Histoire de la Commune de 1871 (Lepelletier)/Volume 3/4

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LIVRE IV

RUEIL ET CHÂTILLON

TROIS ARMÉES, TROIS ROUTES

Trois routes pour atteindre Versailles, objectif de la grande sortie du 3 avril, s’ouvraient devant les trois armées de Paris. (Voir la carte no 1.)

La première était la route nationale no 13, route de Cherbourg, dite route de Saint-Germain-en-Laye. Elle sortait de Paris par la Porte-Maillot, traversait Nanterre et Rueil.

La première armée suivit cet itinéraire, qui était à peu près celui du 19 janvier 1870, affaire de Buzenval. Bergeret commandait en chef cette armée, divisée en deux corps, le sien et celui de Gustave Flourens ; celui-ci formait l’aile droite. La deuxième armée, commandée par Eudes, et la troisième, sous les ordres de Duval, formaient le centre et l’aile gauche.

Flourens avait le plus long parcours à faire. Ses troupes devaient quitter leurs cantonnements d’Asnières et de Courbevoie, et, par la plaine de Nanterre, déboucher à la Boule Royale, sur la route nationale de Saint-Germain-en-Laye, au pied du Mont-Valérien, que masquent au passant sur la route des monticules, des vallonnements et des maisons. Là, Flourens devait faire sa jonction avec Bergeret. Les deux corps eussent ensuite simultanément continué leur marche, une partie des bataillons contournant la route du fort partant du rond-point des Bergères, et par les bois de Buzenval, de Garches, de Vaucresson, atteint le Butard, plateau des Lois de la Celle, l’autre eût suivi la route, et, par Bougival, la Celle-Saint-Cloud, gagné également le Butard, d’où l’on devait descendre directement sur Versailles, distant alors de 3 kilomètres. Le corps de gauche eût abordé Versailles par Glatigny, celui de la droite fût entré dans Versailles par le Chesnay et la porte Saint-Antoine.

La deuxième armée, sous les ordres d’Eudes, avait pour itinéraire, en partant des forts du sud et en se dirigeant droit devant elle, Clamart, Meudon, Chaville, Viroflay et devait atteindre Versailles par le faubourg de Montreuil et l’avenue de Paris. (Voir La carte No 2.)

La troisième armée, commandée par Duval, marcherait sur Versailles par Issy, le Plessis-Piquet, Villacoublay, le bois des Gonards, le petit Montreuil, et pénétrerait par l’avenue de Sceaux. (Carte No 2.)

La route d’Eudes et de Duval était la plus sûre, la moins défendue. On était protégé, à la sortie de Paris, par les forts de Montrouge, de Vanves, d’Issy, par les tranchées et les barricades s’étendant sur Issy vers Meudon. Il n’y avait pas de rivière à traverser, aucune forteresse à redouter. La cavalerie ennemie ne pourrait que difficilement se déployer dans cette campagne aux vallons brusques, aux petits bois espacés, aux villas nombreuses, faciles à créneler et à défendre.

Ainsi les trois corps d’armée devaient se prêter un mutuel appui et formaient un demi-cercle, destiné à déborder l’ennemi sur les deux ailes, tandis que le centre, poussant droit sur Versailles, enfoncerait les troupes massées en avant, prises comme dans un étau. Mais l’étau ne fonctionna point. L’aile droite ne put entrer en ligne et fut dispersée ; le centre fut écrasé, seule l’aile gauche résista. Le corps devant opérer par le sud-ouest, celui d’Eudes et de Duval, chargé de faire diversion et d’attirer une partie de l’armée Versaillaise sur Meudon et Clamart pour permettre à la droite d’arriver, et au corps du centre de forcer le passage des hauteurs de Rueil et Bougival, devint la colonne d’attaque principale. La lutte fut ardente de ce côté, elle dura deux jours, et l’alarme fut vive à Versailles pendant la première journée.

JULES BERGERET

Jules Bergeret avait trente-huit ans. Il était né aux environs de Paris, à Saint-Germain-en-Laye. Il avait été correcteur d’imprimerie et commis-libraire. Il fut un des premiers adhérents à l’Internationale, et se fit remarquer dans les réunions électorales, sous l’Empire. Il fut, pendant le siège, instructeur dans la garde nationale, ayant été sous-officier dans l’armée. Délégué de sa compagnie, puis de son bataillon, il prit part aux réunions qui amenèrent la fédération et fut nommé membre du Comité Central. Il eut le commandement de la Butte Montmartre au 18 mars. Il entraîna la défection des hommes du 88e et participa à la reprise des canons. Il acquit parmi les gardes nationaux, par les dispositions qu’il sut prendre ce jour-là, une réputation comme commandant, on loua son initiative et son entente des mouvements militaires. Il se trouva ainsi signalé pour le généralat. Il fut élu membre de la Commission exécutive.

Maigre, suffisamment élancé, les cheveux noirs, le teint bistré, sa physionomie et son allure décelaient l’énergie ou plutôt l’opiniâtreté. On a volontiers raillé ses prétentions militaires et exagéré son incapacité. On s’égaya à ses dépens, mais surtout par le fait de la rédaction bizarre de la dépêche envoyée par son chef d’état-major Henry. Depuis, le sobriquet « lui-même » devint inséparable de son nom, injustement.

La bravoure de Bergeret fut incontestable. Il produisit pourtant sur les gardes, au combat du 3 avril, une impression plutôt fâcheuse, ne pouvant monter à cheval, par suite d’une infirmité (une hernie ?), il se fit conduire au feu en voiture. Un général ne devant pas combattre « lui-même », c’est plutôt par suite de l’habitude qu’on a de se représenter les chefs caracolant au milieu d’un nombreux état-major, dans les revues et les tableaux de bataille, que Bergeret déconcerta ses hommes par l’emploi de son véhicule bourgeois. Il est probable que, dans les guerres futures, les généraux les plus cavaliers n’useront pas plus que lui du véhicule équestre : ils conduiront les armées et suivront les routes de bataille en automobile. La voiture, si elle semble dépourvue du caractère martial, n’est pas un abri, et Bergeret, durant le combat du 3 avril, eut les deux chevaux de sa calèche, tués « devant lui », dit-on malicieusement. Cela prouvait du moins qu’il était à proximité des obus et aussi exposé qu’un général monté.

On ne saurait reprocher à Bergeret, ni le plan de sortie, dont il était le principal auteur, ni la précipitation de la marche en avant, imposée et accomplie dans un élan irrésistible des bataillons, mais on peut avec raison blâmer le défaut de préparation au point de vue des services d’éclaireur, de l’artillerie, des soutiens et aussi des munitions et des vivres ; par-dessus tout, on doit incriminer la légèreté incroyable avec laquelle il mena ses troupes sous le feu du Mont-Valérien, sans s’être assuré que la forteresse était acquise, ou neutralisée.

Bergeret s’accordait peu avec Cluseret. Le délégué à la guerre le remplaça par Dombrowski dans son commandement. Bergeret s’indigna, parla d’en appeler aux gardes nationaux, et fut, pour cette velléité de rébellion, mis en arrestation. Il fut relâché le 22 avril, et reprit sa place à l’Hôtel-de-Ville, en disant à ses collègues, qui lui firent bon accueil : « Je m’inclinerai toujours devant les décisions de la Commune, et nous devons tous en faire autant. En revenant siéger parmi vous je ne rapporte aucun sentiment de rancune, mais bien l’offre de mon dévouement ! » Il fut adjoint à la commission de la guerre, et ne vit pas sans satisfaction probablement, son ennemi Cluseret, destitué à son tour et arrêté, le remplacer dans sa cellule. Il eut aussi la mission de mener en prison, Rossel, le successeur de Cluseret à la guerre. La prison semblait l’annexe du ministère de la guerre pour ses titulaires.

Vaniteux sans doute, et insuffisamment expérimenté, Bergeret n’apparaît une personnalité importante de l’époque 1871 que par le haut commandement qui lui fut trop légèrement confié. Sa bravoure et ses goûts militaires lui eussent valu, dans un poste secondaire, estime et félicitations. Il demeurera chargé du poids de la défaite du 3 avril et surtout de l’intervention foudroyante du Mont-Valérien. De cette surprise il n’est pas le coupable principal : Lullier d’abord, puis les membres du Comité Central, et les membres de la Commune, auraient dû occuper ou faire cerner la forteresse du 19 mars au 3 avril. Cette aberration partagée, mais inexcusable quand même, accable Bergeret plus directement parce que les troupes qu’il commandait en furent les victimes immédiates, mais tous ceux qui, depuis l’insurrection, avaient détenu l’autorité auraient pu aviser à l’imminent péril du Mont-Valérien s’il tombait au pouvoir de Versailles. Tous ceux qui ont laissé libre la clef de Paris doivent encourir avec Bergeret le blâme impitoyable et la sanglante responsabilité.

ÉMILE EUDES

Eudes aussi était un fils de la bourgeoisie. Bachelier, étudiant en pharmacie, puis gérant de vaillants petits journaux du quartier latin sous l’empire, comme la Libre pensée, Émile-François Eudes, né à Roncey (Manche), en 1844, fut tout à coup en vue, au mois d’août 1870, après nos premiers désastres. Blanquiste ardent, il suivit son chef à la fameuse attaque du poste de la Villette.

Traduit devant le conseil de guerre, il se défendit contre l’accusation absurde du parquet d’avoir, par sa tentative, servi l’ennemi.

Je proteste, s’écria-t-il avec véhémence, contre la pensée d’avoir voulu favoriser les desseins de la Prusse. J’ai voulu repousser l’invasion, et, pour cela, renverser d’abord l’empire. J’ai cru que le salut était là. Je proteste également contre toute idée d’avoir voulu commettre un meurtre individuel. Les traitres à la patrie et les assassins ne sont pas parmi les républicains. C’est une infâme calomnie que de prétendre que j’étais de connivence avec les prussiens. Je mets quiconque au défi de prouver rien de semblable. Si c’est ma tête que vous voulez, prenez-la, mais ne me déshonorez pas. J’ai agi avec toute mon ardeur de patriote, pour la France et pour la République…

Cette énergique et louable défense n’empêcha pas le conseil de guerre de condamner à mort Eudes, avec Bridau, également ami de Blanqui. Mais l’empire n’avait plus que quelques heures d’existence ; ses derniers défenseurs, apeurés et tremblant devant les responsabilités, n’osèrent pas réclamer l’exécution de ces deux vaillants jeunes gens. Ils furent maintenus en prison, en attendant qu’un retour de fortune permit aux gens de l’empire de faire fusiller, sans danger, ces condamnés. Le 4 septembre survint et les mit en liberté.

La femme d’Eudes, dont il a été souvent question pendant la Commune et qui fut l’objet par la suite de vives médisances, se montra fort énergique au moment du procès de son mari. La police recherchait Blanqui, comme chef de l’attaque du poste de la Villette, et supposait qu’il avait été caché par Mme Eudes. Le juge d’instruction la fit arrêter, la menaça, tenta de l’intimider de toutes les façons ; il essaya aussi de la tromper, en lui assurant que, si elle révélait la cachette de Blanqui, son mari serait ménagé, peut-être acquitté. Il ne put parvenir à lui arracher son secret. Cette attitude virile doit rendre indulgent pour les goûts de coquetterie et les faiblesses galantes qui furent plus tard si durement reprochées à cette femme énergique, notamment par le venimeux Vesinier.

Eudes était mince, de tournure élégante, ayant la figure fine, et des manières distinguées. Sa bravoure, comme celle de presque tous les chefs des armées de la Commune, fut en toute circonstance éclatante. Bien que n’ayant jamais été soldat, il fit montre d’aptitudes militaires suffisantes, surtout dans les commandements en second, qui lui échurent après la défaite du 4 avril.

Nommé membre du Comité du Salut Public, il déploya une activité audacieuse et une fermeté froide. Dans les dernières journées de la lutte dans Paris, il fut un des chefs de la résistance suprême.

Durant l’aventure boulangiste, l’ex-général de la Commune fut sollicité, par divers membres du Comité national, de donner son concours à l’entreprise. Son énergie eût été redoutable. Mais l’un des conseillers du général Boulanger, le royaliste Dillon, put écarter Eudes, dont le passé et la foi républicaine l’effrayaient en lui paraissant plutôt compromettants.

ÉMILE DUVAL

Avec Bergeret et Eudes, Émile Duval commandait en chef l’armée fédérée le jour de la grande sortie. Émile Duval avait trente ans. Il était né en Normandie. Fondeur en fer, et très apprécié dans l’industrie métallurgique, il était venu à Paris de bonne heure. Il participa aux grèves de sa corporation, dont il fut secrétaire, puis président. Il faisait partie de l’Internationale, et fut, pour affiliation à une société secrète, condamné à quinze mois de prison, lors du procès de 1867. Il fut ensuite impliqué dans le procès de Blois et condamné à deux mois de prison. Pendant le siège, il était officier dans la garde nationale. Tout dévoué à Blanqui, ayant acquis une grande autorité sur ses camades les fondeurs et une influence considérable dans la garde nationale de son arrondissement, il constitua des comités et des sous-comités parmi les bataillons du XIIIe (les Gobelins). Cet arrondissement fut ainsi organisé d’une façon révolutionnaire toute particulière. Le XIIIIe avait une discipline et une cohésion qui lui donnèrent une grande importance dans les divers événements qui suivirent le Dix-Huit mars, relatés plus haut. Président du comité de vigilance du XIIIIe, Duval, lors de l’arrestation du général Chanzy, joua un rôle important, et l’on sait quelle résistance il opposa au maire Léo Meillet et même au Comité Central, dont il faisait partie, lorsqu’il s’agit de la mise en liberté du général. Il voulait garder Chanzy de peur de lui voir prendre le commandement des troupes contre Paris. Duval, en blanquiste émérite, avait occupé la préfecture de police dès le premier jour de l’insurrection. Il y fut nommé délégué, avec Raoul Rigault. On a vu qu’il était l’un des trois généraux en chef désignés par le Comité Central, avant la sortie. Aux élections du 26 mars, il fut élu membre de la Commune par 6,482 voix, dans le XIIIe arrondissement. Il n’eut pas le temps d’y siéger. Tout entier à l’organisation des troupes opérant dans les environs de Châtillon et des forts du sud, il dirigea, le 3 avril, les bataillons marchant sur Versailles par Châtillon et Clamart. Il fut fait prisonnier et fusillé sous les veux de Vinoy au Petit-Bicêtre.

Émile Duval était un homme robuste, de taille moyenne, au front large et bombé, avec des yeux gris et vifs enfoncés sous les arcades sourcilières. Sa physionomie était intelligente et sympathique. Sa foi révolutionnaire ardente. Il y avait en lui l’enthousiasme, le fanatisme et le mépris de la mort qui animent les martyrs prédestinés de toutes les croyances.

LE MONT-VALÉRIEN

L’action militaire, dans la journée du lundi 3 avril, eut trois épisodes, trois séries de combats distincts : Rueil et le Mont-Valérien, Clamart et Meudon, Issy et Chatillon.

