Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 3/3

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LIVRE III

LA GUERRE CIVILE

LA RECONNAISSANCE DU 2 AVRIL

Le 2 avril, le dimanche troisième depuis le 18 mars, était le dimanche des Rameaux. La ville avait son aspect traditionnel. On achetait du buis à la porte des églises. La bénédiction matinale des verts rameaux avait eu lieu comme à l’ordinaire, sous le portail des paroisses, où se pressaient quelques dévotes, marmottant des oraisons, au milieu de marchandes affairées et de camelots impatients se disputant les branches fraîches de la verdure consacrée, évoquant les palmes de l’entrée à Jérusalem, et aussi la cueillette païenne du gui druidique. Le ciel était gris. Des souffles aigres balayaient des poussières en spirales ; la journée s’annonçait maussade. Rien ne pouvait faire prévoir qu’elle dût être sanglante.

Malgré le temps incertain et plutôt hiémal, les parisiens, désireux de voir de l’herbe, impatients de marcher sur un autre sol que le pavé gras des faubourgs ou le bitume humide des boulevards, se promettaient d’aller chercher des violettes à Meudon, de manger une friture à Asnières. Là on serait à l’abri des Versaillais, si, comme on le racontait, leurs patrouilles de cavalerie battaient les environs. Le Mont-Valérien protégeait tout ce coin de banlieue. Avec ce gardien, dogue qu’on croyait fidèle, inoffensif tout au moins, les promeneurs en banlieue n’avait rien à craindre.

La Commune devait siéger dans la journée, et l’on annonçait qu’une proposition de Félix Pyat serait discutée, tendant à la séparation des Églises et de l’État. Nul, parmi les gardes nationaux, et même personne à l’Hôtel-de-Ville, ne s’attendait à un combat, au moins ce jour-là. Aucune disposition militaire sérieuse n’apparaissait prise pour une action offensive, ni pour repousser une attaque, prévue cependant, mais dont on ajournait l’échéance à une époque plus ou moins proche. Le rappel n’avait pas été battu, les mairies gardaient leur va-et-vient ordinaire, plus calme à raison du dimanche. On n’éprouvait nul fâcheux pressentiment, on n’entrevoyait même aucun motif d’inquiétude immédiate. C’était encore un dimanche de gagué. Il convenait d’en profiter, après on verrait. Tout s’arrangerait probablement.

Au ministère de la guerre, cependant, les trois généraux Bergeret, Duval et Eudes avaient envisagé un projet de sortie en masse, et s’étaient secrètement concernés, mais sans ordonner des concentrations, des mobilisations, sans rien préparer pour la réussite de ce premier contact. C’était un projet, en soi, raisonnable. On avait évidemment beaucoup trop tardé pour l’exécuter. Toutefois, en combinant heureusement les chances, en dressant un plan habile où tout serait prévu, où rien ne serait laissé à l’aventure, et en rassemblant à l’avance toutes les forces, tous les services auxiliaires nécessaires, en tombant surtout à l’improviste, et de nuit, sur les avant-postes ennemis, la marche sur Versailles pouvait devenir victorieuse. On aurait tout au moins l’avantage d’arrêter, d’effrayer l’adversaire, Cette sortie entraînerait Les bataillons parisiens et leur donnerait espoir et confiance. Les trois généraux, impatients de prouver leurs talents militaires et de justifier leur haut commandement, voulaient hâter ce mouvement. Ils n’étaient pas téméraires ni blâmables en se concertant pour une marche en avant, qui seule pouvait changer la situation devenue chaque jour plus inquiétante, avec les préparatifs ostensibles de M. Thiers, et la concentration des renforts venus d’Allemagne, qu’on savait massés sous Paris, dont on pouvait prévoir une incursion prochaine.

Le tort des trois chefs fut d’abord de ne pas s’assurer du Mont-Valérien, pour l’occuper ou l’éviter.

L’imprévoyance et l’oubli des précautions élémentaires, pour une marche en avant comme celle qu’on projetait, accompagnaient encore malheureusement les conceptions agressives des trois généraux. En cela surtout, ils furent blâmables. Versailles d’ailleurs ne leur laissa pas le temps de mûrir et de bien combiner leur projet. L’attaque eut lieu, de son côté, dans la matinée du dimanche 2 avril, et ce fut pour les parisiens une surprise. Beaucoup, entendant le canon, crurent de bonne foi qu’il s’agissait de salves d’artillerie en l’honneur d’une fête de la Fédération de la Garde Nationale, annoncée comme devant avoir lieu au Champ-de-Mars. La reconnaissance rationnelle et utile du 2 avril aboutit à une sorte d’embuscade, dans laquelle, imprudemment conduits, les fédérés se trouvèrent jetés.

Il est inexact de dire, comme l’ont écrit les journaux et les narrateurs de Versailles, que les gardes nationaux commencèrent le feu brusquement en tuant un parlementaire. D’un autre côté les fédérés dirigés sur le rond-point de Courbevoie ne peuvent être considérés comme ayant été l’objet d’une véritable surprise, puisqu’ils prenaient la route de Versailles pour tenter la reconnaissance décidée. Quand on s’aventure hors d’une place investie, au delà de la ligne de protection présumée, les assiégés qui opèrent cette reconnaissance s’exposent à une collision ; ils doivent s’attendre à des coups de fusils partis des positions vers lesquelles ils s’avancent.

L’opération du 2 avril, approuvée par les trois généraux, mais arrêtée par le seul Bergeret, fut donc témérairement engagée. Celui qui l’avait combinée et prescrite n’en avait pas prévu toutes les conséquences ni toutes les difficultés. Il n’avait pas pris les dispositions nécessaires pour qu’elle tournât avantageusement.

À Versailles, le contact fut cherché. Depuis plusieurs jours les avant-postes détachaient des cavaliers qui battaient les environs, et plusieurs escarmouches avaient eu lieu, du côté d’Issy et de Clamart. Le 30 mars, des escadrons du général Galliffet s’étaient avancés jusqu’au rond-point de Courbevoie. Un poste de gardes nationaux, placé là en avant-garde, avait dû être évacué, et une batterie légère d’artillerie versaillaise avait pris sa place. Quelques volées de mitrailleuses avaient bientôt déblayé la route et forcé les fédérés à regagner momentanément la tête du pont. Pour comprendre la position respective des deux forces en présence, il faut expliquer l’état du terrain (voir la carte No I).

La route de Courbevoie, ou route de Saint-Germain, est une des grandes voies nationales mettant la capitale en relations directes avec les départements de l’ouest. Elle est classée comme route nationale de Paris à Cherbourg. portant le No13. Elle ne dessert point Versailles directement, mais, par Bougival et Marly, elle donne accès à des voies départementales ou vicinales conduisant au chef-lieu de Seine-et-Oise. La route part de la Porte Maillot, traverse la ville de Neuilly-sur-Seine, où elle prend le nom d’avenue de Neuilly, formant dans cette traversée une voie superbe, pavée, d’une largeur considérable, avec deux contre-allées plantées d’arbres, bordée de maisons et de villas, à droite et à gauche. Des deux côtés des contre-allées s’étend un trottoir avec des boutiques très rapprochées, et, çà et la, de petits hôtels, des jardins, des hangars, espacés sur une grande partie du parcours. Là, pendant cinq semaines, la lutte fut acharnée. La route, à plus de trois kilomètres de l’enceinte fortifiée, est barrée par la Seine. Le pont de Neuilly resserre le passage et débouche sur la voie très large formant le prolongement au nord de l’avenue de Neuilly, et montant jusqu’à un vaste rond-point. Là se trouve aujourd’hui le groupe monumental de la Défense Nationale. De ce rond-point partent deux routes principales, l’une à droite conduisant à la caserne et à la ville de Courbevoie, l’autre, la route nationale, à gauche, menant à Nanterre, Rueil, Bougival et Saint-Germain-en-Laye. À huit cents mètres du rond-point de Courbevoie, se trouve un second rond-point, dit rond-point des Bergères, d’où monte, sur la gauche de la route nationale, une route menant au Mont-Valérien, à Suresnes, à la Celle-Saint-Cloud et Garches, en contournant le fort.

Les fédérés, dans la matinée du 2 avril, occupaient Courbevoie, où des barricades insuffisantes avaient été élevées par eux. Une barricade, également rudimentaire et dépourvue d’artillerie, faite de pavés entassés, avec quelques débris de voitures enchevêtrés, barrait l’entrée du pont du côté de Neuilly. La faute fut grave de ne point placer là des mitrailleuses pour protéger la retraite des troupes envoyées en reconnaissance, et de ne point fortifier le rond-point. Les dispositions prises par Versailles étaient au contraire sérieuses et habilement combinées.

Notre corps expéditionnaire, dit le lieutenant colonel Hennebert, était formé de deux brigades d’infanterie : l’une la brigade Daudel, de la division Faron, l’autre la brigade Bernard de Seigneurens, de la division Bruat. Eclairé sur sa gauche par la brigade de cavalerie de Galliffet de la division de Barail, sur sa droite par deux escadrons de la garde républicaine, il se mit en marche, le 2 avril, à six heures du matin. Une colonne s’avança par Rueil, Nanterre, l’autre par Vaucresson et Montretout ; la jonction des deux détachements s’opéra sans encombre au rood-point des Bergères. C’est de là que nos soldats partirent pour enlever les positions barricadées de Courbevoie, défendues par quatre bataillons d’insurgés…

(Guerre des Communaux, par un officier supérieur, p. 125.)

Il résulte de cette déposition d’un témoin, d’un militaire, et des termes dont il se sert « notre corps expéditionnaire », qu’il s’agissait d’une véritable attaque, décidée pour dégager Courbevoie et s’emparer du pont de Neuilly, pour se rapprocher de Paris par conséquent, en occupant le seul débouché sur l’ouest, l’une des voies conduisant indirectement à Versailles. Vinoy vint diriger l’attaque, se portant au rond-point des Bergères, où avait lieu la jonction des deux brigades Daudel et Seigneurens.

LE CHIRURGIEN-MAJOR PASQUIER

Le combat commença par un coup de feu isolé. Ce fut presque un accident, ou tout au moins une méprise occasionnée par une chevauchée téméraire. Le chirurgien militaire Pasquier accompagnait la première colonne dirigée sur le rond-point. Poussé par la curiosité, par le zèle, emporté peut-être par son cheval, ou bien supposant que les services d’ambulance qu’il était chargé d’installer étaient déjà rendus à l’emplacement désigné, le chirurgien dépassa imprudemment les premiers pelotons. Il s’avança donc seul, au milieu de la chaussée, sur la route vide. Des gardes nationaux, postés derrière la barricade, l’aperçurent, le prirent pour le chef d’un détachement venant les attaquer. Ils visèrent, le chirurgien tomba. On crut dans le premier moment avoir tué le chef d’un peloton de gendarmes envoyés pour prendre la barricade. Le colonel d’état major fédéré, Henry, dans sa dépêche, demeurée célèbre par la phrase ridicule sur Bergeret « lui-même », manda à la Coinmission exécutive, dans l’après-midi, en rendant compte de la situation : « Colonel de gendarmerie qui attaquait, tué. »

Personne n’avait donc cru tirer sur un parlementaire, comme les dépêches et les récits Versaillais Le prétendirent par la suite. Si les coups de feu avaient atteint un cavalier supposé être un parlementaire, ou la dépêche d’Henry n’eût pas mentionné le fait, ou elle l’eût expliqué comme le résultat d’un malentendu. Il était aisé de justifier le feu fait sur le cavalier aperçu : le prétendu parlementaire ayant négligé de se faire accompagner d’un clairon et d’un fanion blanc, ou ayant fait des démonstrations hostiles qui n’avaient pas permis de se rendre compte de sa mission pacifique. Mais pourquoi, et dans quelle intention les commandants versaillais eussent-ils envoyé un parlementaire à des gardes nationaux, en petit nombre, gardant une barricade vers laquelle des forces considérables se dirigeaient lentement avec l’intention visible de les attaquer et de les déloger, mais nullement de parlementer ? Le chirurgien major a payé de sa vie son imprudence et son irréflexion. Pourquoi ce non-combattant s’avançait-il seul, en éclaireur, sur une route barricadée, que des hommes armés gardaient ? Rien ne signalait à ceux vers lesquels il semblait guider une colonne, son caractère de neutralité. Les défenseurs de la barricade ne pouvaient le reconnaître comme appartenant, non pas à un corps combattant, mais au service de santé. La place d’un médecin n’est pas à l’avant-garde, et l’on n’envoie pas un parlementaire à l’ennemi sans le faire accompagner selon les formes et consignes militaires. Il y eut donc témérité de la part du chirurgien, et impulsif mouvement de résistance de la part des gardes nationaux se jugeant menacés, et croyant tirer sur un chef de gendarmes. Ainsi est expliqué et réduit à ses justes proportions ce premier épisode de la guerre civile, dont on a exagéré la gravité, dont M. Thiers et les feuilles réactionnaires faussèrent les circonstances.

