Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre III/Chapitre 9

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CHAPITRE IX

LA CONTRE-RÉVOLUTION ÉCRASÉE DANS LE MIDI (JUIN 1790).

Indécision religieuse de la Révolution. — Violences des évêques. — La Révolution croit pouvoir se concilier avec le christianisme. — Les derniers chrétiens. — Ils poussent l’Assemblée à la réforme du clergé. — Résistance du clergé, mai-juin 1790. — Éruption de Nîmes (13 juin 1790) comprimée. — La Révolution victorieuse à Nîmes, Avignon et dans tout le Midi. — Partout le soldat fraternise avec le peuple. (Avril-juin 1790.)


Que faisait pendant ce temps à Paris l’Assemblée nationale ? Elle suivait le Clergé à la procession de la Fête-Dieu.

Sa douceur plus que chrétienne, en tout cela, est un spectacle surprenant. Elle se contenta d’une démarche que les ministres exigèrent du roi. Il défendit la cocarde blanche et condamna les signataires de la déclaration de Nîmes. Ceux-ci en furent quittes pour substituer à leur cocarde la houppe rouge des anciens ligueurs.

Ils protestèrent hardiment qu’ils persistaient pour le roi contre les ordres du roi.

Ceci était net, simple, vigoureux ; le parti du Clergé savait très bien ce qu’il voulait. L’Assemblée ne le savait pas. Elle accomplissait alors une œuvre faible et fausse, ce qu’on appela la Constitution civile du clergé.

Rien ne fut plus funeste à la Révolution que de s’ignorer elle-même au point de vue religieux, de ne pas savoir qu’en elle elle portait une religion.

Elle ne se connaissait point, et pas davantage le christianisme ; elle ne savait pas bien si elle lui était conforme ou contraire, si elle devait y revenir ou bien aller en avant.

Dans sa confiance facile, elle accueillit avec plaisir les sympathies que lui témoignait la masse du clergé inférieur. Elle se laissa dire, elle crut qu’elle allait réaliser les promesses de l’Évangile, qu’elle était appelée à réformer, renouveler le christianisme, et non à le remplacer. — Elle le crut, marcha en ce sens ; au second pas elle trouva les prêtres redevenus des prêtres, des ennemis de la Révolution ; l’Église lui apparut ce qu’elle était en effet, l’obstacle, le capital obstacle, bien plus que la royauté.

La Révolution avait fait deux choses pour le Clergé, donné l’existence, l’aisance aux prêtres, la liberté aux religieux. Et c’est justement là ce qui permit à l’épiscopat de les tourner contre elle ; les évêques désignèrent tout prêtre ami de la Révolution à la haine, au mépris du peuple, comme gagné, acheté, corrompu par l’intérêt temporel.

Chose étrange, ce fut pour défendre leurs monstrueuses fortunes, leurs millions, leurs palais, leurs chevaux et leurs maîtresses que les prélats imposèrent aux prêtres la loi du martyre. Tel qui voulait garder huit cent mille livres de rentes fit honte au curé de campagne des douze cents francs de traitement qu’il acceptait de l’Assemblée.

Le clergé inférieur se trouva ainsi tout d’abord, et pour une question d’argent, mis en demeure de choisir. Les évêques ne lui donnèrent pas un moment pour réfléchir, lui déclarèrent que, s’il était pour la nation, il était contre l’Église — hors de l’unité catholique, hors de la communion des évêques et du Saint-Siège, membre pourri, rejeté, renégat et apostat.

Qu’allaient faire ces pauvres prêtres ? Sortir du système antique, où tant de siècles ils avaient vécu, devenir tout à coup rebelles à cette autorité imposante qu’ils avaient toujours respectée, quitter le monde connu, et pour passer dans quel monde ? Dans quel système nouveau ?… Il faut une idée, une foi dans cette idée, pour laisser ainsi le rivage, s’embarquer dans l’avenir.

Un curé vraiment patriote, celui de Saint-Étienne-du-Mont, qui, le 14 juillet, marchait sous le drapeau du peuple à la tête de son district, fut accablé, effrayé de la cruelle alternative où le plaçaient les évêques. Il resta quarante jours, avec un cilice, à genoux devant l’autel. Il eût pu y rester toujours, qu’il n’eût pas trouvé de réponse à l’insoluble question qu’il s’était posée.