Le corps d’armée, commandé par Bergeret, franchit de grand matin le pont de Neuilly. Il se dirigea, assez tumultueusement, vers Rueil, le Mont-Valérien et Bougival. On chantait. On criait « à Versailles ! » et les rangs se rompaient fréquemment. Ce n’était pas la marche silencieuse, à la faveur des ténèbres, qu’avait recommandée prudemment Gustave Flourens. On eût dit une bande d’excursionnistes turbulents, se répandant gaîment et à l’aventure par la campagne, plutôt qu’une colonne d’attaque dirigée vers une formidable position à enlever. Des hommes solides, choisis avec soin parmi les plus déterminés et les plus aguerris, auraient dû exclusivement composer cette grande avant-garde. On a vu qu’elle s’était formée d’elle-même, comme un rassemblement populaire, et les éléments les plus divers s’y rencontraient confondus. Cette bande désordonnée allait droit devant soi, sans méfiance comme sans précautions. Elle avait commencé à gravir les pentes du premier plateau et dépassé le Mont-Valérien, dont on apercevait d’en bas la silhouette massive se détachant sombre sur la cime de la colline et dominant toute la campagne, quand, tout à coup, un éclair brilla, puis le fracas du canon ébranla l’air, en même temps que des flocons de fumée s’enroulaient au-dessus des bâtiments de la forteresse. Le Mont-Valérien trait ! La surprise accompagna l’épouvante et l’on crut à une trahison. L’intervention du fort était cependant logique, et l’on devait s’y attendre. Ce qui augmenta la stupeur, c’est qu’avant de lancer ses obus le commandant de la forteresse avait laissé passer le plus gros de la colonne, et ses projectiles prenaient en queue la majeure portion des assaillants. La canonnade ne commença que lorsque la voiture de Bergeret fut à la hauteur de l’entrée du fort. Ce fut alors que les deux chevaux du général furent tués. Bergeret s’efforça vainement de rallier ses hommes en débandade, il dut renoncer à canonner le fort et à tenter l’assaut, comme il en eut l’intention. La colonne qui avait essuyé le feu du Mont-Valérien avait été divisée, en arrivant au rond-point de la Boule à Nanterre, sur la route nationale, la partie qui prit sur la gauche et monta vers la forteresse avait été seule atteinte par les obus. Ces hommes se dispersèrent en désordre battant en retraite et refluèrent vers le pont de Neuilly. La seconde portion de la colonne, qui avait suivi la route, continua à s’avancer vers la Malmaison et Bougival.

Maxime Lisbonne, qui assistait à cette première phase de l’action, en a donné le pittoresque récit suivant :

J’avais été désigné pour conduire de l’artillerie à la Porte-Maillot. À cinq heures du matin, Bergeret arriva en voiture, les portes furent ouvertes et le mouvement commença. Comme je n’avais été envoyé par le Comité Central que pour représenter la Fédération, c’était aux officiers d’état-major du général qu’il appartenait de prendre les dispositions nécessaires pour la mise en route de cette colonne. Aussi restai-je en place à la Porte-Maillot, suivant seulement le mouvement. Je m’aperçus que la tête allait toucher le pont de Courbevoie (Neuilly), étant en colonnes serrées par pelotons. Alors je n’hésitai pas, étant seul, à franchir au galop la distance qui me séparait du chef de bataillon qui était en tête, et lui ordonnai de faire rompre ses pelotons et de marcher en colonne de route. Le mouvement s’exécuta et fut suivi par les autres bataillons.

Le Mont-Valérien ne tira que lorsque les fédérés furent presque sur la route qui longe le fort et descend à Nanterre. Si le commandant du fort eût commencé à faire tirer sur la colonne lorsqu’elle était à la hauteur du pont de Courbevoie, les bataillons qui ont passé sous le fort avec le général Bergeret ne seraient peut-être pas parvenus jusque-là. La tête de la colonne arrivait sur le plateau qui fait face au fort et fut surprise par le premier obus qui brisa la voiture du général Bergeret, et dans laquelle venait de monter un officier d’état-major pour porter des ordres. Cet officier fut tué.

Aussitôt les cris de « À la trahison ! » eurent un effroyable retentissement dans toute la colonne. Il n’y avait pas à hésiter : marcher en avant et quand même ! Telle fut ma résolution. J’ordonnai au maréchal-des-logis chef Pélissier de mettre immédiatement deux pièces en batterie et de battre er brèche le fort. Il le fit, mais au même moment un obus siffla aux oreilles des chevaux qui prirent peur et se mirent à prendre leur course à travers champs, emmenant les caissons.

La garde nationale ne voulait plus avancer. Mohamed ben Ali (l’ordonnance de Lisbonne, un turco), bravement campé devant le fort exécutait, une fantasia, d’une main faisant le moulinet avec son sabre et de l’autre déchargeant son chassepot sur le fort. Le pauvre turco semblait par cette attitude vouloir ramener la confiance parmi les gardes nationaux. Cet enfant du désert, tout en risquant sa vie, en fut pour sa fantasia.

Nous courûmes bride abattue, vers la porte Maillot, pour empêcher les fuyards de rentrer dans Paris où un grand nombre avaient déjà pu pénétrer. Au dedans, je trouvai quelques bataillons. En remontant l’avenue de Courbevoie, je ramassai les gardes isolés et reformai une colonne, rassemblant tous ceux qui n’avaient pas voulu rentrer dans Paris. On se dirigea vers Asnières le long de la Seine. Le fort du Mont-Valérien essayait de nous poursuivre de ses obus, mais il ne put nous atteindre. Lorsque nous arrivâmes à Asnières, Brunel et Rabuel y étaient déjà. Après quelques minutes de repos je pris la résolution de rejoindre la colonne de Flourens, qui avait opéré de ce côté. Nous arrivâmes à Bois-Colombes. Nous vîmes revenir des bataillons. Nous leur demandâmes où était le général ? On nous répondit : Il est eu avant ! au moment de continuer notre marche sur Rueil, Bergeret m’envoya l’ordre de battre en retraite sur Asnières. Je suis resté un instant indécis, me demandant si je devais exécuter cet ordre. Etait-il sage d’abandonner le village de Bois-Colombes, dans lequel des barricades auraient pu être élevées ? Ne devait-on pas profiter du terrain que nous possédions ? Mais comme mes pouvoirs n’allaient pas jusqu’à m’emparer du commandement, j’obéis.

À mon arrivée à Asnières, je trouvai Bergeret et je causai avec lui de ce mouvement. Il m’avoua qu’un espion était veau l’avertir que le général de Galliffet, à la tête des chasseurs d’Afrique, marchait sur nous. De l’infanterie suivait. Il ne croyait pas qu’on était en état de soutenir cette attaque. Il est vrai que les gardes nationaux depuis la veille étaient debout, et il était près de quatre heures et demie quand on fut prévenu de la marche de Galliffet. Mais il y avait des bataillons dévoués qui n’avaient pas bronché, et, à l’abri des barricades, on aurait tenu tête et conservé nos positions. On rentra dans Paris. Quelques troupes furent laissées au pont de Courbevoie.

(Maxme Lisbonne. — Souvenirs inédits, ch. VIII.)

Ainsi, pour la première colonne, dès le matin, l’échec était complet. Elle était arrêtée dans sa route, coupée, dispersée et se repliait en désordre vers Paris. Le feu du Mont-Valérien avait barré le passage, rendu impossible la combinaison de la marche sur Versailles, par Garches, Vaucresson et les hauteurs boisées. Nous avons déjà signalé l’invraisemblable négligence dont le Mont Valérien avait été l’objet. Comment n’avait-on pas, avant toute chose, assuré la possession de cette forteresse, la citadelle de Paris, dent tous, pendant le siège, avaient pu apprécier l’importance ? Jusqu’au lundi 20 mars, à neuf heures et demie du matin, car Vinoy avait dû réveiller M. Thiers en pleine nuit le dimanche, pour obtenir l’ordre de réoccupation, cette forteresse avait été à peu près abandonnée. « Lorsque le bataillon du 113e de ligne, seule force effective, a dit M. de la Rochethulon dans l’Enquête, reçut l’ordre, le 18 mars, de se replier immédiatement sur Versailles, il laissait, pour toute garnison, des chasseurs sans armes et à demi révoltés, au nombre de 120. » À neuf heures et demie du matin, donc le 30 mars seulement, le colonel commandant le fort avait reçu un sergent-major de la garde nationale lui annonçant l’arrivée de deux bataillons des Ternes et des Batignolles qui devaient prendre, le jour même, possession du fort au nom du Comité Central. À huit heures du soir des officiers fédérés se présentèrent en effet déclarant que leurs bataillons étaient à mille mètres et venaient pour occuper le fort. Mais dans l’intervalle le colonel Cholletton, du 119e de ligne, venu de Versailles, avait pénétré dans la forteresse, avec de l’artillerie, des hommes du génie et quatre jours de vivres. Le Mont-Valérien, ainsi renforcé, échappait à la Commune.

On ne pouvait ignorer à Paris cette réoccupation et la mise en état de défense. Par quelle incroyable crédulité, Bergeret et les autres chefs s’imaginèrent-ils que la forteresse ainsi ravitaillée et garnie ne serait pas utilisée ? que la garnison ne se défendrait pas ? que son commandant laisserait passer les fédérés à sa portée sans tirer ? La faute principale, et cela n’innocente pas Bergeret, n’excuse pas la Commission Exécutive, fut commise sous l’inspiration de la trahison, ou tout au moins par la complaisance secrète et calculée de Lullier envers M. Thiers, dans le but de se ménager sa bienveillance ultérieure. Lullier devait prendre le Mont-Valérien lorsque la chose était non seulement possible, mais sans dangers ni difficultés, quand la garnison était réduite à quelques chasseurs sans armes, et en état d’in discipline confinant à la rébellion. La culpabilité indéniable de Lullier n’excuse pas l’aberration criminelle de Bergeret. Comment, avant d’engager des hommes sur la route que le fort dominait, et dans l’intention de le contourner, n’a-t-il pas envoyé un bataillon en éclaireur ? Pourquoi, dès que l’avant-garde eût atteint le rond-point des Bergères, n’a-t-il pas fait sommer le commandant de livrer la forteresse ? Le gros de l’armée eût attendu la réponse à l’abri, protégé par les maisons de Puteaux, par les plis du terrain et les détours de la route, sans dépasser le rond-point de Courbevoie. Si la réponse avait été négative ou simplement évasive, si un bataillon n’était pas admis à pénétrer dans la forteresse, la prudence élémentaire ordonnait de ne pas avancer davantage. La sortie pouvait toujours se faire plus tard ou se continuer le jour même, mais en modifiant le plan arrêté, en changeant d’itinéraire. Au lieu de chercher à passer sous le fort et à le contourner, on l’eût enveloppé, cerné, et on eût demandé à Paris de la grosse artillerie. En occupant fortement les bois d’alentour, en barricadant Montretout, Suresnes et Garches, on isolait la garnison et le fort, on coupait ses communications avec Versailles. Exposé à un bombardement, qui serait suivi promptement d’un assaut irrésistible, étant données les forces des assaillants, le commandant eût été obligé de se rendre s’il n’était secouru promptement. Vinoy ou Galliffet n’eûssent pas osé engager une action générale dans ces conditions. C’était donc folie que de vouloir passer sous les canons du Mont-Valérien hostile ; c’était non seulement compromettre la sortie et faire couler inutilement le sang de braves combattants conduits dans une embuscade, mais c’était encore risquer de donner élan et courage aux Versaillais, et démoraliser en même temps les défenseurs de Paris.

Nous avons vu, par le récit de Lisbonne, que des fédérés tentèrent de braquer des pièces sur le fort, et à la faveur du bombardement songèrent à lui donner l’assaut. Mais les moyens faisaient défaut, la grosse artillerie manquait et un assaut ainsi improvisé n’avait nulle chance de succès. Le Mont-Valérien exigeait un siège véritable, et il aurait dû être entrepris. Les fédérés, en concentrant toutes leurs forces dans les bois, sur les collines qui avoisinaient le fort, eussent acquis des positions inexpugnables, en attendant la reddition inévitable du Mont-Valérien. Il eût fallu plusieurs journées et plusieurs combats pour que Thiers et Vinoy pussent oser une marche en avant par des bois et des ravins, où les fédérés se fussent facilement et formidablement retranchés. Le Mont-Valérien pouvait même rapidement tomber entre les mains des fédérés. On a constaté avec étonnement, et après coup, que ses obus firent plus de bruit que de désastres. Ils effrayèrent, ils répandirent la panique, mais, au total, les tués et les blessés par ses canons furent en nombre insignifiant. Les chevaux de Bergeret et le malheureux officier d’état-major qui était monté dans sa voiture, plus quelques fuyards dans la plaine, furent à peu près les seules victimes de cette artillerie, qui cependant démonta l’armée des fédérés et sauva Versailles, On a été jusqu’à prétendre que le Mont-Valérien avait ménagé les coups, tirant sans chercher à entamer les colonnes ; quelques-uns ont même dit que la plupart des obus étaient chargés à blanc. « Au dire des gardes nationaux présents à l’affaire, a écrit un historien assez exact, M. Fiaux, il est certain que le Mont-Valérien ménagea les troupes parisiennes, auxquelles il pouvait, en redoublant ses feux, infliger un véritable désastre » Rien ne justifie cette assertion, qui a été souvent reproduite. Pourquoi le commandant du fort aurait-il ménagé les fédérés ? S’il eût été décidé à demeurer neutre ou à attendre des ordres de Versailles, il n’eût pas tiré un seul obus. Lisbonne, dans son récit, constate que, tard dans la journée, à 4 heures et demie, le fort tirait encore sur les débris des bataillons, qui, suivant la Seine, regagnaient Asnières, sans leur faire beaucoup de mal. L’explication qui semble la plus exacte est que le commandant ne disposait que de pièces insuffisantes, peut-être n’avait-il pas les gargousses nécessaires. La grosse artillerie ne tira point, et les projectiles, lancés principalement de la redoute du Moulin des Gibets par des mitrailleuses, furent sans grand effet.

PANIQUE À RUEIL ET À VERSAILLES

Une partie de la colonne de Bergeret avait résisté à la déroute, s’était défilée à l’abri des maisons et des replis de terrain protégeant la route de Nanterre à Rueil, et avait continué sa marche en avant. Flourens, à qui Bergeret avait expédié un ordre pressant de le secourir, arrivait d’Asnières avec ses troupes, peu nombreuses, trois ou quatre mille hommes environ, et les deux corps faisaient leur jonction à Rueil. La marche sur Versailles par la route de Saint-Germain fut poursuivie. Des chasseurs de Galliffet, attendant au parc de la Malmaison, furent débusqués, et les fédérés s’avancèrent jusqu’à la Jonchère, quelques-uns même s’engagèrent jusqu’au pont, montèrent dans Bougival, et le drapeau rouge fut un instant arboré sur le clocher de ce village. On n’était plus qu’à six kilomètres de Versailles, et aucune redoute ne pouvait gêner le passage, aucun retranchement ne barrait la route. Si toute l’armée avait pu suivre l’avant-garde, Versailles, par le Chesnay, se trouvait sérieusement menacé.

La nouvelle s’était répandue à Versailles de l’approche des fédérés et l’alarme était vive.

Plusieurs députés, a dit M. Léonce Dupont, autant de gauche que de droite, se tenaient prêts à tirer leurs grègues devant l’invasion. Ils avaient fait leurs malles et s’étaient pourvus de moyens de transport. Le danger passé, on les voyait arriver un à un dans la galerie des Tombeaux, un peu rassurés, mais blêmes encore de la peur qu’ils avaient eue.

(Léonce Dupont. — Souvenirs de Versailles, p. 50. — Paris, 1887, Dentu, éd.)

À Versailles on avait donc été surpris. Les généraux, satisfaits par l’escarmouche du dimanche, et la réussite de l’attaque du rond-point de Courbevoie, qu’ils avaient préparées depuis deux jours, ne croyaient pas que les parisiens pussent recommencer si tôt une démonstration. Ils n’avaient pas songé à mettre Versailles à l’abri d’un coup de main. Aussi leur victoire, du côté nord-ouest, fut-elle due uniquement à quelques obus tirés au petit bonheur par le Mont-Valérien, et à la panique qui se produisit parmi les combattants peu aguerris, mal disposés à la discipline, incapables de tenir solidement en rase campagne.

Ces hommes, — nous avons dépeint le caractère de cohue et non pas d’armée du corps de Bergeret, — s’étaient concentrés au hasard, avaient couru au combat avec élan, mais avec irréflexion, et sans paraître préparés à rencontrer une résistance. Mis en déroute, aux premières décharges d’une artillerie pourtant insuffisante, très probablement dérisoire, faute de munitions et de pointeurs, cet échec initial leur fit admettre l’impossibilité de continuer la marche sur Versailles.

L’élan fut coupé net. Les braves continuèrent à aller de l’avant, en désordre toujours. Le gros de la cohue lâcha pied, reflua vers le pont de Neuilly et Paris.