Cet incident tragique est de minime importance par rapport aux combats, aux massacres, dont la mort de ce chirurgien fut le sanglant prélude. Il convenait cependant de le signaler, à raison de l’inexactitude du récit versaillais, et de l’impression irritante que ce regrettable début des hostilités produisit sur les soldats, à qui l’on dit : « Les fédérés assassinent les parlementaires ! ils tirent sur les médecins ! » L’exaspération de la colonne fut ainsi surexcitée. Les soldats, la barricade prise, procédèrent, avec les encouragements de leurs chefs, à des exécutions sommaires de prisonniers et de blessés, sous le prétexte de venger la mort du chirurgien Pasquier.

LE PREMIER COMBAT

Deux coups de canon avaient donné le signal de l’attaque versaillaise. L’infanterie de marine s’était dirigée sur Puteaux, pendant que le 74e de ligne attaquait la barricade du rond-point. Le 113e tournait par la gauche vers la Seine. Une batterie de trois pièces était placée à mi-chemin, entre le rond-point de Courbevoie et le rond-point des Bergères, à la hauteur de la voie ferrée, ligne de Saint-Germain, qui passe sous la route No 13. Le tir, mal dirigé, ne débusqua point les défenseurs de la barricade.

Le 74e alors, croyant les fédérés dispersés, s’élance sur la barricade, mais un feu vif le reçoit et l’oblige à battre en retraite sur la route No 13, en arrière des trois pièces en batterie qui, ainsi abandonnées, auraient pu être enlevées. Le 113e, qui cheminait dans Courbevoie, se hâte au bruit de la fusillade, il s’empare de la caserne de Courbevoie, emporte des barricades peu sérieuses, avec l’aide des fusiliers marins. Il permet ainsi au 74e de se rallier, de dégager les trois pièces abandonnées et de réoccuper le rond-point aujourd’hui dit de la Défense. Les pièces d’artillerie reprises sont amenées jusqu’à ce rond-point, et, dominant la route qui descend vers le pont, la balayent. Les versaillais tiennent alors Courbevoie. Ils sont de plus maîtres de la route du pont et menacent Neuilly. Les fédérés se débandent, traversent le pont en désordre et se répandent sur l’avenue de Neuilly, où les marins et les chasseurs les poursuivent jusqu’auprès des fortifications. Mais des remparts et de leurs avancées une fusillade nourrie les accueille, les oblige à se replier vers Courbevoie et la route de Saint-Germain.

Les bataillons fédérés, le 73e, le 118e et le 119e, du quartier du Panthéon, furent surtout éprouvés dans cette déroule. Le commandant du 118e fut tué, son bataillon perdit plusieurs hommes. Il y eut aussi quelques civils tués ou blessés dans l’avenue de Neuilly, des habitants de cette localité surpris, vaquant à leurs occupations journalières ou sortis en curieux. Un pensionnat, dont les jeunes filles venaient de la messe des Rameaux, passait au travers de la fusillade aux abords de l’église ; une des jeunes pensionnaires fut tuée. Des obus tombèrent dans une maison située près de la gare du chemin de fer de ceinture Porte-Maillot, dans Paris même. À deux heures, l’action était finie. Les fédérés regagnant cette porte ne furent pas poursuivis, les remparts s’étant garnis rapidement de défenseurs. Les versaillais se retirèrent au delà du rond-point, puis reçurent l’ordre de rejoindre leurs cantonnements. La route de Saint-Germain était devenue libre. Le général Bergeret parcourut toute l’avenue de Neuilly, et s’avança jusqu’au pont, en voiture, l’état de sa santé ne lui permettant pas de monter à cheval. Une dépêche, dont la naïveté était due à l’improvisation, fut alors envoyée par le colonel d’état-major Henry. C’est celle à laquelle nous avons fait allusion à propos de la mort du chirurgien-major Pasquier, pris pour un chef de gendarmes. En voici le texte complet :

Place à Exécutive.

Bergeret lui-même est à Neuilly. D’après rapport, le feu de l’ennemi a cessé. Esprit des troupes excellent. Lignards arrivaient tous et déclaraient que, sauf officiers supérieurs, personne ne veut se battre. Colonel de gendarmerie qui attaquait, tué.

Le colonel chef d’état-major.
Henry,

La formule « Bergeret lui-même » est demeurée légendaire. Il faut reconnaître que Bergeret, qui en a porté la responsabilité et subi la moquerie, n’en était pas vraisemblablement l’auteur, que c’est le chef d’état-major Henry qui a commis la gaffe. Sauf l’annonce de la cessation du feu, cette dépêche ne contenait que des inexactitudes. C’était un chirurgien, et non un colonel de gendarmerie qui avait été tué, quant aux lignards qui se rendaient à la Commune et quant à l’allégation que l’armée versaillaise ne voulait pas se battre, c’étaient là de ces assertions fantaisistes comme il devait s’en produire, et des deux côtés, tant que dura la lutte.

Ce qui est plus exact, c’est l’exécution sommaire des gardes nationaux qui furent faits prisonniers dans Courbevoie, ou qui se rendirent, lorsqu’ils furent cernés sur la route après la prise de la barricade. Ils furent entraînés au rond-point des Bergères, territoire de Puteaux, et fusillés sur-le-champ, sans interrogatoire.

EXÉCUTION SOMMAIRE DES PRISONNIERS

Ces exécutions sans jugement de belligérants faits prisonniers, ou qui avaient jeté leurs armes, sont des faits malheureusement certains. On a pu essayer de les expliquer par la fureur du combat, par l’exaspération des soldats, à qui l’on avait dit que les gardes nationaux n’étaient que des bandits, ne respectant ni les lois de l’humanité, ni les règles de la guerre, ne craignant pas de tirer sur les parlementaires et sur les médecins, mais il est impossible de contester ces meurtres comme de les justifier. La guerre civile débutait, du côté des Versaillais, par un acte de sauvagerie.

Deux écrivains contemporains, républicains modérés, généralement impartiaux, sinon hostiles à la Commune, liés du moins avec les hommes du gouvernement, ont constaté ces faits atroces, qui devaient par la suite constituer pour les généraux versaillais comme une jurisprudence scélérate. On lit dans leurs notes, écrites au jour le jour, et publiées en 1871 aussitôt après les événements, et qui ont une autre valeur testimoniale que les pamphlets furibonds et sans autorité historique de la réaction affolée :

Dans cette triste journée, les gendarmes fusillèrent à Puteaux, sans qu’il ait été procédé à un jugement, même sommaire, des gardes nationaux prisonniers.

Plus tard, le gouvernement niera qu’il ait été procédé à de semblables exécutions. Nous opposons d’avance à cette assertion la plus catégorique dénégation. Le fait est malheureusement trop authentique. La véracité nous en a été attestée par le témoignage d’habitants des environs.

(Lanjalley et Corriez. — Hist. de la Révolution du 18 mars. Paris 1871. Librairie internationale Lacroix et Verbœckhoven.)

M. Thiers, dans une dépêche adressée à tous les préfets, porta à leur connaissance les événements du 3 avril, exposés à sa façon :

Depuis deux jours des mouvements s’étant produits du côté de Rueil, Courbevoie, Puteaux, et le pont de Neuilly ayant été barricadé par les insurgés, le gouvernement n’a pas laissé ces tentatives impunies, et il a ordonné de les réprimer sur-le-champ.

Le général Vinoy, après s’être assuré qu’une démonstration qui était faite par les insurgés du côté de Châtillon n’avait rien de sérieux, est parti à quatre heures du matin, avec la brigade Daudel, de la division Faron, la brigade Bernard de la division Bruat, éclairé à gauche par la brigade de chasseurs du général Galliffet, à droite par deux escadrons de la garde républicaine.

Les troupes se sont avancées sur deux colonnes : l’une par Rueil, l’autre par Vaucresson et Montretout. Elles ont opéré leur jonction au rond-point des Bergères.

Quatre bataillons des insurgés occupaient les positions de Courbevoie, telles que la caserne et le grand rond-point de la statue. Les troupes ont enlevé ces positions barricadées avec un élan remarquable. La caserne a été prise par les troupes de marine, et la grande barricade de Courbevoie par le 113e. Les troupes se sont ensuite jetées sur la descente qui aboutit au pont de Neuilly et elles ont enlevé la barricade qui fermait le pont. Les insurgés se sont enfuis précipitamment, laissant un certain nombre de morts, de blessés et de prisonniers. L’entrain des troupes hâtant le résultat, nos pertes ont été nulles. L’exaspération des soldats était extrême, et s’est surtout manifestée contre les déserteurs qui ont été reconnus.

À quatre heures, les troupes rentraient dans leurs cantonnements, après avoir rendu à la cause de l’ordre un service dont la France leur tiendra un grand compte. Le général Vinoy n’a pas quitté le commandement.

Les misérables, que la France est réduite à combattre, ont commis un nouveau crime. Le chirurgien en chef de l’armée, M. Pasquier, s’étant avancé seul et sans armes, trop près des postes ennemis, a été indignement assassiné.

Thiers.

Nous avons expliqué plus haut comment le chirurgien Pasquier avait été tué, par suite de son imprudence ou de son erreur, ayant été pris pour le chef d’une colonne d’attaque. La méprise était facile. Quant à « l’exaspération des soldats » fusillant sommairement des « déserteurs reconnus », non seulement la justification n’est pas plausible, mais l’erreur était impossible. D’abord, comment dans le combat les soldats de Vinoy eussent-ils reconnu des « déserteurs » ? Il aurait donc fallu qu’ils se trouvassent en présence de soldats de leurs régiments, passés de la veille à l’ennemi, et d’eux personnellement connus ? C’est plus qu’invraisemblable. Ces prétendus déserteurs, combattants de première ligne, étaient-ils des soldats d’infanterie adhérents à la Commune, et faisant le coup de feu en uniforme de l’armée ? Ceci est peu supposable. D’abord, les soldats restés à Paris ou qui’étaient venus s’enrôler dans les rangs de la garde nationale, en petit nombre, avaient été revêtus de l’uniforme des gardes nationaux ou des costumes que portaient les corps francs, s’ils s’étaient engagés dans ces compagnies spéciales. On ne les eût pas envoyés à la première sortie aux avant-postes, vêtus de leur uniforme de lignards qui les eût infailliblement exposés, en cas de surprise ou de défaite, à la vengeance des vainqueurs. Aux postes de l’intérieur, il pouvait sans doute se trouver des soldats restés à Paris au Dix-Huit mars, ou n’ayant pas rejoint leurs corps pour des raisons diverses, et ayant conservé leur uniforme de l’armée, mais ceci est plus que douteux. Ce sont donc des gardes nationaux et non des déserteurs de l’armée qui, envoyés pour garder le rond-point et défendre Courbevoie, ont été surpris, assaillis par une force supérieure ; tournés, ils se sont rendus, croyant avoir la vie sauve. Sans même qu’on prît la peine de vérifier leur identité, il sont été passés par les armes. Après coup, pour atténuer l’horreur de cette exécution, ils ont été qualifiés de déserteurs. L’exaspération des soldats, à la première rencontre, n’était pas poussée à un tel point qu’ils aient pris sur leur propre initiative une décision aussi sauvage. Pourquoi leurs chefs ne sont-ils pas intervenus ? Ces chefs ont donc ordonné ce massacre de combattants jetant les armes ? On peut en rendre Vinoy ou Galliffet responsables. M. Thiers n’avait certainement pas donné d’ordres formels à cet égard. Cela non point par humanité, ou par respect des usages de la guerre chez les peuples civilisés qui ne permettent point qu’on fusille les troupes vaincues, déposant les armes et se rendant. Mais par calcul et par politique, M. Thiers n’eût point donné une consigne aussi atroce. Impitoyable, mais comprenant la portée de ses excès, M. Thiers eût craint, en faisant massacrer les premiers prisonniers parisiens, d’attirer les mêmes fureurs sur les prisonniers versaillais qui pourraient être faits. Il devait songer aux représailles futures. C’est pourquoi, dans sa dépêche, sans nier ces tueries inexcusables, il a essayé de tromper l’opinion, et de les mettre sur le compte de l’exaspération des soldats retrouvant en face d’eux des déserteurs, leurs camarades de la veille, disposés a user contre eux de leurs armes. L’explication des déserteurs est absurde. Il ne reste que le fait exact et vrai : sur l’ordre de leurs chefs, dans ce premier contact, les Versaillais ont fusillé des prisonniers devenus inoffensifs et sacrés, des combattants qui remettaient leurs armes et se rendaient. La répercussion de ce massacre initial devait être grande et terrible. En apprenant que l’on exécutait les prisonniers du côté de Versailles, on songea, du côté de la Commune, qu’on pourrait aussi avoir des prisonniers, qu’on en avait même sous la main. La barbare proposition du décret dit des « Otages » est issue de ces réflexions, et ce sont les généraux versaillais qui ont les premiers suggéré cette idée de représailles.

