Histoire de l’empire de Russie/Tome IX/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Auguste de Saint-Thomas.
Galerie de Bossange Père (IXp. 468-522).
CHAPITRE VI.

Conquête de la Sibérie.
1558 — 1584.

À l’époque où le tzar, pouvant disposer d’une armée de 300,000 hommes, abandonnait lâchement ses possessions occidentales à 26,000 polonais ou allemands épuisés et à demi-morts, une bande peu nombreuse d’aventuriers, excités, d’une part, par la cupidité ; stimulés, de l’autre, par un noble désir de gloire, faisaient, pour la Russie, la conquête d’un nouvel Empire ; ils ouvraient à l’Europe un autre nouveau monde, froid, inhabité, mais fournissant en abondance ce qui peut suffire à la vie de l’homme ; remarquable surtout par la variété, la grandeur, les richesses de la nature. Dans ces contrées ignorées jusqu’alors, le sein de la terre renferme des métaux, des pierres précieuses, et les forêts profondes sont peuplées d’animaux à riches fourrures ; de vastes déserts, ensemencés de blé sauvage par la nature elle-même ; des fleuves navigables, des lacs immenses et poissonneux ; des plaines étendues et fertiles, n’attendent que la main de l’homme laborieux pour présenter, dans le cours de quelques siècles, le tableau d’une nouvelle activité sociale, pour ouvrir un asile aux peuples resserrés en Europe et offrir à l’excédant de sa population une bienfaisante hospitalité. Trois marchands, secondés par un chef fugitif des flibustiers du Volga, formèrent, sans aucun ordre du tzar, le hasardeux projet de conquérir la Sibérie au nom de ce souverain.

L’immense étendue de l’Asie septentrionale, bordée par les monts Ourals, la mer glaciale, l’océan oriental et la chaîne Altaïque, patrie de quelques faibles tribus mogoles, tatares, tchoudes et américaines, avait échappé à la curiosité des anciens cosmographes. C’est là, sur le plateau le plus élevé du globe, que, d’après les suppositions du célèbre Linnée, la famille de Noé doit avoir trouvé son premier asile, après le déluge universel. C’est en ces lieux que l’imagination des contemporains d’Hérodote plaçait les griffons gardant l’or ; mais avant l’invasion en Europe des Huns, des Turcs et des Mogols, l’histoire n’avait aucune notion sur la Sibérie. Les ancêtres d’Attila erraient sur les bords du Yenissey : Premières notions sur la Sibérie. c’est dans les plaines d’Altaïs que le fameux khan Dysabule avait reçu Zémarque, ambassadeur de Justinien. Ceux de saint Louis et d’Innocent IV, dans leur voyage à la cour des successeurs de Genghis-Khan, avaient côtoyé le lac Baïkal, et le malheureux père d’Alexandre Nevsky s’était prosterné devant Gaïuck, aux environs du fleuve Amour. Tributaires des Mogols, les Russes avaient connu le midi de la Sibérie au treizième siècle ; dès le onzième, les audacieux Novgorodiens, conquérans du nord-est de cette contrée, s’enrichissaient déjà de pelleteries précieuses. Vers la fin du quinzième, les étendards de Moscou flottaient au-dessus des neiges des montagnes de pierre, sur le sommet des monts Ryphées, et les voïévodes de Jean III avaient proclamé son nom sur les rives de la Tavda, de l’Irtisch et de l’Oby, à 5000 verstes de Moscou[1]. Déjà ce monarque prenait le titre de prince d’Yougorie, son fils celui de prince d’Obdorie et de Kondinie, et son petit-fils s’appelait prince de Sibérie, car il avait rendu tributaire cette puissance mogole ou tatare qui s’était formée des anciennes tribus d’Ischim, de Tumen ou de Schiban, connues des Russes depuis 1480, et dont le nom venait probablement de celui de Schiban, frère de Bâti, souverain de l’Asie septentrionale, à l’est du lac Aral.

Empire des Tatars en Sibérie. Selon quelques rapports, le prince Ivak ou On, de la tribu des Nogaïs, et sectateur de Mahomet, fixé près de la rivière d’Ischim, gouvernait des hordes de Tatars, d’Ostiaks et de Vogoulitches, et fut détrôné par un factieux, nommé Genghis. Celui-ci, par amitié pour Taïbouga, fils du prince dépossédé, lui donna une armée pour faire la conquête des rives de l’Irtisch et de l’Oby, où ce jeune homme fonda la principauté de Sibérie, ainsi que la ville de Tchingie, sur la Toura. On y vit régner ensuite Khodja, fils de Taïbouga, et son petit-fils Mar, père d’Ader et d’Yabolak, marié avec une princesse de Kazan, sœur d’Oupak ; celui-ci tua Mar, et fut mis à mort par Mahmet, fils d’Ader, qui fonda la ville d’Isker ou de Sibir sur le fleuve Irtisch, à 16 verstes de Tobolsk. Les successeurs de Mahmet furent :

Agisch, fils d’Yabolak ;

Kazouï, fils de Mahmet, et ses enfans ;

Édigher, tributaire de la Russie,

Et Bekboulat, détrôné par Koutchoum, fils de Mourtaza, khan des Khirgis et premier tzar de Sibérie, également tributaire du souverain de Moscou. Ces rapports peu authentiques, faits aux Russes par les peuples mahométans de la Sibérie, furent insérés dans les annales de ce pays, sans aucun examen critique. Dans l’édit du tzar, donné en 1597, le premier khan de Sibérie est nommé Ibak, aïeul de Koutchoum ; le deuxième, Mahmet ; le troisième, Kazouï, et le quatrième, Édigher, princes de la race de Taïbouga. Il est à remarquer que les troupes moscovites qui, en 1483, combattaient sur les bords de l’Irtisch, n’avaient trouvé aucun Tatar dans ces lieux où existait déjà la forteresse de Sibir, et gouvernés par un prince nommé Liatik, probablement prince de Yougorie ou des Ostiaks. Par conséquent tout porte à croire que les Nogaïs d’Ischim, réunis à ceux de Tumen, ne prirent possession des bouches du Tobol que vers le seizième siècle, et qu’ils ne fondèrent pas, mais qu’ils prirent la ville de Sibir, nommée par eux Isker.

Jean connaissait déjà le chemin de cette capitale d’Édigher et de Koutchoum, car plusieurs dignitaires moscovites en avaient fait le voyage ; toutefois ses désirs n’étaient pas satisfaits, et sa curiosité le portait à étendre ses découvertes jusque dans des régions plus éloignées. À cet effet, il fit partir en 1567 deux hetmans cosaques, Pétrof et Yalitschef, Le plus ancien voyage des Russes en Chine. pour les pays situés au-dela des contrées méridionales de la Sibérie, et leur remit des lettres amicales adressées aux souverains ignorés de nations inconnues. À leur retour, ces hetmans présentèrent au tzar la description de tout le pays qui s’étend depuis le lac Baïkal jusqu’à la mer de Corée. Ils avaient visité les tribus de la Mongolie noire ou occidentale soumise à différens princes, ainsi que les villes de la Mongolie jaune ou orientale, gouvernée par une femme dont les sujets jouissaient des avantages de l’agriculture et du commerce. Après avoir répété ce qu’ils avaient entendu raconter au sujet du Turkestan, de la Boukarie, du Kasgar et du Thibet, les voyageurs de Jean rapportent, dans leur intéressante relation, qu’une patente de la tzarine de Mongolie leur fit ouvrir les portes de fer de la muraille de la Chine ; mais que, parvenus jusqu’à la riche et populeuse ville de Pékin, il leur avait été impossible de voir l’empereur, n’ayant pas de présens à lui offrir de la part du tzar. Voilà les premières notions parvenues aux Russes relativement à la Chine : c’est à la rare intelligence, au courage, à la patience de deux cosaques, qu’ils eurent obligation de précieux et véridiques renseignemens sur ce pays ; car ces voyageurs surent résister aux fatigues, vaincre les dangers inséparables d’une route lointaine à travers des déserts inconnus, des montagnes et des hordes de barbares, que Marco-Paulo, célèbre voyageur vénitien, n’avait vus qu’en partie au treizième siècle.