Ce ne fut que vers dix heures que les renforts versaillais arrivèrent sur le lieu de faction, et encore le principal de l’effectif dont Vinoy disposait, fut-il envoyé vers le sud, à Meudon, à Clamart, à Issy, où la résistance s’annonçait beaucoup plus ferme, où la bataille s’engageait plus sérieuse, plus inquiétante.

RENFORTS AUX VERSAILLAIS

Vers Bougival et Rueil, Vinoy envoya la brigade Paturel, comprenant le 46e de marche, puis la brigade Grenier, composée du 90e et du 91e de ligne, avec la division de cavalerie de Preuil, formée par le 3e cuirassiers, le 4e dragons et une partie du Ier et du 2e régiment de gendarmerie. En tout une dizaine de mille hommes. Les fédérés disloqués, dont une partie avait regagné Paris, de quinze mille combattants réunis le matin sous le commandement de Bergeret, ne comptaient plus guère que cinq à six milliers d’hommes, la plupart démoralisés. Gustave Flourens, dont les troupes ayant évité la panique de la matinée paraissaient plus résolues, ne pouvait renforcer que de trois mille combattants environ l’effectif effondré de Bergeret. Aussi, quand les généraux Paturel et Grenier débouchèrent des hauteurs de Vaucresson, de la Celle-Saint-Cloud et de Bougival, facilement repoussèrent-ils les fédérés qui s’étaient avancés jusqu’au delà de la Jonchère.

D’heure en heure arrivaient des renforts nouveaux : comme une rivière qui récolte les ruisseaux épars et tout à coup apparaît grossie, et subitement se répand dans la plaine en sortant d’un endroit encaissé, l’armée de Versailles brusquement s’étalait. Elle avait cheminé sous bois et passé par les routes vicinales, par les sentiers et les voies rurales, qui depuis les bois de la Celle et des Hubies, par Bougival, les Gallicourts, Longboyau et Buzenval, descendent vers la route de Paris à Saint-Germain. Les soldats de Paturel, qui avaient reculé jusque vers Port-Marly devant les bataillons de Bergeret, en recevant des renforts reprennent courage, repoussent les fédérés au pied des coteaux de la Jonchère. À cet endroit la route resserrée s’élargit. Une vaste plaine, dite plaine de Rueil, commence entre la Seine et la route s’étendant jusqu’à Nanterre. C’est l’extrémité de la presqu’île de Gennevilliers. La brigade Grenier, sur l’ordre de Vinoy, avait opéré un mouvement tournant. Par le chemin montant de Longboyau, elle avait atteint la Briqueterie, la Fouilleuse. Elle occupait alors la crête des terrains environnant le Mont-Valérien au sud, et au sud-est Rueil. Elle menaçait le rond-point des Bergères, et par là pouvait déboucher sur la route de Paris No 13, coupant la retraite aux fédérés. Bergeret, voyant le danger pressant, envoya cette dépêche à Flourens : « Mon cher Flourens, arrive-nous vite avec tes hommes. Nous ne sommes plus en nombre suffisant pour aller en avant. Il faut battre en retraite fièrement, mais vite, car nous sommes menacés d’être enveloppés. »

Flourens arriva aussi vite qu’il lui fut possible et soutint la retraite de Bergeret. On a vu, par le récit de Maxime Lisbonne, que Bergeret s’était dirigé sur Asnières. Il n’était plus possible de continuer à s’avancer sur Rueil, le général Galliffet marchant avec ses chasseurs et de l’infanterie dans la direction de Chatou. Bergeret, pour ramener ses bommes, fila le long du chemin de fer de l’ouest. La voie entre Chatou et Asnières est surélevée : à l’abri du haut remblai les bataillons purent opérer leur retraite, en laissant derrière eux beaucoup de traînards. La plupart furent sabrés par les hussards qui étaient venus renforcer les cavaliers de la division de Preuil. Ce fut la déroute complète. Quelques obus lancés par les mauvaises pièces du Mont-Valérien achevèrent la confusion et le désordre des hommes, fuyant devant la cavalerie qui balayai la plaine. Beaucoup de fédérés regagnèrent Paris par petits groupes, essayant, grâce aux replis du terrain, d’échapper aux obus et aux cavaliers. Les deux pièces de canons que Lisbonne avait tenté de mettre en batterie devant le fort étaient restées abandonnées, les chevaux s’étant enfuis : elles furent cependant ramenées vers le soir, par des gamins qui se firent un jeu de s’atteler et de les traîner jusqu’à Puteaux, où des gardes nationaux purent en reprendre possession.

DÉROUTE DE L’ARMÉE DE L’OUEST

Ainsi se termina à l’ouest, en ce qui concernait l’armée de Bergeret et de Flourens, la grande sortie du 3 avril. Le Mont-Valérien ne fut pas seulement la cause de l’insuccès. La panique produite par la surprise des obus partant tout à coup de ce fort qu’on croyait, sinon acquis, du moins devant rester muet, ne fut qu’un épisode fâcheux, mais dont les conséquences immédiates pouvaient ne pas être aussi désastreuses. On a vu qu’une partie de la colonne Bergeret avait pu poursuivre sa marche, parcourir la route de Nanterre et de Rueil jusqu’à Bougival, repoussant les Versaillais surpris et alors en petit nombre. La défaite véritable ne commença que lors de la survenue des renforts de Versailles, lorsque la division Grenier, débouchant à la hauteur du Mont-Valérien par Longboyau, Buzenval et la Briqueterie, ainsi maîtresse des crêtes, menaça d’envelopper les troupes de Bergeret et les refoula sur Nanterre avec celles de Flourens. Les fédérés auraient-ils pu profiter de leurs premiers avantages sur la route de Saint-Germain, et continuer à marcher sur Versailles par Bougival et la Celle ? C’était une entreprise non pas périlleuse seulement, mais devenue impossible. Les troupes parisiennes n’étaient ni assez nombreuses, ni assez aguerries. Elles devaient bientôt, à la suite des quotidiennes rencontres sous les murs de Paris, acquérir une solidité au feu qui leur manquait alors. Leur résistance ultérieure fut énergique et se prolongea pendant six semaines, mais une sélection par la force des choses s’était produite dans les bataillons, et ceux qui depuis allèrent au combat étaient entièrement composés d’hommes déterminés, résolus à faire leur devoir ou à périr. La cohue du lundi 3, où les bons éléments étaient nombreux, mais dilués dans la masse des novices, des timides, s’était ruée hors de Paris sous le coup de l’émotion produite par le combat du dimanche matin et dans un élan fiévreux d’enthousiasme éphémère : elle avait cédé impulsivement à la panique et à la dépression.

Cet échec était fatal et logique. L’insurrection du 18 mars avait été faussée et compromise dès les premières heures, par la stagnation. Au lieu d’être lancée immédiatement aux trousses du gouvernement en fuite, cette même cohue, qui le 19 mars n’avait nul besoin, pour tout balayer devant elle, d’être aguerrie et disciplinée, qui n’eût alors rencontré de résistance ni au Mont-Valérien, ni au devant de Versailles où Thiers faisait coucher deux cuirassiers dans sa chambre, car il s’attendait à être surpris et enlevé d’un instant à l’autre, se montra impuissante et débandée dans cette sortie tardive et mal préparée du 3 avril. On voulut témérairement transformer des masses insurgées, à peine incorporées, en armées régulières capables de se plier aux formations que prescrit la tactique et susceptibles d’exécuter des mouvements de troupes exercées. Des soldats, même des recrues, peuvent, étant suffisamment com. mandés, tenir en rase campagne, se reformer quand ils sont repoussés, mais des insurgés, des civils armés, n’offrent une résistance sérieuse que derrière une barricade. On vit sans doute, pendant les six semaines de lutte sous Paris, ces mêmes civils organisés en compagnies, en bataillons, combattre énergiquement et remporter des avantages hors des tranchées et des forts. Les combats quotidiens, sous la voûte du chemin de fer, sur la route, dans le parc à Issy, dans les jardins et les vergers à Meudon, à Asnières, dans le parc de Neuilly, ont prouvé que des insurgés pouvaient tenir contre des troupes régulières et accomplir des sorties hardies. Mais ces sorties étaient toujours faites dans un champ restreint, à proximité des retranchements et des positions fortifiées. Ces civils-là incorporés, sélectionnés, et rapidement aguerris, étaient devenus au feu de véritables soldats. Mais ces combattants entraînés n’existaient pas encore au 3 avril. Les meilleurs furent comme fondus et paralysés dans une masse incohérente et impressionnable, sous le feu du Mont-Valérien, dans les plaines de Rueil et de Nanterre balayées par la cavalerie.

GUSTAVE FLOURENS

Gustave Flourens n’avait pas de commandement en chef lors de la sortie du 3 avril. Il était adjoint à Bergeret, et avait pour instructions de diriger ses troupes, par Asnières et Courbevoie, sur Rueil et Nanterre, en traversant la presqu’ile de Gennevilliers, c’est-à-dire en marchant du nord vers l’ouest. Il n’avait à se préoccuper de ce côté ni du Mont-Valérien, ni des troupes qu’aurait pu envoyer Versailles. La route était devant lui entièrement libre, et la Seine, qui fait une boucle énorme d’Asnières au pont de Chatou, le couvrait au nord. En prenant cet itinéraire, le plus long, on évitait l’encombrement qui devait se produire au pont de Neuilly, puisque ces troupes n’avaient pas à traverser la Seine. Flourens devait faire sa jonction dans la journée, avec Bergeret qu’on supposait devoir être alors très rapproché de Versailles. Il l’opéra, cette jonction, appelé en hâte par Bergeret menacé d’être enveloppé, mais quand déjà la brigade Grenier débouchait sur les crêtes, prête à descendre sur Rueil, dégageant les chasseurs de Galliffet, qui alors parcouraient la plaine et sabraient les fédérés avancés sur la route vers Bougival. Flourens ne put qu’arrêter la débandade, contenir les troupes versaillaises et permettre la retraite sur Asnières et Neuilly. C’était trop tard.

Gustave Flourens est resté certainement la figure la plus sympathique de l’époque. Aux républicains de son temps, il inspira de l’admiration, de l’enthousiasme même ; aux adversaires politiques, il imposa le respect ; quant à la postérité, qui pourrait se montrer plus sévère, jugeant avec moins d’indulgence sa mobilité d’esprit et son incertitude dans l’action, elle témoigne généralement d’une grande estime pour cet exalté, vaillant et loyal. Il perpétue à ses yeux le type légendaire du parfait chevalier français, avec ses défauts et ses admirables dons. Il est de la lignée des Bayard, des Barbès, et, ajoutons-le, bien qu’il fût dans un camp différent, de Paul Déroulède. Les âmes toujours sèches et les cerveaux gelés raillent, en ces hommes de foi et d’aventures généreuses et toujours désintéressées, ce qu’ils appellent le don-quichottisme. L’Espagne est morte d’avoir tourné en ridicule son héros, et ceux qui auraient pu lui ressembler. Prenons garde de manquer un jour de don Quichottes. Ils sont précieux et rares les paladins qui se jettent au devant des moulins à vent, croyant se mesurer avec des géants, et qui mettent la lance en arrêt sur de paisibles moutons, mais aussi hardiment disposés au combat que si ces adversaires dérisoires eussent été de vrais géants et des lions redoutables.

Gustave Flourens fut un patriote outrancier, un révolutionnaire plutôt sentimental, et avant tout un homme d’action. Il fut sans doute téméraire, mais intrépide en même temps il a rendu respectables ses témérités. C’était un penseur, un savant, un lettré. Il ne put jouer qu’un rôle au second rang tout en paraissant fait pour le premier. Il est mort, au début de l’insurrection, à trente-trois ans, mais il ne parut pas avoir les qualités ou les défauts nécessaires pour devenir, dans une époque de révolution, une figure de premier plan. À sa place, il n’en demeure pas moins une personnalité remarquable et à divers titres intéressante. Tous ceux qui l’ont connu dans la sincérité de la camaraderie ont conservé de lui un cher et attendri souvenir.

Gustave Flourens est un parisien de Paris. Il était né le 4 août 1838. La Commune, comme nous l’avons signalé au cours de ces brèves notices, eut beaucoup de ses chefs issus de la petite bourgeoisie ; il appartenait, lui, à la haute classe bourgeoise, à l’aristocratie de la science. Il jouissait de trente mille francs de rentes, et avait été élevé dans l’élégance. Son père était académicien, professeur au Collège de France, naturaliste renommé, commentateur de Buffon et l’un des savants les plus honorés de l’Europe. Flourens avait la taille haute, le corps élancé, des gestes aisés, des manières distinguées, la physionomie noble et avenante. La flamme de l’apôtre luisait dans ses yeux clairs ; un front précocement dénudé de penseur dominait son visage franc et martial, et, comme un dôme imposant, couronnait l’ensemble majestueux et doux de cette tête, temple d’intellectualité et de bravoure. Le peintre Picchio, qui, avant de brosser largement de vastes scènes révolutionnaires, comme le Triomphe de l’Ordre, la Mort de Baudin, et le Fossé de Queretaro, avait dû, lors de ses débuts difficiles, fournir à un marchand de la rue Saint-Sulpice des tableaux religieux, disait, au café de Madrid : « Flourens, mais j’ai fait son portrait dix fois ! c’est lui que j’avais dans l’esprit, au bout du pinceau, quand j’avais à peindre Saint-Martin ! » Gaston Da Costa a dit aussi, en s’inclinant devant sa noble dépouille : « Pauvre Flourens ! je vois encore son beau, calme et souriant visage, son grand front rayonnant, la bonté et l’intelligence, tête superbe et puissante, qu’un sabre stupidement féroce a fendue en deux, comme un tronc »

Gustave Flourens, malgré sa fortune, n’eut point la jeunesse désœuvrée et fêtarde des fils de famille. Ce fut un austère dès les premières années, un ascète laïque passionné pour la science, brûlant de la foi révolutionnaire. La République fut sa seule maîtresse. Ce jeune homme sobre, chaste et laborieux, en qui Victor Hugo semble avoir deviné et dépeint, dans une vision merveilleuse, son Enjolras de l’Epopée rue Saint-Denis, avait rapidement obtenu les diplômes scientifiques et acquis aussi de l’autorité parmi les savants, conquête plus difficile. Aussi personne ne put trouver déplacée sa nomination, à titre temporaire, à la chaire que son père occupait au Collège de France. Il avait alors vingt ans. Sa leçon d’ouverture sur l’Histoire de l’Homme, corps organisé, attira l’attention du monde scientifique et même du public profane. Il publia successivement une brochure politique et un roman philosophique, Ottifriea, où il exposait ses idées sociales. Le jour même de sa mort, on mettait en vente son livre sur le siège, Paris livré, éloquent réquisitoire contre les incapables de la Défense nationale. Quand son père, qui avait été chargé de mission, revint en France, le ministre de l’instruction publique d’alors, Victor Duruy, que les théories déterministes du jeune professeur inquiétaient, invita l’académicien à reprendre sa chaire. Gustave Flourens éprouva une certaine irritation en se voyant privé, par esprit de réaction, de ce cours qui l’intéressait, où il savait enseigner de hardies mais intéressantes doctrines scientifiques exposées dans un esprit philosophique nouveau.