On pourrait multiplier les citations analogues à celle de Lanjalley et Corriez, pour bien établir que, si les Versaillais n’ont pas absolument « attaqué », comme le dit par la suite une proclamation parisienne, car il est indiscutable que le premier coup de feu est parti du poste des gardes nationaux vers lesquels se dirigeait par méprise, peut-être par fanfaronnade, le chirurgien-major Pasquier, ce sont bien les troupes de Versailles, sur l’ordre ou avec l’encouragement de leurs chefs, qui ont donné le sauvage exemple de fusiller des prisonniers, des otages.

Voici pour corroborer l’assertion de MM. Lanjalley et Corriez, déjà certifiée par M. Thiers lui-même, la vision hideuse que, quelques heures après le combat, eut M. Léonce Dupont, observateur intrépide qui, monté dans un méchant cabriolet, s’était aventuré jusque sur la route de Saint-Germain. Il faut noter que M. Léonce Dupont fut un « Versaillais » ardent, et que son livre est entièrement hostile aux hommes de la Commune :

Je n’oublierai de ma vie l’émotion que me causa la vue de ce rond-point des Bergères. Jamais antithèse ne me sembla plus cruelle, que l’antithèse de ce nom champêtre éveillant des souvenirs bucoliques, et du spectacle qui s’offrait à mes regards. Des deux côtés de la route, dans les deux fragments d’une vaste demi-lune, les fédérés allaient de leur pied léger, s’emparer du Mont-Valérien. On leur a dit qu’ils n’avaient qu’à se présenter. Chemin faisant ils rencontrent des régiments qui leur barrent le passage et les mettent dans une affreuse déroute. Les fédérés tiennent bon : on les fusille en masse et en détail. Ceux qui restent, après la bagarre, on les adosse au mur d’une masure placée sur la droite et on les passe par les armes.

Cette sanglante mêlée avait laissé le terrain jonché de cadavres Au moment où j’arrivais, on en remplissait des voitures d’ambulance ; elles ne suffisaient pas à ramasser tous ces héros. Je voyais des médecins militaires, au service de la Commune, les entasser les uns sur les autres, la tête au fond de la voiture et ne montrant que les pieds. Tous ces hommes sont morts ? demandai-je à un médecin. — Vous le voyez bien, me répondit-il en maugréant : ils ont la pointe du pied en dehors ! C’est ainsi que je connus ce caractère particulier de la mort, qui, jusqu’alors m’avait échappé. Six voitures étaient là, contenant au moins chacune plus de deux cents pieds en dehors. Il en était déjà parti plus de vingt chargées de la même manière. Autour de ces lugubres convois, un ramassis d’hommes et de femmes devisaient avec des mines farouches, se racontant à leur manière les incidents de la journée, se montrant le mur où les exécutions avaient été faites.

(Léonce Dupont. — Souvenir de Versailles, p. 48.)

Donc Versailles a inauguré la guerre civile en fusillant des prisonniers, en laissant, après le combat, égorger les vaincus qui se rendaient, qui n’étaient plus des combattants. Il était permis de les traiter comme des adversaires dangereux, à qui l’on devait ôter les armes, mais à qui on pouvait laisser la vie. Ces rebelles n’étaient point reconnus comme « belligérants », diront les casuistes du massacre. Les forces rassemblées à Paris, sous le drapeau de la Commune, malgré l’origine insurrectionnelle, avaient certes droit à la qualification de « belligérants », étant non pas une bande d’émeutiers racolés au hasard et prêts à faire le coup de feu en aventuriers, mais une troupe depuis longtemps organisée, encadrée, soldée, portant uniforme, et dont chaque unité avait son numéro matricule ; de plus, obéissant à des chefs nommés par un gouvernement issu du suffrage universel, un gouvernement plus régulier, plus légal que celui du 4 septembre, qui s’était nommé lui même à la suite d’une émeute. À ces mêmes gardes nationaux, les autorités prussiennes, durant le siège, avaient reconnu la qualité de belligérants, c’est-à-dire de combattants qu’il est interdit de fusiller quand ils se rendent.

Rien de ce qui, dans le protocole des chancelleries et des états-majors, est considéré comme constituant une armée et donne le caractère de « belligérants », ne faisait défaut aux troupes mises en ligne par le gouvernement de la Commune. L’armée fédérée comprenait, comme celle de Versailles, des officiers hiérarchisés, des fanions, des drapeaux ; elle était, comme tous les corps de troupes, fractionnée en escouades, compagnies, escadrons, batteries, bataillons, régiments, brigades et divisions ; elle comprenait infanterie, cavalerie, artillerie, était pourvue des services auxiliaires, pontonniers, télégraphistes, ambulances. Elle avait une intendance, des services administratifs, une comptabilité, un contrôle. Les officiers portaient les galons réglementaires, les soldats avaient tous un uniforme et la solde leur était versée régulièrement, comme leur était faite la distribution de vivres. Ces forces organisées, disciplinées, pouvaient-elles être assimilées à des insurgés, combattants hasardeux, rencontrés sur la barricade, et que les troupes dites régulières s’arrogent le droit de fusiller sur place, sans examen ni interrogatoires, dans la confusion féroce de la guerre des rues ?

L’organisation et la formation de cette armée parisienne n’étaient même pas dues à l’insurrection, elles étaient l’œuvre de la Défense nationale, et même remontaient à l’approche des prussiens. C’est en vertu de décrets impériaux qu’elle avait été constituée. Les officiers et soldats, tombant après le combat, entre les mains de l’armée de Versailles, devaient être traités comme l’avaient été les vaincus de Metz ou de Sedan que le sort de la guerre avait remis aux prussiens vainqueurs. Il y avait à l’Assemblée nationale des hommes éloquents qui avaient déjà protesté contre les exécutions par les prussiens, dans leur marche victorieuse, de volontaires des corps francs, de mobilisés pas encore incorporés ou habillés, d’instituteurs, de patriotes défendant, derrière la haie ou la barricade, leur village et leur champ. Ces indignations devaient par la suite se renouveler, de plus en plus éloquentes : ce juste blâme est demeuré la flétrissure des Allemands fusilleurs. Certes, ces députés de la gauche eurent raison de dénoncer, par la suite, aux électeurs patriotes, lors des inaugurations de monuments commémoratifs, les odieux assassinats commis par les Allemands sur de malheureux francs-tireurs, sous le prétexte que leur uniforme n’était pas régulier, et qu’ils ne pouvaient être ainsi considérés comme belligérants. Aucune de ces bouches parlementaires sonores ne laissa tomber à l’Assemblée, ou ailleurs, la flétrissure que méritaient ceux qui, dès le premier choc de guerre civile, fusillèrent, comme des partisans, hors les lois militaires, hors les usages des peuples civilisés, des prisonniers de guerre, des combattants régulièrement incorporés, pris en service commandé. Quand on aura à constater, dans les pages qui suivent, d’autres excès, et de sanglantes représailles, il sera juste de se souvenir que du côté de Versailles fut maintenue l’affreuse jurisprudence, inaugurée par les prussiens, de l’assassinat des prisonniers de guerre.

ÉMOTION À LA COMMUNE EXÉCUTIVE

Paris, durant cette matinée tragique, avait ignoré les événements. On avait bien entendu le canon, comme un grondement confus et lointain, mais seulement dans les quartiers de l’ouest. À Belleville, à Montmartre, à la Bastille, dans les arrondissements du sud et sud-est, on n’avait rien perçu, rien soupçonné même. Le Mont-Valérien, dont les grosses pièces eussent donné l’alarme, n’avait pas tiré, contrairement à ce que rapportèrent les journaux le lendemain. L’histoire doit accueillir avec prudence et vérification les récits immédiats. La seule artillerie versaillaise qui avait donné se composait de trois pièces volantes sur la route de Saint-Germain, un instant enveloppées, puis abandonnées, sur le point d’être prises et emmenées, enfin dégagées par le mouvement tournant du 113e de ligne. Elles furent alors transportées au rond-point de Courbevoie (la Défense). De là, ces pièces de campagne peu bruyantes, enfilant l’avenue jusqu’au delà du pont, avaient bombardé des maisons de Neuilly, et leurs obus atteignirent la Porte Maillot, mais sans donner l’alarme dans le centre. Tous les environs de cette porte, les Ternes, Passy, furent seuls bientôt informés que la collision, menaçante depuis quelques jours avait eu lieu. La nouvelle se répandit alors dans Paris, et une foule rapidement accrue se porta aux Champs-Élysées.

Des patrouilles furent commandées pour maintenir l’ordre. Des officiers d’état major et des estafettes passaient au grand trot dans les deux sens. On vit rouler, à fond de train, six pièces de sept. Elles allaient, disait-on, renforcer les défenses de la Porte Maillot. La gare de ceinture avait été transformée en ambulance, des matelas requis dans le voisinage furent installés dans les salles d’attente. La pancarte « Ambulance » fut apposée à l’entrée, avec un factionnaire gardant le seuil. Un chirurgien-major prit la direction du service. Des omnibus, des brancards furent envoyés vers le pont de Neuilly pour ramener les blessés. Des bataillons rentraient par les Champs-Élysées. On interrogeait avec fièvre les sergents, les gardes marchant à l’extrémité des files. Ils ne pouvaient donner que de vagues renseignements entrecoupés, le bataillon pressant sa marche. Place de la Concorde, le 218e bataillon, qui revenait de Courbevoie, dut s’arrêter pour laisser passer les pièces envoyées à la Porte Maillot. Ces gardes nationaux racontèrent alors à la foule amassée qu’ils avaient été à peu près 2,000 hommes pour garder le rond-point de Courbevoie, la caserne, le pont du chemin de fer, l’avenue de Saint-Germain et le pont de Neuilly. Ils ajoutèrent que leur mission consistait seulement dans la surveillance de la route nationale, No 13, qu’ils auraient dû probablement par la suite être dirigés sur le Mont Valérien, mais qu’ils n’étaient, pour la plupart, armés que de fusils à piston, et n’avaient chacun que douze cartouches. Assaillis brusquement, ils avaient été contraints de se replier. Tous se promettaient de bientôt revenir en forces, mieux pourvus de munitions, avec de l’artillerie, et de prendre leur revanche !

Ce fait d’envoyer au devant de l’ennemi des hommes non munis d’armes à tir rapide, et n’ayant qu’un nombre bien restreint de coups à tirer, prouve que Bergeret, en dirigeant ces bataillons au delà du pont de Neuilly, n’avait voulu tenter qu’une simple reconnaissance sur la route du Mont-Valérien. Il ne prévoyait pas, et ce fut son tort, que cette reconnaissance dût se changer promptement en engagement meurtrier.

Tandis que Bergeret « lui-même » se rendait en voiture vers le pont de Neuilly, pour se rendre compte de la situation et inspecter le lieu où la collision s’était produite, la Commission exécutive se réunissait. Elle rédigea et fit immédiatement afficher la proclamation suivante :

À la garde Nationale de Paris.

Les conspirateurs royalistes ont attaqué.

Malgré la modération de notre attitude, ils ont attaqué.

Ne pouvant plus compter sur l’armée française, ils ont attaqué avec les zouaves pontificaux et la police impériale.

Non contents de couper les correspondances avec la province et de faire de vains efforts pour nous réduire par la farine, ces furieux ont voulu imiter jusqu’au bout les prussiens et bombarder la capitale.

Ce matin, les chouans de Charette, les vendéens de Cathelineau, les bretons de Trochu, flanqués des gendarmes de Valentin, ont couvert de mitraille et d’obus le village inoffensif de Neuilly et engagé la guerre civile avec nos gardes nationaux.

Il y a eu des morts et des blessés.

Elus par la population de Paris, notre devoir est de défendre la grande cité contre ces coupables agresseurs. Avec votre aide, nous la défendrons.

Paris, 2 avril 1871.

La Commission exécutive :

Bengeret, Eudes, Duval, Lefrançais, Félix Pyat, Tridont, Vaillant.

Cette proclamation de la Commission exécutive était emphatique et vaine. En laissant de côté l’assertion, qui pouvait se justifier, que Versailles avait « attaqué », car celui-là, qui, dans une collision, la rend inévitable, doit être considéré comme l’agresseur, bien qu’il n’ait pas porté le premier coup, on ne peut que s’étonner de ce langage redondant accompagné d’inexactitudes de fait et de déclarations assez plates. Que venait faire là cette formule plutôt ridicule : « Les conspirateurs royalistes », quand il s’agissait seulement d’annoncer qu’un choc avait lieu entre les fédérés exécutant une reconnaissance, un peu à la légère, et une troupe s’y opposant, dont les soldats ne se doutaient certainement pas qu’ils seraient considérés comme des royalistes et des conspirateurs ?