Ce que la Révolution avait d’idées, elle le tenait du dix-huitième siècle, de Voltaire, de Rousseau. Personne, dans les vingt années qui s’écoulent entre la grande époque des deux maîtres et la Révolution, entre la pensée et l’action, personne, dis-je, n’a sérieusement continué leur œuvre.

Donc la Révolution trouve la pensée humaine où ils l’ont laissée : l’ardente humanité dans Voltaire, la fraternité dans Rousseau, deux bases, certes, religieuses, mais posées seulement, très peu formulées.

Le dernier testament du siècle est dans deux pages de Rousseau, d’une tendance fort diverse.

Dans l’une, au Contrat social, il établit et il prouve que le chrétien n’est pas, ne peut être citoyen.

Dans l’autre, qui est l’Émile, il cède à son enthousiasme pour l’Évangile, pour Jésus jusqu’à dire : « Sa mort est d’un Dieu ! »

Cet élan de sentiment et de tendresse de cœur fut noté, consigné comme un aveu précieux, comme un démenti solennel que se donnait la philosophie du dix-huitième siècle. De là un malentendu immense et qui dure encore.

On se remit à lire l’Évangile, et, dans ce livre de résignation, de soumission, d’obéissance aux puissances, on lut partout ce qu’on avait soi-même alors dans le cœur : la liberté, l’égalité. Elles y sont partout, en effet, seulement il faut s’entendre : l’égalité dans l’obéissance, comme les Romains l’avaient faite pour toutes les nations ; la liberté intérieure, inactive, toute renfermée dans l’âme, comme on pouvait la concevoir quand, toutes les résistances nationales ayant cessé, le monde sans espoir voyait s’affermir l’Empire éternel.

Certes, s’il est une situation contraire à celle de 1789, c’est celle-là. Rien n’était plus étrange que de chercher dans cette légende de résignation le code d’une époque où l’homme a réclamé son droit.

Le chrétien est cet homme résigné de l’ancien Empire, qui ne place aucun espoir dans son action personnelle, mais croit être sauvé uniquement, exclusivement par le Christ. Il y a très peu de chrétiens. Il y en avait trois ou quatre dans l’Assemblée constituante. Dès cette époque, le christianisme était mort comme système. Beaucoup s’y trompaient, entre autres tels amis de la liberté qui, touchés de l’Évangile, se croyaient pour cela chrétiens. Quant à la vie populaire, le christianisme n’en conservait que ce qu’il doit à sa partie anti-chrétienne, empruntée ou imitée du paganisme, je veux dire à l’idolâtrie de la Vierge, des saints, à la matérielle et sensuelle dévotion du Sacré-Cœur.

Le vrai principe chrétien (que l’homme n’est sauvé que par la grâce du Christ), condamné solennellement par le pape vers la fin de Louis XIV, depuis n’a fait que languir, ses défenseurs diminuant toujours de nombre, se cachant, se résignant, mourant sans bruit, sans révolte. Et c’est en cela que ce parti prouve, autant que par sa doctrine, qu’il est bien vraiment chrétien. Il se cache, je l’ai dit, quoiqu’il ait encore des hommes d’une vigueur singulière, qu’il gagnerait à montrer.

Moi, qui cherche ma foi ailleurs et qui regarde au Levant, je n’ai pu voir cependant sans une émotion profonde ces hommes d’un autre âge qui s’éteignent en silence. Oubliés de tous, excepté de l’autorité pagano-chrétienne, qui exerce sur eux, à l’insu du monde, la plus lâche persécution[1], ils mourront dans le respect. J’ai eu lieu de les éprouver. Un jour que j’allais rencontrer dans mon enseignement leurs grands hommes de Port-Royal, j’exprimai l’intention de dire enfin ma pensée et de décharger mon cœur, de dire qu’alors et aujourd’hui, en ceux-ci comme en Port-Royal, c’était le paganisme qui persécutait le christianisme. Ils me prièrent de n’en rien faire (qu’ils me pardonnent ici de violer leur secret) : « Non, Monsieur, il est des situations où il faut savoir mourir en silence. » — Et, comme j’insistais avec sympathie, ils m’avouèrent, naïvement que, selon leur opinion, ils n’avaient pas longtemps à souffrir, que le grand jour, le dernier jour qui jugera les hommes et les doctrines, ne pouvait tarder, le jour où le monde doit commencer de vivre, cesser de mourir… Celui qui, de leur part, me disait ces choses étranges était un jeune homme austère, pâle, vieilli avant l’âge, qui ne voulut pas dire son nom et que je n’ai point revu. Cette apparition m’est restée comme un noble adieu du passé. Je crus entendre les derniers mots de la Fiancée de Corinthe : « Nous nous en irons dans la tombe rejoindre nos anciens dieux. »