Plus d’un homme d’action, destiné aux actes audacieux, eut sa destinée, paraissant d’abord devoir être paisible, ainsi changée par un accident hasardeux. La carrière scientifique et la vie d’homme d’études du futur chef d’insurgés semblaient toutes tracées. Si Flourens eut poursuivi ses travaux et gardé sa place dans l’enseignement, un fauteuil était pour lui marqué à l’Institut : la France eût ainsi compté un savant officiel de plus, un académicien laborieux, soumis à l’ordre établi, et poursuivant, dans le calme du laboratoire, une carrière vraisemblablement longue et honorée. La mesure administrative injuste changea sa vie. Privé de son cours, et épris de l’indépendance pour lui, pour les autres animé d’idées émancipatrices que stimulait un sentiment d’altruisme international, poussé de plus par le goût instinctif des aventures, qui, longtemps contenu et comme sommeillant, s’éveillait en lui, et ne devait plus de quitter, il ferma résolument ses livres, quitta son cabinet de travail, ouvrit la fenêtre, aspira l’air extérieur, et, l’âme dilatée, regarda du côté de l’Orient. Des bouffées de fumées belliqueuses, de cris de révolte et de guerre, des appels à l’aide et à la liberté, lui vinrent de l’Hellade en insurrection et l’étourdirent, le grisèrent. On se battait en Crète. Râlant sous le genou des Turcs, se souvenant des temps assez récents où la Grèce pareillement foulée, invoquait et recevait le secours de l’Occident, où lord Byron mourait à Missolonghi, où Victor Hugo célébrait Canaris, grand brûleur de vaisseaux musulmans, les Crétois accablés imploraient la présence, le renom, le prestige et les armes de volontaires européens. Flourens troqua aussitôt la plume du lettré, les livres du savant, la robe du professeur, contre la monture, les pistolets et le sabre du partisan. Il partit en Crète, chevalier errant de la liberté, défenseur de l’opprimé. Prêt à braver tous les périls pour la délivrance d’un peuple faible écrasé, il se vouait à l’affranchissement d’une race sympathique dont la servitude a duré jusqu’à nos jours. Il endossa dès lors le costume pittoresque, sous lequel nous l’avons aperçu à son retour en France : la veste bleue soutachée, le pantalon bouffant, la calotte rouge à gland tombant sur la nuque, le sabre courbe aux côtés et les pistolets damasquinés passés dans la ceinture large. Il avait grand air ainsi accoutré. Cette expédition eut une influence décisive sur la destinée de Flourens. Elle laissa dans son âme fougueuse une impression ineffaçable. Elle le prédisposa aux aventures nouvelles. Il se comporta vaillamment parmi les Crétois, et quand il dut quitter l’ile, en révolte mais bientôt comprimée, il revint par l’Italie. Il écrivit alors dans des journaux de ce pays le récit de sa campagne. Des critiques adressées au gouvernement d’Italie le firent condamner par les tribunaux royaux à six mois d’emprisonnement. Libéré des prisons italiennes, il revint en France. C’était l’époque frémissante de l’assaut donné au régime impérial. Les élections de 1869 propageaient la fièvre dans tous les esprits. Flourens se jeta au premier rang dans la mêlée. Il donna à la Marseillaise de Rochefort des articles, un peu faibles au point de vue journalistique, mais vibrants d’ardeur républicaine. Il y traitait les questions relatives à l’armée, principalement dans ses rapports avec les citoyens. Il fut condamné pour ces écrits à trois mois de prison. À peine en liberté, il se rencontrait avec Paul de Cassagnac dans un duel acharné, où il fut grièvement blessé. Le genre d’articles qu’il publiait dans la Marseillaise le mettait en relations avec des sous-officiers mécontents, qui lui fournissaient des renseignements, surtout des plaintes sur leurs chefs et sur ce qui se passait dans leurs régiments. Ces relations donnèrent l’idée à la police impériale, tors du complot de Blois, d’imputer à Flourens un projet de conspiration militaire. Des sous-officiers embauchés par le chef de la police politique, Lagrange, les nommés Beaury, Auron, Fayolle, Verdier, et avec eux un traître, qui avait été son compagnon d’armes eu Crète, Ballot, abusèrent de la confiance, de la crédulité aussi, du franc et enthousiaste révolutionnaire. Il put heureusement gagner à temps l’Angleterre et échappa au piège qui lui était tendu.

Toujours disposé à payer de sa personne, le jour mémorable des obsèques de Victor Noir, il avait conseillé la marche sur Paris. C’était une témérité grande et une aventure redoutable. Mais peut-être l’émeute se fût-elle transformée en révolution, et une collision avec la troupe, peu sûre, eût-elle entrainé toutes les forces républicaines de Paris concentrées ce jour-là, insuffisamment armées il est vrai ? La motion était d’un brave, sinon d’un sage. Si on ne l’eût retenu et entrainé presque de force vers le cimetière de Neuilly, Flourens était capable de se diriger, isolé, sans regarder s’il était suivi, sur Paris et de s’y faire tuer. « Bien mourir, dit-il alors, est le suprême bonheur pour un républicain ! » Déjà il avait fait le don de sa vie à la Révolution. Dans un de ces élans d’intrépidité et de sacrifice, dont il donna tant d’exemples, le soir de l’arrestation de Rochefort à la salle de la Marseillaise, il mit audacieusement en arrestation le commissaire de police, effaré, puis dégainant la lame d’une canne à épée et la brandissant fièrement, il proclama la République, tout seul ! Il parcourut les rues de Belleville, escorté de quelques fidèles, appelant la population aux armes. Mais les temps n’étaient pas venus et le faubourg ne bougea pas. La petite troupe aventureuse, qui s’était armée dans le magasin aux accessoires du théâtre de Belleville de Hollacher, se dispersa.

Gustave Flourens, revenu d’Angleterre à la première nouvelle de la chute de l’empire, offrit son épée vaillante au nouveau gouvernement. Il fut investi dans la garde nationale d’un commandement dont le nom était nouveau, assez bizarre, et la fonction assez mal définie : major de remparts. Il fut le héros, tour à tour conciliant et énergique, de la journée et de la nuit du 31 octobre. Le gouvernement, hors de danger, le mit en prison. Le peuple le délivra dans la nuit du 21 janvier. Il occupa la mairie du XXe arrondissement dont il avait été élu adjoint aux élections de novembre. Le 26 mars, il fut nommé membre de la Commune par deux arrondissements, le XIXe et le XXe. Commandant de la 20e légion, faisant fonctions de général, il n’eut pas le temps de siéger à l’assemblée communale. IL avait été consulté lorsque fut préparée la sortie du 3 avril ; ses collègues malheureusement ne suivirent pas son avis, qui était bon. Il demandait que la sortie eût lieu de nuit, ce qui offrait de grandes chances de réussite et annihilait le Mont-Valérien. Il commanda l’aile droite et fit tous ses efforts, répondant à l’appel de Bergeret, pour le joindre à temps entre Nanterre et Rueil. Il ne put que le soutenir et modérer la ruée dans la débandade. Ne voulant pas battre en retraite, bien qu’il ne pût guère plus compter sur ses troupes démoralisées, il tourna bride, revint comme conduit par la fatalité vers Rueil, où il devait trouver la mort.

Henry Bauer, qui fut son compagnon de détention à Mazas, après le 31 octobre, a tracé de lui ce portrait sympathique et coloré :

C’était un être d’exception dont le souvenir ne m’a jamais quitté, une nature charmante et exquise d’illuminé, un tempérament de don Quichotte assez passionné de gloire, de renommée, pour être la dupe de leurs apparences et les confondre avec le vain bruit. Ses traits vivent dans mon âme, attendrie à sa chère mémoire : encadrée de barbe blonde, sa figure allongée, au front haut, aux yeux bleus, rêveurs et inspirés, à la bouche de sourire naït, puérile et douce de Christ d’un tableau primitif, surmontant le grand buste mince, aux longues jambes de jeune homme de trente-trois ans, un Corps de nerfs, sans cesse en éveil, agité…

Il était le soldat désigné de la guerre des rues, l’audacieux constructeur de toutes les barricades. S’il parut un compromettant auxiliaire aux républicains parlementaires, si les révolutionnaires de journal et de club blâmaient ses échauffourées et affectaient de dédaigner le casse-cou, il gagna la faveur du peuple et des jeunes hommes indifférents aux combinaisons de lx politique, étrangers aux atermoiements des partis. La foule généreuse aime le courage tumultueux et sourit au roman des coups de main inconsidérés. Il conquit parmi elle une popularité retentissante ; il fut le héros dont tous les hommes d’action répétaient le nom avec enthousiasme, comme celui de Bayard, comme la signification de bravoure, de dévouement à toute épreuve.

Son ambition était exempte de calculs et de complication. L’action, l’aventure l’enivraient et la renommée, la popularité bruyante étaient pour lui inséparables de cette ivresse. Il vivait dans un rêve, hors de sa passion, il ne comprenait rien à la vie pratique. Je n’ai pas connu d’homme qui restât aussi indifférent aux conditions matérielles de l’existence, au bien-être, au gite, aux vêtements, à la nourriture. Issu d’une famille riche, il n’usait point de sa fortune, dont il laissait la possession à sa mère, se contentant de quelques francs en poche.

Telle était la douceur, la nature enfantine de l’idole des Bellevillois, de ce risque-tout, de cet épouvantail à bourgeois, qu’il avait peur de sa maman, et tremblait de la mécontenter. Mme Flourens, vieille dame de la meilleure et de la plus sage bourgeoisie, n’était pas encore remise de l’étonnement d’avoir donné le jour à ce révolté…

(Henry Bauer. — Mémoires d’un jeune homme, pp. 172 et suivantes. — Fasquelle, éd., Paris, 1895.)

Mme Flourens adorait son écervelé de fils, comme elle le nommait en soupirant ; elle fit montre de la plus grande fermeté et d’une dignité douloureuse, lorsqu’elle disputa la dépouille du cher mort à la plèbe versaillaise féroce et aux autorités haineuses, pour lui rendre les honneurs funèbres, après le meurtre que nous allons raconter.

LA MORT DE GUSTAVE FLOURENS

La première chose à constater pour exposer, aussi exactement que possible, la façon dont s’est passée l’arrestation, bientôt suivie de meurtre, de Gustave Flourens, c’est qu’il existe plusieurs versions de ce sanglant épisode de la guerre civile, et qu’aucune n’apparaît complètement exacte[1]. Les diverses versions, officielles ou officieuses, sont, comme on doit s’y attendre, mensongères et arrangées. Les autres offrent des contradictions, renferment des erreurs, pas toujours aisées à signaler et à réfuter. Il faut se reporter à cette journée du 3 avril, troublée par les combats, par la déroute, et tenir compte de la rapidité avec laquelle le crime fut perpétré dans un endroit écarté, et aussi de la lenteur des communications. On n’apprit que tardivement à Paris l’identité du chef fédéré dont on avait emmené le corps sanglant à Versailles. Il n’y eut qu’un seul témoin, Amilcare Cipriani. Ce vaillant italien était l’aide de camp et l’ami de Flourens. Il n’avait pas voulu le quitter, quand celui-ci refusa de suivre ses hommes dans leur mouvement de panique et de retraite. Il était décidé à partager son sort. Peu s’en fallut qu’il ne le suivit dans la tombe. Cipriani, encore vivant, es un énergique révolutionnaire. Il ne compte que des sympathies parmi les républicains de toute nuance. Il est considéré comme français de cœur, naturalisé par ses services rendus à la démocratie, à la libre-pensée. Il a été souvent emprisonné pour ses idées, dans son pays. Militant intrépide, il fut frappé d’une condamnation à mort qu’il a évitée en cherchant abri en France, sa seconde patrie. Il a été plusieurs fois nommé député au parlement italien, la réaction l’a empêché de siéger et l’a proscrit. Il est donc revenu demander asile à ses amis de France. Il a été de nouveau accueilli avec estime et empressement. Il a écrit dans plusieurs de nos journaux républicains. Courageusement, et bien que n’étant plus un jeune homme, il s’est enrôlé dans l’armée grecque lors de l’avant-dernière lutte pour l’indépendance, et a été blessé. C’est un brave et un aventureux, ayant beaucoup d’analogie avec son chef et ami Flourens.

Le témoignage de Cipriani sur les circonstances de la mort de son compagnon est précieux, et nous ne manquerons pas de l’invoquer, mais il est évident que si, pour beaucoup de personnes, son récit de témoin oculaire et même d’acteur dans le drame doit être considéré comme entièrement véridique et complet, pour d’autres, même sans mettre en doute la sincérité de Cipriani, il peut laisser supposer du parti pris, avec des détails omis ou modifiés par esprit politique, par amitié pour le mort, où par rancune bien légitime contre ses meurtriers. En outre, on est souvent, et malgré soi, un narrateur troublé ou incomplet des faits violents auxquels on a assisté, dont on a failli être la victime. Ainsi le témoignage d’un soldat blessé dans une embuscade, ou d’un passant attaqué par des bandits sur la grand’route, ne doivent être acceptés qu’avec réserves, malgré la bonne foi certaine du témoin. Tout au moins pour les circonstances accessoires, le récit du co-acteur, qui a dû être trop vivement impressionné, ou à qui des particularités ont pu échapper, doit être contrôlé et vérifié.

Tout d’abord, relevons une inexactitude, quant à la topographie, qui se trouve indiquée à tort dans le récit de Cipriani, et qui a été reproduite par tous les historiens et anecdotiers qui semblent s’être copiés. Les témoignages d’Amilcare Cipriani et d’Hector France, ce dernier, témoin presque oculaire, s’étant séparé de Flourens seulement peu de temps avant qu’il pénétrât dans la guinguette fatale où il voulait se reposer un instant, et où il trouva un repos sanglant, éternel, sont en défaut sur la désignation de l’endroit où s’est perpétré le meurtre. Tous ceux qui ont raconté les circonstances de la tragédie en ont situé le lieu à Chatou. C’est une erreur. Chatou est un coquet village de Seine-et-Oise, canton de Saint-Germain, qui est placé sur la rive droite de la Seine, avant Croissy, en face de Rueil, non loin de Bougival, sur l’autre rive. Le fleuve divisé en deux bras, depuis Bezons, sépare Chatou de Rueil. Le pont de pierre, qui existe encore et sert au transit quotidien des habitants se rendant à Rueil ou en venant, avait été détruit à l’approche des prussiens. Le pont du chemin de fer de l’ouest, ligne de Saint-Germain, traversant la Seine à cinq cents mètres en aval du pont de pierre, sans être effondré complètement, était coupé, démoli, obstrué, impraticable. Flourens n’aurait pu s’y engager, pas plus du reste que ne songèrent à l’utiliser, pour se sauver dans la direction de Bezons et Colombes, pour regagner Paris coupant la presqu’île de Gennevilliers par le pont d’Asnières, les bataillons de Bergeret et de Flourens, dispersés sous les obus du Mont-Valérien, pourchassés par les cavaliers de Gralliffet et de Preuil. L’un des historiens de la Commune, généralement fort exact, M. Fiaux, raconte que « Flourens est rejeté avec une partie des siens dans Chatou, où, ne pouvant rallier ses soldats, il est obligé de chercher un refuge dans une auberge ». Comment M. Fiaux a-t-il pu s’expliquer la traversée de la Seine accomplie par Flourens et Cipriani, lorsqu’il constate, quelques lignes plus haut, dans son récit que « le matin, vers huit heures, après avoir occupé la gare de Rueil, 1,500 gardes nationaux environ s’étaient dirigés sur Chatou. Le pont ayant été coupé, le mouvement en avant s’était interrompu et quelques gardes seulement avaient passé la Seine en bateau ». Ce bateau resta pour le retour amarré sur l’autre rive, mais les malheureux gardes nationaux isolés furent fusillés sur place par Galliffet. Aucun batelier ne fut signalé comme ayant passé Flourens. Celui-ci n’a pu traverser la rivière en barque : il est resté sur la rive gauche, où il a été surpris et tué. C’est sur le quai de halage, entre les deux ponts de Chatou (pont de pierre et pont du chemin de fer), mais sur le territoire de Rueil, à l’endroit où est établi aujourd’hui le dépôt de charbons de la maison Domage-Louesse, qu’il a cherché asile.

Là se trouvait une petite guinguette avec tonnelle et cour étroite ou jardinet sur le devant, fréquentée par les pêcheurs et les gens de la marine. Elle n’était pas installée au bord de la Seine, mais un peu en retrait, au milieu de champs et de terrains non bâtis. L’auberge était tenue par un nommé Philippe Petit : c’est cet homme qui, par lâcheté, par peur d’être compromis, car il ignorait la qualité du vaincu qui se fiait à son hospitalité, a fait dénoncer la présence de deux fédérés dans son auberge. Il n’a pas été lui-même avertir. C’est un marchand de tripes ambulant, nommé Lecoq, qui fut prévenir les gendarmes, sur l’invitation de Petit, mais il faut le dire, envoyé aux nouvelles par Flourens. Ces deux misérables furent encouragés et aidés par un pêcheur du voisinage nommé Levanneur. Celui-ci n’aurait pas prononcé un mot, mais aux gendarmes cherchant le gîte où les fédérés signalés étaient cachés, ainsi que le leur avait dit Lecoq, aurait étendu le bras désignant la maisonnette, guidant ainsi leurs recherches.