L’Assemblée de Versailles pouvait compter des membres, en très grand nombre, désireux de changer la forme du gouvernement et de restaurer la monarchie, mais c’était là un espoir différé, soumis aux circonstances parlementaires et politiques, comme la fusion et le recrutement d’une majorité royaliste, après que l’on aurait vaincu et désarmé Paris. Cette conspiration était latente et subordonnée aux événements. Les lignards de Vinoy, les chasseurs de Galliffet et les gendarmes de Valentin ne se battaient pas pour Chambord ou Orléans, et c’était une sottise que de prétendre que les gardes nationaux de Courbevoie avaient été attaqués, mis en déroute et massacrés par les chouans de Charette, les vendéens de Cathelineau et les bretons de Trochu ! Cette évocation des guerres de la première république était plutôt ridicule. Le pont de Neuilly et l’avenue de Saint-Germain n’étaient pas le Bocage, et ce trémolo de l’Ambigu ne pouvait émouvoir personne. En proclamant que son devoir était de défendre la grande cité parisienne, la Commission exécutive ne s’avançait pas témérairement, mais invoquer la surprise, se retrancher derrière la défensive, à la première heure, à la suite d’une escarmouche défavorable, ce n’était ni l’attitude qui convenait à la Commune, ni le langage que les bataillons frémissants étaient en droit d’attendre de leurs chefs.

MOUVEMENTS DANS PARIS

Les nouvelles de la journée cependant étaient parvenues, dans la soirée, à Belleville, à Montmartre. Aussitôt, au milieu de la surexcitation générale, sans attendre d’ordres, sans en vouloir même, on avait pris les armes ; ou s’était rassemblé et des colonnes improvisées étaient descendues, au hasard, vers les fortifications, se dirigeant, à l’aventure, du côté de Neuilly et de la porte de Versailles. Le rappel était battu, le clairon sonnait, les compagnies se formaient, tout cela sans aucun ordre régulier. La Commune n’était pour rien dans cette prise d’armes spontanée, qui ressemblait plutôt à un soulèvement d’émeutiers qu’à la mise en mouvement d’une armée organiste. Pour compléter la ressemblance avec les grandes commotions populaires que l’histoire a enregistrées, des femmes, animées, échevelées, trainant une ou deux pièces d’artillerie enlevées à une barricade des faubourgs, l’une de ces amazones brandissant un drapeau, l’autre à califourchon sur un canon, formèrent une grouillante et criarde procession se bousculant vers les remparts, burlant : à Versailles ! à Versailles ! Ceux qui les dirigeaient, des jeunes hommes bien intentionnés, mais toujours trop au courant de l’histoire de la Révolution, s’étaient souvenus des journées d’octobre et voulaient jouer le rôle du sombre huissier Maillard. Mais, aux 5 et 6 octobre, il s’agissait de ramener le roi à Paris, parce qu’on supposait qu’avec le retour de la famille royale la disette cesserait, et qu’on ne laisserait pas manquer de pain ces augustes otages : « Nous allons chercher le Boulanger, la Boulangère et le Petit Mitron ! » disaient ces femmes crédules et exaspérées. Elles ramenèrent en effet le roi, la reine et le dauphin. Mais qu’espéraient les bandes féminines qui, en apprenant la fusillade de Courbevoie, voulaient envahir Versailles ? Elles n’avaient certes nullement l’intention de faire rentrer M. Thiers et l’Assemblée à Paris. Elles ne désiraient nullement leur présence, et eussent sans doute injurié et griffé membres du gouvernement et membres de l’assemblée, s’ils fussent tombés sous leurs ongles. Elles ne pouvaient raisonnablement songer à entrer en ligne et à faire le coup de feu aux avant-postes. Elles n’avaient ni fusils, ni artillerie sérieuse. Ces bandes féminines remplissaient le rôle du chœur tragique. Elles se lamentaient à l’évocation des victimes du combat, elles criaient vengeance, elles stimulaient aussi les courages, réveillaient les ardeurs, réclamaient la présence des hommes sous les armes, elles ordonnaient la reprise du combat. Elles ne purent dépasser l’enceinte fortifiée, dont on avait sagement fermé les portes.

Cette cohue de femmes glapissantes représentait cependant l’opinion générale, et leur voix houleuse était celle de la majorité de la population. L’affaire du matin, la reconnaissance manquée, était d’un résultat beaucoup plus fâcheux que l’échec lui-même. Les pertes matérielles étaient à peu près insignifiantes. Mais la répercussion morale de la déroute était grave. D’abord, elle avait ravi M. Thiers, rassuré l’Assemblée, flatté les généraux, rendu confiance aux soldats. Pour un début, c’était un coup du sort. Cette première journée de choc n’avait cependant aucunement démoralisé les gardes nationaux, ni ébranlé les convictions et les espérances. Au contraire, elle les avait plutôt ravivées et affermies. L’extraordinaire agitation de Paris dans la soirée, la descente des faubourgs en armes, et le rassemblement, la mise en marche des bataillons dans la nuit, comme l’initiative des généraux Bergeret, Eudes, Duval, Flourens, décidant une nouvelle sortie, le lendemain, sans que la Commune l’eût approuvée, en fournissent la démonstration.

L’insuccès de la reconnaissance du dimanche 2 avril eut, pour ceux qui voyaient plus nettement la situation et la raisonnaient, une conséquence inquiétante. Il révéla d’abord l’illusion profonde des optimistes, qui avaient cru que les versaillais ne résisteraient pas au premier choque les troupes ne tiendraient pas, lèveraient la crosse en l’air et renouvelleraient la débandade du 18 mars. Une partie de la population s’abusait ainsi. Il fallut revenir à une conception plus réelle des choses. L’armée de Versailles, sans être entièrement prête, était réorganisée. Ce n’étaient plus les hommes, épuisés et indisciplinés, qui avaient rôdé dans Paris, les internés de l’armistice, désœuvrés et désarmés, attendant le licenciement durant le triste intervalle entre la capitulation et les événements de la Butte. Donc, les troupes de Versailles tiendraient et ne tarderaient pas à s’aguerrir. Cette sortie du 2 avril avait été une épreuve décisive. En prenant contact avec ces parisiens qui les intimidaient, dont la réputation de casse-cous les impressionnait, les soldats s’étaient montrés surpris par la facile victoire. Ils avaient perdu de l’appréhension et gagné de l’aplomb. Ce succès d’escarmouche, dont leurs chefs exagéraient à dessein l’importance, donnait au soldat, la veille peu rassuré, sinon la certitude de vaincre l’insurrection, du moins la possibilité de lui tenir tête. Du côté de la Commune, surtout parmi les chefs et les raisonneurs, c’était au contraire une constatation dépressive. Le peu de solidité des bataillons fédérés en rase campagne, l’absence d’organisation, le manque de prévoyance des généraux, peut-être le défaut de capacités, avec l’insuffisance des ressources préparées et utilisables immédiatement, tout cela apparaissait maintenant visible, inquiétant. La bravoure des hommes était certaine, mais la valeur du commandement semblait douteuse. Des récriminations et des reproches s’élevèrent au sein de la Commission exécutive, et l’on décida de confier le commandement supérieur à un soldat de métier, au général Cluseret.

CLUSERET DÉLÉGUÉ À LA GUERRE

Dans la journée, en apprenant successivement [la prise d’armes, l’insuccès du matin et les causes de désordre et d’échec, en constatant l’imprévoyance et l’insuffisance du commandement, la Commission avait fait appeler le général américain Cluseret et lui avait offert la délégation à la Guerre. Il accepta, et prit possession immédiatement. Il se rendit donc au ministère le dimanche soir, à six heures, avec le comte de Beaufort, « un jeune homme charmant, dit-il dans ses Mémoires, qui s’était offert spontanément pour m’accompagner, et que je n’avais jamais vu ».

Ce comte de Beaufort, qui était surtout un exubérant et un fantaisiste, fut massacré comme coupable de trahison, dans les derniers jours de la lutte, par la foule exaspérée ayant envahi la mairie du boulevard Voltaire. Il était le cousin du membre du Comité Central Édouard Moreau. Ce fut une assez énigmatique personnalité que cet aristocrate fourvoyé parmi les insurgés. Sa bravoure, le dévouement qu’il montra pour la Commune doivent faire repousser l’accusation de trahison, propagée par une plèbe furieuse, où les mégères dominaient, foule crédule et surexcitée, que la fusillade de plus en plus proche et le récit d’exécutions sommaires accompagnant la marche progressive de l’armée victorieuse poussaient aux pires excès. Le malheureux comte de Beaufort fut surtout victime des apparences. Son nom, son titre, son élégance, ses manières hautaines semblent les causes principales de sa mort.

Cluseret, dans ses Mémoires, dit qu’il prit possession du ministère le 3 (lundi), à 6 heures du soir. C’est là une erreur de date, erreur d’un jour plein. La rectification a son intérêt. C’est le 2, le dimanche, le soir même de la reconnaissance à Courbevoie, qu’il entra en fonctions. La preuve de cette arrivée au ministère la veille du lundi 3, qui fut le jour de la grande sortie, c’est que Cluseret parle, à la même place, de cette sortie comme devant être tentée. Or, elle était plus qu’accomplie le 3, au jour et à l’heure indiqués par lui comme le moment de sa prise de possession de la délégation à la guerre.

Je débutai, dit-il, par la plus forte déconvenue qui pût m’atteindre. Eudes m’apprit qu’en compagnie de ses collègues en généralat, Bergeret et Duval, ils avaient, à l’insu du Comité exécutif, décidé un mouvement général sur Versailles. Tant d’ignorance, d’outrecuidance et de présomption atteignent presque à la hauteur d’un crime… Je voulus m’opposer au mouvement, mais Eudes me représenta que c’était impossible, que les ordres étaient donnés, que les troupes devaient déjà commencer le mouvement. Il pouvait être alors dix heures du soir.

(Mémoires du général Cluseret, t. I, p. 41, Paris, 1887, J. Lévy, édit.)

C’était donc le dimanche soir. Le lundi soir Eudes n’eût rien eu à apprendre au délégué, puisque déjà les fédérés étaient battus et en déroute, à Rueil, Nanterre et Meudon. Cluseret devait désapprouver un mouvement qu’il n’avait pas commandé, et était porté à critiquer un plan dont il n’était pas l’auteur. Il déclare qu’il résolut d’assister à la sortie qu’on lui annonçait aussi inopinément, tant pour se rendre compte que pour parer, s’il était possible, à un désordre qu’il prévoyait, On ne saurait le rendre responsable de la déroute survenue. Toutefois il avait pris le pouvoir assez à temps (c’est pour cela que la rectification de l’erreur de date des Mémoires, signalée plus haut, a son importance), pour pouvoir s’assurer, avant de laisser les bataillons passer sous les canons du Mont-Valérien, que cette forteresse était acquise, et que son commandant ne tirerait pas. Bien que la sortie eût été décidée avant lui, et sans son approbation, bien qu’elle ait été dirigée par les trois généraux qui en avaient pris l’initiative, et qu’il n’ait assisté que comme juge et surveillant au combat, Cluseret a sa part de responsabilité dans l’échec.

Mais il encourut par la suite d’autres responsabilités, et son rôle à la délégation à la Guerre ne répondit pas à l’attente et à la confiance de la Commune, qui estimait avoir tout sauvegardé en plaçant un militaire de profession, passant pour très expérimenté, à la tête de ses bataillons. Elle s’est trompée.

Un aventurier avant tout que Cluseret, Maître-Jacques au service des pays en insurrection. Cosmopolite et ondoyant, il changea souvent d’uniforme, et même de nationalité. On ne saurait dire avec justesse qu’il changea aussi d’opinions, car il n’en eut jamais, de personnelles tout au moins. En bon condottière, il avait celles que son épée soutenait, et pendant le temps qu’elle les soutenait. Il fut avant tout ce que, dans le néologisme moderne, on désigne sous le terme d’ « arrivistes ». Son existence hasardeuse et mouvementée fut une succession de luttes pour parvenir, d’ascensions rapides et de dégringolades précipitées. Une existence de montagnes russes, comme a dit plaisamment Henri Rochefort en parlant de lui-même. Il ne connut jamais l’équilibre sur la position enfin conquise, ni le calme de l’homme stable et pondéré, bornant ou mesurant ses ambitions, qui s’arrête à mi-côte pour embrasser l’espace parcouru ou reprendre des forces afin de monter plus haut. Il vécut par bonds, roulant du Capitole à la roche Tarpéienne, pour se relever prestement après la chute. On le voyait alors changer de casaque et de boniment. Comme le clown du cirque, il recommençait ses exercices et poursuivait les chances de ses transformations, selon les exigences de son nouveau costume.