Cependant la domination russe au-delà des monts de pierre était encore faible et mal assurée. Les tatars de Sibérie avaient, à la vérité, reconnu Jean pour chef suprême ; mais ils payaient mal leur tribut et ils inquiétaient même, par de fréquentes incursions, la Grande-Permie, frontière de la Russie. Occupé de guerres importantes et continuelles, le tzar n’avait pu ni consolider sa puissance sur les contrées lointaines de la Sibérie, ni établir la sécurité de ses possessions entre la Kama et la Dvina ; c’est dans ces lieux que depuis longues années on avait vu s’établir un grand nombre de Russes attirés par la fertilité du sol, par la facilité de se procurer à peu de frais tous les besoins de la vie, enfin par les avantages d’un commerce d’échange avec les peuplades demi-sauvages des environs, particulièrement riches en pelleteries. Illustres négocians Stroganof. Au nombre de ces colons se trouvaient Jacques et Grégoire Stroganof, négocians, dont le père s’était enrichi en établissant des salines sur la Vouitchegda et qui, le premier, au rapport des étrangers, avait ouvert un chemin au commerce russe au-delà des monts Ourals. Ces négocians étaient issus d’un illustre mourza de la horde d’Or, baptisé sous le nom de Spiridon : ce fut lui qui enseigna aux Russes l’usage du calcul par le moyen de grains enfilés. Les Tatars irrités contre lui l’ayant fait prisonnier dans un combat, le mirent à la torture et le rabotèrent jusqu’à la mort, d’où est venu le nom de Stroganof, donné à son fils (du verbe russe strogat, raboter). Son petit-fils avait contribué à racheter le tzar Vassili, l’aveugle, prisonnier à Kazan. Décidé à prendre des mesures vigoureuses pour soumettre la Sibérie à sa puissance, le tzar fit venir à Moscou Jean et Grégoire Stroganof qu’il regardait comme gens de bon conseil, connaissant parfaitement les régions nord-est de la Russie : il s’entretint longuement avec eux, approuva leurs projets et leur fit, par actes authentiques, concession à perpétuité de terres incultes sur les bords de la Kama, depuis la Permie jusqu’à la rivière de Sylva, ainsi que des rives de la Tchoussovaïa. Il leur permit d’y construire des forteresses propres à les garantir des déprédateurs sibériens et nogaïs ; d’entretenir à leurs frais de l’artillerie et des gens de guerre ; de prendre à leur service tous les hommes libres, à l’exception des déserteurs et des vassaux taillables et corvéables ; d’exercer sur eux une justice indépendante des gouverneurs et magistrats de Perme : exempts des fournitures d’équipages ou de vivres aux ambassadeurs qui parcouraient la ligne de Moscou en Sibérie, ils étaient autorisés à bâtir des villages, à établir des salines, à défricher les terres, à faire, pendant vingt années, le commerce du sel et du poisson, sans être assujettis à aucuns droits ; de leur côté ils prirent l’engagement de ne pas exploiter les mines de métal, qu’ils pourraient découvrir, comme celles d’argent, de cuivre ou d’étain, mais d’en 1558—1572. informer, sur-le-champ, les trésoriers du tzar. Satisfaits de la faveur du souverain, les Stroganof riches, actifs, fondèrent, en 1558, la petite ville de Kankor, vers l’embouchure de la Tchoussovaïa, sur le cap Pyskor, où était situé le couvent du Sauveur ; ensuite la forteresse de Kerghedan, en 1564 ; enfin, cinq à six ans après, quelques bourgs fortifiés sur les bords de la même rivière et de la Sylva. Ils ne tardèrent pas à y attirer quantité de vagabonds, de gens sans aveu, en promettant d’abondantes ressources au travail et du butin à l’audace. À l’instar des princes régnans, ils avaient leurs propres troupes, leur juridiction particulière, et gardaient le nord-est de la Russie : en 1572 ils apaisèrent une révolte des Tchérémisses, des Ostiaks et des Bachkirs, par une victoire signalée sur leurs bandes confédérées, et forcèrent ces rebelles à prêter un nouveau serment de fidélité au tzar. Bientôt ces zélés défenseurs de la Permie, ces marchands souverains qui avaient peuplé les déserts de la Tchoussovaïa et reculé les limites de la Moscovie jusqu’à la chaîne des monts de pierre, portèrent leurs vues sur des contrées plus éloignées encore.

Lorsque Koutchoum eut subjugué la Sibérie, le peu de confiance qu’il mettait dans les dispositions 1558—1572. des habitans, convertis par lui et à contre cœur à la foi de Mahomet ; les inquiétudes que lui donnaient les Nogaïs, amis de la Russie, le portèrent à rechercher la bienveillance de Jean ; mais aussitôt qu’il vit son pouvoir se consolider sur la horde de Tobolsk, au moyen d’un grand nombre de Kirghis du désert qu’il avait attirés à son service ; Perfidie du tzar Koutchoum. après le mariage de son fils Ali avec la fille de Tin-Achmat, prince des Nogaïs, il ne songea plus à s’acquitter de ses engagemens envers la Russie dont il était tributaire. Il entama de secrètes intelligences avec les Tchérémisses à l’effet d’exciter ce peuple farouche à la révolte contre le souverain de Moscovie et défendit, sous peine de mort, aux Ostiaks, aux Yougoriens et au Vogoulitches de payer à la Russie le tribut accoutumé. Ses inquiétudes étaient causées par la nouvelle des nouveaux établissemens formés par les Stroganof ; il voulut donc se procurer, à ce sujet, des renseignemens positifs, et, au mois de 1573. juillet 1573, il fit partir son neveu Mahmetkoul, chargé d’examiner et de détruire, si cela lui était possible, les forteresses construites aux environs de la Kama. Mahmetkoul se présenta en ennemi, à la tête de ses troupes : il mit à mort quelques uns des Ostiaks restés fidèles aux 1573. Russes, traîna en captivité leurs femmes, leurs enfans et fit prisonniers Trétrak Tchéboukof, envoyé de Moscou, qui se rendait à la horde des Kirghis-Kaïssaques ; mais lorsqu’il eut appris que les petites villes de la Tchoussovaïa étaient suffisamment fournies de troupes et d’artillerie, il retourna sur ses pas. Les Stroganof, qui sans un ordre du tzar n’avaient pas osé poursuivre ce brigand, se hâtèrent d’écrire à Moscou pour donner avis de cette invasion et solliciter en même temps l’autorisation de bâtir des forteresses en Sibérie, afin de resserrer Koutchoum dans ses propres possessions et de garantir la sûreté des domaines russes. Comme ils ne demandaient ni troupes, ni armes, ni argent, mais seulement un acte de donation applicable au territoire ennemi, leurs sollicitations eurent un plein succès. 1574. Le 30 mai 1574, le tzar leur expédia une lettre-patente par laquelle Jacques et Grégoire Stroganof étaient autorisés à se fortifier sur les rives du Tobol et à faire la guerre au traître Koutchoum pour délivrer de son joug les habitans de l’Yougorie, tributaires de la Russie. Pour prix de leurs bons services, cet acte leur accordait le droit d’exploiter, pendant un temps limité, non-seulement les mines de fer, mais aussi celles d’étain, de plomb, de soufre, 1574. ainsi que la faculté de commercer librement, et sans être assujettis à aucune taxe, avec les Boukhares et les Kirghis. Dès lors les Stroganof pouvaient légitimement porter le fer et le feu au-delà des monts Ourals ; il est probable que pour une entreprise de cette importance, leurs forces ne répondaient pas à leur zèle. Dans le cours des six années suivantes, Jacques et Grégoire moururent, laissant pour héritage à Siméon, leur frère cadet, les richesses, le génie, l’activité qui les avaient illustrés ; et celui-ci, secondé par ses neveux, Maxime fils de Jacques, et Nicétas fils de Grégoire, eut le bonheur d’accomplir leurs vastes projets. Il est vrai que d’abord il excita la colère de Jean ; mais il mérita, par la suite, sa reconnaissance et celle de la Russie !

Brigandages des Cosaques. Nous avons déjà fait mention de l’origine, de la réputation, de la fidélité ou de la perfidie des Cosaques du Don, tantôt valeureux soldats de la Russie, souvent rebelles à son pouvoir et reniés par elle. Le courroux que dans ses lettres aux sultans et aux khans de Tauride, le tzar manifestait contre ces audacieux aventuriers était fondé. Les Cosaques attaquaient les marchands et même les ambassadeurs asiatiques qui se rendaient à Moscou ; ils allaient jusqu’à piller le trésor du tzar, et plus d’une fois ils 1574. avaient mérité leur disgrâce. En plusieurs circonstances on avait envoyé des troupes sur les bords du Don et du Volga, pour les exterminer : 1577. c’est ainsi qu’en 1577, Jean Mourachkin, à la tête d’un nombreux détachement, en fit quelques-uns prisonniers et les mit à mort. Les autres, loin d’être domptés, se réfugiaient alors dans les déserts d’où ils sortaient, quelque temps après, pour exercer de nouveaux brigandages sur tous les chemins, dans tous les passages. Un jour, dans une incursion rapide, ils surprirent même Saraïtchik, capitale des Nogaïs, la détruisirent de fond en comble, violèrent les tombeaux, dépouillèrent les cadavres et sortirent de ses ruines chargés d’un riche butin.