Voici donc un point fixé. Flourens n’a pas été tué à Chatou comme ou l’a répété, mais sur le territoire de Rueil, sur le quai de la rive gauche conduisant d’un côté vers l’est à Nanterre, et vers l’ouest, à Bougival, à la Machine et à Port-Marly. L’erreur serait inexplicable, surtout dans le récit de Cipriani, si l’on ne savait que les habitants ont l’habitude de dire « nous allons à Chatou » quand ils se dirigent vers le petit groupe de maisons campées aux abords du pont et sur la rive, bien que ce côté gauche du fleuve appartienne au territoire de Rueil. Surtout à cette époque, ce coin de terrain sur la rive gauche, avant le pont, avait toutes ses relations avec Chatou sis à cent mètres en face, et fort peu de rapports avec la ville de Rueil, distante de deux kilomètres, et dont, à 800 mètres du pont, se trouvait la gare, alors fort isolée elle-même. Elle est à un kilomètre de la route nationale de Paris à Cherbourg, qui passe sous le Mont-Valérien et où s’étaient produites la panique du matin, la débandade de l’après-midi. Cipriani aura entendu désigner sous le nom de « Chatou » les terrains avoisinant l’auberge de Petit. De son récit, peut-être aussi des procès-verbaux des gendarmes, étrangers à la localité et pareillement mis en erreur, l’inexactitude topographique s’est propagée dans tous les récits subséquents, dans toutes les histoires. Il faut donc, dans les citations ci-après, rectifier et lire Rueil, partout où se trouve le nom de Chatou. Ce n’est assurément pas un honneur pour Rueil, mais l’histoire exige cette précision.

Parmi les récits contemporains erronés ou fantaisistes sur ce sanglant épisode, il faut signaler les suivants :

Le Temps daté du 6 avril, qui dit en entrefilets, première page : « M. Flourens a eu la tête fendue d’un coup de sabre à Meudon, dans une sorte de combat corps à corps.

La Vérité, du même jour, raconte qu’une escouade de gendarmes chargée d’opérer une reconnaissance aurait traversé la Seine en bateaux et se serait présentée inopinément devant la gare (quelle gare, celle de Rueil ou de Chatou ?), où Flourens, escorté de plusieurs officiers, revenait d’une inspection… une mêlée à l’arme blanche s’engagea et le malheureux général de la Commune tombe frappé mortellement de deux coups de sabre sur la nuque…

Le Gaulois, publié à Versailles, donne le récit suivant : « Vers quatre heures, les gendarmes pratiquent des perquisitions dans le village de Chatou lorsqu’un coup de feu partant d’une fenêtre de la maison d’un aubergiste nommé Ducoq, les gendarmes firent irruption dans la maison… le capitaine Desmarets s’élança sur Flourens et lui fendit la tête d’un coup de sabre. Un jeune garibaldien, Pisani, l’officier d’ordonnance de Flourens, eut en même temps la cuisse traversée d’un coup de sabre et on put le faire prisonnier. Cet italien, qui ne dit pas un mot de français, (Amilcare Cipriani journaliste parisien !) avait eu le temps de changer de vêtements… »

Le Cri du peuple de Jules Vallès donne cette nouvelle version : « Flourens, à la tête de ses hommes, se serait avancé témérairement sur la route. Aussitôt entouré et reconnu, il aurait été traîna à terre. On lui a tranché la tête et ensuite tiré des coups de fusil. »

Quant à l’Opinion Nationale, journal très important, aux informations ordinairement sérieuses et contrôlées, elle nous apprend que « c’est à la gare de Rueil que Flourens fut fait prisonnier. À ce moment, il tira un coup de revolver sur un garde républicain. C’est alors qu’un capitaine de ce bataillon, indigné, porta à Flourens un coup d’épée dans l’œil gauche. Plusieurs autres coups lui furent portés. Il tomba mort ». (No daté du jeudi 6 avril.) La gare de Rueil, ligne de Saint Germain, est à plus de mille mètres de la Seine et à semblable distance de Chatou, la station suivante.

Lissagaray, dont le récit est dans son ensemble assez exact, écrira dans son Histoire de la Commune une variante fautive. Il indique la berge comme ayant été le théâtre du meurtre :

Cipriani avisa une maisonnette voisine, près du pont de Chatou, fit prix d’une chambre, où Flourens le suivit, déposa son sabre, son revolver, son képi et se jeta sur le lit. Un individu envoyé en reconnaissance les dénonça et une quarantaine de gendarmes cernèrent la maison. Cipriani, le premier découvert, veut se défendre, est assommé. Flourens, reconnu à une dépêche trouvée sur lui, est conduit sur le bord de la Seine, où il se tient debout, tête nue, les bras croisés. Un capitaine de gendarmerie, Desmarets, accourt à cheval, hurle : « C’est vous Flourens, qui tirez sur les gendarmes ! » et se dressant sur ses étriers, lui fend le crâne d’un coup si furieux qu’il lui fit deux épaulettes, dit un gendarme qui avait le mot jovial…

(Lissagaray. — Histoire de la Commune, p. 182.)

M. Léonce Dupont, dans ses Souvenirs de Versailles, a dit tenir le récit suivant d’un capitaine X.…, qui faisait partie de la petite colonne donnant la chasse aux fédérés, fouillant les maisons situées entre Rueil et la Seine :

Non loin de la route de Rueil, sur le territoire de Chatou, il y a un marchand de vins. Au moment où ils s’approchent de ce logis avec l’intention de le visiter, les gendarmes reçoivent la décharge d’un revolver qui leur est envoyée par la fenêtre du premier étage. Ils ne font qu’un bond, sur cette demeure inhospitalière, la fouillent avec frénésie. Au premier étage, dans une couverture de cheval verte, bordée de noir, un homme apparaît, il est chaussé de grandes bottes à l’écuyère, la couverture soulevée laisse voir une vareuse ayant au bras les traces de galons arrachés. L’homme a la tête nue. Son front de penseur haut et large, son visage allongé, garni d’une barbe en pointe, se distinguent par des tons mas et une maigreur ascétique. Lorsque les gendarmes se présentent, il fume la cigarette. Il s’avança vers eux, de façon insolente, en lançant des bouffées de fumée. Il est pris sans résistance et conduit avec force bousculades, par l’escalier, jusqu’au capitaine de gendarmerie Desmarets, qui se tient à cheval devant la maison. En l’apercevant, le prisonnier, resté libre, court au capitaine et, se plaçant par l’effet du hasard à la droite de son cheval, il ne voit pas le sabre nu que l’officier tient dans sa main gauche avec la bride : « Capitaine, de grâce, faites cesser ces mauvais traitements, il est lâche de frapper ainsi un homme désarmé. » Irrités par cette injure, les gendarmes répondent : « Le lâche c’est lui, il a tiré sur nous. »

J’ai dit que le prisonnier était à la droite du capitaine. À peine les gendarmes ont-ils parlé que l’officier s’écrie : — « Ah ! tu tires sur mes gendarmes et tu demandes grâce ? Tiens, voilà ta grâce ! » Saisissant avec la main droite le sabre nu placé dans sa main gauche, il lui en assène un coup furieux au travers du visage. Un flot de sang jaillit, l’homme tombe la tête fendue et se débat dans une atroce douleur. Un gendarme s’approche et lui décharge à bout portant son chassepot dans la tête. C’est un beau coup de sabre ! dit un officier au capitaine Desmarets…

Tel est le récit que nous entendons dans la galerie des Tombeaux. Il nous cause une pénible impression, mais dans les guerres civiles, on n’est pas toujours libre de tuer son ennemi comme on veut. S’il n’eût pas été placé à la droite du cheval, et si le coup qui frappa eût été porté par un bras moins vigoureux, Flourens eût péri dans des conditions plus conformes aux lois de la guerre.

(Léonce Dupont. — Souvenirs de Versailles, pp. 55, 57. Paris, Dentu, 1881.)

Hector France[2] n’a pas assisté au meurtre, mais le récit qu’il a fait à Londres, à Louise Michel, et publié par celle-ci dans son livre la Commune, est intéressant pour les renseignements surtout qu’il donne sur l’état d’esprit de Flourens, lorsqu’il se dirigea vers l’auberge funeste. Louise Michel a écrit :

Le récit des derniers instants et de la mort de Flourens me fut donné à Londres, l’an dernier, par Hector France, qui, le dernier de nos camarades, a vu Flourens vivant, et par Amilcare Cipriani, son compagnon d’armes et le seul témoin de sa mort, pour être publié dans cette histoire.

J’étais, dit Hector France, avec Flourens depuis la veille ; il m’avait pris pour aide de camp, et je l’avais rejoint à la porte Maillot, où les bataillons fédérés étaient rassemblés pour la sortie. Il m’envoya de la route de Rueil, dans l’après-midi, après le reçu de la dépêche de Bergeret demandant du secours, prévenir celui-ci de son arrivée et lui dire de se concentrer avec lui. Quand je revins rendre compte à Flourens de ma mission je le trouvai avec Cipriani, entouré d’une foule d’officiers et de simples gardes qui les accablaient d’invectives, se croyant trahis. Les obus commençaient à tomber sur le village et c’est ce qui les exaspérait.

Flourens, se voyant en butte à tant de reproches, descendit de cheval, et sans mot dire, très pâle, il se dirigea vers la campagne. Je fis pars de mes appréhensions à Cipriani, en lui disant : « Vous le connaissez mieux que moi, suivez-le et empêchez-le de faire un mauvais coup. »

Cipriani mit pied à terre et suivit Flourens, qui déjà était loin. Je restais seul à cheval, lorsqu’après un obus qui éclata tuant plusieurs fédérés, toute leur colère se tourna vers moi, qui avais gardé mon uniforme d’officier de chasseurs à cheval : Ils me traitèrent de traître et de versaillais, disant qu’ils allaient me faire mon affaire de suite. Heureusement les artilleurs que j’avais emmenés prirent ma défense et calmèrent la colère des fédérés. Pendant ce temps les obus ne cessèrent de pleuvoir. On me dit : « Puisque vous êtes monté, allez voir où est Flourens. » Je pris le galop dans la direction qu’il avait suivie…

(Louise Michel. — La Commune, p. 180, Paris, Stock, éd., 1898.)

Hector France revint donc vers l’endroit où il avait laissé Flourens et Cipriani. Il chercha, frappa à diverses portes, sans obtenir de réponse et ne put retrouver Flourens, qui déjà était réfugié dans l’auberge. Hector France retourna alors vers les fédérés, qui s’informèrent encore de Flourens, mais les troupes de Versailles approchaient et il fallait se replier en hâte. « Je restais, dit-il, le dernier, à plus de deux cents mètres, regardant toujours si Flourens revenait. Dans les champs, de tous côtés, des buissons et des haies, partirent des coups de fusil sur nous. »

Cette déposition saisissante fait connaître les raisons qui poussérent Gustave Flourens à s’écarter de la route, à se séparer de ses compagnons et à s’en aller au hasard, dans la campagne, puis à chercher asile dans l’auberge auprès de la Seine. Il était accablé par la défaite. Il en calculait la portée, et le découragement l’avait envahi. L’effarement de ceux qui l’avaient suivi, les injustes reproches, leurs cris stupides : « Nous sommes trahis, nous sommes vendus ! » tant de fois entendus durant la guerre des prussiens, lui ôtèrent son énergie accoutumée, et sa vigueur morale parut l’avoir abandonné, la lassitude physique s’ajoutant à la dépression en cet instant critique. Il s’éloigna donc machinalement, toujours accompagné du fidèle Cipriani, au hasard, cheminant lentement, silencieux et pensif, comme un somnambule dans un rêve incohérent. Un gîte hasardeux se rencontre, alors il s’y blottit, harassé. Il ne pensa point qu’il pouvait être pris et massacré dans cette ratière, ou, si l’idée lui en vint, il l’accueillit sans épouvante, peut-être, avec une résignation indifférente. Il s’était dirigé vers cette auberge isolée, un peu dans le même état d’esprit où devait par la suite se trouver Delescluze, qui, après les invectives et les soupçons des gardes du pont levis de la barrière de Vincennes, s’en fut au devant de la mort à la barricade du boulevard Voltaire. Pauvre Flourens !…

Le récit de Cipriani, avec l’autorité qu’il tire du caractère de celui qui l’a fait, et de sa situation exceptionnelle de témoin unique des événements, mérite d’être considéré comme seul exact et complet, en y ajoutant toutefois des rectifications de détail, comme le nom du misérable qui dénonça la retraite des deux vaincus, comme la situation de la maison du crime, et les circonstances atroces du coup de sabre.

Le témoignage de Cipriani a été recueilli et donné en termes à peu près identiques, par Gaston Da Costa, dans la Commune vécue, Ier vol., pp. 365 et suiv., et par Louise Michel. Voici le texte de Louise Michel, donnant les paroles mêmes d’Amilcare Cipriani :

À ma demande, dit Cipriani, de nous mettre en route au moment de la retraite, Flourens refusa, et, descendant de cheval, il confia sa monture à des gardes nationaux qui se trouvaient là, et il se mit à marcher sur le bord de la rivière.

Je lui fis observer qu’en ma double qualité d’ami intime, de chef d’état-major de la colonne, je ne pouvais ni ne devais l’abandonner dans un endroit qui allait être envahi par l’armée de Versailles, que j’étais bien décidé à ne pas le quitter, et que je resterais ou partirais avec lui.

Fatigué, il s’étendit sur l’herbe et s’endormit profondément.

Assis à côté de lui, je voyais au loin les cavaliers de Versailles caracolant dans la plaine et s’avançant vers Chatou.

Il était de mon devoir de tout tenter pour sauver l’ami et le chef aimé de la foule.

Je l’éveillai et le priai de ne pas rester là, où il serait fait prisonnier comme un enfant.

« Votre place n’est pas ici, lui dis-je, c’est à la tête de votre colonne, si vous êtes fatigué de la vie, faites-vous tuer demain matin dans la bataille que nous engagerons, à la tête des hommes qui vous ont suivi jusqu’ici par sympathie, par amour.

Vous ne voulez pas vous retirer, dites-vous ? la désertion est pire. Vous trahissez la Révolution qui attend tout de vous ! »

Il se leva, me donna le bras :

Allons, dit-il !

S’en aller, c’était facile à dire, presque impossible à faire sans être vus et guettés par l’armée de Versailles qui cernait presque l’endroit où nous étions.

Il était indispensable de nous cacher et d’attendre la tombée de la nuit pour rejoindre nos troupes à Nanterre.

En arrivant sur le quai de Chatou, nous entrâmes dans une petite maisonnette, une sorte de cabaret bordé par un terrain vague, qui portait le No 21. Nous demandâmes à la maîtresse du logis si elle avait une chambre à nous donner, elle nous conduisit au premier étage.

L’ameublement de cette chambre se composait d’un lit à droite en entrant, d’une commode à gauche, au milieu une petite table.

Flourens sitôt entré déposa sur la commode son sabre, son revolver et son képi et se jeta sur le lit où il s’endormit.

Je me mis à la fenêtre, la persienne fermée, pour guetter.

Quelques instants après j’éveillai encore Flourens pour lui demander s’il consentait à ce que J’envoie quelqu’un en exploration, pour savoir si la route de Nanterre était libre.

Il y consentit. Je fis monter la maîtresse de la maison, à qui je demandai si elle avait quelqu’un pour faire une course.

— J’ai mon mari, dit-elle.

— Faites-le monter, lui dis-je.

C’était, je crois, un paysan. Je le priai de s’assurer si la route de Nanterre était libre, et de revenir de suite nous rendre la réponse, lui promettant vingt francs pour son dérangement. Cet homme s’appelait Lecoq.

Il partit, j’allumai un cigare et je repris ma place derrière la persienne.

Cinq minutes après, je vis débusquer, sur la droite d’une petite rue, un sous-lieutenant d’état-major à cheval qui regardait attentivement du côté où nous étions.