Cluseret (Gustave-Paul)fut, tour à tour, officier français, commandant garibaldien, lieutenant-colonel de l’armée italienne, général américain, chef de fenians en Irlande, journaliste à Paris, tribun à Lyon, l’un des agitateurs de la Ligue du Midi à Marseille, puis délégué à la Guerre et membre de la Commune de Paris, enfin il mourut député du Var. Figure de second plan que les événements portèrent au premier, ce qui mit davantage en lumière sa médiocrité. Il fut de ces hommes qu’un prestige mystérieux accompagne, et qu’un crédit injustifié favorise. Ils s’élèvent, ils montent, ils planent, jusqu’au jour où ils doivent faire leurs preuves. Ce jour-là, leur nullité se révèle, et le grand homme supposé s’abat flasque et vide, baudruche dégonflée.

Cluseret, comme beaucoup des hommes de la Commune, appartient d’origine et d’éducation à la bourgeoisie, on pourrait dire à l’aristocratie militaire. Né à Paris, le 13 juin 1823, il était fils d’un colonel d’infanterie, et il sortit de Saint-Cyr comme sous-lieutenant, en 1841. En 1848, durant les affreuses journées de juin, il se signala comme chef d’un bataillon de la mobile. À la tête de ces intrépides et féroces vauriens, bandits devenus gendarmes, il se distingua dans la tuerie. Le boucher en chef Cavaignac eut en lui l’un de ses aides les plus cruels. Il se montra déjà un mécontent, trouvant que son mérite, par les organisateurs du massacre plébéien, n’était pas apprécié à sa valeur. Il se plagiait, dans une lettre du 30 juin 1848, publiée par le Constitutionnel, que son bataillon, et par conséquent le chef, qui était lui-même, n’avaient pas été suffisamment cités dans les journaux. Il protesta contre la réclame faite à un bataillon concurrent, comme un cabotin s’indigne que la presse attribue à un rival son rôle et son succès.

Le 23e bataillon écrivit le peu modeste commandant, proteste tout entier contre tout récit qui donnerait à d’autres qu’à lui l’honneur d’avoir enlevé le premier les barricades de la rue Saint-Jacques, jusqu’à la rue des Mathurins compris. Jamais nous n’aurions revendiqué la publicité de ces faits, si nous n’avions lu ce matin, avec un douloureux étonnement, qu’on faisait à d’autres un titre d’une gloire que nous avons trop chèrement payée. Nous avons pris, dans ce laps de temps, onze barricades et trois drapeaux.

Cette réclamation est incomplète. Elle ne donne pas le chiffre des vaillants citoyens que le futur général en chef de la Commune a fait passer par les armes, entre les rues Saint-Jacques et des Mathurins. Le plaignant reçut toutefois une satisfaction, qu’il jugea probablement incomplète : il fut, un mois après, décoré. Ceux qui le virent, par la suite, dans les bureaux de la Guerre pendant la Commune, remarquaient que le délégué Cluseret, affichant un grand dédain pour les galons, ornait cependant son veston civil d’un ruban rouge, récompense et souvenirs de ses services de guerre de rues.

Cluseret, après le licenciement de la garde mobile, refusa le grade de lieutenant dans l’armée et fut mis à la retraite. Il avait accepté le coup d’état et reprit du service sous l’empire. Il fit la campagne de Crimée, avec le grade de capitaine. Il se distingua dans cette expédition et reçut deux blessures. Envoyé en Afrique, attaché à l’un des bureaux arabes, substitut du commissaire impérial à Blidah, il donna sa démission pour occuper l’emploi de régisseur du domaine d’un riche éleveur du Midi, M. de Carayon-Latour. De là il passa en Amérique, et trouva emploi dans une banque de New-York.

Mais Garibaldi appelait l’Italie à l’indépendance et attirait en Sicile des aventureux compagnons de tous les pays. Cluseret quitta la plume du clerk, reprit son sabre de combat et recruta dans les bas-fonds de l’émigration une troupe de partisans hardis avec laquelle il débarqua en Italie. Il se battit vaillamment, et, après la conquête de Naples, fut versé, en qualité de lieutenant-colonel d’état-major, dans l’armée italienne. C’était un grade régulier ; il préférait les commandements insurrectionnels. Alors, on se battait en Amérique. Il retourna dans ce pays, en « sécession », qui offrait un champ nouveau à sa fièvre batailleuse, une prime à son ambition. Il se rangea sagement du côté du Nord, fut nommé général, après avoir été aide de camp de Mac Clellan. La guerre de Sécession terminée, il soutint la candidature à la présidence des États-Unis de son ancien chef, le général Frémont. Il s’était fait dans l’intervalle naturaliser américain. Après l’élection de Grant, il revint en Europe, impatient de nouveaux combats, cherchant à soulager sa perpétuelle fringale d’aventures et de dangers. Il se joignit aux chefs fenians, qui terrorisaient l’Irlande ; il participa aux tentatives audacieuses de ces farouches conspirateurs et fut condamné à mort, par contumace. Il se réfugia en France et écrivit dans plusieurs journaux républicains. Il avait fait la connaissance, en Angleterre, des chefs de l’Internationale. Il propagea à Paris les idées de cette association, ce qui le fit poursuivre. Mais réclamé, comme citoyen américain, par le ministre des États-Unis, M. Washburne, il fut seulement l’objet d’un arrêté d’expulsion. Il revint à Paris au 4 septembre, écrivit dans la Marseillaise, mais désavoué par son rédacteur en chef, Henri Rochefort, à la suite de violentes attaques contre le gouvernement de la Défense, il quitta Paris et se rendit à Lyon et à Marseille, où il fit de l’agitation révolutionnaire. Il fut l’un des chefs de la Ligue du Midi et contribua à installer à Marseille une éphémère commune révolutionnaire L’invasion et la terrible guerre ne parurent pas intéresser le condottière : son ardeur belliqueuse connut alors l’apaisement. Il y avait pourtant à cette époque de beaux coups de sabre à donner et à recevoir. Cluseret demeura, pendant tout le siège, l’arme au repos. Il ne trouvait pas qu’on appréciait suffisamment ses talents, et ses désirs ambitieux n’entrevoyaient aucune carrière avantageuse dans cette guerre malheureuse. Il crut un instant, il est vrai, gouverner tout le midi. Il se voyait déjà dictateur dans le sud séparatiste. Il dut rabattre de ses prétentions et renoncer à ses espérances. Il retourna à Paris, mais ne joua qu’un rôle secondaire dans les événements du 18 mars. Il demeura toutefois en rapports suivis avec les chefs de l’Internationale. Il eut soin de rappeler ses relations en Angleterre, sa propagande en France dès son retour, et inspira une grande confiance au point de vue militaire, à plusieurs membres du Comité Central. On se souvint de lui le 2 avril, à la suite de l’inquiétude éprouvée, quand le désarroi qui s’était produit à Courbevoie fit douter la Commission exécutive des capacités de ses généraux, braves mais novices. La panique de la matinée du 2 avril décida la Commission à confier immédiatement la direction des opérations militaires à un officier professionnel, ayant fait ses preuves. La grande sortie du lendemain pressait la Commission d’agir. Aussi, le même jour, dans l’après midi, la nomination de Cluseret était-elle signée, et le soir même, le dimanche 2, il prenait possession du ministère de la guerre, mais il ne fut réellement à la tête des armées de la Commune qu’après le 4 avril.

Durant son ministère, ses diverses mesures de réorganisation ne furent pas toutes excellentes ni pratiques. Ainsi il appela au combat les compagnies dites de marche, qui n’existaient pas, et sépara les plus jeunes gardes nationaux des aînés, ce qui était une conception erronée : il privait ainsi les bataillons des vieux républicains, c’est-à-dire des éléments les plus solides, les plus sûrs. Il ne connaissait ni les parisiens, ni la garde nationale. Il a reconnu lui-même cette faute.

Mon premier pas, dit-il dans ses Mémoires, fut un faux pas, Tout le monde m’affirmait qu’il y avait des compagnies de marche qu’il suffisait de rappeler pour avoir immédiatement un noyau d’une vingtaine de mille hommes, capables de servir de base à la formation d’une armée active. Je crus tout le monde, et quand mon décret sur le rappel des anciennes compagnies fut lancé, je m’aperçus qu’il n’y avait rien.

(Mémoires, p. 55.)

Convoquer des compagnies qui n’existaient pas, ce fut à peu près toute l’œuvre du nouveau délégué à la Guerre. Il aurait pu faire davantage, tout en admettant en partie ses affirmations réitérées sur le défaut d’organisation de l’armée en général et sur l’insuffisance du plus grand nombre des officiers. Il a toutefois rendu justice à la bravoure, souvent inutile, de ceux-ci, et n’a pu que reconnaître la ténacité et l’entrain des hommes. Malgré une expérience indiscutable et des qualités d’organisateur, et même de tacticien, remarquables, il demeura, durant le temps relativement long où il exerça le commandement, au-dessous de la tâche qu’il avait acceptée avec empressement, après l’avoir ardemment briguée. Il parut s’en désintéresser. Il est difficile de lui reprocher de n’avoir pas obtenu la victoire, on peut l’accuser de ne pas l’avoir cherchée. Pour se disculper, par la suite, il s’est répandu en récriminations, en plaintes et en critiques, presque toujours excessives ou mal fondées, contre ses subordonnés, surtout contre tous les généraux qu’il eut sous ses ordres. Il y en avait pourtant parmi eux, comme Wrobleski, La Cécilia et Dombrowski, qui avaient fait leurs preuves, et dont il ne pouvait nier ni la capacité professionnelle, ni l’intelligence. Obligé de rendre justice au brave Dombrowski, il ne s’y résout qu’avec des réticences et des réserves injustes, souvent injurieuses :

Dans ma longue pratique d’hommes dont le métier était d’être énergiques, dit-il de Dombrowski, j’en ai peu rencontré d’aussi braves que lui. Il avait été nommé par moi au commandement de la place de Paris, mais cette situation convenait peu à ses aptitudes, il s’en affranchit vite pour se consacrer tout entier à la défense de Neuilly, et là il accomplit des merveilles. Avec 1335 hommes, maximum de l’effectif que je lui confiai, ayant reconnu que plus il avait d’hommes, moins il savait s’en servir, il tint en échec tout le premier corps d’armée du général Ladmirault, qui, de l’aveu même de Mac Mahon, constaté dans un rapport officiel, renouvelait tous les quatre jours la division envoyée pour combattre à Neuilly. Or, une division c’est 10,000 hommes au minimum, Au bout de quelques jours, tranquille sur Neuilly, je n’y fis plus attention. Je savais qu’il ne serait jamais pris.

(Cluseret, Mémoires, p. 170.)

Avec de tels hommes, chefs et soldats, capables d’arréter, pendant trois semaines, une division de troupes régulières, bien que se battant un contre dix, sans être relevés, Cluseret aurait certainement pu faire mieux. Il fit montre de plus d’indolence et d’indifférence que son passé n’aurait dû le donner à supposer. Un de ses officiers d’état major a tracé de lui un portrait fort exact. Cet officier, Louis Barron, se présenta à lui, sollicitant d’être attaché à son cabinet. Barron était muni d’une lettre de recommandation d’un membre de la Commune illustre, Gustave Courbet ; il a raconté ainsi sa première entrevue avec le général :

Sur les pas de l’huissier, je pénètre un peu ému dans le cabinet du délégué à la guerre ; le général Cluseret se lève, prend sur son bureau la lettre de Courbet, la lit, et j’observe l’homme sur qui reposent en ce moment les espérances de la Révolution. Il est âgé de quarante-cinq ans environ, de taille moyenne et bien prise, robuste, les épaules carrées, la tête forte, avec des cheveux touffus, poivre et sel, frisant sur les tempes. La figure régulière et placide, légèrement empâtée de graisse et colorée, indique le sang-froid, le calme inaltérable du tempérament, mais aussi la lenteur de conception, la mollesse d’action, qu’on lui a tant reprochées depuis. Les yeux ont une finesse spirituelle, le sourire est ironique, le geste nonchalant. Le général se croit supérieur à sa mission ; il peut être habile, mais doutant de la bonté de la cause qu’il défend, des hommes qui la servent, des troupes qu’il commande ; il manque évidemment de la volonté prompte et ferme, indispensable à un chef révolutionnaire.

Le général est en bourgeois : à sa boutonnière rougeoie le ruban de la Légion d’honneur. D’ailleurs, comme s’il craignait de paraître prendre son grade au sérieux, il ne s’habille jamais en militaire, et, bizarrerie d’un gentleman, il se coiffe ordinairement d’un chapeau mou. Les uns admirent, les autres blâment ce superbe dédain du galon, mais la garde nationale aimant l’uniforme, la tenue de Cluseret nuit à son prestige.

Et Louis Barron complète son portrait par cette dernière touche :

Il parlait en se caressant la barbe, d’un geste un peu fat de vieux beau garçon. Sa voix grasse bredouille, la netteté de la parole lui fait défaut comme la netteté de l’esprit.

(Louis Barron. — Sous le drapeau rouge. Savine, éd. Paris, 1889.)