Iermak. Parmi les chefs entreprenans des Cosaques du Volga, se trouvaient alors Iermak Timoféief, Jean Koltzo (condamné à mort par le tzar), Jacques Mikhaïlof, Nicetas Pan et Mathieu Meschtériak, tous renommés pour leur rare intrépidité. Les Stroganof, ayant entendu parler de l’effroi qu’inspirait leur audace aux paisibles voyageurs, ainsi qu’aux tribus nomades des environs, proposèrent à ces cinq braves un service honorable. 1579. Le 6 avril 1579, ils leur firent parvenir des présens, accompagnés d’une lettre dans laquelle ils les engageaient à quitter un 1579. métier indigne de soldats chrétiens, à sortir de la classe des brigands pour devenir guerriers du tzar blanc (le monarque de Moscovie), à chercher enfin des dangers exempts de déshonneur, en faisant la paix avec Dieu et la Russie. Nous avons, ajoutaient-ils, des forteresses et des terres, mais peu de soldats : venez défendre la grande Permie et les contrées chrétiennes du Nord. À ces propositions, Iermak et ses compagnons répandirent des larmes d’attendrissement. L’espoir d’effacer leur disgrâce par de glorieux exploits, par des services rendus à l’État, l’idée d’échanger le titre de brigands audacieux contre celui de courageux défenseurs de la patrie, causèrent une vive émotion à ces hommes grossiers, mais dont le cœur était encore susceptible de remords. Déployant leur étendard sur la rive du Volga, ils firent un appel à leurs camarades, rassemblèrent cinq cent quarante partisans intrépides, à la tête desquels ils arrivèrent, brûlant de zèle, auprès des Stroganof, qui les reçurent avec joie, dit l’annaliste. Les désirs des uns, les promesses des autres, tout fut réalisé : les chefs cosaques devinrent le bouclier du pays chrétien ; les infidèles tremblèrent à l’aspect de la mort qu’ils rencontraient partout où ils osaient se montrer. 1581. En effet, le 22 juillet 1581, 1581. les Cosaques défirent complétement le mourza Bégouly, qui à la tête de sept cents Vogoulitches et Ostiaks avait pillé les colonies fondées sur la Silva et la Tchoussovaïa. Ce succès fut l’avant-coureur d’avantages plus considérables.

Les Stroganof n’avaient pas eu uniquement en vue la défense de leurs villes, en appelant les Cosaques à leur service. Lorsqu’ils eurent suffisamment éprouvé le courage et la fidélité de ces guerriers, reconnu le génie, l’intrépidité de Iermak Timoféief, leur principal chef (d’origine obscure, disent les annales, mais illustre par sa grandeur d’âme), ils formèrent une troupe particulière composée de Tatars sujets de la Russie, de Lithuaniens et d’Allemands, rachetés de captivité chez les Nogaïs, car ceux-ci ramenaient d’habitude dans leurs campemens les prisonniers qu’ils faisaient à la guerre comme mercenaires du tzar. Enfin, après avoir fait provision d’armes et de vivres, les Stroganof annoncèrent ouvertement une expédition qui, sous les ordres d’Iermak, devait avoir la Sibérie pour but. Expédition contre la Sibérie. Le nombre des hommes de guerre s’élevait à huit cent quarante, tous animés de zèle et transportés de joie. Les uns songeaient à l’honneur, les autres ambitionnaient du butin. L’espoir de mériter leur grâce du tzar enflammait les Cosaques, 1581. et les captifs allemands ou polonais qui soupiraient après la liberté, considéraient la Sibérie comme le chemin de leur patrie. Iermak commença par organiser sa petite armée. Il nomma des hetmans, des officiers subalternes, désigna pour second chef, l’intrépide Jean Koltzo ; des chaloupes fufent chargées de munitions de guerre et de bouche, de pièces d’artillerie légère, de longues arquebuses ; il se procura des guides, des interprètes, des prêtres, fit chanter des prières et reçut les dernières instructions des Stroganof ; elles étaient conçues en ces termes : allez en paix nettoyer le pays de Sibérie et chasser l’impie Koutchoum. Après avoir fait vœu de bravoure et de chasteté, Iermak s’embarqua le premier jour de septembre 1581, au son des trompettes guerrières, sur la Tchoussovaïa, et dirigea sa marche vers les monts Ourals, se préparant à de grandes actions, sans pouvoir compter sur aucun secours. Cette expédition se faisait même à l’insu du tzar, car les Stroganof, qui avaient obtenu la donation des contrées situées de l’autre côté de la chaîne des monts de pierre, croyaient pouvoir se dispenser de solliciter du tzar une nouvelle sanction de leur importante entreprise. Nous allons voir que Jean ne partageait pas cette opinion.

1581. Au moment où les États de Koutchoum allaient devenir la conquête du Pizarre russe, aussi redoutable pour les sauvages que celui d’Espagne, mais moins terrible pour l’humanité, le prince de Pelim avec les Vogoulitches, les Ostiaks, les Tatars sibériens et les Bachkirs, fit une irruption soudaine sur les bords de la Kama. Il détruisit les colonies russes près de Tcherdin, d’Oussolié, ainsi que plusieurs autres forteresses nouvelles des Stroganof, mit à mort ou entraîna en captivité un grand nombre de chrétiens privés de défenseurs ; mais, à la nouvelle de la marche des Cosaques contre la Sibérie, il quitta nos frontières pour voler à la défense de ses propres États. Colère de Jean. On fit aux Stroganof un crime de ces déprédations. D’après un rapport de Basile Pilépitsin, gouverneur de Tcherdin, Jean lui écrivit qu’ils ne savaient ou ne voulaient pas surveiller les frontières, « Vous avez pris sur vous, ajoutait-il, de rappeler des Cosaques proscrits, vrais bandits que vous avez envoyés faire la guerre à la Sibérie ; cette entreprise, propre à irriter le prince de Pelim et le sultan Koutchoum, est une trahison digne du dernier supplice ! Je vous ordonne de faire partir, sans délai, Iermak et ses compagnons pour Perme et Oussolié sur la Kama, où ils pourront 1581. effacer leurs fautes en forçant à la soumission les Ostiaks et les Vogoulitches. Vous pourrez retenir tout au plus une centaine de Cosaques pour la sécurité de vos petites villes. Dans le cas où vous n’exécuteriez pas mes ordres à la lettre, si à l’avenir la Permie avait à souffrir encore les attaques du prince de Pelim ou du sultan de Sibérie, je vous accablerais du poids de ma disgrâce et je ferais pendre tous ces traîtres de Cosaques. » Cette dépêche menaçante fit trembler les Stroganof : cependant un succès éclatant, inopiné, vint justifier leur entreprise, et changer en faveur le courroux de leur souverain.

Exploits d’Iermak. En commençant le récit des exploits d’Iermak, nous dirons d’abord que, semblables à tout ce qui est extraordinaire, ils avaient fait une forte impression sur l’imagination du vulgaire et donné naissance à plusieurs fables, qui se sont confondues dans les traditions avec les faits véritables : sous le titre d’annales elles ont induit en erreur les historiens eux-mêmes : c’est ainsi, par exemple, que quelques centaines de guerriers conduits par Iermak, se métamorphosèrent en armée, et, comme ceux de Cortez ou de Pizarre, furent comptés par milliers ; les mois devinrent des années, une navigation pénible 1581. parut merveilleuse. Laissant de côté les assertions fabuleuses, nous nous en rapporterons, pour les faits principaux, aux documens officiels et au récit contemporain le plus véridique au sujet d’une conquête, en effet, surprenante.

D’abord les Cosaques remontent, pendant quatre jours, le cours rapide et semé d’écueils de la Tchoussovaïa, jusqu’à la chaîne des monts Ourals. Les deux jours suivans, à l’ombre des masses de rocs dont l’intérieur de ces montagnes est hérissé, ils atteignent, au moyen de la rivière Sérébrennaïa, le passage appelé route de Sibérie : là ils s’arrêtent ; ignorant ce qui pouvait leur arriver par la suite, ils contruisent, pour leur sûreté, une espèce de redoute à laquelle ils donnent le nom de Kokouï. Ils n’avaient trouvé encore que des déserts et un petit nombre d’habitans. Ensuite ils se transportent, en remorquant leurs embarcations, jusqu’à la rivière de Iaravle. Ces lieux sont, encore aujourd’hui, signalés par des monumens d’Iermak : des rochers, des cavernes, des vestiges de fortifications y portent son nom. On assure que les gros bateaux abandonnés par lui, entre la Sérébrennaïa et la Barantcha, ne sont pas, de nos jours, entièrement pourris et que des arbres élevés ombragent leurs débris à moitié réduits en poussière. 1581. Par la Iaravle et la Taghil, les Cosaques arrivés dans la Toura qui arrose une des provinces de l’empire de Sibérie, tirèrent pour la première fois le glaive des conquérans. À l’endroit où se trouve actuellement la ville de Tourinsk, il existait alors une petite ville, domaine du prince Yepantcha. Il commandait un grand nombre de Tatars, de Vogoulitches, et accueillit ces audacieux étrangers par une grêle de traits, lancés des bords de la rivière, à la place où l’on voit à présent le village d’Ousseninovo ; mais effrayé par une décharge d’artillerie, il prit aussitôt la fuite. Iermak fit détruire la ville, dont le nom seul est resté, car les habitans donnent encore à Tourinsk le nom de ville d’Yepantcha. Les campemens, les villages situés le long de la Toura furent dévastés. Les chefs cosaques ayant pris, à l’embouchure de la Tavda, un officier de Koutchoum, nommé Taousak, celui-ci, voulant sauver sa vie, leur communiqua sur le pays d’importans renseignemens. Pour prix de sa franchise on lui rendit la liberté, et il courut annoncer à son maître que la prédiction des devins de Sibérie se réalisait, car, selon quelques rapports, ces prétendus sorciers proclamaient depuis long-temps la chute inévitable et prochaine de cet État, par une invasion des chrétiens. 1581. Taousak parlait des Cosaques comme d’hommes merveilleux, comme des héros invincibles, lançant le feu et la foudre qui pénètrent à travers les cuirasses. Toutefois Koutchoum, privé de la vue, avait une âme forte : il se prépara à défendre avec courage son pays et sa croyance. Il rassemble aussitôt tous ses sujets, fait entrer en campagne son neveu Mahmetkoul à la tête d’une cavalerie nombreuse, et lui-même il se retranche sur la rive de l’Irtisch, au pied de la montagne de Tchouvache, fermant ainsi aux Cosaques le chemin d’Isker.