Il y avait trois de ces hommes à la Constituante. Aucun n’avait de génie, aucun n’était orateur, et ils n’en exercèrent pas moins une grande influence, trop grande certainement. Héroïques, désintéressés, sincères, excellents citoyens, ils contribuèrent plus que personne à relancer la Révolution dans les vieilles voies impossibles ; autant qu’il était en eux, ils la firent réformatrice, l’empêchèrent d’être fondatrice, d’innover et de créer.

Que fallait-il faire en 1790, en 1800 ? il fallait au moins attendre, faire appel aux forces vives de l’esprit humain.

Ces forces sont éternelles, en elles est la source intarissable de la vie philosophique et religieuse. Point d’époque désespérée ; la pire des siècles modernes, celle de la Guerre de Trente-Ans, n’en a pas moins produit Descartes, le rénovateur de la pensée européenne. Il fallait appeler la vie et non organiser la mort.

Les trois hommes qui poussèrent l’Assemblée à cette grande faute s’appelaient Camus, Grégoire et Lanjuinais.

Trois hommes, trois têtes de fer. Ceux qui virent Camus mettant la main sur Dumouriez au milieu de son armée, ceux qui virent, le 31 mai, Lanjuinais précipité de la tribune, remontant, s’y accrochant entre les poignards et les pistolets, savent que peu d’hommes furent braves à côté de ces deux braves. Quant à l’évêque Grégoire, resté à la Convention pendant toute la Terreur, seul sur son banc, dans sa robe violette, personne n’osant s’asseoir près de lui, il a laissé la mémoire du plus ferme caractère qui peut-être ait paru jamais.

Ces hommes intrépides et purs n’en furent pas moins la tentation suprême de la Révolution. Ils la poussèrent à ce tort grave d’organiser l’Église chrétienne sans croire au christianisme.

Sous leur influence, sous celle des légistes qui les suivaient sans le bien voir, l’Assemblée, généralement incrédule et voltairienne, se figura qu’on pouvait toucher à la forme sans changer le fond. Elle donna ce spectacle étrange d’un Voltaire réformant l’Église, prétendant la ramener à la rigueur apostolique.

À part l’incurable défaut de cette origine suspecte, la réforme était raisonnable ; on pouvait l’appeler une charte de délivrance pour l’Église et le Clergé.

L’Assemblée veut que désormais le Clergé soit l’élu du peuple, affranchi du Concordat, du pacte honteux où deux larrons, le roi, le pape, s’étaient partagé l’Église, avaient tiré sa robe au sort ; — affranchi, par l’élévation du traitement régulier, de l’odieuse nécessité d’exiger le casuel, la dîme, de rançonner le peuple ; — affranchi des passe-droits, des petits abbés de cour qui, des boudoirs et des alcôves, sautaient à l’épiscopat ; — quitte enfin de tous les mangeurs, des ventrus, des cages ridicules à empaler des chanoines. — Une meilleure division des diocèses, désormais d’égale étendue ; quatre-vingt-trois évêchés, autant que de départements. Le revenu fixé à soixante-dix-sept millions, et le clergé mieux rétribué avec cette somme qu’avec ses trois cents millions d’autrefois qui lui profitaient si peu.

