Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand/Édition Garnier/1/Chapitre 12

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Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le GrandGarniertome 16 (p. 474-480).
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CHAPITRE XII.

RESSOURCES APRÈS LA BATAILLE DE NARVA ; CE DÉSASTRE ENTIÈREMENT RÉPARÉ. CONQUÊTE DE PIERRE AUPRÈS DE NARVA MÊME. SES TRAVAUX DANS SON EMPIRE. LA PERSONNE QUI FUT DEPUIS IMPÉRATRICE, PRISE DANS LE SAC D’UNE VILLE. SUCCÈS DE PIERRE ; SON TRIOMPHE À MOSCOU[1].
(ANNÉES 1701 ET 1702.)

Le czar, ayant quitté son armée devant Narva, sur la fin de novembre 1700, pour se concerter avec le roi de Pologne, apprit en chemin la victoire des Suédois. Sa constance était aussi inébranlable que la valeur de Charles XII était intrépide et opiniâtre. Il différa ses conférences avec Auguste pour apporter un prompt remède au désordre des affaires. Les troupes dispersées se rendirent à la grande Novogorod, et de là à Pleskow sur le lac Peipus.

C’était beaucoup de se tenir sur la défensive après un si rude échec. « Je sais bien, disait-il, que les Suédois seront longtemps supérieurs ; mais enfin ils nous apprendront à les vaincre. »

Pierre, après avoir pourvu aux premiers besoins, après avoir ordonné partout des levées, court à Moscou faire fondre du canon. Il avait perdu tout le sien devant Narva ; on manquait de bronze : il prend les cloches des églises et des monastères. Ce trait ne marquait pas de superstition, mais aussi il ne marquait pas d’impiété. On fabrique donc avec des cloches cent gros canons, cent quarante-trois pièces de campagne, depuis trois jusqu’à six livres de balle, des mortiers, des obus ; il les envoie à Pleskow. Dans d’autres pays un chef ordonne, et on exécute ; mais alors il fallait que le czar fît tout par lui-même. Tandis qu’il hâte ces préparatifs, il négocie avec le roi de Danemark, qui s’engage à lui fournir trois régiments de pied et trois de cavalerie, engagement que ce roi n’osa remplir.

À peine ce traité est-il signé qu’il revole vers le théâtre de la guerre ; il va trouver le roi Auguste[2] à Birzen, sur les frontières de Courlande et de Lithuanie. Il fallait fortifier ce prince dans la résolution de soutenir la guerre contre Charles XII ; il fallait engager la diète polonaise dans cette guerre. On sait assez qu’un roi de Pologne n’est que le chef d’une république. Le czar avait l’avantage d’être toujours obéi ; mais un roi de Pologne, un roi d’Angleterre, et aujourd’hui un roi de Suède[3], négocient toujours avec leurs sujets. Patkul et les Polonais partisans de leur roi assistèrent à ces conférences. Pierre promit des subsides et vingt mille soldats[4]. La Livonie devait être rendue à la Pologne en cas que la diète voulût s’unir à son roi, et l’aider à recouvrer cette province ; mais les propositions du czar firent moins d’effet sur la diète que la crainte. Les Polonais redoutaient à la fois de se voir gênés par les Saxons et par les Russes, et ils redoutaient encore plus Charles XII. Ainsi le plus nombreux parti conclut à ne point servir son roi et à ne point combattre.

Les partisans du roi de Pologne s’animèrent contre la faction contraire ; et enfin, de ce qu’Auguste avait voulu rendre à la Pologne une grande province, il en résulta dans ce royaume une guerre civile.

Pierre n’avait donc dans le roi Auguste qu’un allié peu puissant, et dans les troupes saxonnes qu’un faible secours. La crainte qu’inspirait partout Charles XII réduisait Pierre à ne se soutenir que par ses propres forces.

Ayant couru de Moscou en Courlande pour s’aboucher avec Auguste, il revole[5] de Courlande à Moscou pour hâter l’accomplissement de ses promesses. Il fait en effet marcher le prince Repnin avec quatre mille hommes vers Riga, sur les bords de la Duina, où les Saxons étaient retranchés.