Le port affecté du costume civil, le chapeau mou, les allures de bureaucrate, dont Cluseret ne s’est jamais départi, même aux heures où la tenue militaire pouvait paraître de rigueur, passaient sans doute pour une originalité, pour une habitude de simplification rapportée de la démocratique république américaine. Aux États-Unis cependant les officiers portaient en service leur uniforme et exhibaient, comme c’est logique, les insignes de leur grade. Mais ils s’abstenaient de toute décoration. Cluseret dérogeait aux usages yankees en gardant soigneusement sa boutonnière ornée du ruban rouge que lui avaient valu ses exploits en juin 1848. C’était là au moins une bizarrerie, et un défaut de tact aussi pour un chef d’insurgés. Il y avait un sentiment d’orgueil très vif sous cette modestie cherchée. Il voulait se distinguer de ses collègues, les chefs de la garde nationale toujours fort galonnés. Au fond, le vaniteux général américain singeait Napoléon ; son chapeau mou et son veston étaient des copies de la redingote grise et du petit chapeau, destinés à faire ressortir la simplicité voulue de l’empereur au milieu de ses brillants maréchaux et de son état-major chamarré.

Cluseret, aux prises avec les croissantes difficultés d’une terrible situation, devait avoir la constante préoccupation des assauts extérieurs à repousser et des résolutions intérieures urgentes à prendre, et à tout instant. Il trouva le temps cependant de s’occuper des galons et des aiguillettes de ses officiers. Le 7 avril, au lendemain des sanglants combats dont les graves conséquences auraient dû absorber toute son attention et stimuler toute sa vigilance, il rédigea et lança une longue circulaire, déclamatoire et ridicule, où il disait :

J’ai remarqué avec peine que, oubliant notre origine modeste, la manie ridicule des galons, des broderies, des aiguillettes, commence à se faire voir parmi nous.

Il proscrivait donc les aiguillettes et autres distinctions vaniteuses. Il agrémentait cette réglementation, louable sans doute, mais combien peu importante et déplacée dans la situation terrible, de réflexions moralisantes qui semblaient un ressouvenir de son ancienne fréquentation des clergymens et des quakers, aux États-Unis et à Londres.

C’est au nom de la vertu contre le vice, du devoir contre l’abus, de l’austérité contre la corruption, que nous avons triomphé, ne l’oublions pas. Restons vertueux et hommes du devoir avant tout ; nous fonderons la république austère, la seule qui puisse être désirée et ait le droit d’existence…

Ce langage vertueux et prud’hommesque apparaît plutôt ridicule, dans les circonstances. Il justifiait les railleries de la presse réactionnaire. Avant la circulaire Cluseret, les galons et les bottes des officiers fédérés avaient égayé les promeneurs, devant l’hôtel des Réservoirs, et les propos des tables d’officiers.

Ce ministre de guerre civile ne comprenait pas, n’a jamais pu comprendre, que des insurgés, même enrégimentés et encadrés, ne se conduisaient pas avec les procédés en usage quand il s’agit de troupes professionnelles. La pire aberration, l’irrémédiable sottise aussi, du général américain, furent de vouloir considérer des combattants d’insurrection comme des soldats d’armées permanentes. Cette obstination et cette illusion furent une des causes les plus sérieuses du découragement progressif des défenseurs de la Commune. Mieux valait avoir dans les tranchées et aux batteries des officiers trop galonnés que de constater que les vides n’étaient pas comblés dans les rangs, décimés par le dégoût d’une discipline tatillonne et de rigueurs administratives encore plus que par les obus.

Avec sa « république austère », Cluseret s’exprimait en calviniste, et ne pouvait toucher le cœur de ses guerriers volontaires. Le puritanisme qu’il affectait pour la tenue indisposait ses officiers les meilleurs. Beaucoup d’entre eux avaient sans doute un goût excessif pour la passementerie, mais, outre que c’était là une manie traditionnelle dans toutes nos armées, ces dorures et ces aiguillettes ne les empêchaient pas de bien se battre, au contraire. Le panache dans les armées régulières est un frein et un stimulant. Il entraîne et maintient dans le sentier du péril et du devoir. Henri IV avait connu cet adjuvant que voulait ignorer Cluseret. Au lieu de chercher à ralentir le zèle des braves qu’il avait sous ses ordres, en les taquinant pour quelques bouts de rubans, superflus, sans doute, mais excitateurs du courage, Cluseret aurait dû aller faire plus souvent connaissance avec les galonnés de la Porte-Maillot[1]. Mais le général quaker aimait mieux écrire des circulaires dans son cabinet de délégué, que de mêler son correct veston bourgeois aux vareuses salies et déchiquetées des artilleurs. La guerre était pour lui un spectacle dans un fauteuil. Il l’a avoué avec une naïveté un peu cynique :

À défaut d’autres qualités, j’ai une grande expérience pratique : Je peux suivre à peu près toutes les péripéties d’une action, étant connu l’échiquier, sans y assister. C’était le cas à Issy. Sans quitter la fenêtre du ministère, je suivais exactement les progrès de l’action par le bruit, et quand les ordonnances revenaient rapporter les nouvelles, ils ne faisaient que confirmer ce que j’avais dit à ceux qui m’entendaient.

Cluseret fut donc, malgré son expérience militaire incontestable, un déplorable général en chef. Comme à Trochu, la foi dans ses troupes lui faisait défaut, il ne crut pas à la possibilité de la résistance, encore moins à la victoire. Il est fâcheux qu’on l’ait laissé plus de quatre semaines chargé de diriger une lutte qu’il jugeait d’avance perdue. Nous pouvons à distance, et avec la connaissance des faits accomplis, estimer qu’il avait raison. Nous savons que ses prévisions pessimistes devaient se trouver réalisées, mais on peut estimer qu’il a certainement facilité cette triste réalisation. Il céda trop facilement à un découragement, qui fut bien prompt, bien prématuré. Il ne chercha point à réagir, et ne fit rien pour retarder l’heure de cette défaite, qu’il annonçait en la déclarant inévitable. Il eut en mains les moyens de prolonger la résistance ; son devoir était d’affirmer, même si elle lui apparaissait peu chanceuse, la possibilité d’une victoire, ou tout au moins d’une reddition honorable, les armes à la main, en tenant en échec les assaillants, en épargnant à Paris les horreurs d’une prise de vive force.

Il avait été élu, aux élections complémentaires d’avril, membre de la Commune, dans deux arrondissements, le Ier, où il obtint 1.968 voix, le XVIIIe, où il en eut 8,480. Sa vanité avait été satisfaite par la double élection. Il ne parut que dans de rares circonstances à l’Hôtel-de-Ville. Il affectait un grand dédain pour la Commune. Selon lui, sauf quelques exceptions concernant les membres appartenant à l’Internationale, ses collègues étaient tous des incapables ou des sots. « Il faut, a-t-il dit dans un journal anglais, The Fraser’s Magazine de décembre 1872, cité par Lissagaray (Appendice, p. 507), que le principe de la Commune soit en lui-même bien fort pour avoir tenu soixante jours contre de pareils imbéciles. » Dans le même libelle, parlant de son arrestation, il déclare modestement « qu’il aurait pu faire appel au peuple, et le convaincre de l’incapacité et de l’imbécillité des chefs de la Commune, et qu’il lui eût été facile d’écraser d’un seul coup tous ses adversaires » mais alors, ajoute-t-il avec suffisance : « il eût fallu accepter la dictature, ce qui ne me convenait pas ». Cependant, ce général, trouvant les raisins du pouvoir trop verts, a dit aussi que « ce qu’il fallait à la France, qui meurt des dictateurs du genre de Bonaparte et de Gambetta, c’est un homme honnête, juste, simple et dévoué, s’absorbant dans le peuple comme un Lincoln, un Bolivar ». Ne cherchez pas plus loin ce phénix de la dictature. En 1871, on l’avait sous la main et Cluseret le nomme toujours avec sa grande modestie : « Cet homme que mon pays n’a pas connu, je voulais le faire connaître !… » Aussi vaniteux, aussi incapable que Lullier, mais n’allant pas comme lui jusqu’à la trahison, Cluseret fut un des hommes les plus funestes à la cause qu’il prétendait servir.

Arrêté à la suite de l’abandon du fort d’Issv, il fut détenu à Mazas, jusqu’au moment de l’entrée des troupes. On le relâcha alors, sur sa promesse d’aller aux barricades faire le coup de feu, comme un simple fédéré. Grâce à un prêtre, qui le cacha et lui donna des vêtements, il put attendre l’occasion favorable pour passer en Angleterre. Cet ecclésiastique secourable payait la dette du clergé, pour lequel Cluseret se montra toujours favorable et respectueux :

Je suis opposé à toute taquinerie mesquine contre le clergé, a-t-il dit, à propos des ecclésiastiques arrêtés. J’essayais d’enrayer le mouvement en interdisant aux gardes nationaux les arrestations arbitraires, et faisant moi-même arrêter, comme à Saint-Roch, les agents de Rigault qui mettaient tout sens dessus dessous par la fermeture des églises et l’arrestation des prêtres. (Mémoires, p.71.)

Condamné à mort par contumace par le 3e Conseil de guerre, à Versailles, le 30 août 1872, Cluseret, après divers séjours en Angleterre, en Amérique, en Suisse, revint en France à l’amnistie ; il fut élu député par la 2o circonscription de Toulon, aux élections de 1888, et réélu en 1891. 1893, 1898. Son rôle fut insignifiant à la Chambre. Il est mort en 1900.

LA GRANDE SORTIE

La grande sortie du lundi 3 avril, point de départ de la lutte sanglante devant aboutir à la prise de Paris et à l’impitoyable répression, fut-elle une faute politique ? Peut-on la considérer aussi comme une opération militaire téméraire et absurde ? L’opinion affirmative a prévalu. Elle mérite vérification. La déroute, qui fut le résultat de la marche sur Versailles, a certainement influencé les jugements. Mais à la guerre, le succès est souvent un accident. On ne saurait changer les faits, mais on peut, quarante ans écoulés, les hommes mêlés à l’action en grande partie disparus et les passions apaisées, apprécier plus justement les causes qui les ont amenés.

Pour les combats des 3 et 4 avril, il est facile de faire retomber la responsabilité de l’échec sur l’incapacité des généraux improvisés qui ont cherché, qui ont décidé la grande sortie, et qui l’ont conduite. Or, de l’examen attentif de la situation, il résulte que ces généraux d’insurrection ne furent pas si incapables qu’on l’a dit et n’étaient point libres d’agir autrement qu’ils l’ont fait. Il leur était difficile, après l’échec inattendu du dimanche 2 avril, de ne pas diriger les combattants parisiens sur Versailles, et le plus tôt qu’il serait possible. Ils n’étaient pris au dépourvu que pour la date immédiate, car ils avaient combiné habilement, et selon les meilleures données militaires, ce mouvement offensif, Il était susceptible de réussir. Deux faits cependant furent négligés, d’une importance décisive, capables, si l’on en eût tenu compte, de changer le résultat de la sortie. Ces deux facteurs ne peuvent servir à faire considérer comme une double faute, militaire et politique, le principe de la marche en avant. Ces deux points que négligèrent les généraux parisiens sont : d’abord l’intervention du Mont-Valérien, qu’ils croyaient acquis ou devant rester neutre, erreur qui fut cruellement payée, et ensuite la marche en plein jour sur Versailles, qui aurait dû être seulement tentée à la faveur de la nuit.

L’incompétence militaire de Bergeret, d’Eudes, de Duval et de Flourens ne fut donc que relative. Ils eurent affaire à des adversaires dont les capacités sont tout aussi contestables. La victoire ne fut pas l’œuvre de la supériorité des talents militaires. Les généraux versaillais se montrèrent médiocres et craintifs, au début de l’action. Ils furent hésitants et sans initiative, même quand le premier succès du rond-point de Courbevoie les eut rassurés, même après leurs grandes victoires des 3 et 4 avril. Ils avaient été surpris par cette marche du lundi 3 succédant brusquement à la reconnaissance repoussée le dimanche. Ils supposaient les fédérés pour quelque temps désemparés et calmés. Ils ne durent le salut qu’à l’intervention décisive du Mont-Valérien. Sans cette canonnade survenant à propos, leurs troupes, qui commençaient à reculer à l’approche des parisiens, se seraient retirées en désordre, jusqu’au delà de Rambouillet, peut-être, laissant le gouvernement et les députés en désarroi dans Versailles envahi. Vinoy, Ladmirault, Mac-Mahon poursuivirent les opérations du nouveau siège dans des conditions stratégiques incohérentes. Mac-Mahon surtout se (révéla incapable et mou, sauf lorsqu’il ne lui resta plus qu’à entrer dans la ville ouverte et à la saccager. Malgré leur avantage numérique disproportionné, malgré leur artillerie et leurs compagnies de génie, ces grands généraux ne parvinrent ni à prendre les forts, ni à occuper de vive force les tranchées, ni à enlever à l’assaut une porte. Ils ne s’emparèrent que des positions devenues intenables et préalablement évacuées, comme le fort d’Issy et le Point-du-Jour. Ils ne furent finalement vainqueurs, sans parler de l’aide efficace de la trahison, qu’à la suite de la lassitude et de la négligence des assiégés : la vigilance des défenseurs de l’enceinte s’étant assoupie de jour en jour. On ne croyait plus à un assaut sans cesse annoncé, toujours reculé. Tout le talent stratégique de Mac-Mahon et de ses lieutenants se borna à profiter de l’impossibilité où se trouvaient les insurgés, n’étant pas renforcés, de combler, après chaque combat, après chaque escarmouche, les vides faits dans leurs rangs. Leurs bataillons se trouvaient aussi de plus en plus clairsemés, de jour en jour par la défection individuelle, conséquence de la prolongation d’une résistance avant dépassé toutes prévisions. Les réserves d’énergie d’un peuple en révolution s’épuisent fatalement. Elles avaient duré extraordinairement, bien au delà des trois journées de fièvre, de vaillance et de sang, que les insurgés précédents mettaient au service de leur cause.