La discussion ne fut ni forte ni profonde. Il n’y eut qu’un mot hardi, et il fut dit par le janséniste Camus, dont il dépassait certainement la pensée : « Nous sommes une Convention nationale ; nous avons assurément le pouvoir de changer la religion ; mais nous ne le ferons pas… » Puis, s’effrayant de son audace, il ajouta bien vite :. « Nous ne pourrions l’abandonner sans crime. » (1er juin 1790.) Légistes et théologiens, ils n’invoquaient que les textes, les vieux livres ; à chaque citation contestée, ils allaient chercher leurs livres, ils s’inquiétaient de prouver non que leur opinion était bonne, mais qu’elle était vieille : « Ainsi firent les premiers chrétiens. » Triste argument. Il était fort douteux qu’une chose propre au temps de Tibère le fût dix-huit cents ans après, à l’époque de Louis XVI.

Il fallait, sans tergiverser, examiner si le droit était en haut ou en bas, dans le roi, le pape, ou bien dans le peuple.

Que produirait l’élection du peuple, on ne le savait pas sans doute. Mais on savait parfaitement ce que c’était qu’un clergé de la façon du roi, du pape et des seigneurs[2]. Quelle contenance auraient faite ces prélats qui criaient si haut, s’il leur eût fallu montrer de quelle huile et de quelle main ils avaient été sacrés ! Le plus sûr était pour eux de ne pas trop remuer cette question d’origine. Ils criaient de préférence sur la question la plus extérieure, la plus étrangère à l’ordre spirituel, la division des diocèses. On avait beau leur prouver que cette division, tout impériale dans son origine romaine et faite par le gouvernement, pouvait être modifiée par un autre gouvernement. Ils ne voulaient rien entendre et s’aheurtaient là… Cette division était la chose sainte et sacro-sainte ; nul dogme de la foi chrétienne n’était plus avant dans leur cœur… Si l’on ne convoquait un concile, si l’on n’en référait au pape, tout était fini ; on allait être schismatique, et de schismatique hérétique, d’hérétique sacrilège, athée, etc.

Ces facéties sérieuses, qui, à Paris, faisaient hausser les épaules, n’en avaient pas moins l’effet voulu dans l’Ouest et le Midi. On les répandait imprimées à nombre immense, avec la fameuse protestation en faveur des biens du clergé, laquelle arriva en deux mois à la trentième édition. Répété le matin en chaire, le soir commenté au confessionnal, orné de gloses meurtrières, ce texte de haine et de discorde allait exaspérant les femmes, ravivant les fureurs religieuses, affilant les poignards, aiguisant les fourches et les faux.

Le 29, le 31 mai, l’archevêque d’Aix et l’évêque de Clermont (l’un des principaux meneurs et l’homme de confiance du roi) notifièrent à l’Assemblée l’ultimatum ecclésiastique : « Que nul changement ne pouvait se faire sans la convocation d’un concile. — Dans les premiers jours de juin, le sang coule à Nîmes.

Froment avait armé ses compagnies les plus sûres, il avait même, à grands frais, habillé plusieurs de ses hommes aux couleurs du comte d’Artois. Voilà les premiers verdets du Midi. Appuyé d’un aide de camp du prince de Condé, soutenu de plusieurs officiers municipaux, il avait enfin tiré du commandant de la province la promesse d’ouvrir l’arsenal, de donner des fusils à toutes les compagnies catholiques. Dernier acte décisif que la municipalité et le commandant ne pouvaient faire sans se déclarer franchement contre la Révolution.

« Attendez encore un moment, disait la municipalité. Les élections du département commencent le 4 à Nîmes ; allons doucement jusqu’au vote ; faisons-nous donner les places. »

« Agissons, disait Froment, les électeurs voteront mieux, au bruit des coups de fusil. Les protestants s’organisent. Ils s’entendent fortement, de Nîmes à Paris, de Nîmes aux Cévennes. »

Nîmes était-elle bien sûre pour le Clergé, si l’on attendait ? La ville allait ressentir dans son industrie un bienfait immédiat de la Révolution, la suppression des droits sur le sel, le fer, les cuirs, les huiles, savons, etc. Et la campagne catholique, fort catholique avant la moisson, le serait-elle autant après, lorsque le clergé aurait exigé la dîme ?

Un procès était pendant contre les meurtriers de mai, contre le frère de Froment. Il avançait lentement, ce procès, mais il avançait.