Je communiquai le fait à Flourens et je repris encore mon poste d’observation à la fenêtre.

L’officier avait disparu. Quelques minutes après, du même côté, je vis arriver un gendarme.

Puis venant vers notre demeure, et comme un homme sûr de son fait, il se pencha un instant dans le terrain vague qui se trouvait devant la maison, pour voir une quarantaine de gendarmes qui le suivaient. J’allai vers Flourens et lui dis :

— Les gendarmes sont devant la maison.

— Que faire, dit-il ? Ne pas nous rendre, mille dieux !

— Ma foi ! dis-je je ne vois pas grand’chose à faire. Occupez vous de la fenêtre je me charge de la porte, et je pris mon revolver.

Au même moment, quelqu’un du dehors cherchait à entrer.

J’ouvris et me trouvai face à face avec un gendarme, le revolver braqué sur moi.

Sans lui laisser le temps de tirer, je lui déchargeai le mien en pleine poitrine. Le gendarme blessé se précipita dans l’escalier en appelant aux armes.

Je le poursuivis et dans la salle d’en bas je tombai au milieu des autres gendarmes qui montaient.

Je fus terrassé à coups de baïonnette et de crosses de fusil.

J’avais la tête fracassée en deux endroits, la jambe droite percée de coups de baïonnette, les bras presque rompus, une côte enfoncée, la poitrine abîmée de coups, je perdais la sang par la bouche, les oreilles, le nez, j’étais à moitié mort.

Tandis que l’on m’arrangeait de la sorte, des gendarmes étaient montés dans la chambre et avaient arrêté Flourens.

On ne l’avait pas reconnu. En passant devant moi, il me vit à terre couvert de sang, et s’écria : « Ô mon pauvre Cipriani ! »

On me fit lever et je suivis mon ami.

On le fit s’arrêter à la sortie de la maison et je restai en compagnie des gendarmes, à l’entrée du terrain vague.

Flourens ayant été fouillé, on trouva dans sa poche une lettre ou dépêche adressée au général Flourens.

Jusque-là il avait été traité avec certains égards, mais alors la scène changea.

Tous se mirent à l’insulter en criant : — C’est Flourens, nous le tenons ! cette fois il ne nous échappera pas !

Au même instant arrivait un capitaine de gendarmerie à cheval. Ayant demandé quel était cet homme, on lui répondit en poussant des cris sauvages : — C’est Flourens !

Celui-ci se tenait debout, fier, sa belle tête découverte, les bras croisés sur sa poitrine.

Le capitaine de gendarmerie avait Flourens à sa droite, il le dominait de toute sa hauteur et lui adressant la parole d’un ton brusque et arrogant, il demanda :

C’est vous, Flourens ?

Oui, dit-il.

C’est vous qui avez blessé mes gendarmes ?

Non, répondit encore Flourens.

Menteur, vociféra ce gredin, et d’un coup de sabre appliqué avec l’habileté d’un bourreau, il lui fendit la tête en deux, puis partit au grand galop.

L’assassin de Flourens se nommait le capitaine Desmarets.

Flourens se débattait à terre affreusement. Un gendarme en ricanant dit : — C’est moi qui vais lui faire sauter la cervelle !

Lui ayant appliqué le canon de son fusil dans l’oreille, Flourens resta immobile. Il était mort.

Ici je devrais m’arrêter, mais bien d’autres outrages attendaient, à Versailles, le cadavre de ce grand penseur révolution paire ; si je ne les avais vus de mes propres yeux, je n’y croirais pas.

Il est donc indispensable que je conduise le lecteur à Versailles, la ville infâme et maudite, pour raconter les faits jusqu’au moment où on me sépara du cadavre de Flourens.

Mon ami avait cessé de souffrir, ma grande souffrance commençait en ce moment. Le meurtrier de Flourens part, je restai à la merci des gendarmes qui hurlaient comme des hyènes autour de moi.

On me fit lever, et on me plaça debout à côté du cadavre de Flourens, pour être fusillé.

Un des gendarmes eut l’idée de m’adresser la parole ; lui ayant répondu avec horreur et dégoût, il fit pleuvoir sur moi une avalanche de coups et d’insultes.

Ce contre-temps me sauva la vie, un sous-lieutenant de gendarmerie, passant par là, demanda qui j’étais.

— « C’est l’aide-de-camp de Flourens ! » répondirent les gendarmes. C’est pour cela que je suis connu avec ce titre.

— C’est malheureux, dit le sous-lieutenant, ce n’était pas ici qu’il fallait le tuer, mais le fusiller à Versailles.

En parlant de moi, il dit : Garrottez-moi ce coquin comme il faut, on le fusillera demain à Versailles, avec d’autres canailles que nous avons faits prisonniers.

Je fus solidement garrotté comme il l’avait ordonné, on fit venir un tombereau avec du fumier, on me jeta sur les jambes le cadavre de mon pauvre ami.

Nous nous mimes en route pour Versailles, au milieu d’un escadron de gendarmes à cheval.

La nouvelle de l’arrivée de Flourens nous avait précédés.

À la porte était un régiment de soldats qui ignoraient sa mort, tiraient les baguettes de leurs fusils, pour le frapper.

Nous arrivâmes au milieu d’une population, ivre et féroce qui hurlait : À mort, à mort !

À la préfecture de police, je fus mis dans une chambre avec le cadavre de Flourens à mes pieds.

Des créatures, élégamment vêtues, la plus grande partie en compagnie d’officiers de l’armée, venaient toutes souriantes voir le cadavre de Flourens ; il ne leur faisait plus peur. D’une façon infâme et lâche elles fouillaient du bout de leurs ombrelles la cervelle de ce mort. Dans la nuit, je fus séparé à jamais des restes sanglants de ce pauvre et cher ami, et renfermé dans les caves.

Ainsi fut assassiné, et outragé après sa mort, Gustave Flourens, par les bandits de Versailles.

Almicare Cipriani.

De l’ensemble de ces récits tragiques, qu’on peut comparer et fondre en certaines parties, la certitude résulte que Gustave Flourens, surpris après le combat et loin du champ de bataille, dans une chambre où il était endormi, fut mis en état d’arrestation, puis, sous les veux et entre les mains de gendarmes se disposant à l’emmener prisonnier, a été tué à coups de sabre, dans un accès de fureur sauvage, par un capitaine nommé Desmarets. Cet assassin a, dans le premier moment, été approuvé par le gouvernement de Versailles qui le décora. Mais ensuite, on eut honte de conserver cet homme dans l’armée ; on lui donna une fonction civile, où il demeura oublié et impuni.

PROCLAMATION DE GALLIFFET

L’exemple d’égorger les prisonniers venait de haut. Le général bonapartiste Galliffet[3], à qui l’on eut par la suite la fantaisie bizarre de confier le portefeuille de la guerre dans un cabinet républicain, se signala dans la guerre civile entre tous ses collègues par sa cruauté. Ce tortionnaire s’était fait la main au Mexique, en maltraitant, en sabrant, en pendant des prisonniers, ennemis sans doute, mais qui étaient aussi des patriotes, coupables de défendre leur pays.

Chargé le 3 avril de surveiller la rive droite de la Seine, il était descendu de Saint-Germain-en-Laye sur Chatou, avec deux escadrons de chasseurs et de l’artillerie. Ce mouvement était combiné pour le cas imprévu d’une attaque de ce côté par les fédérés, franchissant la Seine entre Rueil et Bougival, ou venus d’Asnières par Bezons. En côtoyant la Seine, sur sa rive droite, notamment à la hauteur des ponts détruits de Bougival, les chasseurs firent le coup de feu dans la direction du quai Sganzin et de la rue de Versailles. Là, une avant-garde de fédérés avait occupé une barricade élevée par les prussiens, à la tête du pont, et qui n’avait pas été démolie. Nous avons dit qu’à Chatou, où à tort l’on a indiqué le passage de Flourens, quelques gardes nationaux de l’armée de Bergeret, venus de la gare de Rueil, après avoir traversé la rivière dans une barque qu’ils s’étaient procurée, avaient rôdé dans la matinée. Ces hommes avaient-ils l’intention d’éviter les dangers du combat, de s’écarter de Rueil où l’on se battait, ou bien obéissaient-ils à leur humeur aventureuse, peut-être au désir de rencontrer une guinguette où vider un litre en cassant la croûte, pendant que l’affaire se dessinerait là-bas, dans la plaine de l’autre côté de l’eau, où les obus tombaient ? Ils avaient passé la rivière sans ordres et de leur propre initiative. Ils payèrent cher leur vagabondage. Trois de ces isolés furent surpris, errant dans les rues de Chatou, par des éclaireurs de Galliffet. On les conduisit aussitôt devant le fringant général. Ils avaient leurs fusils, sans doute, mais ne paraissaient nullement avoir l’intention de s’en servir. Ils ne pouvaient avoir la prétention, ni même l’idée de défendre Chatou à eux trois. C’était donc des combattants, certainement, puisqu’ils étaient en uniforme et armés, mais ils ne combattaient pas, et loin de leur corps, de leur compagnie, ils ne devaient même pas être considérés comme opérant une reconnaissance. On pouvait plutôt les prendre pour des déserteurs. Ils furent sur-le-champ fusillés, sous les yeux et par ordre de Galliffet.

Cet exécuteur sans scrupules montra en cette circonstance une certaine prudence. Il voulut motiver son acte impitoyable et inutile, et parut visiblement préoccupé de donner une apparence de légalité militaire à cet assassinat ordonné froidement. Il rédigea aussitôt une proclamation, qu’un historien de la Commune qualifia de « plus digne d’un officier américain traquant des Peaux-Rouges que d’un général français combattant des Français ». (Fiaux.) La voici :

La guerre a été déclarée par les bandes de Paris.

Hier, avant-hier, aujourd’hui, elles m’ont assassiné mes soldats.

C’est une guerre sans trêve ni pitié que je déclare à ces assassins. J’ai dû faire un exemple, qu’il soit salutaire : je désire ne pas être réduit de nouveau à une pareille extrémité. N’oubliez pas que dans le pays, que la loi, que le droit par conséquent, sont à Versailles et à l’Assemblée nationale, et non pas avec la grotesque assemblée de Paris, qui s’intitule Commune.

Le général commandant de brigade.
Galliffet.

Cette proclamation fut rédigée par le général, à la mairie, en présence de la Commission municipale de Chatou. Il voulut l’associer à ses excès de pouvoir. Fusiller sommairement des hommes qui n’étaient pas pris les armes à la main, presque des promeneurs, était peut-être un acte qu’on blâmerait à Versailles, où les pékins dominaient, et se permettaient de commander les généraux. Galliffet pensa qu’il serait prudent d’associer à son acte de vigueur les autorités civiles de la localité. Le président de la commission municipale, faisant fonctions de maire, fut averti, et, pour plaire au général, il ajouta cet avis, que le crieur public de Chatou reçut l’ordre de publier par la ville, au son du tambour, en donnant lecture de la proclamation :

Le président de la commission municipale de Chatou prévient les habitants, dans l’intérêt de leur sécurité, que ceux qui donneraient asile aux ennemis de l’Assemblée se rendraient passibles des lois de la guerre.

Le président de la Commission,
Laubeuf.

Si l’on n’a pas, par la suite, décoré ce président de commission, appariteur de Galliffet, ce fut une injustice.

LA SORTIE AU SUD-OUEST

La sortie avait donc complètement échoué à l’ouest comme au nord-ouest. On s’était approché de Versailles, sans doute, à une distance de 7 kilomètres au nord, mais on n’avait pas pu rester même à quinze kilomètres de cette ville. Le point extrême atteint avait été l’église de Bougival, dans la grande rue conduisant du pont à Versailles, par la Celle-Saint-Cloud et le Chesnay. Le drapeau rouge avait bien été hissé un instant au clocher de Bougival par un fédéré, ancien gabier ; mais ce n’étaient là que des pointes hardies, poussées spontanément et sans en avoir reçu l’ordre des chefs, par des hommes d’avant-garde, partis au hasard en éclaireurs. Ces positions ne pouvaient être ni maintenues ni défendues, étant occupées par quelques escouades dépourvues de soutiens. Elles furent évacuées rapidement.

Après la panique, les troupes débandées s’étaient reformées à peu près, mais pour battre en retraite. Bergeret avait pu regagner Asnières et rentrer dans Paris avec les débris de son armée et les troupes de Flourens, disparu, mis à mort. C’était partout la défaite complète. La lutte à l’ouest avait duré une journée. Elle n’eut, depuis l’arrivée sous le Mont-Valérien, que le caractère d’une retraite, avec quelques mouvements offensifs, vite arrêtés et peu importants.

Au sud-ouest et au sud, le combat fut plus soutenu. Il n’eut pas, dans la matinée du lundi, l’allure d’une déroute, comme à Rueil, et se prolongea deux jours, entre Clamart et Châtillon. Ainsi qu’à l’ouest, l’armée avait été divisée en deux colonnes, sous deux généraux : Duval à gauche, et Eudes sur la droite. Le second de ces deux corps, celui d’Eudes, formait avec le corps de Bergeret le centre de l’armée entière, par rapport à la colonne de Duval, tenant l’aile gauche et à celle de Flourens occupant la droite. Toutes avaient le même objectif : Versailles. Eudes et Duval devaient chercher à atteindre Versailles par deux itinéraires à peu près parallèles : Duval par Châtillon, Bagneux, Villacoublay, Eudes par Issy, Bellevue et Meudon. Entre Chaville et Viroflay on eût fait la jonction et débouché, en traversant le faubourg de Montreuil, sur les avenues de Sceaux et de Paris. (Voir la carte No 2.)

Eudes débuta, le lundi 3 avril, par un petit succès : il avait mis ses troupes en mouvement dès l’aube. Il prit la route d’Issy, que le fort protégeait, et atteignit les Moulineaux, puis le Bas-Meudon. Aux Moulineaux, des gendarmes venus de Sèvres et quelques compagnies détachées de Versailles sont repoussés, se retirent en désordre. Eudes occupe alors le Bas-Meudon, marche sur Bellevue et le Val-Fleury. Le fort d’Issy appuie son mouvement. Deux batteries versaillaises sont établies à la hâte sur la terrasse du château de Meudon, pendant que des bataillons fédérés s’engagent sur la route de Val-Fleury. Les obus tombent à la gare de Clamart, aux environs du Moulin de pierre. La fusillade crépite dans le bois de Clamart.

Le 93e fédérés, pendant l’attaque du Bas-Meudon, s’était porté vers le bois de Clamart. Il tomba dans une embuscade et plusieurs gardes furent faits prisonniers. Plus heureux, le 101e s’emparait d’une mitrailleuse, qu’il ramena triomphalement. Le 121e, qui s’était engagé le premier dans le bois de Clamart, avait beaucoup souffert. Il dut se replier, ayant perdu deux cents hommes. Cluseret, qui assistait au combat, mais en amateur, en critique plutôt malveillant, voulant laisser toute la responsabilité de l’échec à ceux qu’il allait remplacer, a blâmé dans cette action le commandement, mais il a dû rendre hommage aux gardes nationaux :

Le premier élan fut bon, a-t-il écrit, et la garde nationale arriva à Meudon sans pertes appréciables. Le château fut même occupé par Eudes, qui se comporta vaillamment… Au Bas-Meu-don, les hommes, sans chefs, massés comme un troupeau de moutons, dans l’entonnoir formé par le pont du chemin de fer et les routes qui y convergent, n’avançaient ni ne reculaient. Ils étaient pelotonnés. Une pièce d’artillerie, attelée de deux chevaux et pointée par un jeune marin, s’était avancée jusqu’à la hauteur du cimetière, et à soixante mètres lirait sur une maison sans produire aucun effet. Inutile d’ajouter que chevaux et servants, saut le marin, furent vite tués. Ne voulant pas en croire mes yeux, je pointais moi-même sur cette maison fantastique, sans plus d’effet… j’appris par la suite qu’elle avait été blindée par les prussiens avec des traverses et était occupée par les gendarmes, qui, tirant à 60 mètres par des meurtrières ménagées dans le blindage, nous abattaient comme des alouettes… Les hommes étaient en général bons, il y en avait même d’excellents, mais les officiers ne faisaient pas leur devoir et l’ignoraient…

(Cluseret.Mémoires, t. I, p. 45.)