La conquête de la Sibérie ressemble, sous plus d’un rapport, à celle du Mexique et du Pérou. Ici c’était aussi une poignée d’hommes qui, au moyen d’armes à feu, mettaient en déroute des milliers de soldats armés de flèches ou de javelots ; car les Mogols comme les Tatars du nord ignoraient l’usage de la poudre à canon, et, vers la fin du seizième siècle, ils se servaient encore des armes employées du temps de Genghis. Chacun des guerriers d’Iermak faisait face à une foule d’ennemis. Si sa balle n’en tuait qu’un seul, la détonation effrayante de son fusil en faisait fuir vingt ou trente. Combats. Dans le premier combat livré sur la rive du Tobol, à l’endroit nommé Babassan, Iermak, à l’abri d’un 1581. retranchement, arrêta, par quelques décharges de mousqueterie, l’impétuosité de dix mille hommes de la cavalerie de Mahmetkoul qui se précipitaient pour l’écraser. Aussitôt il les attaque lui-même, remporte une victoire complète, et se fraie, jusqu’à l’embouchure du Tobol, une route dont tous les périls n’étaient pas encore dissipés. En effet, du haut des rives escarpées de la rivière appelée Dolojaï-Yar, les habitans faisaient pleuvoir une grêle de flèches sur les bateaux des Cosaques. Une autre affaire moins importante eut lieu à seize verstes de l’Irtisch, dans un pays gouverné par un chef de tribu nommé Karatcha, et situé au bord d’un lac qui jusqu’aujourd’hui porte le nom de ce conseiller intime du souverain de Sibérie. Iermak s’étant rendu maître du camp ennemi, y trouva un riche butin, des provisions en tout genre, ainsi qu’un grand nombre de tonneaux de miel, destinés pour la consommation du souverain. Le troisième combat, sur l’Irtisch, fut sanglant, opiniâtre ; il coûta la vie à quelques compagnons d’Iermak, et servit à prouver de quel prix est, pour les barbares eux-mêmes, l’indépendance de la patrie ; car les défenseurs de la Sibérie montrèrent de la résolution et de l’intrépidité. Toutefois ils cédèrent la victoire 1581. aux Russes vers la fin de la journée, en attendant une nouvelle bataille, et sans perdre ni le courage, ni l’espérance. L’aveugle Koutchoum sortit de ses fortifications pour venir camper sur la montagne de Tchouvache ; Mahmetkoul fut chargé de la garde des retranchemens, et les Cosaques qui, dans la même soirée, s’étaient emparés de la petite ville d’Atik-Mourza, n’osèrent pas se livrer au repos dans la crainte d’une attaque.

Conseil nocturne des Cosaques. Déjà la troupe d’Iermak était visiblement diminuée. Quelques cosaques avaient été tués, beaucoup étaient blessés, et au milieu de fatigues continuelles, un grand nombre d’entre eux n’avaient plus ni forces, ni valeur. Les chefs profitèrent de cette nuit d’inquiétude pour se consulter sur le parti à prendre, et dans ce conseil la voix des faibles se fit entendre. « Nous avons, disaient-ils, assouvi notre vengeance. Il est temps de rétrograder, et de nouveaux combats sont dangereux pour nous, puisque bientôt nous ne pourrons plus vaincre, faute de combattans. — Frères, répondirent les chefs, il ne nous reste d’autre chemin que celui qui est devant nous : déjà les rivières se couvrent de glace : en tournant le dos, nous périrons au milieu des neiges, et si nous 1581. étions assez heureux pour regagner la Russie, nous y arriverions avec la tache du parjure, car nous nous sommes engagés à soumettre Koutchoum ou à effacer nos fautes par un trépas généreux. Nous avons vécu long-temps avec une réputation déshonorante ; sachons mourir après en avoir acquis une glorieuse ! C’est Dieu qui accorde la victoire, et souvent aux plus faibles : que son nom soit sanctifié ! Amen ! répondit la troupe. » Aux premiers rayons du soleil, les Cosaques se précipitent sur les retranchemens, à travers une nuée de flèches, Combat décisif. et en criant : Dieu est pour nous ! L’ennemi aussitôt abat lui-même ses palissades sur trois points différens. Les Sibériens en sortent le sabre ou la lance à la main, et engagent, corps à corps, un combat désavantageux pour les guerriers d’Iermak, trop inférieurs en nombre. Les hommes tombaient de part et d’autre ; mais les Cosaques, les Allemands et les Polonais formaient un mur inébranlable, chargeaient leurs armes avec ordre, et, par un feu soutenu, éclaircissaient les rangs de l’ennemi, qu’ils chassaient vers ses retranchemens. Iermak et Koltzo, aux premières lignes, faisaient des prodiges de valeur, répétant à haute voix Dieu est pour nous ! tandis que l’aveugle Koutchoum, placé 1581. sur la montagne au milieu de ses Imans, de ses Mullahs, invoquait Mahomet pour le salut, des vrais croyans. Heureusement pour les Russes, Mahmetkoul blessé fut obligé de quitter le combat, et les Mourzas le transportèrent, dans un canot, sur l’autre bord de l’Irtisch. À cette nouvelle la consternation se répandit parmi l’armée ennemie : privée de chef, elle désespère de la victoire ; les princes Ostiaks prennent la fuite ; ils sont suivis par les Tatars, et Koutchoum, apprenant que déjà les étendards chrétiens flottaient sur les retranchemens, cherche son salut dans les déserts d’Ischim, ayant eu à peine le temps d’enlever de sa capitale une partie de son trésor. Cette bataille générale et sanglante décida de la domination des Russes depuis la chaîne des monts Ourals jusqu’aux rives de l’Oby et du Tobol : elle coûta aux Cosaques cent sept de leurs plus braves guerriers, et jusqu’aujourd’hui on fait, pour le repos de leur âme, des prières solennelles dans la cathédrale de Tobolsk.

Prise de la ville d’Isker ou de Sibir. Le 27 octobre, Iermak, déjà illustre pour l’histoire, après avoir rendu au ciel d’éclatantes actions de grâce, fit son entrée triomphante dans la ville d’Isker ou de Sibir, située sur une élévation au bord de l’Irtisch. Elle était défendue, 1581. d’un côté, par des retranchemens et un fossé profond ; de l’autre par un triple rempart. Selon l’annaliste, les vainqueurs y trouvèrent d’immenses richesses en or, argent, draps d’or d’Asie, pierres précieuses, fourrures, etc., qu’ils partagèrent en frères. La ville était entièrement déserte. Ces guerriers qui venaient de conquérir un royaume n’y voyaient pas un seul habitant. Ils regorgeaient d’or, de zibelines, et manquaient de nourriture. Cependant, trois jours après, ils virent arriver les Ostiaks, conduits par leur prince Bohar, qui venaient leur apporter des présens et des provisions, prêter serment de fidélité, demander grâce et protection. Bientôt parurent aussi un grand nombre de Tatars avec leurs femmes et leurs enfans. Ils reçurent d’Iermak un gracieux accueil. Il les tranquillisa, et les laissa retourner à leurs campemens, après avoir exigé d’eux un léger tribut.

Cet homme, naguères chef d’une bande de brigands, qui venait de se montrer intrépide héros et capitaine habile, déploya également son génie extraordinaire dans les choses relatives à l’administration et à la discipline militaire. Il inspirait à des peuples grossiers et sauvages une extrême confiance dans un pouvoir nouveau. Il parvint à contenir, par une juste sévérité, 1581. ses turbulens compagnons d’armes, de telle sorte qu’ils n’osèrent exercer aucune vexation dans un pays conquis par leur audace et à travers mille dangers, à l’extrémité du monde. Sévérité d’Iermak. On rapporte que l’inflexible Iermak, ménageant les guerriers chrétiens dans les combats, les traitait avec rigueur pour le moindre délit, et qu’il punissait également de mort la désobéissance et la fornication ; non-seulement il exigeait de sa troupe entière soumission, mais encore la pureté de l’âme, afin de se rendre agréable au maître de la terre et à celui du ciel, persuadé que Dieu lui accorderait la victoire avec un petit nombre de guerriers vertueux, plutôt qu’avec un grand nombre de pécheurs endurcis : « Ses cosaques, dit l’annaliste de Tobolsk, menaient une vie chaste, en marche aussi bien que pendant leur séjour dans la capitale de la Sibérie. Aux combats succédait la prière. » Cependant ils n’étaient pas encore au terme de leurs dangers.