Mais à la date du 3 avril, comme généraux et comme forces disponibles, les conditions de la lutte n’étaient pas encore déséquilibrées. La sortie ne constituait donc pas un acte déraisonnable, ni une témérité, encore moins une faute grave. Elle était attendue, réclamée par tous les bataillons. A-t-elle été insuffisamment préparée ? C’est incontestable. Les bataillons se mirent en route sans artillerie, sans prolonges ni caissons, sans ambulances ni fourgons de vivres. Les éclaireurs firent défaut, et l’on n’avait prévu ni réserves échelonnées, ni troupes de soutien pouvant remplacer à propos les combattants de première ligne. La sortie fut-elle trop hâtive ? Puisqu’on avait laissé passer la première heure, celle de la surprise, du désarroi du 18 mars, et qu’on avait attendu quinze jours gaspillés en négociations et en formalités, on pouvait ne point se hâter et retarder la sortie jusqu’à ce que les précautions indispensables fussent prises afin de pourvoir les corps de troupes des sauvegardes utiles et des services auxiliaires d’usage. Mais il serait injuste d’incriminer les généraux pour avoir brusqué le contact, sans avoir temporisé jusqu’à ce que tout fût au point. Cette hâte ne fut point leur fait. Ils avaient discuté et arrêté l’ordre du combat, ils avaient résolu de tenter une grande sortie, et cela deux ou trois jours avant la collision du dimanche, mais n’en avaient point fixé l’heure. Le mouvement se produisit avant le signal, et ce fut comme une explosion spontanée. Les chefs n’avaient pas pris de décision définitive. Les événements décidèrent pour eux. On ne doit pas accuser Bergeret ou Eudes, pas plus que Duval ou Flourens, d’une précipitation irréfléchie. Ils ne furent pas maîtres de choisir l’heure. Comme un torrent, la foule les entraîna. Ils ne s’appartinrent plus dès le dimanche soir, et ne firent que transmettre l’ordre ; « En avant ! » que les bataillons avaient crié d’eux même et d’enthousiasme. Ce cri, cet ordre, ils ne pouvaient que difficilement ne pas l’entendre ; il leur était impossible de ne pas obéir.

Les objections, les oppositions même ne manquèrent pas de se produire au sein de la Commission exécutive. Elle réclama des explications quand Eudes, Duval et Bergeret firent connaître leur projet et détaillèrent le plan qu’ils avaient étudié. Mais alors il était trop tard. On ne pouvait barrer le passage au peuple déjà debout et en route. Faire rebrousser le chemin à cette foule déferlant eût été impossible. Hantés des souvenirs de la Révolution, les fédérés voulaient aller à Versailles, pour en ramener non pas l’Assemblée, mais la transaction, la paix, pour imposer la Commune. Par cette sortie, elle deviendrait, pensait cette foule crédule et enthousiaste, maîtresse de ses destinées. Elle s’imposerait comme un gouvernement incontesté, qui serait accepté bientôt par la France entière, comme l’avait été celui de la Défense nationale. Qui donc aurait pu faire entendre raison à ce peuple déchainé ? On n’arrête pas le flot qui monte.

Si les membres de la Commission et ceux de la Commune, qui protestèrent contre ce mouvement les surprenant et dont la direction leur échappait, avaient fondé leur opposition sur des motifs d’ordre militaire, s’ils eussent allégué qu’on ne paraissait pas être prêt, qu’il fallait attendre l’organisation complète, on pourrait blâmer les généraux d’avoir insisté sur la nécessité d’action immédiate, d’avoir suivi la foule qui exécutait leur projet offensif. La résistance civile aux idées des guerriers eût été logique. Mais il n’en fut rien. Les opposants parurent, après coup, avoir vu juste. Toutefois, d’une telle fermeté de résolution temporisatrice, d’une si clairvoyante perception de la situation réelle, de la prudence qui devait conseiller l’ajournement d’un grand combat, rien ne ressort des faits. Aucune preuve de la sagesse et de la volonté de la commission ne résulte de la discussion à laquelle Félix Pyat, Tridon, Lefrançais prirent part, avec passion.

S’ils désapprouvaient la marche en avant, ce fut surtout parce que leur tempérament était contraire à tout ce qui avait un caractère militaire. Si peu militarisés que fussent Eudes, Bergeret ou Duval, leurs collègues de la Commission qui se désignaient entre eux comme en étant « les membres civils » les considéraient comme imbus de l’esprit guerrier, presque tels que des soudards impatients de livrer des batailles. L’antagonisme entre les deux éléments se prolongea pendant toute la durée de la Commune, et contribua grandement à sa perte. Espéraient-ils donc ces « civils », en reculant l’heure du combat, amadouer M. Thiers ou le vaincre ? Pensaient-ils causer avec lui diplomatiquement sans que le canon entrât dans la conversation ? lis avaient peur de son bruit brutal qui couvrait la voix des phraseurs. Ils ne pensaient qu’à éloigner la fusillade qui troublerait les beaux débats qu’on se promettait à la tribune. Car tous ces hommes bien intentionnés étaient avant tout désireux de parler, d’entendre parler, de discuter des programmes, de proposer des motions, de soutenir des décrets, de rédiger des affiches, de lancer des proclamations. Ils croiraient avoir sauvé la République quand ils auraient magnifiquement voté son salut. Le souci d’être des parlementaires leur ôtait le jugement, et la seule pensée de retarder l’heure où l’on pourrait prendre la parole les irritait contre ceux qui voulaient prendre le fusil. Is auraient pu s’opposer formellement à la sortie, même déjà commencée, et ordonner à Flourens, par exemple, de ne pas s’écarter d’Asnières, de ne pas s’aventurer dans la presqu’île de Gennevilliers, à Bergeret de ne pas dépasser le rond-point de Courbevoie, lieu de l’escarmouche de la veille, mais de s’y maintenir fortement de façon à conserver le pont de Neuilly libre. Eudes et Duval, de leur côté, eussent dû recevoir l’ordre de ne pas pousser leur importante reconnaissance au sud au delà de Clamart et de demeurer sous la protection du fort d’Issy. Ces mesures étaient prudentes, assurément excellentes et la Commission pouvait les prescrire. Malgré l’élan et l’enthousiasme indiscutables des bataillons lancés en avant, l’ordre venu après l’impétuosité du premier moment eût été obéi, la foule eût été déjà satisfaite par sa marche au delà des fortifications. Elle eût attendu avec tranquillité des ordres ultérieurs et fût même rentrée dans Paris avec une ferté suffisante, prête à recommencer la sortie dans un entrain égal, dans une confiance pareille. Les généraux, bien que très satisfaits de leur plan et impatients de le mettre à exécution, n’eussent pas osé désobéir à la Commune, dont le prestige était alors intact. Ils se fussent soumis pleins de regrets et d’amertume, mâchant leur frein, mais subissant le morts, cessant de s’emballer, incapables assurément de risquer, pour leurs débuts, une désobéissance équivalant à un coup d’état militaire. Les trois généraux eussent donc arrêté leurs troupes, ramené en arrière les têtes de colonne, et la sortie eût été ajournée, après une démonstration suffisante ayant pour résultat de reporter plus loin les avant-postes, sans essayer une action complète.

Mais les membres de la Commune, n’osèrent ni approuver ni défendre la marche sur Versailles. Ils s’abstinrent, laissant aux généraux l’initiative et la responsabilité. Cluserel, le nouveau ministre de la guerre, bien qu’il ait eu tout Le temps d’agir, de donner contre-ordre, étant nommé dès le 2, alors que nul n’eût osé enfreindre ses premiers commandements, imita l’abstention de la Commune. Il assista à la sortie, mais seulement, a-t-il dit, en spectateur. Il est des moments où le rôle d’observateur ou de critique n’est pas permis, et on était à un de ces instants-là. Si le général Cluseret était hostile à la sortie, c’était par amour-propre d’auteur. Le plan n’émanait pas de lui. D’ailleurs, comme il s’en est vanté, il était opposé à des mouvements hors Paris. La lutte, selon lui, et son successeur Rossel partagea ce sentiment, devait être circonscrite dans la ville barricadée, tout au plus le combat devait-il s’étendre par delà les murs, dans l’espace protégé par le feu des forts. Quant aux membres de la Commune, nous avons dit qu’ils avaient en défiance toute opération militaire, et qu’ils croyaient naïvement encore pouvoir éviter la guerre. Le commencement d’une action, dont on ne pouvait prévoir la fin, leur paraissait une expérience aléatoire, maladroite même, puisqu’elle aurait pour résultat, pensaient-ils sottement, de pousser M. Thiers et l’armée en avant. L’ère des illusions, pour eux surtout, continuait. Avec obstination ils bouchaient leurs oreilles aux bruits venus de Versailles, et fermaient les yeux en face des mouvements des troupes. On avait beau leur dire que M. Thiers rassemblait des régiments de plus en plus nombreux, que ses avant-postes se rapprochaient chaque jour, que l’Assemblée ne voulait pas entendre parler de conciliation, qu’elle pressait le gouvernement et les généraux d’en finir, qu’enfin on répétait partout, dans les journaux, dans les cafés, dans les salons, que M. Thiers entendait rentrer à Paris prochainement, mais après un assaut décisif, ils hochaient la tête, ils continuaient à temporiser, à laisser les fusils en faisceaux, à conserver les bataillons dans leurs postes urbains. Ils employaient les heures d’attente, les plus instruits à relire l’histoire de la Révolution, et les autres à se gargariser avec des lambeaux de discours de réunions publiques et des fragments de proclamations qu’ils se récitaient entre eux, en attendant le moment de les placer à la tribune. La plupart de ces illusionnistes s’imaginaient, de très bonne foi, que la Commune était inattaquable et invincible. La victoire si aisée, si inattendue, du 18 mars, illuminait tout autour d’eux, et, dans leur rêve éblouis, ils escomptaient l’heure psychologique où Thiers et l’Assemblée, se reconnaissant impuissants à résister plus longtemps à la volonté de Paris, demanderaient à traiter sur les bases qu’il plairait à la Commune de fixer. Ils ne conservaient de doutes que sur l’étendue des concessions qu’il conviendrait alors d’accorder. Exigerait-on, comme il en avait été question, la retraite de toute armée permanente au-delà d’un rayon de vingt lieues, ou bien céderait-on sur ce point en permettant le maintien de garnisons à proximité de Paris, comme cela serait probablement demandé par Versailles ? Ils supposaient que l’armée se trouvait encore dans le même état d’esprit, dans la même désorganisation qu’au matin du 18 mars et qu’elle se débanderait à la première collision sérieuse. Le combat de Courbevoie ayant été une surprise, ils se demandaient, dans cette aberration optimiste, s’il était sage, s’il était généreux aussi d’aller provoquer ces soldats, qu’on supposait prêts à fraterniser. Devait-on traiter en ennemis de pauvres esclaves attendant l’affranchissement ? Ces hommes ne désiraient que se soustraire à la surveillance arrogante des officiers et des gendarmes. Certainement ils guettaient l’heure de la désertion en masse. Et puis, ce Bergeret et les autres guerriers, dans leur appétit professionnel de la poudre et de la gloriole, tous désireux de jouer au soldat, se prenant pour de grands capitaines, ne risquaient-ils pas de compromettre une pacifique victoire qui était certaine ? Ces imprudents batailleurs, en commandant le feu, obligeraient à épauler ces soldats dégoûtés, qui s’apprêtaient à lever la crosse en l’air ! Ces sottises avaient cours dans la Commission, et Félix Pyat en était l’ardent propagateur. Le bon sens et la logique étaient cependant avec Eudes, Duval Bergeret, Flourens, et non avec ces philosophes et ces nigauds.