Eudes s’était maintenu au Bas-Meudon, au Val-Fleury et avait même occupé des maisons dans Bellevue, mais survint la brigade La Mariouse, de la division Faron, qui comptait les meilleures troupes dont pouvait disposer Versailles. La brigade La Mariouse était composée des 35e et 42e de ligne, qui avaient participé à tous les combats du sud pendant le siège. Son intervention fut décisive. Les bataillons engagés depuis le matin durent se réfugier sous le canon des forts d’Issy et de Vanves, qui tirèrent continuellement.

PRISE DU PLATEAU DE CHÂTILLON

La colonne de gauche, commandée par Émile Duval, s’était avancée jusqu’au Petit-Bicêtre, sans rencontrer d’obstacles sérieux. Là, en avant de Villacoublay, le terrain est découvert. La brigade Derroja parut et le combat s’engagea très vif. Cette brigade se composait de régiments éprouvés durant le siège, le 109e et le 110e de ligne, qui avaient gardé les redoutes des Hautes-Bruyères et du Moulin-Saquet. Bientôt la division Pellé, 19e chasseurs, 39e, 41e, 70e et 71e de marche, vint renforcer ces troupes solides. Duval, avec le peu de monde qu’il avait, 2,000 hommes au maximum et pas d’artillerie, ne pouvait tenir contre douze mille adversaires. Il battit en retraite, en assez bon ordre toutefois, soutenu par le feu du fort de Vanves. Il put regagner le plateau de Châtillon, dont il occupa la redoute, qui n’était pas armée, étant abandonnée depuis le départ des prussiens. Il passa la nuit sur le plateau, couchant sur ses positions, ce qui pouvait être considéré, vu l’infériorité de ses forces, comme un succès, mais sans pouvoir se mettre à l’abri d’une attaque, qui était certaine. Le lendemain matin, mardi 4 avril, le combat recommença autour de la redoute et sur le plateau de Châtillon. L’ordre était venu de Versailles aux généraux Derroja et Pellé de ne pas s’attarder et d’enlever la position à tout prix.

« À sept heures, dit le rapport officiel, le plateau fut attaqué par un régiment de ligne et plusieurs détachements de gendarmes et de marins. Après une courte fusillade, les troupes se sont emparées du plateau. »

Ce fut grâce à ce mouvement tournant, promptement et habilement exécuté, que le plateau fut pris et les 1,500 hommes qui l’occupaient, cernés, mis dans l’impossibilité de résister aux forces cinq ou six fois supérieures qui les enveloppaient. Ils furent obligés de déposer les armes, de livrer les neuf canons qu’ils possédaient. Les assaillants leur avaient promis la vie sauve s’ils se rendaient. Cette promesse décida les fédérés à jeter leurs fusils.

Le général Derroja avait attaqué le plateau par Fontenay-aux-Roses, tandis que la brigade Pellé le gravissait de front. La résistance était difficile, mais non impossible, et il eût fallu plus d’un assaut pour enlever ce plateau ardu, s’il avait été défendu. Les gardes nationaux cernés, en faisant une défense désespérée, se seraient ouvert un passage, et auraient pu battre en retraite à temps vers Bagneux, la distance étant courte, et se trouver sous l’abri des forts de Montrouge, de Vanves et d’Issy. Le général Duval a plutôt été abandonné, et n’a pu, avec sa vigueur habituelle, se dégager en entraînant ses hommes, énervés, fatigués et démoralisés. À la vue des soldats surgissant inopinément, ils ne pensèrent qu’à la fuite, et comme elle leur paraissait impossible, ils se rendirent. Les fédérés avaient en effet été surpris par le mouvement tournant, et déconcertés par la vive attaque de front du plateau. La pente du coteau avait favorisé la surprise. Ils se virent entourés, presque sans avoir aperçu l’ennemi. Ils n’avaient pas de grand’-gardes au pied du mamelon, et les assaillants parvinrent devant la redoute sans avoir tiré un coup de fusil.

À cinq heures du matin, dit le lieutenant-colonel Hennebert, la brigade Derroja était avec la division Pellé au pied de cet ouvrage — la redoute de Châtillon, — et deux batteries de 12 cherchaient à éteindre le feu. Nos braves soldats ne laissèrent pas le temps à l’artillerie d’achever son œuvre. Ils gravirent au pas de course les pentes du plateau et chargèrent à l’arme blanche les défenseurs du plateau, atterrés d’un élan dont ils n’avaient pas soupçonné la puissance.

(Un Officier supérieur. — Guerre des Communes, p. 130.)

Duval avait vu le danger. Il ne put convaincre ses hommes de la nécessité de tenir jusqu’à la dernière cartouche, jusqu’au dernier combattant. Il avait pressenti la veille le danger grave. Sombre et résolu, il avait dit très haut : « Je ne reculerai pas ! Nous nous ferons tous tuer ici jusqu’au dernier ! » Il savait que la redoute n’était pas suffisamment défendue, mais la résistance était possible. Il ne put obtenir un nouvel effort de troupes ayant passé deux nuits sans sommeil, à peu près à jeun, exténuées, et découragées aussi par la journée de la veille, où l’on s’était battu contre des forces vingt fois supérieures, où il avait fallu opérer, sous le feu de l’ennemi, une retraite difficile depuis Villacoublay. Il ne put faire ouvrir des tranchées en avant de la redoute, ni réparer celles restant du siège, ni établir des postes avancés. Il comptait toutefois, ses hommes reposés, employer la matinée à mettre en état de défense sa position. La hâte avec laquelle le mouvement tournant avait été opéré, et la brusquerie de l’attaque ne lui en laissèrent pas le temps. Sa résolution de ne pas reculer était héroïque, mais il était à peu près seul à l’avoir. Il pouvait aussi espérer que, de Paris, on enverrait des renforts, qu’on le dégagerait. De leur côté les forts d’Issy et de Vanves, en tirant avec violence sur les colonnes versaillaises, dont on avait dû découvrir le mouvement vers Bagneux et Fontenay, les arrêteraient et permettraient aux fédérés, près d’être enveloppés sur le plateau, de résister, d’attendre les secours, Les forts d’Issy et Vanves, faute d’ordres, et leurs commandants manquant d’initiative, ne tirèrent que plus tard, quand le plateau était déjà au pouvoir de l’ennemi.

À Paris, on parut avoir oublié la situation critique où se trouvaient Duval et sa poignée d’hommes. Cluseret était installé au ministère et ne se souciait pas de venir dégager Duval, ni de participer davantage à une action qu’il désapprouvait. Quant à la Commune, elle écoutait les récriminations de Lefrançais, qui, protestant toujours énergiquement contre toute sortie, donnait sa démission de membre de la Commission exécutive. La Commune discutait aussi, et approuvait une note dont le délégué aux relations extérieures lui donnait lecture, et qu’il se proposait d’adresser à l’Europe, pour notifier diplomatiquement aux souverains la constitution du gouvernement communaliste. Toujours l’apologue du maître d’école débitant sa harangue, au bord de la rivière où l’enfant imprudent se débat en passe de se noyer.

La capitulation de ses hommes surprit Duval autant que l’attaque soudaine avait déconcerté ceux-ci. Ce qui précipita la reddition, ce fut la parole du général Pellé, envoyant un officier d’ordonnance dire aux défenseurs de la redoute : « Rendez-vous et vous aurez la vie sauve. » Des officiers de Duval prirent cette promesse au mot, et aussitôt ils tendirent leurs sabres. Les gardes les imitèrent, jetèrent les fusils. En un instant les versaillais rassurés sont sur le plateau : ils entourent les fédérés, les désarment tous, les encadrent dans des haies de chasseurs et de lignards, qui les tiennent en joue.

EXÉCUTION DE DUVAL

L’ordre est alors donné d’emmener les prisonniers rapidement à Versailles. La triste colonne se met en route. En arrivant au Petit-Bicêtre, Vinoy, le général en chef, est croisé, venant avec son état-major pour visiter le plateau conquis. La colonne reçoit l’ordre de faire halte. Quelques hommes, reconnus ou dénoncés comme ayant appartenu à l’armée, sont poussés hors des rangs et immédiatement fusillés, Des cris de protestation s’élèvent : les fédérés invoquent la parole donnée et répètent que le général Pellé a promis que ceux qui se rendraient seraient épargnés. Un officier supérieur s’approche alors du général en chef et lui confirme l’engagement pris par le général Pellé. Vinoy réfléchit un instant, puis demande, à très haute voix, s’il y avait un chef parmi ces prisonniers. Alors une scène brève où la froide cruauté se mêle à l’héroïsme. La voici telle qu’elle est constatée dans l’Enquête parlementaire, d’après un des officiers qui y avait assisté :

Le Vicomte de Meaux, l’un des commissaires dans l’enquête, demande au témoin : Pouvez-vous me donner quelques renseignements sur Duval ?

Le Colonel Lambert. — Je ne pourrais pas vous rapporter ses paroles. Il a paru très énergique.

M. Vacherot. — Vous avez vu fusiller les prisonniers ?

Le Colonel Lambert. — Oui. Moi-même j’en ai laissé fusiller deux qui excitaient encore les soldats à ne pas faire leur devoir, au moment où nous arrivions sur eux, au pied de la redoute de Châtillon.

Le Vie de Meaux. — Sur 1.500 hommes combien ont été fusillés ?

Le Colonel Lambert. — Je ne pourrais pas vous le dire, mais bien peu.

Le Marquis de Quinsonnas. — Oh ! très peu !

M. Vacherot.. — On a dit que Duval avait commencé le feu contre nos deux généraux.

Le Colonel Lambert. — Quand la troupe de Duval a été prise, le général Vinoy a demandé : « Y a-t-il un chef ? » Il est sorti des rangs un homme qui a dit : « C’est moi ! Je suis Duval ! » Le général a dit : « Faites-le fusiller ! » Il est mort bravement ; il a dit : « Fusillez-moi. » Un autre homme est venu disant : « Je suis le chef d’état-major de Duval ! » Il a été aussi fusillé…

(Enquête parlementaire sur le Dix-Huit mars. Déposition du Colonel Lambert, t. II., p. 266.)

La déposition du colonel Lambert, qui se vantait d’avoir fait fusiller deux hommes qui ne faisaient pas le coup de feu, mais naïvement suppliaient les soldats de ne pas tirer puisqu’on se rendait, n’est pas suspecte de partialité pour les défenseurs de la Commune. Elle met à néant une légende, qui a eu cours dans la presse versaillaise, et que des historiens ont cru devoir reproduire.

Duval s’étant nommé quand Vinoy eut demandé s’il y avait un chef parmi les prisonniers, un colloque singulier se serait alors engagé, selon ces écrivains fantaisistes. Vinoy aurait dit en toisant Duval : « Ah ! c’est vous le chef de toute cette canaille ? eh bien regardez-moi bien : si vous me teniez comme je vous tiens, qu’est-ce que vous feriez de moi ? » Duval aurait répondu sans hésiter : « Je vous ferais fusiller ! » — « Vous venez de prononcer votre sentence ! » aurait alors dit Vinoy, en faisant signe d’emmener son prisonnier et de le passer par les armes.

La preuve de l’inexactitude de ce dialogue pittoresque, mais invraisemblable, est donc fournie par le colonel Lambert, témoin de l’exécution et témoin dans l’enquête. L’illustre géographe Elysée Reclus, qui faisait partie des prisonniers de Châtillon, et qui fut emmené à Versailles, exposé aux insultes et aux mauvais traitements, a corroboré le démenti du colonel. Élysée Reclus, dans une lettre adressée de Bruxelles, le 4 mars 1902, à Gaston Da Costa, et reproduite par celui-ci dans sa Commune Vécue (t. I, p. 375), après avoir raconté la mort de Duval, comme nous venons de la relater, ajoute le détail suivant :

Duval chancela, pencha d’abord en avant, puis se rejeta en arrière, étendu de tout son long et paraissant fort grand dans la majesté de la mort. Aussitôt un cavalier de l’escorte de Vinoy se précipita sur le cadavre et lui arracha ses bottes qu’il porta devant la colonne, burlant devant Vinoy : « Qui veut les bottes à Duval ? » Vinoy semble avoir cherché à éviter le bruit autour de ce fait d’armes. Très laconiquement, il a dit dans son ouvrage : Armistice et Commune : « Quinze cents gardes nationaux restèrent entre nos mains, avec leurs fusils et leurs canons. Leur chef, le nommé Duval, est tué pendant l’affaire.

Vinoy n’a pas osé avouer que Duval, prisonnier, dont la vie, par conséquent, devait être respectée, avait été passé par les armes avec son chef d’état-major et un autre officier fédéré, le commandant des volontaires de Montrouge, qui tous deux s’étaient nommés et livrés, se fiant à la parole donnée par le général Pellé. Galliffet fut plus franc dans son ordre du jour de Chatou.

Sans justifier les représailles ultérieures des défenseurs exaspérés de Paris, l’Histoire doit noter que des généraux français, dès la première bataille, sans nécessité, sans péril pressant, et après le combat, fusillèrent des prisonniers, des vaincus sans défense, à qui un autre général avait promis la vie s’ils rendaient leurs armes, ce qu’ils avaient fait.

PROTESTATION DE LA COMMUNE

La Commission exécutive protesta contre ces excès par cette proclamation, qui fut affichée dès le lendemain :

Les monarchistes qui siègent à Versailles ne nous font pas une guerre d’hommes civilisés, ils nous font une guerre de sauvages.

Ils fusillent les prisonniers, égorgent les blessés, tirent sur les ambulances.

Vingt fois les misérables qui déshonorent l’uniforme de la ligne ont levé la crosse en l’air, puis traîtreusement ont fait feu sur nos braves et confiants citoyens. Ces trahisons et ces atrocités ne donneront pas la victoire aux éternels ennemis de nos droits. Nous en avons pour garants l’énergie, le courage et le dévouement à la République de la garde nationale…

Après cette vigoureuse protestation, la proclamation ajoutait une déclaration de confiance, affirmant que « la Commune ne doutait pas de la victoire, et que des résolutions énergiques étaient déjà prises ». Enfin la proclamation se terminait par un hommage aux bataillons vaincus : « Gardes nationaux, la Commune vous félicite et déclare que vous avez bien mérité de la République ! » Il y avait là comme un ressouvenir de la démarche du Sénat de Rome remerciant le consul, après la défaite de Cannes, de n’avoir pas désespéré du salut de la république. Mais ce n’étaient là que de nobles sentiments et de belles phrases. Il fallait autre chose pour vaincre.

CONSÉQUENCES DE LA SORTIE DES 3-4 AVRIL

La Commune faisait donc contre mauvaise fortune grand cœur. Malgré ces félicitations un peu théâtrales, le résultat de ces deux journées de combat n’en était pas moins désastreux. Ce n’est pas que les pertes subies durant ces engagements simultanés sur trois points principaux, Rueil, Meudon et Châtillon, fussent telles que les effectifs et la force militaire de la Commune pussent être considérés comme affaiblis au point de rendre la résistance désormais impossible. On avait sans doute laissé beaucoup de monde sur le champ de bataille et aux mains de l’ennemi, mais ces morts, ces blessés, ces prisonniers, dont on devait déplorer le sort, ne constituaient pas une déperdition de forces irréparable. Le chiffre des combattants de la Commune était encore considérable, on pourrait même dire qu’il était trop fort sur le papier, sur les contrôles. Il fallait pour défendre Paris une armée, et non une cohue. L’élan, l’enthousiasme, la fièvre peuvent animer avec succès un peuple courant confusément aux armes pour une insurrection de trois journées ; ces mouvements du sang et des nerfs sont capables de renverser un trône, de dissoudre une assemblée, l’histoire en fournit de mémorables exemples ; ils sont insuffisants pour soutenir une lutte destinée à être longue, régulière, savante. Or c’était là une conséquence évidente de la grande sortie avortée, il fallait en revenir à la guerre de siège, derrière les murs. Le premier contact en rase campagne avait produit un effet fortifiant sur les soldats, stimulé les généraux versaillais. Ceux-ci avaient pu expérimenter leurs troupes, les soumettre à une épreuve comme un pont qu’on essaie, et s’étaient ainsi assurés, ce dont ils avaient pu tout d’abord douter, de la solidité de cette armée reconstituée de bric et de broc, composée d’hommes supposés abattus par la défaite et diminués par la captivité. Les soldats de leur côté avaient vu à l’œuvre des insurgés réputés si redoutables. Ils n’auraient plus peur de marcher contre eux.