Il s’était passé quelque temps sans qu’on entendît parler de Koutchoum, et les chefs cosaques, sans aucune inquiétude, se livraient au plaisir de la chasse, dans les environs de la ville ; mais Koutchoum s’en était rapproché : malgré sa blessure, Mahmetkoul était déjà remonté 1581. à cheval, et le cinq décembre il tomba à l’improviste sur vingt russes qui pêchaient dans le lac d’Abalak, et les massacra tous. Aussitôt qu’Iermak apprend cette surprise, il court à la poursuite de l’ennemi, l’atteint près d’Abalak, à l’endroit où se trouve à présent le bourg de Chamehin, le bat et le disperse : ensuite, ayant fait relever les corps de ses compagnons d’armes, il les inhuma, avec les honneurs militaires, sur le cap de Saouskan, près d’Isker, dans l’ancien cimetière des khans. L’intensité du froid, de dangereux tourbillons de neige, les courtes journées d’hiver dans ces contrées septentrionales, ne lui permettaient pas de songer à de nouvelles entreprises de quelque importance avant le retour du printemps. En attendant, la soumission pacifique de deux princes des Vogoulitches, Ichberdeï et Souklem, servit bientôt à étendre les possessions des Cosaques. Le premier avait ses domaines au-delà des marais d’Eskalbin, sur les rives de la Kouda ou de la Tavda ; le second habitait les environs de Tobolsk. Tous les deux offrirent volontairement de payer le yassak ou tribut en zibelines, et prêtèrent serment de fidélité à la Russie. Ichberdeï sut se concilier l’amitié particulière des Cosaques, auxquels il servit de conseil et de guide dans les 1581. lieux inconnus. Ainsi les affaires de l’administration intérieure, la perception du tribut, la chasse et la pêche, dont les produits étaient indispensables dans un pays sans agriculture, occupèrent Iermak jusqu’au mois d’avril. 1582. Alors un mourza lui donna avis que l’audacieux Mahmetkoul s’était de nouveau approché de l’Irtisch, et campait près de Vagaï avec une troupe peu nombreuse. L’occasion était favorable ; Le prince Mahmetkoul prisonnier. mais pour exterminer cet infatigable ennemi, le secret et la célérité étaient plus nécessaires que la force. En conséquence les chefs cosaques, ayant choisi soixante de leurs braves, s’approchent furtivement du camp des Tatars, en égorgent plusieurs plongés dans le sommeil, et font prisonnier Mahmetkoul, qu’ils amènent en triomphe à Isker. Cette prise causa une grande joie à Iermak, car elle le débarrassait d’un ennemi plein d’audace et de courage, qu’il pouvait considérer comme un otage important dans ses relations avec le fugitif Koutchoum : bien que Mahmetkoul fût couvert du sang des frères d’armes d’Iermak, celui-ci, abjurant toute idée de vengeance personnelle, le traitait avec des égards flatteurs, tout en le tenant sous une étroite surveillance. Comme Iermak avait déjà des espions jusque dans des lieux éloignés d’Isker, 1582. il apprit que Koutchoum, frappé du revers de Mahmetkoul, errait dans les déserts au delà de l’Ischim. Cet usurpateur allait être attaqué par Seidek (fils de Bekboulat, prince de Sibérie, l’une de ses victimes), qui marchait contre lui avec de nombreuses bandes d’Usbecks. D’un autre côté, il se trouvait affaibli par la défection du mourza Karatcha, qui, l’abandonnant dans son malheur, avait entraîné une grande partie de ses troupes, et se disposait à camper dans le pays de Lym, près d’un grand lac, au-dessus de l’embouchure de la Tara dans l’Irtisch. Ces nouvelles étaient de nature à causer une vive satisfaction à l’illustre chef des Cosaques, dont les nouvelles entreprises allaient être favorisées par la faiblesse du principal ennemi des Russes, ainsi que par l’approche du printemps.

Suite des conquêtes. Iermak, ayant laissé à Isker une partie de sa troupe, s’embarqua avec l’autre sur l’Irtisch qu’il descendit, en naviguant vers le nord. Les tribus du voisinage reconnaissaient déjà son pouvoir, de sorte qu’il s’avança, sans obstacles, jusqu’aux bouches de l’Armidzianka, où il fut arrêté par des Tatars encore indépendans, qui, s’étant renfermés dans une forteresse, refusèrent de se rendre. Elle fut emportée d’assaut, 1582. et les chefs cosaques firent fusiller ou pendre les principaux auteurs d’une opiniâtreté dangereuse pour les Russes. Intimidés par la terreur, le reste des habitans jura soumission et fidélité à la Russie, en baisant un sabre teint de sang. Les cantons actuels de Ratzin, Karbin, Tourtass n’osèrent opposer aucune résistance. Plus loin commençaient les campemens des Ostiaks et des Vogoules de la Kouda. Là, sur le rivage escarpé de l’Irtisch, leur prince Démian, réfugié dans un fort avec deux mille guerriers prêts à combattre, rejeta toutes les propositions d’Iermak. Au rapport de l’annaliste, « cette petite ville possédait dans ses murs une idole d’or que l’on supposait y avoir été apportée de l’ancienne Russie, à l’époque où elle embrassa le christianisme. Les Ostiaks la conservaient dans un vase rempli d’eau qu’ils buvaient pour ranimer leur courage ; les chefs cosaques, ayant chassé les assiégés à coups de canon, pénétrèrent dans la ville, mais ils ne purent découvrir cette précieuse idole. » Les conquérans continuèrent leur navigation. Ils aperçurent une foule de devins qui offraient un sacrifice à leur fameuse idole de Ratscha, la conjurant de les sauver de ces terribles étrangers : l’idole restait muette, les Russes s’avançaient 1582. avec leur tonnerre, et les devins effrayés coururent se cacher dans l’épaisseur des forêts. C’est là que se trouve aujourd’hui la colonie de Ratscha, au-dessous de Demiansk. Plus loin, dans le canton de Tzingal, à l’endroit où l’Irtisch, resserré par des montagnes, précipite son cours rapide, une multitude d’hommes armés attendaient les Cosaques : mais une décharge de mousqueterie les mit en fuite, et ceux-ci s’emparèrent de la petite ville de Nazym, où ils ne trouvèrent que des femmes et des enfans frappés de terreur et attendant la mort. Iermak les traita avec tant de douceur que leurs pères et leurs maris ne tardèrent pas à venir le trouver avec un tribut. Après avoir soumis le canton de Tarkhan, les Cosaques entrèrent dans le pays du plus considérable des princes ostiaks, nommé Samar. Allié avec huit autres petits princes, il attendait les Russes de pied ferme, afin de décider, par une bataille, du sort de tout l’ancien pays d’Yougorie. Samar se vantait de son courage, de sa force, mais il oublia la prudence, car lui, son armée et ses gardes étaient plongés dans le sommeil, lorsqu’à l’heure du crépuscule, les Cosaques vinrent attaquer son camp. Éveillé par le tumulte, il se lève, saisit ses armes, et tombe frappé à mort du 1582. premier coup de fusil. À l’instant, ses troupes se dispersent, et les habitans s’engagent à payer tribut à la Russie. Déjà Iermak se trouvait sur la rive de l’Oby, fleuve important, sur le cours duquel les anciens Novgorodiens avaient quelques notions, mais dont la source et l’embouchure, suivant les voyageurs moscovites de 1567, se cachaient dans des régions inconnues. Maître de Nazym, principale ville des Ostiaks, et de plusieurs autres forteresses, ayant entre ses mains le prince de ce pays, Iermak eut à déplorer la perte d’un de ses braves compagnons d’armes, l’hetman Nicétas Pan, tué dans un assaut avec quelques uns des plus intrépides cosaques. Il ne voulut pas pénétrer plus avant dans un pays qui ne lui présentait que des déserts glacés, lieux de désolation où, pendant l’été, les rayons brûlans du soleil parviennent à peine à réchauffer la surface de marais immenses couverts de mousse ; des fondrières durcies par le froid et parsemées d’ossemens de mammouths, y offrent l’aspect d’un vaste cimetière. Iermak désigna Alatscha, prince ostiak, comme chef des tribus de l’Oby ; ensuite il reprit le chemin de la capitale de Sibérie, traité en vainqueur et en souverain par ses tributaires. Il était accueilli partout avec les démonstrations 1582. d’une soumission absolue, comme un guerrier redoutable et doué d’une force d’âme surnaturelle. Au son d’une musique guerrière les Cosaques remontaient les fleuves : ils descendaient de leurs barques, vêtus de leurs plus beaux habits, afin d’étonner les habitans par leurs richesses. Ayant ainsi assuré la domination de la Russie depuis Bérézof jusqu’au Tobol, Iermak, satisfait et tranquille, arriva heureusement à Isker.

