschaïef, et dont les attaques continuelles harcelaient les transports de l’armée polonaise. Le chevalier George Fahrensbach, avec les Allemands, et Bornemissa, voïévode du roi, à la tête de la compagnie hongroise, ayant cerné le couvent, sommèrent les religieux d’en ouvrir 1581. les portes sur-le-champ. Mais ceux-ci leur répondirent : « Est-ce le fait d’un héros de faire la guerre à des moines ? Si vous cherchez les combats et la gloire, allez sous les murs de Pskof ; vous y trouverez des adversaires dignes de vous. Quant à nous, plutôt mourir que de nous rendre ! » La conduite des moines surpassa encore la fermeté de ces paroles. À l’aide des militaires, ils repoussèrent deux assauts, firent prisonniers le jeune Ketler, neveu du duc de ce nom, et deux illustres dignitaires livoniens. Depuis ce moment la nombreuse armée ennemie ne fit plus que lutter contre le froid et la famine. Les soldats gelaient en faction ou sous leurs tentes ; les vivres étaient devenus si chers dans le camp de Batory qu’une mesure de seigle s’y vendait jusqu’à 10 roubles d’argent au cours actuel, et une vache environ 25 roubles ; il fallait envoyer les fourrageurs à cent cinquante verstes de distance et à travers mille dangers ; de sorte que les chevaux, réduits, pour toute nourriture, à une faible ration de foin et de paille, périssaient par centaines. La caisse, épuisée, ne pouvait plus suffire au paiement de la solde. Trois mille Allemands se retirèrent dans leurs foyers. « Le roi veut tenir sa parole, écrivaient les généraux lithuaniens à leurs 1581. amis de Vilna, il ne prendra point la ville, mais il pourra périr dans les neiges de Pskof. »

En effet, l’opiniâtreté de Batory semblait devoir le conduire à sa perte ; s’il eût été attaqué à la fois de Novgorod, par le prince Galitzin, de Volok, par les Mstislavsky, et de Pskof, par Schouïsky, il aurait reconnu que la destinée ne lui livrait pas encore l’empire de Russie. Mais Schouïsky agissait seul, inquiétant l’ennemi par des sorties. Galitzin, honteusement célèbre par sa fuite, se cachait derrière les remparts de Novgorod. À la nouvelle que les cosaques lithuaniens incendiaient Roussa, il s’en fallut peu qu’il ne réduisit en cendres tout le quartier des marchands, dans la crainte d’un siége. Siméon (de Tver) et les Mstislavsky, chargés de garder Moscou, ainsi que la personne du souverain, ne faisaient aucun mouvement, et le tzar, alarmé par de nouveaux succès des Suédois en Livonie, était parti en toute hâte de Staritza pour la Slobode Alexandrovsky. Un autre motif de cette fuite était la nouvelle que Radzivil, à la tête d’une reconnaissance de l’armée de Batory, s’était avancé jusqu’à Rjef.

L’audacieuse invasion des Polonais sur les rives du Volga, ne leur procura d’autre avantage que celui d’inspirer de la frayeur à Jean. Radzivil 1581. se retira à l’arrivée de forces supérieures commandées par des généraux moscovites, et, n’ayant pu réussir à enlever Toropetz par surprise, il fut rejoindre le roi. Les événemens de Livonie étaient d’une plus haute importance. Batory avait exigé des Suédois d’attaquer par mer les côtes septentrionales de la Russie, pour détruire l’entrepôt du commerce russe avec l’Angleterre, en s’emparant des ports de Saint-Nicolas, de Kolmogore et de Bélosersk, où l’on conservait le principal trésor du tzar ; idée effectivement hardie, que les Suédois regardaient comme une folle témérité. Redoutant les déserts éloignés et les glaces de la mer Blanche, ils cherchèrent en Livonie, en dépit de Batory, des conquêtes plus à leur portée, plus faciles et plus sûres ; car ils étaient loin de consentir à lui céder, sans partage, toutes les parties de cette province. Ils mirent à profit l’inactivité des voïévodes de Jean pendant le long siége de Pskof, et, dans deux ou trois mois, se rendirent maîtres de Lodè, Fikkel, Léal, Habsal, Prise de Narva par les Suédois. et même de Narva, où, dans un assaut sanglant, périrent sept mille Russes, tant de la garnison que des habitans. Depuis vingt ans cette ville était devenue l’entrepôt du commerce de la Russie avec le Danemarck, l’Allemagne, les Pays-Bas, etc. ; de sorte qu’il s’y trouvait 1581. une grande quantité de marchandises, et des richesses considérables. Quelques jours après, de La Gardie, général suédois, et Français d’origine, pénétra jusque sur le territoire de l’ancienne Russie ; il s’empara d’Ivan-Gorod, d’Yarma, de Koporié, et fit prisonniers plusieurs officiers moscovites, dans le nombre desquels se trouva un traître dangereux pour la Russie, qui offrit ses services aux Suédois : c’était André Belzky, digne parent de Maluta Skouratof et du transfuge David. Après avoir enlevé aussi la place forte de Vittenstein, le fier de La Gardie célébrait ses victoires à Revel ; il causa une telle frayeur aux Russes que, dans toutes les églises, ils instituèrent des prières pour conjurer le ciel de les sauver de la fureur de ce terrible ennemi.

Ce qu’il y a de certain c’est que Jean tremblait d’effroi : il ne songeait pas aux ressources, aux avantages de la Russie ; il ne voyait que les forces de l’ennemi, et, au lieu d’attendre son salut de la valeur et de la victoire, il ne l’espérait plus que de la médiation du jésuite Antoine. Celui-ci lui écrivit du camp de Batory que, repoussant les séductions de la gloire, ce héros, vraiment chrétien, était toujours disposé à donner la paix à la Russie, sous les conditions déjà connues du tzar, ne voulant entendre parler d’aucune autre ; 1581. qu’à cet effet il attendait les plénipotentiaires russes, qui le trouveraient à la tête d’une armée brillante et nombreuse ; enfin que la continuation de la guerre menaçait la Russie des plus grandes calamités. C’en était assez pour intimider Jean : il résolut, dans un conseil où se trouvaient les tzarévitchs et les boyards, « de céder à la nécessité, à la puissance de Batory, allié des Suédois, qui avait à sa disposition les forces de plusieurs nations, et de lui abandonner, mais seulement à la dernière extrémité, toute la Livonie russe, à condition qu’en échange, le roi rendrait ses autres conquêtes et ne comprendrait pas les Suédois dans le traité, laissant aux Russes le droit de les mettre à la raison. »