Cette terreur commune augmenta quand Charles, passant la Duina[6] malgré les Saxons campés avantageusement sur le bord opposé, eut remporté une victoire complète ; quand, sans attendre un moment, il eut soumis la Courlande, qu’on le vit avancer en Lithuanie, et que la faction polonaise, ennemie d’Auguste, fut encouragée par le vainqueur.

Pierre n’en suivit pas moins tous ses desseins. Le général Patkul, qui avait été l’âme des conférences de Birzen, et qui avait passé à son service, lui fournissait des officiers allemands, disciplinait ses troupes, et lui tenait lieu du général Le Fort ; il perfectionnait ce que l’autre avait commencé. Le czar fournissait des relais à tous les officiers et même aux soldats allemands, ou livoniens, ou polonais, qui venaient servir dans ses armées ; il entrait dans les détails de leur armure, de leur habillement, de leur subsistance.

Aux confins de la Livonie et de l’Estonie, et à l’occident de la province de Novogorod, est le grand lac Peipus, qui reçoit du midi de la Livonie la rivière Vélika, et duquel sort, au septentrion, la rivière de Naiova qui baigne les murs de cette ville de Narva, près de laquelle les Suédois avaient remporté leur célèbre victoire. Ce lac a trente de nos lieues communes de long, tantôt douze, tantôt quinze de large : il était nécessaire d’y entretenir une flotte pour empêcher les vaisseaux suédois d’insulter la province de Novogorod, pour être à portée d’entrer sur leurs côtes, mais surtout pour former des matelots. Pierre, pendant toute l’année 1701, fit construire sur ce lac cent demi-galères qui portaient environ cinquante hommes chacune ; d’autres barques furent armées en guerre sur le lac Ladoga. Il dirigea lui-même tous les ouvrages, et fit manœuvrer ses nouveaux matelots. Ceux qui avaient été employés, en 1697, sur les Palus-Méotides, l’étaient alors près de la Baltique. Il quittait souvent ces ouvrages pour aller à Moscou et dans ses autres provinces affermir toutes les innovations commencées, et en faire de nouvelles.

Les princes qui ont employé le loisir de la paix à construire des ouvrages publics se sont fait un nom ; mais que Pierre, après l’infortune de Narva, s’occupât à joindre par des canaux la mer Baltique, la mer Caspienne et le Pont-Euxin, il y a là plus de gloire véritable que dans le gain d’une bataille. Ce fut en 1702 qu’il commença à creuser ce profond canal qui va du Tanaïs au Volga. D’autres canaux devaient faire communiquer par des lacs le Tanaïs avec la Duina, dont la mer Baltique reçoit les eaux à Biga ; mais ce second projet était encore fort éloigné, puisque Pierre était bien loin d’avoir Biga en sa puissance.

Charles dévastait la Pologne, et Pierre faisait venir de Pologne et de Saxe à Moscou des bergers et des brebis pour avoir des laines avec lesquelles on pût fabriquer de bons draps ; il établissait des manufactures de linge, des papeteries : on faisait venir par ses ordres des ouvriers en fer, en laiton, des armuriers, des fondeurs ; les mines de la Sibérie étaient fouillées. Il travaillait à enrichir ses États et à les défendre.

Charles poursuivait le cours de ses victoires, et laissait vers les États du czar assez de troupes pour conserver, à ce qu’il croyait, toutes les possessions de la Suède. Le dessein était déjà pris de détrôner le roi Auguste, et de poursuivre ensuite le czar jusqu’à Moscou avec ses armes victorieuses.

Il y eut quelques petits combats cette année entre les Russes et les Suédois. Ceux-ci ne furent pas toujours supérieurs ; et dans les rencontres même où ils avaient l’avantage, les Russes s’aguerrissaient. Enfin, un an après la bataille de Narva, le czar avait déjà des troupes si bien disciplinées qu’elles vainquirent un des meilleurs généraux de Charles.