Àmbassade à Moscou. Alors seulement, il annonça aux Stroganof, qu’avec l’aide de Dieu il avait vaincu le sultan, pris sa capitale, ses États, son neveu, et fait prêter à ses peuples serment de fidélité à la Russie. En même temps, il écrivit au tzar que ses pauvres Cosaques, proscrits, troublés par leur conscience et livrés au repentir, avaient bravé la mort pour réunir un vaste État à la Russie, au nom du Christ et de leur grand monarque, pour les siècles des siècles et pour tout le temps qu’il plaira au Très-Haut de prolonger l’existence de l’univers. « Ils attendent, ajoutait-il, les ordres des voïévodes russes auxquels ils sont prêts à remettre le royaume de Sibérie, sans aucune espèce de condition, disposés à mourir pour la gloire ou sur un échafaud, selon qu’il plairait à Dieu et à leur maître. » 1582. Muni de cette missive, le second des chefs, Jean Koltzo, premier compagnon d’Iermak dans les combats et dans les conseils, partit pour Moscou où il avait été condamné à un supplice rigoureux, comme criminel d’État, sans craindre l’arrêt solennel qui menaçait ses jours.

Ici nous préviendrons une question qui paraît assez naturelle. En annonçant aussi tard ses succès aux Stroganof, Iermak, séduit par la facile conquête de la Sibérie, ne songeait-il pas, ainsi que le supposent quelques historiens, à régner sur ce pays d’une manière indépendante ? Quoique vainqueur, ses forces diminuaient tous les jours, et le besoin de secours n’aurait-il pas été le seul et véritable motif de sa démarche auprès de Jean ? Cependant comment imaginer que ce chef prudent n’aurait pas prévu, en commençant son expédition, qu’une poignée de téméraires, abandonnés de la Russie, seraient dans deux ou trois ans anéantis par les combats ou les maladies ; que dans un climat rigoureux, ils succomberaient au milieu des déserts et d’épaisses forêts, impénétrables refuges d’une population sauvage et féroce, que les armes à feu pouvaient, seules, forcer à payer tribut aux étrangers ? Il est plus probable que n’ayant pas été témoin oculaire des faits, l’annaliste établit, sur des 1582. hypothèses, l’ordre dans lequel ils se sont succédés. Peut-être Iermak avait-il craint de se vanter trop tôt de ses succès, voulant, avant tout, achever la conquête de la Sibérie ; ce qu’il crut avoir fait en chassant Koutchoum dans les déserts, et en établissant les bornes de l’empire moscovite sur les rives de l’Oby.

Transportés de joie à la nouvelle qu’ils venaient de recevoir des hetmans, les Stroganof partirent à l’instant pour Moscou, empressés de communiquer au tzar tous les détails de leur glorieuse entreprise. Ils lui demandèrent d’achever la réduction de la Sibérie, de simples particuliers comme eux n’ayant pas les moyens de conserver une aussi vaste conquête. Les envoyés d’Iermak, Jean Koltzo et ses compagnons, parurent aussi devant le prince pour lui offrir le royaume de Sibérie, ainsi que de précieuses fourrures en zibelines, renards noirs et castors. Joie à Moscou. C’était, depuis bien long-temps, les premiers transports de joie dans la triste Moscou ! Le tzar et la nation semblèrent se ranimer. À la cour, sur la grande place, on répétait avec ivresse, Dieu a envoyé un nouvel Empire à la Russie ! On sonnait les cloches, on adressait au ciel de solennelles actions de grâces, comme à l’époque de Kazan et d’Astrakhan, temps heureux de la 1582. jeunesse du tzar ! La renommée exagérait la gloire de cette conquête ; il n’était bruit que des innombrables armées détruites par les Cosaques, du grand nombre de peuples soumis par leur valeur, des richesses immenses qu’ils avaient trouvées ; en un mot, la Sibérie semblait être tombée du ciel pour les Russes ; et, pour faire ressortir davantage les succès d’Iermak, on oubliait que de temps immémorial ce pays avait été connu des Russes. La disgrâce des Cosaques fit place aux honneurs ; Jean Koltzo, baissant avec humilité sa tête coupable devant le tzar et les boyards, n’entendait plus que des paroles de bienveillance, que des louanges sur sa conduite, que le nom de vaillant guerrier ; vivement attendri, il baisait la main du tzar, qui lui fit donner, ainsi qu’aux autres envoyés de Sibérie, de l’argent, du drap et des étoffes de prix. Envoi d’une armée en Sibérie. Jean expédia immédiatement vers Iermak le prince Siméon Bolkovsky et l’officier Jean Gloukof avec cinq cents strélitz. Il autorisa Jean Koltzo à chercher des volontaires pour aller s’établir dans les nouvelles contrées du Tobol, et ordonna à l’évêque de Vologda d’y envoyer dix prêtres, à l’effet de célébrer l’office divin. Le prince Bolkovsky devait prendre, au printemps, des bateaux chez les Stroganof, et s’embarquer 1583. sur la Tchoussovaïa, pour suivre les traces du héros de la Sibérie. Les illustres citoyens, véritables auteurs de cette acquisition importante pour la Russie, la cédèrent à l’État ; mais en récompense et pour prix de leurs services et de leur zèle, Jean fit à Siméon Stroganof concession de deux bourgs, la grande et la petite Sol, sur le Volga. Maxime et Nicétas obtinrent le privilége de faire le commerce dans toutes leurs villes, sans payer aucun droit.

Nouvelles conquêtes. En attendant de bonnes nouvelles de la Russie, les conquérans de la Sibérie ne s’abandonnaient pas à un stérile repos. Ils s’avancèrent par la Tavda jusqu’au pays des Vogoulitches et près de l’embouchure de cette rivière, où dominaient les princes tatars Laboutan et Petschénieg. Dans une affaire sanglante, Iermak les mit en déroute sur les bords d’un lac, et l’annaliste rapporte que de son temps on y voyait encore une grande quantité d’ossemens humains. Mais les timides habitans des cantons de Koschoutz et de Tabarin payèrent, sans murmurer, le tribut exigé par le chef des Cosaques. Ces paisibles sauvages vivaient dans une indépendance absolue, n’ayant ni princes, ni chefs ; seulement ils accordaient leur respect à quelques hommes riches, dont la sagesse était généralement reconnue, et les prenaient 1583. pour juges dans leurs querelles. Ils accordaient une égale estime à de prétendus devins. L’un d’eux regardant Iermak avec une sainte terreur, lui avait, dit-on, prédit une longue gloire ; mais il avait gardé le silence sur sa mort prochaine. Ici la fable créa de nouveaux géans parmi les nains de Vogoulie qui ont à peine deux archines de hauteur. D’après un de ces contes, les Russes virent avec surprise, près de la ville de Tabarin, un géant haut de deux toises, qui saisissait une dixaine d’hommes à la fois, et les étouffait entre ses bras ; ne pouvant parvenir à le prendre vivant, ils le tuèrent à coups de fusil. Au total, la relation de cette expédition n’est pas très-authentique, et ne se trouve que dans le supplément à la chronique de Sibérie. On y lit aussi qu’après avoir atteint les marais et les forêts de Peloum, dispersé les Vogoulitches, et fait de nombreux prisonniers, Iermak chercha à recueillir de ces derniers quelques renseignemens sur les chemins qui, des bords de la Haute-Tavda, conduisaient à Perme à travers la chaîne des monts de pierre, afin de découvrir une communication moins dangereuse, moins difficile avec la Russie : mais qu’il lui fut impossible de se frayer un chemin dans des déserts marécageux en été, et ensevelis en 1583. hiver sous des neiges profondes. Iermak venait d’augmenter le nombre de ses tributaires, et d’étendre ses domaines jusqu’à la rivière de Sosva, dans l’antique pays d’Yougorie. Il avait enclavé dans leurs limites le pays de Kondinie, peu connu jusqu’alors, bien que placé depuis long-temps dans les titres des souverains moscovites. Il retourna ensuite dans la capitale de la Sibérie, où l’attendait la récompense de ses glorieux travaux.

Jean Koltzo était arrivé à Isker chargé des gratifications du tzar, suivi du prince Bolkovsky avec ses hommes de guerre. Gratifications du tzar. Le premier remit de riches présens aux chefs ainsi qu’aux soldats. Il était porteur pour Iermak de deux cuirasses, d’une coupe d’argent et d’une pelisse que le tzar avait portée lui-même. Dans une lettre pleine de bonté, Jean annonçait aux Cosaques un entier oubli de leurs fautes et la reconnaissance éternelle de la Russie pour leurs importans services. On assure qu’il nommait Iermak, prince de Sibérie, lui ordonnant d’administrer et gouverner ce pays, comme il l’avait fait jusqu’alors ; d’y établir l’ordre, d’y consolider enfin la suprême puissance du tzar. De leur côté les Cosaques rendaient des honneurs aux voïévodes de Jean ainsi qu’à tous les strélitz. Ils leur firent des présens 1583. en zibelines et les traitèrent avec tout le luxe que permettait leur position, se préparant ensemble à de nouvelles entreprises. Toutefois cette félicite d’Iermak et de ses compagnons ne fut pas de longue durée : nous touchons au commencement de leurs revers.