Négociations de paix. Chargés de ces instructions, le prince Dmitri Életzki et Roman Olférief, garde des sceaux, furent envoyés à Batory à l’effet de conclure la paix ou au moins une trève. Le jésuite, ambassadeur de Rome, qui les attendait à Béchenkovitch, entre Opoky et Porkhof, arriva avec eux le 13 décembre au village de Kivérova-Gora, où déjà se trouvaient réunis le voïévode Jean Zharasky, le maréchal prince Albert Radzivil, et Michel Harabourda, secrétaire du grand duché de Lithuanie, plénipotentiaires d’Etienne. 1581. Dans ces lieux dévastés par la guerre, incendiés par l’ennemi, au milieu de déserts couverts de neige, on vit paraître tout à coup le luxe et la magnificence ; les dignitaires du tzar et leur suite étaient richement vêtus, et l’or resplendissait sur leurs habits ainsi que sur les harnois de leurs chevaux. Sous des tentes où de grands feux étaient allumés, on voyait étalées des marchandises précieuses ; mais on n’avait que des chaumières enfumées pour logement, du mauvais pain pour nourriture, de l’eau de neige pour boisson. Les ambassadeurs russes mangeaient seuls de la viande qu’on leur apportait de Novgorod et dont ils régalaient tous les jours le jésuite Antoine. Les négociations s’entamèrent sur-le-champ, et Batory, après avoir donné les instructions nécessaires à ses ministres ainsi qu’à Zamoïsky, son principal voïévode, se mit en route pour Varsovie, en prononçant ces mots : « Je pars avec une troupe fatiguée et affaiblie, pour revenir bientôt à la tête d’une armée nouvelle. »

Ce départ, qui, sans doute, avait pour but d’obtenir de nouveaux secours de la diète, était, dans les circonstances où se trouvait le roi, une témérité de sa part. L’armée exténuée montrait des dispositions séditieuses ; elle maudissait le 1581. funeste siége de Pskof, demandait la paix et murmurait hautement contre Étienne, qu’elle accusait de faire la guerre sans autre but que de conquérir la Livonie pour la donner à ses neveux. La présence du roi contenait encore les mécontens ; mais après son départ ne devait-il pas craindre une révolte générale ? toutefois il se fiait à Zamoïsky comme à un autre lui-même, et sa confiance était bien placée. Ce ministre guerrier, méprisant les reproches, les railleries et les menaces, sut réprimer l’audace des rebelles par la sévérité, encourager les faibles par l’espérance : « Les ambassadeurs moscovites, leur disait-il, vous observent. S’ils vous voient courageux et patiens, ils céderont tout ; si au contraire vous montriez du découragement, leur orgueil n’aurait plus de bornes, et perdant le fruit de nos victorieux travaux, nous n’obtiendrions ni paix ni gloire. » On doit regretter de voir Zamoïsky mêler sans rougir d’indignes artifices à cette fierté magnanime : il imagina ou approuva une méprisable trame pour faire périr le principal défenseur de Pskof. Un prisonnier russe, mis en liberté par les Polonais sans aucune stipulation, parut dans cette ville, portant avec un coffret la lettre suivante, adressée à Schouïsky par un Allemand 1581. nommé Moller. « Prince, disait-il, j’ai été long-temps au service du tzar avec George Fahrensbach, et je n’ai point oublié ses bontés. Décidé à me réfugier secrètement près de vous, je vous envoie d’avance mon trésor. Ouvrez cette boîte, retirez-en l’or qui s’y trouve et gardez-le jusqu’à mon arrivée. » Heureusement cet étrange message inspira quelques soupçons aux voïévodes. Ils firent appeler un ouvrier habile qui, ayant ouvert le coffret avec précaution, y trouva plusieurs pistolets chargés à balle. Si Schouïsky eût ouvert lui-même cette machine, il eût perdu la vie par l’explosion des armes à feu qu’elle contenait. Sauvé par le ciel, il écrivit à Zamoïsky que les braves tuaient leurs ennemis dans les combats, et lui proposa un duel ainsi que Batory l’avait fait à Jean. Bien que déjà instruits de l’entrevue des plénipotentiaires, les voïévodes russes veillaient avec la même activité au salut de la ville. Le jour, la nuit, ils harcelaient, ils combattaient les Polonais dont le nombre se trouvait enfin réduit à vingt-six mille hommes.

Si les gens de guerre remplissaient leurs devoirs, les hommes d’État déployaient le même zèle. À la vérité, le prince Életzky et Olférief, exécutant à la lettre les volontés du tzar, se 1581. trouvèrent dans l’impossibilité de soutenir la dignité et les intérêts de la Russie ; mais on ne peut le leur reprocher. Ils surent au moins agir avec circonspection, informant le tzar de la situation peu avantageuse de l’ennemi ; ils parvinrent à prolonger les conférences, hésitant dans les concessions, espérant toujours de nouveaux ordres et un changement heureux dans l’esprit de leur timide souverain. Ils parlaient aux dignitaires polonais, sans s’humilier, avec une douceur mêlée de noblesse. En un mot, ils désarmaient leur vanité sans la blesser. « S’il est vrai, leur disait Zbarazky, seigneur polonais, que vous soyez venus ici pour terminer une affaire et non pour prodiguer d’inutiles paroles, déclarez donc que la Livonie est à nous ; écoutez ensuite les dernières conditions que vous impose le vainqueur, déjà maître d’une partie considérable de la Russie, et qui bientôt le sera également de Pskof et de Novgorod. Il attend de vous une réponse décisive, et vous accorde trois jours pour réfléchir. » Les Russes lui répondirent : « La hauteur avec laquelle vous nous parlez ne démontre pas l’amour de la paix. Vous exigez que, sans aucun dédommagement, notre souverain vous cède une riche province et se prive des ports 1581. nécessaires pour la libre communication de la Russie avec les autres puissances. Pendant quatre mois vous avez assiégé Pskof, certainement avec un courage digne d’éloges ; cependant quel succès avez-vous obtenu ? Conservez-vous réellement l’espoir de prendre cette ville ? Mais si vos projets ne réussissaient pas, vous vous exposeriez à perdre votre armée et toutes vos conquêtes. »