Une dernière chose et décisive, qui força Froment d’agir, c’est que la révolution d’Avignon s’était accomplie le 11 et le 12, qu’elle allait démoraliser son parti, lui faire tomber les armes des mains. Avant que la nouvelle fût répandue, le 13, au soir, il attaqua, jour favorable, un dimanche, octave de la Fête-Dieu, une bonne partie du peuple ayant bu, étant montée.

Froment et les historiens de sa couleur, du parti battu, assurent cette chose incroyable : que les protestants commencèrent, qu’ils troublèrent eux-mêmes les élections où était tout leur espoir ; — ils soutiennent que c’est le petit nombre qui entreprit d’égorger le grand (six mille hommes contre vingt et quelques mille, sans parler de la banlieue).

Et ce petit nombre était donc bien aguerri, bien terrible ? C’était une population éloignée depuis un siècle de toute habitude militaire ; — des marchands qui craignaient excessivement le pillage ; — des ouvriers chétifs, physiquement très inférieurs aux portefaix, vignerons et laboureurs que Froment avait armés. Les dragons de la garde nationale, protestants pour la plupart, marchands et fils de marchands, n’étaient pas gens pour tenir contre ces hommes forts et rudes, qui buvaient à volonté dans les cabarets le vin du clergé.

Partout où les protestants avaient la majorité, les deux cultes offrirent le spectacle de la fraternité la plus touchante. À Saint-Hippolyte, par exemple, le 5 juin, les protestants avaient voulu monter la garde avec les autres, pour la procession de la Fête-Dieu.

Le jour de l’explosion, à Nîmes, les patriotes, quinze cents du moins, et les plus actifs, étaient réunis au club, sans armes, et délibéraient ; les tribunes pleines de femmes. La panique y fut horrible, aux premiers coups de fusil (13 juin 1790).

Huit jours avant, à l’ouverture des élections, on avait commencé d’insulter, d’effrayer les électeurs. Ils demandèrent un poste de dragons, des patrouilles pour dissiper la foule qui les menaçait. Mais cette foule menaça bien plus encore les patrouilles ; la complaisante municipalité tint alors les dragons au poste. Le 13, au soir, les hommes à houppes rouges viennent dire aux dragons que, s’ils ne partent, ils sont morts. Ils restent et reçoivent des coups de fusil. Le régiment de Guyenne brûlait d’aller au secours ; les officiers ferment les portes et le tiennent au quartier.

Devant cette lutte inégale, devant les élections si criminellement troublées, la municipalité avait un devoir sacré, arborer le drapeau rouge, requérir les troupes. Plus de municipalité. L’assemblée électorale du département, dans cette ville hospitalière, se trouve abandonnée des magistrats, au milieu des coups de fusil.

Parmi les verdets de Froment se trouvaient les domestiques mêmes de plusieurs des officiers municipaux, pêle-mêle avec ceux du clergé. La troupe, la garde nationale, ne recevant nulle réquisition, Froment tenait seul le pavé ; ses gens égorgeaient à leur aise, ils commençaient à forcer les maisons des protestants. Pour peu qu’il gardât l’avantage, il lui fût venu de Sommières, qui n’est qu’à quatre lieues, un régiment de cavalerie, dont le colonel, très ardent, s’offrait, lui, ses hommes, sa bourse. La chose alors, prenant la figure d’une vraie révolution, le commandant de la province eût suivi enfin les ordres qu’il avait du comte d’Artois, il aurait marché sur Nîmes.

Chose tout à fait inattendue, ce fut Nîmes qui manqua. Des dix-huit compagnies catholiques formées par Froment, trois seulement le suivirent. Les quinze autres ne bougèrent. Grande leçon qui fit voir au clergé combien il s’était trompé sur l’état réel des esprits. Au moment de verser le sang, les vieilles haines fanatiques, habilement ravivées de jalousie sociale, ne furent pas assez fortes encore.

Cette grande et puissante Nîmes, qu’on avait cru pouvoir soulever si légèrement, resta ferme, comme ses indestructibles monuments, ses nobles et éternelles Arènes.