Maladies et famine en Sibérie. D’abord on vit se manifester parmi les troupes un affreux scorbut, maladie commune à ceux qui arrivent dans des climats froids et humides, dans des contrées sauvages et presque inhabitées. Les strélitz en furent attaqués les premiers. Bientôt elle se communiqua aux Cosaques, dont plusieurs perdirent les forces et même la vie. Ensuite l’hiver amena une grande disette de vivres : un froid excessif, des tourmentes, des tourbillons de neige empêchaient la chasse et la pêche ainsi que l’arrivage du grain des campemens voisins, dont quelques habitans s’occupaient d’une agriculture peu productive. La famine commençait à se faire sentir ; la maladie faisait des progrès, et tous les jours elle enlevait plusieurs victimes, au nombre desquelles se trouva le prince Bolkovsky. On lui fit, à Isker, d’honorables funérailles. L’abattement général atteignit aussi le cœur d’Iermak ; il ne craignait pas la mort, habitué depuis long-temps à la braver, mais il s’affligeait à l’idée de perdre sa conquête, 1584. de tromper l’espoir du tzar et de la Russie. Heureusement cette calamité cessa avec le printemps : la chaleur atmosphérique vint contribuer à la guérison des maladies, et des convois de vivres ramenèrent l’abondance parmi les Russes : alors Iermak fit partir le prince Mahmetkoul pour Moscou, annonçant au tzar que tout allait bien en Sibérie ; toutefois il lui demandait instamment des secours plus considérables que les premiers, afin de conserver ses conquêtes et de pouvoir en faire de nouvelles. Mahmetkoul, fidèle observateur de la loi de Mahomet, servit par la suite dans les armées russes.

Iermak qui avait perdu à peu près la moitié de ses hommes de guerre, par l’épidémie et la famine, éprouva bientôt un nouveau malheur par l’effet de son imprudente crédulité. Le mourza Karatscha, après avoir abandonné son souverain au moment de ses revers, avait établi un camp nombreux sur la Tara : il avait des espions à Isker, des amis et des intelligences dans tous les campemens des environs : il ambitionnait la gloire de devenir le libérateur de sa patrie. En attendant une occasion favorable, il flattait les Russes avec une perfide adresse : il leur envoyait des présens, leur demandait des secours sous le prétexte qu’il était menacé par 1584. les Nogaïs, protestait de sa fidélité ; en un mot il parvint à tromper Iermak à tel point que celui-ci lui envoya quarante de ses plus intrépides soldats, sous les ordres de l’hetman Jean Koltzo. Quelques décharges de mousqueterie auraient suffi à cette poignée de braves pour disperser des milliers de sauvages ; Imprudence des Cosaques. mais conduits à leur perte par une la taie destinée, les Cosaques arrivèrent, sans prendre aucune précaution, chez leurs prétendus amis et se placèrent tranquillement sous le fer des meurtriers. Le premier des héros d’Iermak et ses vaillans compagnons, naguère lions dans les combats, tombèrent comme des agneaux dans le camp de la Tara…. Le résultat de cet événement fut la révolte de tous les tributaires. Aussitôt les Tatars, les Ostiaks de Sibérie se soulèvent contre les Russes et massacrent, dans une reconnaissance, l’hetman Mikhaïlof ; ensuite ils se réunissent aux troupes de Karatscha et vont avec leurs innombrables chariots camper autour d’Isker, Siége d’Isker. où Iermak se voit étroitement assiégé. Ses conquêtes, son royaume, ses sujets, tout venait de s’évanouir ! Quelques toises de fortifications en bois avec des remparts de terre, formaient alors tout le domaine des Cosaques ! Iermak aurait pu faire des sorties ; mais il voulait ménager ses soldats, 1584. réduits à un petit nombre ; il se contentait donc de faire tirer du canon, sans aucun résultat, car n’ayant que des pièces d’artillerie légère, il ne pouvait atteindre l’ennemi qui se tenait hors de portée et ne voulait pas s’approcher de la ville, certain de la prendre par famine, chose inévitable si le siége avait duré plus long-temps. Dans cette extrémité les Cosaques prennent une résolution désespérée. Pendant la nuit du 12 juin, laissant Iermak pour veiller à la sûreté de la ville, ils en sortent commandés par Mathieu Metchériak, se glissent à travers les chariots de l’ennemi, et à la faveur de l’obscurité ils parviennent jusqu’à l’endroit nommé Saouskan, à quelques verstes de la ville. C’est là que Karatscha avait établi son camp. Aussitôt ils se jettent sur les Tatars plongés dans le sommeil, en égorgent un grand nombre (entre autres deux fils de Karatscha), poursuivent de tous côtés les fuyards saisis d’épouvante et se baignent dans le sang des infidèles. Le mourza lui-même s’enfuit au delà du lac, suivi de quelques-uns des siens. L’aube du jour rendit bientôt le courage aux ennemis. Des troupes arrivées des autres campemens avaient arrêté les fuyards : les Tatars s’étaient rangés en ordre de bataille ; cependant les Cosaques, retranchés au milieu des chariots 1584. de Karatscha, parvinrent, au moyen d’un feu bien entretenu, à repousser toutes les attaques et à rentrer dans la ville, délivrée par leur valeur ; car, frappé de terreur, le mourza avait levé le siége en toute hâte et s’était sauvé au-delà de l’Ischim. Les villages et campemens voisins se soumirent de nouveau à Iermak : le destin favorisait encore les héros !

Dernières conquêtes d’Iermak. Iermak résolut d’intimider les ennemis et de garantir sa sûreté pour l’avenir. À cet effet, bien qu’il ne lui restât plus qu’une faible troupe, il entreprit de poursuivre Karatscha, en remontant l’Irtisch, afin d’étendre les possessions de la Russie vers l’est. Il battit le prince Beghiche et s’empara de sa ville, dont on voit encore les débris sur les rives d’un lac sinueux, près de l’embouchure du Vagaï. Il se rendit maître de toute la contrée qui s’étend jusqu’à l’Ischim, effrayant par sa vengeance ceux qui osaient lui résister, épargnant ceux qui mettaient bas les armes. Dans la contrée de Sargaty vivait alors un illustre vieillard, ancien chef tatar, juge héréditaire de toutes les tribus, depuis le premier khan de Sibérie. Il fit acte de soumission ainsi que le prince Etitchaï, qui gouvernait la ville de Tébend. Celui-ci, en apportant le tribut à Iermak, lui présenta sa jeune fille fiancée au 1584. fils de Koutchoum ; mais l’hetman, rigide observateur des lois de la chasteté, ordonna à la vierge des déserts d’éloigner de lui la séduction de ses attraits et de son innocence. Près de l’embouchure de l’Ischim, il s’éleva entre les soldats d’Iermak et les farouches habitans de ce misérable pays, une querelle sanglante, dans laquelle cinq de ses intrépides cosaques perdirent la vie. On célèbre encore aujourd’hui leur mémoire dans les chansons mélancoliques de la Sibérie. La petite ville de Tachatkan tomba aussi au pouvoir des Russes ; leur chef ne jugea pas à propos d’attaquer une place plus importante, fondée par Koutchoum sur les bords du lac Aoussaklou. Il pénétra jusqu’à la rivière de Chische, où commencent les déserts ; imposa des tributs à cette nouvelle conquête, et revint apporter à Isker des dépouilles qui devaient être ses derniers trophées !

La domination des Cosaques, établie depuis deux ans sur la Sibérie, leur avait donné les moyens d’ouvrir un négoce avantageux avec les contrées les plus éloignées de l’Asie, célèbres, de temps immémorial, par leurs richesses et leur commerce florissant. Déjà les caravanes de Boukharie se rendaient à Isker, en côtoyant le lac Aral, à travers les déserts de Kirghis-Kaïssaks, 1584. par un chemin frayé sans doute depuis long-temps, peut-être même par Genghis-Khan et ses successeurs. L’arrivée de ces étrangers animait la capitale de la Sibérie et lui donnait l’aspect d’une foire tumultueuse, où les Russes trouvaient en échange de leurs pelleteries, les produits de l’industrie orientale, nécessaires ou agréables à des hommes qui, sans craindre d’exposer leur vie, aimaient à en jouir. Les marchands de Boukharie étaient attendus à Isker, lorsque Iermak apprend que le fugitif Koutchoum avait osé reparaître dans le désert du Vagaï et leur coupait le chemin. Il part aussitôt à la tête de cinquante cosaques pour aller à leur rencontre ; il les cherche pendant tout un jour et ne découvre ni la caravane, ni les traces de l’ennemi. Il revient sur ses pas et se dispose à passer la nuit sous des tentes, laissant ses bateaux amarrés au rivage, près de l’embouchure du Vagaï. C’est là que l’Irtisch, dirigeant son cours vers l’orient, se divise en deux bras dont l’un forme de sinueux détours, et dont l’autre coule en droite ligne par un canal appelé d’Iermak, mais qui doit avoir été creusé à une époque bien antérieure ; ses bords aplanis par le temps ne présentent plus aucun vestige du travail des hommes.