Au lieu des trois jours accordés par Batory, il s’était écoulé plus de trois semaines en entrevues, en débats où les Russes montraient autant de sang-froid que les Polonais y mettaient de chaleur. Les ambassadeurs de Jean cédaient au roi quatorze villes de Livonie occupées par les troupes russes, ne se réservant que Derpt avec quinze places fortes, proposition que rejetaient les envoyés d’Étienne : ils exigeaient la Livonie entière et des dédommagemens pécuniaires pour les frais de la guerre. Ils demandaient que le roi de Suède fût compris dans le traité ; en vain Életzky et Olférief sollicitaient l’intervention de Possevin, pour diminuer les prétentions des Polonais, le rusé jésuite, devinant les secrètes instructions du tzar, vantait l’invincible Batory, et témoignait une compassion mensongère pour les nouveaux et inévitables malheurs de la Russie, si, par 1581. opiniâtreté, elle voulait continuer la guerre. Les voïévodes de Pskof étaient les seuls qui secondassent les vues des ambassadeurs moscovites. 1582. Le 4 janvier, dans une attaque vigoureuse contre Zamoïsky, avec la cavalerie et l’infanterie sous leurs ordres, ils firent un nombre considérable de prisonniers, tuèrent plusieurs officiers ennemis, et rentrèrent dans la ville avec leurs trophées. Cette sortie était la quarante-sixième, et comme celle d’adieux aux Polonais ; car Zamoïsky fit dire aux ambassadeurs d’Étienne que la patiencede l’armée était épuisée, et qu’il fallait ou battre en retraite ou signer le traité. Alors Zbarasky ayant déclaré qu’il avait l’ordre de rompre les négociations, Életzky et Olférief se trouvèrent forcés d’accepter la condition principale, n’osant pas désobéir au tzar et retourner à Moscou, sans y rapporter la paix ; Conclusion d’une trève. c’est-à-dire, qu’au nom de Jean, ils renoncèrent à la Livonie, cédant aussi Polotsk et Vélige. De son côté, Batory consentait à n’exiger aucune contribution en argent ; à ne faire mention dans le traité, ni du roi de Suède, ni des villes de Revel et Narva en Esthonie ; enfin à restituer au tzar Véliki-Louki, Zavalotchié, Nével, Kholm, Sebège, Ostrof, Krasnoï, Izborsk, Gdof, et toutes les autres villes du district de Polotsk. Ces conditions 1582. une fois arrêtées, on conclut une trève de dix ans, à partir du 6 janvier 1582 ; mais pendant plusieurs jours encore les titres et la rédaction donnèrent lieu à de vives discussions. Une fois, entre autres, dans un moment de vivacité l’humble jésuite Antoine s’oublia au point d’arracher des mains d’Olférief la minute du traité, qu’il jeta par terre, et prit le dignitaire russe à la gorge. En perdant la Livonie, Jean avait la prétention d’être désigné dans l’acte qui l’en dépouillait comme souverain et tzar de Livonie, dans le sens d’Empereur, ce que ne voulaient entendre ni les ambassadeurs d’Étienne, ni celui du pape. Les premiers, comme par ironie, demandaient Smolensk, Veliki-Louki et toutes les villes de Sévérie pour se décider à lui accorder le titre de tzar ; encore n’était-ce que de Kazan et d’Astrakhan, dans l’acception de hospodar et désignant de la même manière les voïévodes de Moldavie. Possevin prétendait qu’au pape seul était réservée la puissance de concéder de nouveaux titres aux têtes couronnées. Enfin il fut convenu entre les plénipotentiaires que, des deux copies de l’acte de la trève, celle destinée à la Russie donnerait à Jean le nom de tzar, souverain de Smolensk et de Livonie, tandis qu’on lui accordait seulement le titre de prince 1582. dans celle faite pour le roi qui s’y trouvait traité de souverain de la Livonie. Après avoir ratifié le traité par serment, les négociateurs s’embrassèrent en amis, et, le 17 janvier, on annonça aux voïévodes la trève qui venait de se conclure. À cette nouvelle, le camp des Polonais, plongé jusqu’alors dans un morne silence, se ranima tout à coup et se livra aux transports d’une joie bruyante. Les défenseurs de Pskof, dont les honorables exploits étaient terminés, offraient au ciel d’humbles actions de grâces. Zamoïsky les ayant invités à un festin, le prince Jean Schouïsky y envoya ses plus jeunes voïévodes et se livra au repos, sans vouloir prendre part à des réjouissances.

Ainsi se termina une guerre de trois ans, moins sanglante que désastreuse pour la Russie ; plus ignominieuse pour le tzar que glorieuse pour Batory. Au milieu de ces événemens mémorables, Jean montra toute la faiblesse d’une âme dégradée par la tyrannie. Devançant la grande idée de Pierre Ier., celle d’avoir à sa disposition des ports de mer pour les relations politiques et commerciales de la Russie avec le reste de l’Europe, la conquête de la Livonie était devenue l’objet de ses constans efforts. Il avait combattu vingt-quatre ans pour arriver à son but, 1582. avec mesure, avec prudence ; ce projet avait occasionné à la Russie des pertes considérables en hommes et en argent : cependant ce prince, qui pouvait disposer d’une armée nationale presque aussi nombreuse que celle de Xerxès, abandonnait tout à coup l’honneur et les intérêts de la patrie aux restes épuisés de la troupe hétérogène commandée par Batory. C’était la première fois que la Russie concluait avec la Pologne un traité aussi désavantageux et presque déshonorant ; si elle conserva ses anciennes limites, la gloire tout entière en appartient à Pskof. Telle qu’une digue inébranlable, cette ville enleva à Batory la réputation d’invincible. Si elle fût tombée en son pouvoir, loin de se contenter de la Livonie, il n’aurait laissé à la Russie ni Smolensk, ni la Sévérie, et peut-être même, profitant de l’espèce de charme sous lequel Jean paraissait assoupi, se serait-il emparé de Novgorod. En effet, les contemporains attribuaient à une puissance magique l’inconcevable paralysie des forces de la Russie. Ils disent qu’effrayé par des visions et des miracles, n’ajoutant aucune confiance à ce que les rapports de ses voïévodes avaient de rassurant, le tzar n’attendait que des malheurs de la guerre contre Batory. L’apparition d’une comète avait, disait-on, présagé 1582. les calamités de la Russie : le jour de Noël, par un ciel éclairé des rayons du soleil, la foudre avait embrâsé la chambre à coucher de Jean, dans la Slobode Alexandrovsky : on avait entendu aux environs de Moscou une voix terrible qui criait fuyez, fuyez, Russes ! Dans les mêmes lieux, une pierre sépulcrale en marbre, sur laquelle se trouvait une inscription mystérieuse et inexplicable, était tombée du ciel : le tzar étonné, avait ordonné à ses gardes de la briser, après l’avoir examinée lui-même. Fables dignes d’un siècle de superstition ! Ce que l’on ne peut mettre en doute, c’est que Pskof ou plutôt Schouïsky sauva la Russie d’un imminent péril : tant que nous conserverons l’amour de la patrie et le nom de Russes, le souvenir de cet important service se conservera dans notre histoire.