Pierre était à Pleskow, et de là il envoyait de tous côtés des corps nombreux pour attaquer les Suédois. Ce ne fut point un étranger, mais un Russe qui les défit. Son général Sheremetof enleva près de Derpt, sur les frontières de la Livonie[7], plusieurs quartiers au général suédois Slipenbach, par une manœuvre habile, et ensuite le battit lui-même. On gagna pour la première fois des drapeaux suédois au nombre de quatre, et c’était beaucoup alors.

Les lacs de Peipus et de Ladoga furent quelque temps après des théâtres de batailles navales ; les Suédois y avaient le même avantage que sur terre, celui de la discipline et d’un long usage ; cependant les Russes combattirent quelquefois avec succès sur leurs demi-galères ; et dans un combat général sur le lac de Peipus, le feld-maréchal Sheremetof prit une frégate suédoise[8].

C’était par ce lac Peipus que le czar tenait continuellement la Livonie et l’Estonie en alarme : ses galères y débarquaient souvent plusieurs régiments ; on se rembarquait quand le succès n’était pas favorable ; et, s’il l’était, on poursuivait ses avantages. On battit deux fois[9] les Suédois dans ces quartiers auprès de Derpt, tandis qu’ils étaient victorieux partout ailleurs.

Les Russes, dans toutes ces actions, étaient toujours supérieurs en nombre : c’est ce qui fit que Charles XII, qui combattait si heureusement ailleurs, ne s’inquiéta jamais des succès du czar ; mais il dut considérer que ce grand nombre s’aguerrissait tous les jours, et qu’il pouvait devenir formidable pour lui-même.

Pendant qu’on se bat sur terre et sur mer[10] vers la Livonie, l’Ingrie et l’Estonie, le czar apprend qu’une flotte suédoise est destinée pour aller ruiner Archangel ; il y marche : on est étonné d’entendre qu’il est sur les bords de la mer Glaciale, tandis qu’on le croit à Moscou. Il met tout en état de défense, prévient la descente, trace lui-même le plan d’une citadelle nommée la nouvelle Duina, pose la première pierre, retourne à Moscou, et de là vers le théâtre de la guerre.

Charles avançait en Pologne, mais les Russes avançaient en Ingrie et en Livonie. Le maréchal Sheremetof va à la rencontre des Suédois commandés par Slipenbach ; il lui livre bataille auprès de la petite rivière d’Embac, et la gagne ; il prend seize drapeaux et vingt canons, Nordberg met ce combat au 1er décembre 1701, et le journal de Pierre le Grand le place au 19 juillet 1702.

Il avance, il met tout à contribution ; il prend la petite ville de Marienbourg[11], sur les confins de la Livonie et de l’Ingrie. Il y a dans le Nord beaucoup de villes de ce nom ; mais celle-ci, quoiqu’elle n’existe plus, est cependant plus célèbre que toutes les autres, par l’aventure de l’impératrice Catherine.

Cette petite ville s’étant rendue à discrétion, les Suédois, soit par inadvertance, soit à dessein, mirent le feu aux magasins. Les Russes, irrités, détruisirent la ville et emmenèrent en captivité tout ce qu’ils trouvèrent d’habitants. Il y avait parmi eux une jeune Livonienne, élevée chez le ministre luthérien du lieu, nommé Gluk ; elle fut du nombre des captifs : c’est celle-là même qui devint depuis la souveraine de ceux qui l’avaient prise, et qui a gouverné les Russes sous le nom d’impératrice Catherine.

On avait vu auparavant des citoyennes sur le trône : rien n’était plus commun en Russie, et dans tous les royaumes de l’Asie, que les mariages des souverains avec leurs sujettes ; mais qu’une étrangère, prise dans les ruines d’une ville saccagée, soit devenue la souveraine absolue de l’empire où elle fut amenée captive, c’est ce que la fortune et le mérite n’ont fait voir que cette fois dans les annales du monde.