LA FOULE SUR LA ROUTE

La foule armée était donc, dans la soirée du dimanche, descendue des faubourgs. En rangs brisés et tumultueux, elle montait l’avenue des Champs-Élysées et s’entassait confusément aux abords des remparts. Elle partageait en partie les illusions de la Commune, du moins en ce qui concernait la faiblesse de Versailles et la force de Paris. Cette cohue turbulente se sentait rassurée par son nombre. Elle croyait que, devant sa masse, les troupes ne tiendraient pas un instant, qu’elles fuiraient ou qu’elles jetteraient leurs armes. On n’aurait de résistance à craindre que de la part des gendarmes, des sergents de ville, déguisés en lignards, disait-on, et aussi du côté des fameux zouaves de Charette et des chouans fanatiques de Cathelineau. C’était à ces papalins et à ces mouchards que la naïveté populaire attribuait la fusillade de la matinée et la poursuite jusque dans Neuilly. Pour ces pauvres gens, abusés par le ton des proclamations, Versailles n’avait pas d’armée sérieuse. Si les soldats n’avaient pas tous lâché pied, le matin, à l’approche des quelques compagnies fédérées se dirigeant sur le rond-point de Courbevoie, c’est qu’ils étaient encadrés par des forces policières. Quand on aurait percé ce faible rideau de sergents de ville et qu’on se trouverait en face de la véritable armée, celle des soldats par force, on verrait venir ces enfants du peuple ! Ils échapperaient à leurs gardiens ces prisonniers des gendarmes. Encadrés par des policiers, marchant sous l’œil des chouans, ils s’évaderaient étant secourus, et, ayant retrouvé leur liberté, ils en useraient. Auraient-ils le courage de tirer sur leurs frères ? sur ceux qui leur apportaient la délivrance ? On fraterniserait donc comme sur la place Pigalle, au Dix-Huit mars. Il ne fallait pas tirer sur eux, mais leur tendre la main, et les emmener prendre un verre à la prochaine cantine !

Si quelque sceptique, ou un esprit méfiant, comme il s’en trouve dans les foules les plus enthousiastes, se risquait à murmurer : « Et le Mont-Valérien, est-on sûr qu’il ne tirera pas ? » On regardait de travers le malencontreux alarmiste et on était disposé à le traiter de Versaillais. S’il insistait on parlait « d’enlever le mouchard ! » En haussant les épaules, les plus modérés répondaient : « Mais le Mont-Valérien est à nous ! tout le monde sait cela ! » D’autres, voulant paraître plus au courant, disaient : « M. Thiers a bien envoyé une garnison pour l’occuper, mais le commandant a déclaré qu’il ne tirerait pas s’il n’était pas attaqué… eh bien on ne l’attaquera pas, voilà tout | D’abord on doit passer au large du fort… ainsi !… » D’autres reprenaient, sûrs de leur fait : « Et puis, si, malgré tout, le commandant donnait l’ordre de tirer, ses hommes ne lui obéiraient pas ! Ce sont des marins, et les marins sont pour nous !… » Comment connaissait-on cette adhésion des marins ? Mystère et fascination des foules !

Ce qu’on ignorait surtout dans la cohue armée, piétinant et s’impatientant dans la nuit, auprès du pont-levis abaissé de la Porte-Maillot, en attendant l’ordre de se porter en avant, c’est que le commandant du fort avait été changé la veille, et que ses canons se mettraient de la partie quand le moment paraîtrait venu et lorsque l’ordre de tirer serait donné. La désillusion devait être prompte et sanglante.

La déroute, complète et immédiate, remplaçant la victoire qu’on croyait certaine, fut donc le dénouement imprévu de cette grande sortie, qui avait cependant une raison d’être, sa nécessité même, à condition que les conditions dans lesquelles elle devait s’accomplir fussent aussi favorables que le permettaient les circonstances. Or, les circonstances furent défavorables. Elles n’étaient point telles que les avaient supposées les généraux. Ils avaient bien décidé la marche en masse sur les positions couvrant Versailles, mais ils n’entendaient pas la brusquer. Les événements les obligèrent à précipiter l’attaque qu’ils avaient combinée. La reconnaissance du dimanche 2 avril était une petite opération préliminaire et ne devait pas se terminer en combat. On avait prévu quelques coups de fusil échangés simplement entre avant-gardes et avant-postes. La surprise que causa à tous la vigueur avec laquelle furent repoussées, le matin, les compagnies envoyées en avant, entraîna, le soir même, la mise en mouvement immédiat des fédérés sur tous les points de Paris. La confusion fut grande, mais au départ seulement. Les fédérés avaient pris leurs fusils dans un élan impulsif et s’étaient mis sur les rangs sans attendre qu’on eût sonné le rassemblement ou battu le rappel. Les nouvelles de l’échec de Courbevoie avaient suffi comme ordre d’appel. On avait crié ici et là, devant les maisons, dans les cours et les allées : « Aux armes ! Les Versaillais sont là ! » Et l’on s’était précipité, au hasard, au devant de l’ennemi signalé. Chacun choisissait un peu selon ses préférences son poste de combat et le chef qui devait y conduire. Selon son quartier, on s’était groupé tant bien que mal. Les compagnies étaient mêlées et les bataillons confondus. On se cherchait dans le désordre de la nuit. Les plus ardents couraient se joindre à celui des trois corps qu’on supposait devoir suivre la route la plus courte pour atteindre l’ennemi et le battre. On se criait les uns aux autres : « À Versailles ! » On voulait y arriver, on y arriverait ! Comment et par quel chemin ? c’était l’affaire des chefs. Ils n’avaient qu’à commander, on irait, et l’on verrait après ! Cette ruée farouche hors des murs d’une population exaspérée, cette poussée pêle-mêle et sans s’occuper du danger n’avait rien des mouvements réglés d’une armée aux formations régulières, divisée en colonnes, devant se diriger avec ordre et ensemble vers un objectif assigné. Comme sous une irrésistible impulsion cette masse s’était levée. Sans attendre la convocation des chefs, la prise d’armes était décidée dans les esprits. L’irruption enthousiaste et furieuse en dehors de l’enceinte fortifiée, la marche à la délivrance, à la victoire, c’étaient là des idées familières à la foule. Cette croyance à l’écluse populaire lâchée remontait à l’époque des clubs, durant le siège des prussiens. On allait donc enfin l’effectuer cette fameuse sortie torrentielle dont il avait été si souvent question, et qui avait abouti à la sanglante mêlée de Buzenval, lamentable mystification organisée par Trochu, le 19 janvier. Et cette immense cohue de parisiens confiants et braves, tous impatients de combattre, fût-ce en désordre et à l’aventure, tous se pressant, se bousculant pour être des premiers à franchir l’enceinte, dès que le pont-levis enfin s’abaisserait, était conduite par l’Espoir, général en chef entraînant, mais trompeur.

PLAN DES GÉNÉRAUX FÉDÉRES

Donc, premier point établi : la grande sortie du 3 fut combinée, préparée par les généraux, mais brusquée par les événements, commandée par la foule. Elle fut l’œuvre inconsciente de stratèges anonymes. Libres d’agir à leur heure, les trois chefs eussent achevé leurs préparatifs et choisi le moment le plus favorable, c’est-à-dire la mise en mouvement au milieu de la nuit, Versailles, où l’on ne s’attendait pas à une attaque, surpris à la faveur des ténèbres, eût été atteint, envahi à l’aube. On évitait ainsi le Mont-Valérien. Les généraux furent-ils imprudents et trop pressés, quand, depuis quelques jours, ils préparaient cette sortie devant avoir lieu à bref délai ? Non ils ne furent point hâtifs, au contraire. On n’avait que trop attendu pour agir. Les négociations du Comité Central, les élections, l’installation de la Commune, avaient laissé échapper des journées précieuses. M. Thiers les avait mises à profit. Les officiers qui avaient parcouru les avant-postes les jours précédents voyaient s’avancer les éclaireurs, et les corps en reconnaissance se rapprocher. Chaque matin on signalait plus proches les grand’gardes de l’ennemi. Les généraux ne voulaient point temporiser et repoussaient la tactique que devait préconiser et malheureusement appliquer Cluseret : ils ne voulaient pas attendre d’être bloqués dans Paris pour commencer le feu. Avec raison, le moment d’agir leur paraissait venu. Leur position n’était point alors désavantageuse. Ils disposaient de forces, sans doute en partie inexercées, point aguerries, mais suffisamment armées et animées du meilleur esprit. Pleins d’ardeur, les officiers attendaient chaque jour le signal. La bravoure, l’intrépidité même, se manifestaient partout dans les rangs. Cette armée irrégulière avait, dans son ensemble, le désir de bien se comporter au feu. Il convient de faire remarquer qu’au 3 avril elle était encore supérieure en nombre à l’ennemi au devant duquel elle était impatiente de s’élancer. C’étaient là de sérieux éléments de succès.

Comme position topographique, les fédérés avaient derrière eux pour appui, et en cas improbable d’un échec, pour protéger une retraite, les forts du sud, l’enceinte bastionnée et de gros villages barricadés. Au devant d’eux s’étendait, au sud-ouest, une campagne accidentée, vallonnée où la cavalerie versaillaise ne pourrait se déployer ; à l’ouest le terrain était très boisé, avec les hauteurs de Rueil, de Garches et des pentes, des ravins, d’accès difficile à l’artillerie ; enfin au nord-ouest on rencontrait la Seine et des bourgs considérables, Asnières, Clichy, Levallois, Courbevoie. La plaine, entre Courbevoie, Bezons, Nanterre, offrait pour déployer des forces considérables, un vaste champ, que Versailles n’occupait pas. On pouvait, avec les troupes du centre-ouest et l’aile droite du nord-ouest, atteindre le plateau du Butard dominant le Chesnay et Versailles, sans rencontrer d’autres obstacles que ceux des routes aux pentes raides environnées de bois, montant au-dessus de Rueil, de Bougival et de la Celle-Saint-Cloud.

La sortie n’était pas imprudemment décidée. Il n’y avait qu’à en fixer l’échéance. La date ne devait pas en être trop éloignée. Plus on différait le choc, plus on le rendait hasardeux. Tout en ne soupçonnant pas la hâte fébrile et la merveilleuse activité, avec lesquelles M. Thiers avait rassemblé des troupes, embrigadé les rapatriés d’Allemagne, et restauré, au physique et au moral, ces hommes délabrés et désorbités, les généraux de la Commune savaient que des renforts survenaient à Versailles tous les jours, et que les Allemands faciliteraient de leur mieux la reconstitution de l’armée impériale. Il ne fallait pas attendre que toutes les forces dont Napoléon III et Bazaine ne s’étaient pas servis fussent reconstituées et prêtes à entrer en lignes. Se hâter de prendre l’offensive était, au point de vue militaire, le meilleur. Quand la Commune aurait battu les troupes rassemblées déjà autour de Versailles, elle se porterait au devant des renforts attendus ou en voie d’organisation, et dans cette série de combats contre des fractions d’armées, aux éléments désorganisés et démoralisées, elle aurait certainement l’avantage. Ceci n’était ni mal raisonné, ni téméraire ; et l’attaque sur Versailles des trois côtés à la fois, devait forcer ses défenseurs à éparpiller leurs forces.

Avec toutes leurs troupes massées, offrant un avantage numérique sur les corps versaillais fractionnés, les fédérés eussent attaqué ceux-ci successivement, sans leur permettre de se rejoindre. Les généraux versaillais, obligés de faire face à Duval au sud, à Eudes au sud-ouest, à Bergeret à l’ouest, et à Flourens au nord-ouest, dans la nécessité alors de découvrir Versailles, quartier général et siège du gouvernement, eussent été probablement culbutés séparément, sans pouvoir opposer sur un point quelconque une masse supérieure aux forces assaillantes.

L’intervention du Mont-Valérien, qui n’aurait pas dû être imprévue, anéantit ces belles dispositions et changea en déroute cette marche en avant qui semblait conduire à la victoire.

  1. L’auteur, le 16 avril, a eu l’occasion, comme journaliste, de voir de près cette batterie dite « La Marseillaise ». qui défendait la Porte Maillot. Le capitaine, nommé Monteil, avait peut-être sur sa vareuse brûlée par la poudre, trouée de balles, quelques aiguillettes qui n’étaient pas d’ordonnance, mais quel brave sous cet uniforme en loques, qui n’était point de parade ! Cluseret lui-même a rendu un juste hommage à ces vaillants : « Batterie héroïque, a-t-il dit, plus noire, plus bronzée que ses Canons, recrutée je ne sais où, et offrant un salmigondis d’enfants, de vieillards, de marins, de civils, le tout uni par un triple lien : la bravoure, l’amour de la liberté et celui de leurs pièces, avec lesquelles ils couchaient. Pointeurs excellents d’ailleurs. » (Mémoires, p. 173.)