Le 4 février, Zamoïsky s’avança en Livonie pour y prendre possession des villes et des places fortes qui devaient lui être livrées. Satisfaits de s’éloigner de Pskof, ses compagnons d’armes détournaient leurs regards de ses murailles entourées des tombeaux de leurs frères. Alors seulement la ville d’Olga ouvrit ses portes. Ses habitans, ses guerriers, qui avaient si glorieusement prouvé leur dévouement pour la patrie, traversé mille dangers, jouissaient du contentement 1582. le plus pur que l’homme puisse éprouver. Il n’en était pas ainsi des Russes établis en Livonie où, depuis long-temps, ils se regardaient comme dans leur patrie ; ils y avaient leurs familles, des maisons, des temples, un évêché (à Dorpat) ; et conformément au traité, il leur fallait sortir de ce pays, avec leurs femmes et leurs enfans, pour aller à Novgorod ou à Pskof. Accablés de regrets, ils versèrent des larmes en écoutant, pour la dernière fois, le son des cloches de l’église orthodoxe, humiliée et proscrite ; mais elles coulèrent avec plus d’amertume encore sur les tombeaux de leurs parens. Pendant près de six siècles la Russie avait compté la Livonie au nombre de ses domaines, car elle avait gouverné ses sauvages habitans dès le règne du grand Vladimir ; elle y avait bâti des forteresses sous Yaroslaf, levé des impôts dans la province de Dorpat à l’époque la plus florissante de l’Ordre ; toutefois elle renonçait solennellement à ce pays, arrosé de sang russe ; elle y renonçait pour long-temps, c’est-à-dire, jusqu’aux conquêtes du héros de Pultava !…… Cependant le peuple, toujours ami de la paix, bénissait la fin d’une guerre désastreuse. Quant au tzar, il semblait qu’il fût arrivé enfin à pouvoir jouir du repos qu’ambitionnait son âme timide ; mais la puissance 1582. céleste vint s’y opposer, Dieu ayant choisi cette époque pour livrer au plus terrible des supplices, un cœur dans lequel la cruauté n’avait pas éteint les sentimens paternels.

Infanticide. Le tzar préparait à la Russie un autre lui-même dans la personne de Jean, son fils aîné, objet particulier de ses affections. Soit qu’il présidât au conseil ou qu’il parcourût l’Empire, il s’occupait avec lui des affaires de l’État ; mais il le prenait aussi pour compagnon de débauches et de meurtres, comme pour ôter à ce jeune prince les moyens de faire rougir son père, comme pour enlever à la Russie l’espoir d’être mieux gouvernée par l’héritier du trône. Sans être veuf, le tzarévitch avait alors pour troisième épouse, Hélène, de la famille des Schérémétief. Les deux premières, Marie Sabourof et Prascovie Salovoï, avaient été forcées de prendre le voile. Changeant de femme à son gré ou selon les caprices de son père, comme lui il changeait aussi de concubines, afin que la ressemblance fût plus complète entre eux. Toutefois ce prince dont l’éducation avait endurci le cœur d’une manière effrayante, qui était plongé dans la dissolution, déployait en même temps beaucoup d’esprit dans les affaires et paraissait sensible à la gloire ou plutôt à l’ignominie de sa patrie. 1582. Pendant le cours des négociations pour la paix, touché de l’état déplorable de la Russie, apercevant l’expression de la douleur sur toutes les physionomies, instruit sans doute du mécontentement général, le tzarévitch se sentit animé d’un noble zèle. Aussitôt il va trouver son père et lui demande d’être envoyé avec des troupes pour chasser l’ennemi, délivrer Pskof et relever l’honneur de la Russie. Cette généreuse proposition excite le courroux de Jean : « Rebelle, s’écrie-t-il, tu veux me détrôner, de concert avec les boyards ! » Et il lève le bras contre son fils. Boris Godounof essaie en vain de l’arrêter ; le tzar avec son bâton ferré lui fait plusieurs blessures, et d’un coup violent sur la tête du tzarévitch, il renverse l’infortuné baigné dans son sang. À cet aspect, la fureur de Jean s’évanouit. Frappé de terreur, pâle, tremblant, il s’écrie avec l’accent du désespoir : malheureux, j’ai tué mon fils !…. Il se jette sur lui en versant des larmes. Il l’embrassait, essayant d’arrêter le sang qui coulait d’une profonde blessure ; il appelait à grands cris le secours des médecins ; il implorait la miséricorde de Dieu et le pardon de son fils…. Mais la justice céleste venait d’accomplir ses décrets !…. Le tzarévitch, baisant les mains de son père, lui prodiguait de tendres 1582. témoignages d’amour et de compassion, l’engageant à ne pas s’abandonner au désespoir. « Je meurs, lui disait-il, fils soumis et sujet fidèle. » Il expira quatre jours après (le 19 novembre), dans l’horrible repaire d’Alexandrovsky. Au milieu de ces murs où, pendant tant d’années, avait coulé le sang innocent, le tzar, baigné de celui de son fils, atterré, l’œil hagard, resta plusieurs jours assis auprès du cadavre de sa victime, sans prendre de nourriture, sans goûter un instant de sommeil ! Le 22 novembre, les dignitaires de la cour, les boyards, les princes vêtus d’habits de deuil, portèrent à Moscou les restes du tzarévitch. Jean suivit le cortége, à pied, jusqu’à l’église de Saint-Michel-Archange où il indiqua la place du tombeau parmi les sépultures de ses ancêtres. Les funérailles furent magnifiques et touchantes. On déplorait généralement le sort d’un jeune homme né pour le trône, qui aurait pu vivre pour le bonheur et la vertu, si son père, violant les lois de la nature, ne l’avait plongé dans la dépravation et dans la tombe ! L’humanité triomphait, en plaignant le tzar lui-même…. Dépouillé des marques de sa dignité, couvert de lugubres vêtemens, dans l’appareil enfin d’un pécheur désespéré, il poussait des cris déchirans et se frappait la tête contre 1582. la terre, contre le cercueil de son malheureux fils.