Un nombre infiniment petit des deux partis combattirent. Les verdets se montrèrent très braves, mais furieux, aveugles. Par deux fois on força les municipaux, enfin retrouvés, d’aller à eux avec le drapeau rouge ; deux fois ils enlevèrent tout, drapeau rouge et municipaux, à la barbe de leurs ennemis. Ils tiraient sur les magistrats, sur les électeurs, sur les commissaires du roi ; le lendemain, ils tirèrent sur le procureur du roi et le lieutenant criminel, qui faisaient la levée des morts. Ces crimes capitaux, s’il en fut, réclamaient la plus prompte, la plus sévère répression. Eh bien, la municipalité ne réclama de la troupe qu’un service de patrouilles !

Si Froment eût eu plus de monde, il eût sans doute occupé le grand poste des Arènes, très défendable alors. Il y laissa quelques hommes, et quelques autres aussi au couvent des capucins. Lui-même, il rentra dans son fort, aux remparts, dans la tour du vieux château. Une fois dans cette tour, en sûreté, tirant à son aise, il écrivit à Sommières, à Montpellier, pour avoir secours. Il envoya dans les villages catholiques, y fit sonner le tocsin.

Les catholiques furent très lents ou même restèrent chez eux. Les protestants furent très prompts. À la nouvelle du péril où se trouvaient les électeurs, ils marchèrent toute la nuit. Le matin, de quatre à six heures, une armée de Cévenols, sous la cocarde tricolore, était dans Nîmes, en bataille, criant : « Vive la nation ! »

Alors les électeurs agirent. Formant un comité militaire, à l’aide d’un capitaine d’artillerie, ils allèrent à l’arsenal chercher des canons. On y entrait par la rue ou par le quartier du régiment de Guyenne. Les officiers, dans leur malveillance, leur dirent : « Passez par la rue. » Ils y furent criblés de coups de fusil, rentrèrent, et les officiers, voyant leurs soldats indignés qui allaient tourner contre eux, livrèrent enfin les canons. La tour, battue en brèche, fut bien obligée de parler. Froment, audacieux jusqu’au bout, envoya une incroyable missive, où il offrait… « d’oublier… » Alors il n’y eut plus de grâce, le soldat ne voulut plus que la mort des assiégés. On tâchait de les sauver ; mais ils se perdirent eux-mêmes : en parlementant, ils tiraient. Ils furent forcés, pris d’assaut, poursuivis et massacrés.

Deux jours, trois jours, on les chercha, ou du moins, sous ce prétexte, beaucoup de haines s’assouvirent. Le couvent des capucins (la boutique des pamphlets, d’où on avait tiré d’ailleurs) fut forcé, et tout tué. Il en fut de même d’un cabaret célèbre, quartier général des verdets ; on trouva cachés dans ce bouge deux magistrats municipaux. Tout ce temps, les deux partis se fusillaient par les rues ou des fenêtres. Les sauvages des Cévennes ne faisaient guère grâce ; il y eut trois cents morts en trois jours. Nulle église ne fut pillée, nulle femme insultée, ils étaient austères dans la fureur même. Ils n’auraient pas imaginé, comme les verdets de 1815, de fouetter des filles à mort d’un battoir fleurdelysé.

Cette cruelle affaire de Nîmes, perfidement arrangée par la contre-révolution, eut cela de curieux qu’elle écrasa ceux qui la firent. Le preneur fut pris au piège, le gibier chassa le chasseur.

Tout manqua à la fois au moment de l’exécution.

On comptait sur Montpellier. Le commandant n’ose venir. Ce qui vient, c’est la garde nationale, brave et patriote, le noyau futur de la légion de la victoire, la 32e demi-brigade.

On comptait sur Arles. En effet, Arles offre secours, mais c’est pour écraser le parti de la contre-révolution.

Le Pont-Saint-Esprit arrête les envoyés de Froment.

Allez maintenant, appelez les catholiques du Rhône. Tâchez d’embrouiller les choses, de faire croire qu’en tout ceci votre religion est en péril. Il s’agit de la patrie.

C’est tout le Rhône catholique qui se déclare contre vous, et bien plus révolutionnaire que ne furent les protestants. Votre sainte ville du Rhône, la petite Rome du pape, Avignon a éclaté.