1584. En cet endroit, au sud de la rivière, on voit, au milieu d’un vallon, une élévation destinée, d’après une tradition unanime, à l’habitation d’un roi et formée par les mains de jeunes filles. C’est parmi ces monumens d’un siècle perdu dans l’oubli que devait périr le conquérant de la Sibérie, celui de qui datent les notions positives que nous avons sur ce pays. Il devait périr victime de sa propre imprudence, effet d’une inévitable destinée ! Iermak n’ignorait pas la proximité de l’ennemi : cependant, sans prendre aucune précaution, sans placer de sentinelles, et comme s’il eût été las de vivre, il s’abandonna, lui et ses camarades, à un profond sommeil. La pluie tombait à verse : le bruit des vagues, celui des vents contribuaient à endormir les Cosaques, tandis que l’ennemi veillait sur l’autre bord du fleuve. Ses espions ayant découvert un gué s’approchent en silence du camp d’Iermak. Ils voient ses guerriers couchés sur la terre et leur enlèvent trois fusils avec leurs sacs à cartouches, qu’ils apportent à leur roi, comme preuve de la facilité avec laquelle on pouvait enfin exterminer les invincibles. À cette nouvelle Koutchoum tressaillit de joie. Sans perdre un instant il assaillit les Russes à demi-morts et les égorge ; c’était la nuit du 5 août. Deux seulement 1584. échappèrent au massacre. L’un s’enfuit à Isker ; le second, qui était Iermak lui-même, réveillé par le cliquetis des armes, par les cris des mourans, se lève et voit la mort devant lui. Il parvient cependant encore à repousser ses assassins à coups de sabre, et s’élance dans les ondes profondes et orageuses de l’Irtisch : Mort d’Iermak. mais, entraîné sous les flots par le poids de la cuirasse de fer qu’il avait reçue du tzar, il se noie avant d’atteindre ses bateaux…… Déplorable fin pour un conquérant, car il pouvait penser qu’il perdait sa gloire avec la vie ! Non, les eaux de l’Irtisch ne l’ont point engloutie ! La reconnaissance de la Russie, les pages de l’histoire, les annales de l’Église, garantissent à Iermak un éternel souvenir !

Ce héros, dont les hauts faits avaient effacé depuis long-temps l’épithète de brigand jointe à son nom, périt d’une mort prématurée : toutefois il avait eu le temps de terminer son principal ouvrage. En égorgeant quarante-neuf cosaques plongés dans le sommeil, Koutchoum ne put ôter le royaume de Sibérie à la puissance qui l’avait rangé pour jamais au nombre de ses domaines. Les contemporains et la postérité ont laissé à Iermak toute la gloire de cette conquête. Ses exploits sont célébrés non-seulement dans 1584. les annales, mais aussi dans les temples sacrés, où, jusqu’aujourd’hui, on prie le ciel pour le repos de son âme ainsi que pour ses braves compagnons d’armes, morts avec lui sur les rives de l’Irtisch. On y retrouve encore son nom dans ceux des lieux, dans les traditions orales, et les plus pauvres cabanes sont ornées de portraits de ce prince-hetman. Portrait du héros de Sibérie. Il était d’une figure noble et majestueuse, d’une taille moyenne. Il avait des muscles prononcés, de larges épaules, un visage aplati, mais agréable, la barbe noire, les cheveux bruns et bouclés, des yeux perçans, miroir d’une âme ardente, énergique, et d’un esprit pénétrant. Le 13 d’août, son corps fut porté par le courant près du village d’Épantchinsky, à douze verstes d’Abalak. Un Tatar, nommé Yaniche, petit-fils du prince Beghiche, péchant dans la rivière, y aperçut les pieds d’un cadavre. L’ayant retiré de l’eau au moyen d’une corde, il reconnut Iermak à sa cuirasse de fer garnie de bronze, avec un aigle d’or sur la poitrine. Joyeux, il appelle à grands cris les habitans du village pour leur montrer les restes du héros. D’après quelques rapports du temps, un mourza, nommé Kandaoul, fit dépouiller Iermak de sa cuirasse et aussitôt un sang frais sortit à gros bouillons du cadavre déjà roide : les 1584. Tatars, altérés de vengeance, le placèrent sur un échafaud et en firent un but pour tirer de l’arc pendant six semaines. Le roi Koutchoum et les plus éloignés des princes Ostiaks s’étant rassemblés dans ce lieu pour jouir de cet affreux spectacle, virent avec le plus grand étonnement de nombreux oiseaux de proie voltiger au dessus du cadavre, sans oser y toucher ; des visions, des rêves effrayans, forcèrent les infidèles à enterrer le mort dans le cimetière de Beghiche, à l’ombre d’un sapin touffu. Le jour de son enterrement, ils firent rôtir et mangèrent trente bœufs en l’honneur de ses funérailles ; ensuite ils donnèrent la cotte de maille d’Iermak aux prêtres de la fameuse idole de Bélogorsk, sa cuirasse au mourza Kandaoul, son habit au prince Seïdek, et son sabre, avec le ceinturon, au mourza Karatscha. Il s’opéra beaucoup de miracles sur sa tombe, qui brillait d’une clarté éblouissante et sur laquelle paraissait une colonne de feu. Le clergé mahométan, effrayé de ces phénomènes, trouva le moyen de cacher cette tombe, que personne ne connaît aujourd’hui. Tous les détails relatifs aux exploits et à la mort d’Iermak furent donnés, en 1650, au centenier Joseph Réniézof, par un Taïscha ou prince Kalmouk, nommé Ablaï, qui brûlait du désir d’acquérir la cuirasse 1584. d’Iermak et parvint enfin à l’obtenir des descendans de Kandaoul.

La nouvelle de la mort de l’hetman plongea les Russes de l’expédition dans une inexplicable terreur ; sa troupe était réduite à cent cinquante cosaques et soldats de Moscou, y compris les restes de la compagnie étrangère des Stroganof, sous le commandement de Mathieu Metchériak. Tout était fini pour eux ! La mort d’Iermak avait détruit leur audace et leurs espérances. Les Cosaques quittent la Siberie. Redoutant Koutchoum, Seïdek, Karatscha, les habitans et la famine, ils se décidèrent à retourner en Russie, et, le 15 août, ils abandonnèrent la capitale de la Sibérie, livrés à un profond chagrin. En effet, ils quittaient, dans ce pays, les tombeaux de leurs frères d’armes et les monumens sacrés du christianisme ; ils perdaient tout le fruit de leurs pénibles travaux, une conquête achetée au prix de leur sang, et ne voyaient, entre eux et la Russie, que d’immenses déserts, des dangers sans nombre, des combats et probablement un trépas ignoré. Ces hommes, naguères conquérans orgueilleux, maintenant malheureux bannis, s’embarquèrent sur le Tobol, à la grande satisfaction de Koutchoum et de tous les Sibériens, car les sauvages eux-mêmes abhorrent une domination étrangère. Après la mort 1584. d’Iermak, Koutchoum n’avait pas osé cerner la ville d’Isker. Lorsqu’il apprit la fuite des Cosaques, toujours redoutables et invincibles à ses yeux, dans la forteresse comme dans leurs bateaux foudroyans, il se garda bien d’inquiéter leur navigation ; il rentra, sur les traces d’Aleï, son fils, dans sa capitale déserte, pour y rétablir sa puissance, pour réorganiser un royaume que bientôt il devait perdre de nouveau. À la vérité, il n’y restait plus de Russes, mais leurs cendres et leurs sépultures y appelaient des vengeurs. Les ombres d’Iermak et de ses compagnons invitaient les Russes à achever la facile conquête d’un pays immense qui s’étend depuis la chaîne des monts Ourals, jusqu’au nord-ouest de l’Amérique, jusqu’à l’Océan oriental. Le succès de cette entreprise devait, dans la suite des siècles, reculer les limites de la Russie jusqu’aux possessions espagnoles et lui procurer, non-seulement d’inépuisables mines de métaux, les riches produits de la chasse, un commerce d’échange avantageux avec la Chine, mais encore la gloire de civiliser des peuples sauvages. Elle y trouvait également un moyen heureux de châtier les criminels sans leur faire subir la peine de mort ; la possibilité d’utiliser leur existence au profit de l’État, en les faisant servir à peupler 1584. les déserts ; en employant leurs bras, libres de chaînes, à extraire les trésors renfermés dans le sein de la terre ; enfin de corriger souvent les mœurs de ces infortunés ; puissant motif de consolation pour l’humanité !

Nous verrons bientôt le retour des Russes en Sibérie, ainsi que la suite de leurs victoires et conquêtes dans ce nouveau monde, sous le règne du successeur de Jean.


  1. Douze cent cinquante lieues communes de France, de vingt-cinq au degré.