Voilà comment les justes arrêts du vengeur céleste tombent quelquefois, dans ce monde même, sur des monstres d’inhumanité, plutôt pour l’exemple que pour changer leur cœur pervers ; car il existe dans le crime des limites au-delà desquelles il semble qu’il n’y ait plus de repentir sincère, plus de libre et décisif retour au bien. En proie à des tourmens qui anticipent sur ceux des enfers, ils achèvent sans espérance leur coupable carrière. Depuis long-temps le tzar avait franchi cette limite fatale, et le retour d’un pareil monstre à la vertu aurait pu scandaliser les esprits faibles…. Pendant quelques jours abandonné aux plus violentes angoisses, il ne connaissait plus les douceurs du sommeil. Au milieu des nuits, comme épouvanté par des spectres, il se réveillait en sursaut, tombait de son lit, se roulait par terre, en poussant de lamentables cris ; état affreux que l’épuisement de ses forces parvenait seul à calmer ! Alors étendu sur un matelas qu’on lui préparait d’avance, un assoupissement momentané suspendait ses remords ; il appelait et redoutait l’aube matinale, craignant de voir les hommes et de leur montrer sa physionomie empreinte des tourmens de l’infanticide.

1582.
Jean veut quitter le monde.
Dans le trouble de son âme, il fit convoquer les boyards et leur dit avec gravité : « La main de Dieu s’est appesantie sur moi et il ne me reste plus qu’à finir mes jours dans la solitude d’un monastère. Incapable de gouverner la Russie, Fédor, mon second fils, ne pourrait régner long-temps. Choisissez donc un digne monarque ; je lui remettrai à l’instant mon sceptre et mes États. » Ces mots excitèrent une vive surprise dans l’assemblée. Quelques-uns des assistans, persuadés de la sincérité de Jean, étaient émus jusques au fond du cœur, d’autres, soupçonnant une ruse, regardaient cette proposition comme un moyen de sonder leurs secrètes pensées, et craignaient de s’exposer, eux et l’objet de leur choix, à un cruel supplice. Ils répondirent unanimement : « Ne nous abandonnez pas, nous ne voulons point d’autre souverain que celui que Dieu nous a donné, vous et votre fils. » Le tzar résista d’abord à leurs pressantes sollicitations, cependant il consentit à supporter encore le fardeau du gouvernement ; mais le sceptre, la couronne, tous les objets de grandeur, de richesse et de luxe, furent éloignés de sa vue. Couvert, ainsi que sa cour, d’habits de deuil, il assistait à des services funèbres, et s’imposait des pénitences. Il envoya 1582. 10,000 roubles aux patriarches de Constantinople, d’Antioche, d’Alexandrie, de Jérusalem, les engageant à prier Dieu pour le repos de l’âme du tzarévitch. Enfin, peu à peu, son agitation finit par se calmer, bien que, d’après divers rapports, il déplorât sans cesse la perte de son fils chéri, et qu’au milieu de joyeuses conversations, son souvenir lui arrachât souvent des larmes ; mais il pouvait donc encore se livrer à la gaîté ! S’il faut en croire les historiens étrangers, il ne tarda pas à recommencer ses cruautés et fit supplicier plusieurs hommes de guerre, sous le prétexte qu’ils avaient lâchement livré des forteresses à Batory, tandis qu’au témoignage des ennemis eux-mêmes, les Russes étaient regardés comme de braves et invincibles défenseurs de leurs villes. À cette époque, et sous la même apparence de justice, Jean imagina pour le père de son épouse une punition d’un genre extraordinaire. Depuis long-temps Godounof, couvert de blessures reçues en défendant le tzarévitch, n’avait pas paru à la cour. Théodore Nagoï insinua au tzar que la maladie n’était que le prétexte d’un éloignement dont le dépit et la colère étaient le véritable motif. Pour s’assurer de la vérité, le prince ayant été visiter Godounof vit les plaies de son corps, ainsi que le 1582. séton appliqué sur lui par le négociant Stroganof, habile dans l’art de la médecine. Il embrassa le malade, et, en témoignage de faveur particulière, il accorda à celui qui le traitait le privilége des hommes de marque, c’est-à-dire, d’ajouter à son nom de baptême celui de son père, avec la terminaison vitsch, ainsi que cela se pratiquait pour les plus illustres dignitaires de l’Empire. Médecin Stroganof. Ensuite il ordonna à Stroganof de poser le même jour les plus douloureux sétons sur la poitrine et les côtés du calomniateur Théodore Nagoï. Sans doute la calomnie est un délit grave ; mais ce raffinement, cette recherche dans les moyens de tourmenter les hommes, montrent-ils l’humilité d’un cœur abattu par l’affliction ? Dans les affaires de l’État, Jean se montre à nous avec son sang-froid, sa prudence, sa tranquillité ordinaire, qualités qui dans des circonstances aussi affreuses pour le cœur d’un père ne pouvaient naître que d’une étonnante grandeur d’âme ou de son insensibilité. Le 28 novembre, c’est-à-dire six jours après les funérailles de son fils, il donna audience à un courrier qui lui fit la relation du siége de Pskof. Pendant le cours des négociations, il en connaissait tous les détails et dirigeait ses plénipotentiaires. Au mois de février ceux-ci vinrent lui apporter le traité.