Avignon ! Comment la France avait-elle jamais pu ôter ce diamant de son diadème… Ô Vaucluse ! ô pur, éternel souvenir de Pétrarque, noble asile du grand Italien qui mourut d’amour pour la France, symbole adoré du mariage futur des deux contrées, comment donc étiez-vous tombé aux mains polluées du pape ?… Une femme, pour de l’argent, pour l’absolution d’un assassinat, vendit Avignon et Vaucluse (1348).

Avignon, sans prendre conseil, avait fait comme la France, une milice nationale, une municipalité. Le 10 juin, tout ce qu’il y avait de noblesse et d’amis du pape, maîtres de l’Hôtel de ville, de quatre pièces de canon, crient : « Vive l’aristocratie ! » Trente personnes tuées ou blessées. Mais alors aussi le peuple se met sérieusement au combat, en tue plusieurs, en prend vingt-deux. Toutes les communes françaises, Orange, Bagnols, Pont-Saint-Esprit, viennent secourir Avignon et sauver les prisonniers. Ils les tirent des mains des vainqueurs, se chargent de les garder.

Le 11 juin, on brise les armes de Rome. Et l’on met à la place les armes de France. Avignon vient à la barre de l’Assemblée nationale et se donne à sa vraie patrie, disant cette grande parole, testament du génie romain : « Français, régnez sur l’univers. »


Entrons plus loin dans les causes. Complétons, expliquons mieux ce drame rapide.

Pour faire une guerre religieuse, il faut être religieux. Le Clergé n’était pas assez croyant pour fanatiser le peuple.

Et il ne fut pas non plus très politique. Cette année même, 1790, lorsqu’il avait tant besoin du peuple, qu’il soldait ici et là, il lui demanda encore la dîme, abolie par l’Assemblée. Dans plusieurs lieux, des soulèvements eurent lieu contre lui, spécialement dans le Nord, pour cette malheureuse dîme, qu’il ne pouvait pas lâcher.

Ce clergé aristocratique, sans intelligence des forces morales, crut qu’un peu d’argent, de vin, la violence du climat, une étincelle, suffisaient. Il aurait dû comprendre que, pour refaire du fanatisme, il fallait du temps, de la patience, de l’obscurité, un pays moins surveillé, loin des routes et des grandes villes. On pouvait, à la bonne heure, travailler lentement ainsi le Bocage vendéen ; mais agir en pleine lumière, au beau soleil du Midi, sous l’œil inquiet des protestants, dans le voisinage des grands centres, comme Bordeaux, Marseille, Montpellier, qui voyaient tout, qui pouvaient, à la moindre lueur, venir, marcher, sur l’étincelle… c’était un essai d’enfant.

Froment fit ce qu’il pouvait. Il montra beaucoup d’audace, de décision, et il fut abandonné[3].

Il éclata au vrai moment, voyant que l’affaire d’Avignon allait gâter celle de Nîmes, ne comptant pas trop ses chances, mais tâchant de croire, en brave, que ces gens douteux, qui jusque-là n’osaient se déclarer pour lui, prendraient enfin leur parti quand ils le verraient engagé, qu’ils ne pourraient de sang-froid le voir écraser.

La municipalité, autrement dit la bourgeoisie catholique, fut prudente ; elle n’osa requérir le commandant de la province.

La noblesse fut prudente. Le commandant, les officiers, en général, ne voulurent rien faire que sur bonne et légale réquisition de la municipalité.

Ce n’était pas que les officiers manquassent de courage. Mais le soldat n’était pas sûr. Au premier ordre extra-légal, il pouvait répondre à coups de fusil. Pour le donner, ce premier ordre, pour faire cette dangereuse expérience, il fallait d’avance avoir sacrifié sa vie… Sacrifié à quelle idée, à quelle foi ?… La majorité de la noblesse, royaliste, aristocrate, n’en était pas moins philosophe et voltairienne, c’est à-dire, par un côté, gagnée aux idées nouvelles.

La Révolution, de plus en plus harmonique et concordante, apparaît chaque jour davantage ce qu’elle est, une religion. Et la contre-révolution, dissidente, discordante, atteste en vain la vieille foi, elle n’est pas une religion.