La suite de ce succès ne se démentit point en Ingrie ; la flotte des demi-galères russes sur le lac Ladoga contraignit celle des Suédois de se retirer à Vibourg, à une extrémité de ce grand lac : de là ils purent voir à l’autre bout le siége de la forteresse de Notebourg, que le czar fit entreprendre par le général Sheremetof. C’était une entreprise bien plus importante qu’on ne pensait ; elle pouvait donner une communication avec la mer Baltique, objet constant des desseins de Pierre.

Notebourg était une place très-forte, bâtie dans une île du lac Ladoga, et qui, dominant sur ce lac, rendait son possesseur maître du cours de la Néva qui tombe dans la mer ; elle fut battue nuit et jour depuis le 18 septembre jusqu’au 12 octobre. Enfin les Russes montèrent à l’assaut par trois brèches. La garnison suédoise était réduite à cent soldats en état de se défendre ; et, ce qui est bien étonnant, ils se défendirent, et ils obtinrent sur la brèche même une capitulation honorable ; encore le colonel Slipenbach, qui commandait dans la place, ne voulut se rendre[12] qu’à condition qu’on lui permettrait de faire venir deux officiers suédois du poste le plus voisin pour examiner les brèches, et pour rendre compte au roi son maître que quatre-vingt-trois combattants qui restaient alors, et cent cinquante-six blessés ou malades, ne s’étaient rendus à une armée entière que quand il était impossible de combattre plus longtemps et de conserver la place. Ce trait seul fait voir à quels ennemis le czar avait affaire, et de quelle nécessité avaient été pour lui ses efforts et sa discipline militaire.

Il distribua des médailles d’or aux officiers, et récompensa tous les soldats ; mais aussi il en fit punir quelques-uns qui avaient fui à un assaut : leurs camarades leur crachèrent au visage, et ensuite les arquebusèrent pour joindre la honte au supplice.

Notebourg fut réparé ; son nom fut changé en celui de Schlusselbourg, ville de la clef, parce que cette place est la clef de l’Ingrie et de la Finlande. Le premier gouverneur fut ce même Menzikoff qui était devenu un très-bon officier, et qui, s’étant signalé dans le siége, mérita cet honneur. Son exemple encourageait quiconque avait du mérite sans naissance.

Après cette campagne de 1702, le czar voulut que Sheremetof et tous les officiers qui s’étaient distingués entrassent en triomphe dans Moscou. Tous les prisonniers faits dans cette campagne marchèrent à la suite des vainqueurs[13] ; on portait devant eux les drapeaux et les étendards des Suédois, avec le pavillon de la frégate prise sur le lac Peipus. Pierre travailla lui-même aux préparatifs de la pompe, comme il avait travaillé aux entreprises qu’elle célébrait.

Ces solennités devaient inspirer l’émulation, sans quoi elles eussent été vaines. Charles les dédaignait, et depuis le jour de Narva il méprisait ses ennemis, et leurs efforts, et leurs triomphes.


  1. Tiré tout entier, ainsi que les suivants, du journal de Pierre le Grand, envoyé de Pétersbourg. (Note de Voltaire.)
  2. 27 février 1701. (Note de Voltaire.)
  3. En 1759, le roi de Suède Adolphe-Frédéric était à la merci de la faction dite des Chapeaux, qui avait pour antagoniste la faction des Bonnets. Gustave III, son successeur, se rendit absolu en 1772. (G. A.) — Voyez, tome X, page 447, l’Épître adressée à ce prince.
  4. Dans ce volume, page 178, Voltaire a dit cinquante mille.
  5. 1er mars. (Note de Voltaire).
  6. Juillet. (Id.)
  7. 11 janvier 1702. (Note de Voltaire.)
  8. Mai. (Note de Voltaire.)
  9. Juin et juillet. (Id.)
  10. Juillet. (Id.)
  11. 6 août. (Id.)
  12. 16 octobre. (Note de Voltaire.)
  13. 17 décembre. (Note de Voltaire.)