1582.
Entretiens de Jean avec l’ambassadeur de Rome.
Bientôt on vit paraître aussi dans la capitale le rusé jésuite Antoine Possevin. Il venait pour recevoir les remercîmens du tzar et chercher, au moyen de la bienveillance de ce prince, à atteindre le but de sa mission, en accomplissant le projet formé depuis long-temps par la cour de Rome, de réunir les diverses croyances et toutes les forces des royaumes chrétiens contre les Turcs. C’est ici que Jean déploya la souplesse naturelle de son esprit, son adresse, sa prudence, qualités auxquelles le jésuite lui-même fut obligé de rendre justice. Nous allons rapporter ces intéressans détails, tirés des mémoires de Possevin.

« J’ai trouvé, dit-il, le tzar plongé dans une profonde affliction : cette cour pompeuse, vêtue de lugubres habits, offrait l’aspect d’une humble retraite de religieux, et donnait l’idée du chagrin auquel l’âme du tzar était en proie ; mais les volontés du Très-Haut sont incompréhensibles ! la douleur même de ce prince, naguère si indomptable, l’avait disposé à la modération, lui avait inspiré la patience de m’écouter avec attention. » Antoine expliqua alors l’importance du service qu’il venait de rendre à la Russie, en lui procurant la paix, et, pour persuader Jean de la sincère amitié de Batory, il lui rapporta les paroles suivantes de ce 1582. prince : « Dites au tzar de Moscovie que toute inimitié est éteinte dans mon cœur ; que je n’ai aucun désir de conquête pour l’avenir. Je veux qu’il me regarde comme un frère qui désire le bonheur de la Russie ; que dans l’étendue de nos États, les routes et les ports de mer soient ouverts aux négocians, aux voyageurs des deux nations, pour leur utilité réciproque. Je laisserai passer librement en Pologne et en Livonie, les Allemands et les sujets du pape qui se rendraient à Moscou. Paix aux chrétiens, mais guerre aux brigands de la Crimée ! Que le tzar s’unisse à moi pour marcher contre eux ! Nous nous concerterons sur le temps et les moyens propres à réprimer ces parjures, avides d’or et de sang. Fidèle à ma parole, je ne ralentirai pas mes efforts. Je ne suis ni Polonais, ni Lithuanien, mais un étranger sur le trône, et je veux acquérir dans l’univers une honorable réputation. » Jean témoigna sa gratitude pour les dispositions amicales de Batory, et répondit qu’il n’était plus en guerre avec le khan. En effet, le prince Basile Mossalsky, ambassadeur russe, avait, pendant un séjour de quelques années en Tauride, conclu enfin une trève avec ce pays. Mahmet Ghireï ne désirait que le repos, épuisé par les secours 1582. qu’il avait dû fournir aux Turcs dans une longue guerre contre la Perse ; cet événement délivra la Russie de ses dangereuses incursions durant le cours de cinq années.

Ensuite, voulant aborder la question principale, Antoine sollicita une audience particulière du tzar, à l’effet de l’entretenir de la réunion des cultes. « Je suis prêt à vous entendre, lui dit Jean ; mais en présence de mon conseil-privé, et, si cela est possible, sans disputer, car chacun, préconisant la religion qu’il professe, craint d’être contredit sur ce point. La controverse est une source de querelles, et moi je ne désire que paix et amitié. » Au jour indiqué (le 21 février), Antoine, accompagné de trois jésuites, fut introduit dans la salle du trône, où le tzar était assis, entouré de ses principaux officiers. Après les complimens d’usage, il exhorta de nouveau l’ambassadeur à ne pas entamer la question de la religion. « Antoine, ajouta-t-il, j’ai déjà cinquante-un ans, et il ne me reste pas long-temps à vivre : élevé dans les principes de notre Église chrètienne y séparée depuis des siècles de l’Église latine, pourrais-je lui devenir infidèle près du terme de mon existence ? Le jour du jugement de Dieu s’approche ; il fera voir laquelle 1582. des deux religions est la plus vraie, la plus sainte ; mais parlez si vous le désirez. » Alors Antoine dit avec vivacité, avec chaleur : « Illustre souverain, de toutes les marques de bonté que vous m’avez accordées jusqu’à présent, la plus grande est cette permission de vous parler d’un objet aussi important pour le salut des chrétiens. Loin de vous l’idée que le Saint-Père songe à vous contraindre d’abjurer la religion grecque ! Non, seigneur ! connaissant l’étendue, la force de votre esprit, il désire seulement que vous examiniez les actes des premiers conciles, et que vous établissiez comme loi immuable, dans votre Empire, les vérités qui nous sont transmises par l’antiquité. On verra alors s’évanouir les nuances qui séparent les deux Églises. Nous ne formerons plus alors qu’un seul corps en Jésus-Christ, à la grande satisfaction du seul pasteur véritable donné à l’Église par le Très-Haut. Seigneur, en suppliant le Saint-Père de procurer la paix à l’Europe, et de réunir tous les monarques chrétiens pour réprimer les infidèles, ne l’avez-vous pas reconnu vous-même pour le chef de la chrétienté ? N’avez-vous pas témoigné une estime particulière pour l’Église apostolique romaine, en permettant 1582. à tous ceux qui la confessent de sejourner librement dans vos États, et d’invoquer le Tout-Puissant selon les saints rites qu’elle a consacrés ? Personne n’a pu vous forcer à reconnaître ce triomphe de la vérité ; mais vous avez été, puissant monarque, visiblement guidé par la volonté du Roi des rois, sans laquelle une feuille des forêts ne se détache point de sa tige. Cette paix universelle que vous désirez, cette alliance des souverains, peut-elle avoir une base solide sans l’unité des cultes ? Vous savez d’ailleurs qu’elle a été décidée par le concile de Florence, par l’Empereur, par le clergé grec, et même par Isidore, cet illustre chef de votre Église ; lisez les actes de ce huitième concile œcuménique qui vous ont été présentés, et s’il vous restait encore quelques doutes, permettez-moi de les dissiper, en éclaircissant ce qui vous paraîtrait obscur. La vérité est facile à démontrer. À quel degré de gloire, de grandeur ne pouvez-vous pas atteindre, si vous l’adoptez ; si vous contractez une union fraternelle avec les plus puissans monarques de l’Europe ? Vous reprendriez alors, seigneur, non-seulement Kief, ancien patrimoine de la Russie, mais encore tout l’empire de Byzance que Dieu a ôté aux 1582. Grecs pour les punir de leur schisme et de leur désobéissance à Jésus-Christ. »