Nul ensemble, nul principe fixe. Sa résistance est flottante, dans plusieurs sens à la fois. Elle va comme un homme ivre, à droite et à gauche. Le roi est pour le Clergé, et il refuse d’appuyer la protestation du Clergé. Le Clergé solde, arme le peuple, et il lui demande la dîme. La Noblesse, les officiers, attendent l’ordre de Turin, et en même temps celui des autorités révolutionnaires.

Une chose leur manque à tous pour rendre leur action simple et forte, la chose qui abonde dans l’autre parti : la foi !

L’autre parti, c’est la France ; elle a foi à la loi nouvelle, à l’autorité légitime, l’Assemblée, vraie voix de la nation.

De ce côté, tout est lumière. De l’autre, tout est équivoque, incertitude et ténèbres.

Comment hésiter ? Tous ensemble, le soldat, le citoyen, se donnant la main, iront désormais d’un pas ferme et sous le même drapeau. D’avril en juin, presque tous les régiments fraternisent avec le peuple. En Corse, à Caen, à Brest, à Montpellier, à Valence, comme à Montauban, comme à Nîmes, le soldat se déclare pour le peuple et pour la loi. Le peu d’officiers qui résistent est tué, et l’on trouve sur eux les preuves de leur intelligence avec l’émigration. On l’attend, celle-ci, de pied ferme. Les villes du Midi ne s’endorment pas : Briançon, Montpellier, Valence, enfin la grande Marseille, veulent se garder elles-mêmes ; elles s’emparent de leurs citadelles, les remplissent de leurs citoyens. Viennent maintenant, s’ils veulent, l’émigré et l’étranger !

Une France, une foi ! un serment !… Ici, point d’hommes douteux. Si vous voulez rester flottant, quittez la terre de loyauté, passez le Rhin, passez les Alpes.

Le roi lui-même sent bien que sa meilleure épée, Bouillé, finirait par se trouver seul, s’il ne jurait comme les autres. L’ennemi des fédérations, qui se mettait entre l’armée et le peuple, est obligé de céder. Peuple, soldats, unis de cœur, tous assistent à ce grand spectacle : l’inflexible va fléchir, le roi ordonne, il obéit ; il s’avance entre eux, triste et sombre, et, sur son épée royaliste, jure fidélité à la Révolution.

  1. Persécution vraiment lâche, qui se prend surtout aux femmes, aux dernières sœurs jansénistes, les fait mourir à petit feu.

    Lâche aussi dans son acharnement sur l’église de Saint-Séverin ; on ne l’a pas démolie, comme Port-Royal, mais transformée, livrée au paganisme du Sacré-Cœur, périodiquement salie de prédications jésuitiques.

  2. Le droit de collation, entre les mains des seigneurs, avait des effets curieux. Un juif, un Samuel Bernard, qui achetait telle seigneurie, par cela même avait le droit de nommer à tel bénéfice ; entre les lods et ventes, il acquérait le Saint-Esprit. — Le Saint-Esprit venait, hélas ! d’endroits plus tristes encore. Tel était évêques par la grâce de Mme de Polignac, tel fut nommé par la Pompadour, tel surpris à Louis XV dans les folâtres ébats de Mme Du Barry. Un joli abbé de vingt ans, l’abbé de Bourbon, doté de un million de rentes, venait d’une petite fille noble qui fut vendue par des parents.
  3. Froment échappa au massacre. Quelque peu favorable qu’on soit et à l’homme et au parti, il est impossible de ne pas s’intéresser à son étrange destinée. Honoré, anobli, comblé par le comte d’Artois et l’émigration ; puis, en 1816, délaissé, renié !… On a détruit partout avec soin les brochures qu’il publia alors, le procès du vieux serviteur contre un maître ingrat et sans cœur.

    Dirai-je que ce maître alla jusqu’à lui ôter, après le procès, la misérable petite pension alimentaire qu’il avait ? Et cela, après trente années de service gratuit, voulant que l’homme, ruiné, endetté, usé pour lui, mourût au coin d’une borne… Les brochures de Froment mériteraient d’être réimprimées, ainsi que les Mémoires de l’émigré Vauban, devenus si rares. On devrait réimprimer aussi le très habile plaidoyer de M. Mérilhou pour Froment (1823).