Quant aux parisiens, les vaines tentatives des 2, 3 et 4 avril, sans leur ôter toute confiance, les poussaient à renoncer à toute nouvelle marche en avant. Les conditions de la lutte se trouvaient changées. Le plan de Cluseret de se renfermer dans l’enceinte, ou tout au moins de ne plus s’aventurer au delà de la limite de protection des forts, devenait le seul qui parût raisonnable. Cluseret triomphait de l’échec. Il avait le sourire mauvais de ceux qui, devant une catastrophe qu’ils ont prévue, s’écrient : « : Je vous l’avais bien dit ! », fiers de leur juste pronostic.

Les membres de la Commune, les philosophes et les utopistes, qui avaient blâmé la sortie, comme Cluseret éprouvaient une arrière-satisfaction. Ils voyaient dans l’insuccès des généraux un affaiblissement de la prépondérance militaire qu’ils semblaient craindre par-dessus tout. Plusieurs, en eux-mêmes, étaient disposés à considérer comme un événement heureux cette sortie manquée, puisqu’elle devait forcer les militaires à se tenir tranquilles, à se contenter de faire la guerre dans Paris, si Versailles les y contraignait, à ne pas s’éloigner des forts et des remparts surtout. Ces politiciens peu clairvoyants, qui persistaient à blâmer toute action militaire extérieure, se croyaient invincibles dans l’enceinte fortifiée. Ils profitèrent de la déroute pour interdire toute tentative de sortie nouvelle. Ils furent appuyés par divers journalistes, Rochefort entre autres, qui, dans le Mot d’Ordre, du 7 avril, résuma cette conception de la défense de Paris, en disant avec une présomptueuse méconnaissance de la situation :

La garde nationale, bien fortifiée dans Paris, attendait l’arme au pied une attaque qui ne venait pas. Où était la nécessité de la faire marcher sur Versailles ?

Attendre l’ennemi l’arme au pied, c’était aussi la conception stratégique de Trochu. On savait cependant à quoi elle avait abouti. Cluseret la reprit pour son compte, et de son entrée au ministère de la guerre, bien plus que de la déroute même des 3 et 4 avril, ou peut dater la défaite de la Commune. La panique de ces journées était réparable, la stagnation derrière les murs était sans issue, sans espoir. Les exemples de ce résultat fatal ne manquaient pourtant pas.

La sortie d’avril avait été mal conduite, après avoir été insuffisamment préparée, on pouvait dire même pas préparée du tout. C’était un fait incontestable. L’insuccès inévitable dans les conditions où la bataille avait été engagée devait-il faire regretter qu’elle eût été tentée ? Il était faux de prétendre que la marche sur Versailles avait forcé M. Thiers à entamer la guerre. Depuis qu’il avait réuni des troupes, il attendait, il cherchait l’occasion de commencer le feu. Dès le 30 mars, il avait poussé des escadrons jusque sous les murs de Paris, et l’escarmouche du dimanche au rond-point de Courbevoie était un essai. C’était une sottise de vouloir persuader aux parisiens que, si l’on n’avait pas été chercher les Versaillais, ils seraient restés dans leur camp, à faire l’exercice. M. Thiers n’avait pas à aguerrir ses troupes composées en grande partie de vieux soldats, il lui suffisait de les ramener à l’action, de leur faire reprendre le service en campagne. Ces soldats, si longtemps désœuvrés et désarmés, avaient besoin, comme des ouvriers, comme des employés, après un long arrêt dans le travail, d’être remis en haleine. M. Thiers avait hâte de se servir de cet instrument guerrier, réparé, remis en bon état. De plus, réclamant le combat, l’impatience de l’Assemblée était grande ; la droite le harcelait. Supposer que si l’on avait attendu patiemment son initiative M. Thiers ne se fût pas décidé à mettre en mouvement la machine de guerre qu’il sentait dans ses mains bonne et prête, était une illusion et une sottise.

Paris était en fait, depuis la retraite sur Versailles, investi. Tout assiégé qui se claquemure, si solides soient ses défenses, est perdu, s’il ne tente point des sorties, s’il ne cherche point à se donner de l’air. L’assaut final ou la capitulation ne sont qu’une question de jours. La sortie reprochée était non seulement justifiée, mais indispensable, à condition qu’elle fût tentée avec des chances mieux calculées, avec des moyens d’action plus sérieux. La population d’ailleurs la réclamait et l’on ne pouvait alors la retenir dans ses murs. La sortie avait été non seulement insuffisamment préparée, mais aussi décidée beaucoup trop tard, nous l’avons démontré. La marche sur Versailles n’était possible, ne pouvait être victorieuse, que tentée avant que le gouvernement en fuite ne fût revenu de sa surprise, et surtout avant qu’une armée ait pu et réorganisée. Au lendemain du 18 mars, au milieu de la stupeur effarée des ministres et des généraux à Versailles, quand à Paris l’enthousiasme et l’élan des gardes nationaux étaient dans toute leur intensité, la ruée d’une cohue indisciplinée, aventureuse, où tous les éléments combatifs, les bons, et les douteux, étaient confondus et comme amalgamés, avait d’énormes chances de réussite. Ces chances diminuèrent de jour en jour. La foule agglomérée, pouvant faire balle sous la pression du premier moment, se désagrégeant, boulet qui redevenait grenaille, n’était plus qu’une force prête à s’éparpiller. Le bloc insurrectionnel formidable se muait en friable poussière d’hommes.

Bataillons, compagnies, escouades s’étaient portés en avant, au hasard, dans un pêle-mêle aventureux et fantaisiste. Chacun, selon son initiative, son quartier, ses camarades, avait suivi le chef à sa convenance, correspondant le mieux à son opinion, à son engouement, à l’idée qu’on se faisait de sa capacité guerrière. Tel bataillon qui aurait dû suivre Eudes marcha ainsi avec Duval, et le bataillon voisin, de l’arrondissement de Duval, se rangea derrière Bergeret. La grande sortie aurait dû être précédée d’un tiercement, exécuté avec soin et prudence. Sans s’arrêter à la distinction d’âge, ce qui n’était pas du tout un procédé utile, on eût obtenu une sélection relative, et les hommes paraissant les plus solides, les plus capables de soutenir le feu, eussent formé les têtes de colonnes dans chaque corps d’armée.

Il fallait ensuite s’assurer du Mont-Valérien, peut-être même borner cette première sortie à le cerner, à l’isoler et en commencer immédiatement le siège. Le commandant, qui n’avait ni vivres ni munitions en quantité suffisante, et qui surtout était dépourvu d’artillerie et de gargousses, eût ouvert la porte du fort, n’étant pas secouru et ravitaillé à temps. Les bataillons devaient être accompagnés d’artillerie volante, dont les batteries eussent empêché l’ennemi de s’avancer sur la route de Saint-Germain et de déboucher hors des bois sur les crêtes de Buzenval, de Garches et de la Briqueterie.

En outre, avec tous les auxiliaires indispensables, fourgons, caissons, portant vivres et munitions, sans oublier le matériel des ambulances, il était nécessaire d’échelonner de fortes réserves, les hommes ne manquaient pas, pour relever, toutes les deux heures, les combattants de première ligne. Avec ces soutiens, on occupait fortement les positions enlevées, on transformait en redoutes les monticules, les villas, les hameaux occupés. On forçait l’armée assaillante à reculer, ou tout au moins à ne pas avancer, et l’on rendait inutile la jonction des renforts qui lui donnèrent la victoire.

Enfin, la première attaque devait avoir lieu silencieusement et de nuit, au lieu de s’en aller au grand jour, tambours battant, clairons sonnant, comme s’il s’agissait d’une promenade militaire.

Rien de tout cela ne fut fait, et au lieu de contraindre les versaillais à défendre Versailles, et à livrer une série de combats partiels et meurtriers aux fédérés, qui eussent avancé progressivement à l’abri de redoutes, des villages barricadés et crénelés, des bois successivement occupés, ce fut l’ennemi qui marcha en avant ; au lieu de reculer la ligne d’investissement on la rapprocha, et ce fut du côté des fédérés que se produisit le recul, jusque sous les murs de Paris.

Parce que cette sortie nécessaire avait été mal organisée, parce qu’elle s’était transformée en déroute, et non en mouvement définitif en avant, devait-on, à l’avenir, condamner toute opération offensive et se borner à la défense de la cité et des ouvrages suburbains les plus proches ? Cette opinion prévalut d’attendre désormais les versaillais, comme on avait attendu les prussiens durant le premier siège. L’effet fut également désastreux de cette tactique contraire au tempérament français. On imita même la sotte inertie des chefs du siège de Paris, qui avaient négligé la guerre si efficace de mine et de sape, avec de fréquentes sorties sur des points donnés, jamais les mêmes. Il y eut, surtout durant les premières semaines, de brillants combats à Neuilly, à Asnières, à Issy, à Montrouge, et des efforts héroïques furent tentés pour rompre la ligne d’investissement. On n’y put parvenir. Eût-on même réussi, sur un point isolé, à forcer le blocus de l’ouest et du sud, qu’on n’eût trouvé au delà aucune armée de secours ; les fédérés poussant en avant se seraient alors perdus au milieu de la province indifférente ou hostile, et l’Assemblée fût demeurée invulnérable au milieu de son formidable camp retranché. On s’était laissé enfermer dans une ratière, il fallait y périr.

Puisque le plan de Cluseret, que ses successeurs furent bien forcés de conserver étant bloqués, consistait à « attendre », puisqu’on prévoyait la guerre de barricades, le combat de rues et de maisons, devait-on retarder cette défense jusqu’à ce que les forts fussent pris ou réduits au silence, et les portes de Paris prises ou livrées ? n’était-il pas d’une stratégie élémentaire de constituer en hâte une seconde zone fortifiée, en arrière de la première, puis de multiplier les obstacles à l’intérieur de la ville ? Il fallait barrer les grandes avenues par de fortes barricades, avec tranchées, gabions et sacs à terre, défendues par de l’artillerie, en petit nombre, mais multipliée. Les bras n’eussent jamais fait défaut. La Commune comptait dans ses rangs un nombre énorme de terrassiers, d’ouvriers du bâtiment, de la voirie, des travailleurs façonnés à manier la pelle, à remuer la terre, ce qui manquait à Versailles. Avec ces sapeurs volontaires et ces pionniers de l’insurrection, on eût rendu l’entrée décisive dans Paris par la force, sinon impossible, du moins difficile et longue. La résistance forte et savante eût obligé peut-être Mac-Mahon à renoncer à l’assaut. On aurait dû, à l’avance, transformer en redoutes les grands carrefours, les places et les points culminants : le Trocadéro, Passy, la place de l’Étoile, les Tuileries, la place Malesherbes, la butte Montmartre, les buttes Chaumont, la Bastille, et, sur l’autre rive, la place d’Italie, le Panthéon, les vastes avenues de l’École militaire, barrer tous les ponts des deux côtés, embosser des canonnières à l’abri des piles balayant les quais, et préparer des amorces de petites barricades, faciles à achever et à armer rapidement, se reliant entre elles dans les rues débouchant sur toute la ligne des grands boulevards, boulevard Saint-Germain, boulevard de Strasbourg et Saint-Michel, la rue de Rivoli et tout le pourtour des anciens boulevards extérieurs. Pour protéger les principales redoutes, les places et les grandes avenues, on devait se mettre en mesure d’utiliser les conduites de gaz, la pression des canalisations d’eau et les égouts pouvant former d’infranchissables fossés. Toutes les maisons dominant les barricades auraient dû être approvisionnées à l’avance de matelas, avec les fenêtres blindées. On eut tout le temps nécessaire pour ces préparatifs à la guerre des rues.

On se contenta de confier à un brave homme la mise en état de défense de la rue de Rivoli à l’entrée de la place de la Concorde. Le bon cordonnier Gaillard construisit avec un zèle louable deux importantes forteresses urbaines. Elles barraient l’une la place Vendôme, l’autre la rue de Rivoli, allant de l’angle de la rue Saint-Florentin au mur de la terrasse des Tuileries. Ces constructions monumentales firent l’ébahissement des badauds, mais ne furent d’aucune utilité, les assaillants ayant aisément tourné ces positions, dont rien ne protégeait l’approche. On ne songea même pas à utiliser le fossé profond ou le remblai puissamment protecteur que formait, selon les endroits, la voie du chemin de fer de ceinture. C’était une seconde enceinte aisée à armer, à défendre, que le canon versaillais ne pouvait battre en brèche : les batteries de Saint-Cloud, de Breteuil, devant être gênées par la présence des troupes et ne pouvant plus tirer dès les remparts franchis. Cette enceinte parallèle, bien vite rendue inexpugnable, eût arrêté les assaillants autant que l’enceinte bastionnée.

Aussi, quand vint à sonner l’heure de la lassitude et de l’abandon, heure psychologique facile à prévoir, les troupes versaillaises purent-elles entrer, le pont-levis brisé d’Auteuil escaladé, sans essuyer un coup de feu, sans qu’une seule barricade armée et défendue se trouvât pour les arrêter dès les premiers cent mètres. Il est même surprenant que les troupes, ayant pénétré aussi facilement dans la ville, véritablement ouverte, ne l’aient pas plus rapidement enveloppée, garrottée, avec toute sa population, en une seule nuit, sans avoir à combattre, sauf peut-être sur les hauteurs excentriques du Père-Lachaise, donjon suprême de l’insurrection vaincue.

  1. L’auteur, qui habite depuis longtemps la région, a pu vérifier sur place les lieux où s’est passé le drame et a recueilli des habitants contemporains des témoignages précis, autant que faire se pouvait : la crainte, la dissimulation, la menterie, coutumières chez les paysans de la banlieue, rendant difficile et incertaine toue enquête de ce genre.
  2. Hector France (Nicolas-Alphonse-Marie}, né à Mirecourt (Vosges), le 5 juillet 1837, capitaine et homme de lettres. Son père représentant du peuple en 1848, avait été chef d’escadrons de gendarmerie. Elève du Prytanée de la Flèche, engagé volontaire aux spahis, après avoir échoué à Saint-Cyr, capitaine de mobiles, capitaine commandant au 7e chasseurs à cheval pendant la guerre, Hector France se trouvait à Paris au 18 mars. Cousin germain de Charles Lullier, celui-ci l’engagea à servir la Commune. Il fut détaché à l’état-major. Après la défaite, réfugié en Angleterre il y devint professeur de littérature française à l’école royale militaire de Woolwich, analogue à notre école de Saint-Cyr (1880-1895}. Hector France fut aussi un homme de lettres très distingué. Il écrivit dans divers journaux, fut secrétaire général de la société des Vétérans. Il a publié avec succès de nombreux romans populaires et a laissé des livres excellents, tels que : les Va-nu pieds de Londres, l’Amour au pays-bleu, l’Homme qui tue, etc. Il est en outre l’auteur d’un important ouvrage de linguistique : le Dictionnaire de la langue verte. Dans ces dernières années il était rédacteur chef du Vétéran. Il est mort à Rueil, le 18 août 1908. Un brave soldat et un écrivain remarquable, dont plusieurs ouvrages, les uns comme Musc, Haschich et Sang, d’une couleur africaine intense, les autres, comme les Naits de Londres, d’un pittoresque puissant, certainement survivront.
  3. Gaston-Alexandre-Auguste Porceret, marquis de Galliffet, né à Paris le 23 janvier 1830. Engagée volontaire en 1848, capitaine de cavalerie au Mexique, colonel, puis général de brigade (contesté) à Sedan, Ier septembre 1870, général de division, commandant de corps d’armée, etc., etc., ministre de la guerre cabinet Waldeck-Rousseau.