Le tzar répondit tranquillement : « Je n’ai jamais écrit au pape au sujet de la religion : plusieurs motifs me portaient même à ne pas vouloir en parler avec vous, d’abord dans la crainte de blesser votre cœur par quelque parole dure, ensuite parce que je m’occupe uniquement de choses temporelles et d’affaires d’État, laissant de côté la controverse, qui est du ressort de notre métropolitain. La hardiesse de vos discours est appuyée sur votre qualité de prêtre, ainsi que sur la mission dont vous êtes chargé ; mais vous vous trompez, si vous croyez que les Grecs sont pour nous un évangile : nous croyons en Jésus-Christ et non pas aux Grecs. Quant à l’Empire d’Orient, apprenez qu’il n’est pas l’objet de mon ambition : satisfait du mien dans ce monde, je ne désire que la miséricorde divine dans celui à venir. » Jean ne fit aucune mention ni du concile de Florence, ni de l’alliance générale des chrétiens contre le Sultan ; mais en témoignage d’amitié pour le pape, il promit de nouveau liberté et protection à tous les marchands étrangers ainsi qu’aux prêtres de l’église latine, en Russie, sous la condition 1582. expresse qu’ils ne disputeraient point avec les indigènes sur la religion. Toutefois le zélé jésuite voulait continuer la discussion entamée, prétendant prouver que les Russes étaient encore novices dans le christianisme, dont Rome était la métropole. Ces propos commençaient à exciter l’impatience du tzar, « Vous vous vantez de votre orthodoxie, dit-il, et vous vous rasez l’antique barbe ! Votre pape se fait porter sur un trône et donne à baiser sa mule, sur laquelle est représenté un crucifix ! Quel orgueil pour un pasteur du christianisme ! Quelle profanation des choses saintes ! — Il n’y a point là de profanation, reprit Antoine ; c’est justice rendue à qui en est digne. Le pape est le chef de la chrétienté, le maître des monarques orthodoxes, le compagnon de l’apôtre Pierre, qui est le compagnon de Jésus-Christ. Nous vous honorons aussi, seigneur, comme le descendant de Monomaque, et le Saint-Père…… » Le tzar l’interrompant alors lui dit : « Les chrétiens n’ont qu’un père qui est aux cieux. Nous autres souverains de la terre devons être honorés selon les institutions séculières, et l’humilité doit être la première vertu d’un disciple des apôtres ; si les honneurs des souverains sont notre apanage, les papes et les 1582. patriarches doivent se contenter de ceux des prélats. Nous révérons notre métropolitain ; nous lui demandons sa bénédiction, mais il marche sur la terre et ne s’élève pas, dans son orgueil, au-dessus des rois. Quelques papes, en effet, ont été de vrais disciples des apôtres : tels furent Clément, Sylvestre, Agathon, Léon, Grégoire ; mais celui qui prend le titre de compagnon de Jésus-Christ, celui qui se fait porter sur un siége comme sur un nuage soutenu par des anges, et ne vit point selon la doctrine de son divin maître, celui-là, dis-je, est un loup et non pas un pasteur. » À ces mots, Antoine, vivement choqué, s’écria : « Si le pape est un loup, je n’ai plus rien à dire ! » Alors, adoucissant sa voix, le tzar poursuivit : « Voilà pourquoi je ne voulais pas vous entretenir sur la religion. Sans le vouloir, nous pourrions nous emporter. D’ailleurs ce n’est pas Grégoire XIII que j’appelle un loup, c’est le pape qui s’éloignerait de la doctrine du Christ. Restons en là !… » Le tzar posa amicalement sa main sur l’épaule d’Antoine ; ensuite il le congédia avec bonté, et ordonna à ses officiers de lui porter les mets les plus exquis de sa propre table.

Deux jours après, le jésuite fut rappelé au 1582. palais : après lui avoir indiqué une place en face de lui, le tzar lui dit, en élevant la voix de manière à se faire entendre par tous les boyards : « Antoine, je vous prie d’oublier ce qui a pu vous déplaire dans ce que j’ai dit sur le compte des papes. À la vérité, nous ne sommes pas d’accord sur quelques-uns des préceptes de la religion : cependant, je veux vivre en bonne intelligence avec tous les monarques chrétiens. Je vous ferai accompagner à Rome par un de mes dignitaires, et je vous donnerai une preuve de ma reconnaissance pour le service que vous m’avez rendu. » Ayant permis ensuite à Antoine de parler aux boyards, celui-ci fit de nouveaux efforts pour leur prouver la vérité de la confession romaine, et, si on doit l’en croire, il composa en trois jours, conformément à leur désir, tout un livre sur les prétendues erreurs des Grecs, se fondant sur les œuvres théologiques de Gennadius, patriarche de Constantinople, confirmé dans le pontificat par Mahomet II. Au nom du pape, il supplia le tzar d’envoyer à Rome quelques jeunes Russes versés dans les lettres, afin de les mettre à même de connaître les vrais dogmes de l’ancienne Église grecque, et d’apprendre les langues italienne ou latine, en même temps que, 1582. pour faciliter la correspondance avec Moscou, ils enseigneraient le russe aux Italiens. Il exhortait aussi Jean à chasser les dangereux docteurs luthériens qui reniaient la sainteté de la Vierge comme celle des élus du Christ, et à n’accueillir dans ses États que les prêtres latins. « Le tzar, lui répondit-on, cherchera des gens propres à l’étude, et s’il en trouve, il les enverra à Grégoire. Quant aux luthériens, ils peuvent, ainsi que tous les hétérodoxes, vivre librement en Russie ; mais ils n’oseraient pas y propager leurs erreurs. »

Antoine voulait encore réconcilier la Suède avec la Russie, insistant principalement sur la nécessité de conclure une alliance avec l’Europe entière, afin de réprimer les Turcs. « Si le roi de Suède, répondit Jean, me donne des preuves de son amour de la paix, je croirai alors à sa sincérité. Je consens à déclarer la guerre aux infidèles ; mais le pape, l’Empereur, le roi d’Espagne, celui de France et tous les autres souverains doivent auparavant convenir avec moi, par une ambassade solennelle, des mesures qu’exige cet armement de la chrétienté. Je ne puis, à présent, prendre aucun arrangement à ce sujet. » C’est-à-dire, que débarrassé des inquiétudes que lui avait données 1582. Batory, il s’était visiblement refroidi sur le projet de chasser les Turcs de l’Europe, changement dont le jésuite s’aperçut facilement et qu’il traita de perfidie. « Le tzar, rapporte Possevin, qui n’avait plus besoin du Saint-Père pour les intérêts de sa politique, imagina une ruse pour tranquilliser les superstitieux moscovites, scandalisés de la hardiesse avec laquelle j’avais jugé leur religion. Le premier dimanche du grand carême il me fit appeler au palais, et me parla ainsi : Antoine, instruit que vous désiriez voir les cérémonies de notre Église, j’ai donné l’ordre de vous conduire aujourd’hui dans le temple de l’Assomption où je serai moi-même. Vous pourrez y contempler la beauté, la grandeur du vrai culte de Dieu. Là, nous adorons ce qui est au ciel et non pas les choses d’ici-bas. Nous honorons notre métropolitain, mais nous ne le portons pas sur nos bras…. Jamais saint Pierre n’a été porté par les fidèles ; il marchait nu-pieds : et votre pape ose se dire son vicaire !…. Étonné de cette nouvelle grossiereté, je lui répondis froidement : Tous les lieux où l’on adore le Christ sont saints ; mais jusqu’à ce que nous soyons convenus de quelques dogmes et que le métropolitain de Russie 1582. soit en relation avec le Saint-Père, je ne puis assister à vos cérémonies. Je vous répéterai que rendre des honneurs au souverain pontife de l’église est un devoir et non pas un péché. Vous ne portez pas votre métropolitain, mais vous vous lavez les yeux avec l’eau dont il se lave les mains. Jean m’expliqua alors que cette cérémonie était instituée en commémoration de la passion de notre Seigeur ; ensuite il fit un signe, et une foule de courtisans s’avancèrent vers la porte, m’entraînant avec eux. Le tzar me cria de loin : Antoine, prenez garde que quelques luthériens ne pénètrent avec vous dans l’Église…. Décidé à ne pas y entrer moi-même, je m’échappai à la dérobée au moment où le cortége s’arrêtait devant la cathédrale. On crut généralement que je courais à ma perte ; mais le tzar, étonné d’abord de ma désobéissance, réfléchit quelques instans, se frotta le front et finit par dire : il est libre d’agir selon sa volonté. Quel était en cette circonstance le dessein de Jean ? c’était de montrer aux Russes le triomphe de leur religion dans la personne d’un envoyé de Rome, priant dans leur temple, baisant la main du métropolitain à la gloire de l’église d’Orient, autant que pour l’humiliation de 1582. celle d’Occident ; spectacle propre à effacer aux yeux du peuple le scandale produit par d’extraordinaires marques d’estime pour le pape, de la part du tzar. » Tout porte à croire que les conjectures de Possevin étaient fondées ; toutefois, il fut trompé dans l’espoir de réunir les Russes à l’Église romaine.

Au reste, jusqu’à son départ, il fut traité par Jean avec une extrême bienveillance ; il eut toujours accès au palais, où il était amené à travers les rangs d’une garde nombreuse et brillante ; il en sortait accompagné par des dignitaires de haut rang : honneur que, sans doute, avant lui, un jésuite n’avait jamais reçu dans aucun pays. Il obtint la liberté de dix-huit captifs espagnols réfugiés d’Azof en Russie, et qu’on avait conduits à Vologda. À sa demande, le sort des prisonniers polonais ou allemands éprouva quelques adoucissemens, en attendant leur échange ; les portes de leurs prisons s’ouvrirent, et ils furent logés chez les habitans, qui reçurent l’ordre de pourvoir à tous les besoins de ces malheureux ; mais les vives instances du jésuite, relativement à la construction d’églises latines en Russie, furent de nouveau repoussées par Jean. « Les catholiques, dit-il à Antoine, sont libres de vivre parmi nous selon leur religion, sans reproche 1582. ni honte ; cela doit suffire. » Possevin s’entretenant avec les membres du conseil de divers usages russes qui paraissaient bizarres au reste de l’Europe, citait l’ouvrage de Herberstein sur la Russie, où il est dit que le tzar lavait sur-le-champ sa main, lorsqu’il l’avait donnée à baiser aux ambassadeurs d’Allemagne, comme s’il eût craint d’être souillé par leur attouchement. Les boyards répondirent qu’Herberstein, deux fois comblé de bienfaits à Moscou, était un ingrat, un calomniateur, qui avait écrit des absurdités sur le compte des souverains moscovites. Ils furent très-étonnés d’entendre Possevin leur raconter que Vassili, père de Jean IV, avait promis à l’empereur Charles-Quint trente mille hommes de guerre, si celui-ci voulait permettre à plusieurs artistes allemands de se rendre en Russie. « Les souverains, dirent les boyards, se fournissent réciproquement des hommes de guerre en vertu de traités ; mais jamais en échange d’artistes. »

Enfin, dans l’audience de congé, Jean adressa au jésuite de solennels remercîmens pour la part active qu’il avait prise à la conclusion de la trève ; il l’assura de son estime particulière ; puis se levant de sa place, il lui tendit la main, et le chargea de complimens pour Grégoire et le roi 1582. Étienne. Ensuite il lui envoya quelques peaux précieuses de zibelines noires, dont une partie destinée au pape, et l’autre à Antoine lui-même. D’abord Possevin refusa ce présent, prétextant la pauvreté des disciples du Christ ; néanmoins il finit par l’accepter. Il partit de Moscou le 15 mars, accompagné de Jacques Molvianinof, envoyé du tzar, et portant la réponse à la lettre du pape. Il y était dit que la Russie était prête à prendre part dans l’alliance des puissances chrétiennes contre les Ottomans ; mais rien qui eût rapport à la réunion des deux Églises.

Ici cessèrent pour long-temps les relations de Rome avec Moscou ; relations d’ailleurs inutiles pour les deux puissances : car la valeur des voïévodes de Pskof, et non pas l’intervention du jésuite, avait décidé Batory à la modération, sans lui enlever ni sa gloire, ni les conquêtes importantes que ce héros devait au trouble qui bourrelait l’âme de Jean, plus encore qu’à son propre courage.


  1. Il rompait un fer à cheval avec ses mains, ce qui lui avait fait donner le surnom de podkova, c’est-à-dire fer à cheval.