Aller au contenu

Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre IX/Chapitre 4

La bibliothèque libre.


◄  III.
V.  ►


CHAPITRE IV

SUITE DE L’HISTOIRE INTÉRIEURE DES JACOBINS. — ROBESPIERRE (FIN DE 1792).


Les Jacobins de 1793 font la troisième génération qui ait porté ce nom. — Effort de Robespierre pour les discipliner. — Austérité croissante de ses mœurs. — Robespierre, établi dans la famille d’un menuisier, vers la fin de 1791. — Tendances honorables de Robespierre pour la médiocrité de fortune et d’habitudes. — Sa défiance et son aigreur croissantes. — Marat lui reproche d’incliner à l’Inquisition. — Ses vertus et ses vices concourent à le rendre impitoyable. — Les Jacobins font craindre un nouveau massacre sur la Convention même, novembre 1792. — Cambon décide la Convention à garder les fédérés à Paris, 10 novembre 1792.


L’avantage obtenu par les exaltés sur Robespierre au sein même de la société jacobine, est-ce un hasard de violence, un mouvement aveugle, inconséquent, comme en ont les assemblées ? Est-ce défiance pour Robespierre, impatience de s’affranchir de son autorité morale ? Non, ce n’est ni l’un ni l’autre, c’est l’effet d’un changement grave et essentiel, au fond de la société même.

De nom, ce sont toujours les Jacobins, mais sous ce nom, généralement, ce sont déjà d’autres personnes.

Une troisième génération entre dans la société. Il y a eu le jacobinisme primitif, parlementaire et nobiliaire, de Duport, Barnave et Lameth, celui qui tua Mirabeau. Il y a eu le jacobinisme mixte, des journalistes républicains, orléanistes, Brissot, Laclos, etc., où Robespierre a prévalu. Enfin, cette seconde légion ayant comme fondu en 1792, passé dans les places, l’administration, les missions diverses, commence le jacobinisme de 1793, celui de Couthon, Saint-Just, Damas, etc., lequel doit user Robespierre, s’user avec lui.

Cette troisième légion, convoquée en quelque sorte au nom de l’égalité, différait beaucoup des deux autres. D’abord elle était plus jeune. Puis la grande majorité se composait d’hommes de conditions peu lettrées, comme le menuisier Duplay, le sellier Rigueur, etc. Ces braves gens, très passionnés, mais généralement honnêtes et désintéressés, avaient une foi pieuse, forte, docile. Profondément fanatiques du salut de la patrie, s’avouant leur ignorance, ils ne cherchaient qu’un directeur ; il leur fallait un honnête homme, bien sûr et solide, qui voulût pour eux ; ils remettaient leur conscience dans la main de Robespierre.

Ils étaient, si je ne me trompe, plus naïfs et plus violents, moins fins et moins pénétrants que le peuple d’aujourd’hui. Quand il convenait au chef de faire arriver sa pensée indirectement (comme tout à l’heure, par Couthon), ils étaient sujets à ne pas comprendre. Ils mettaient d’ailleurs si haut Robespierre, sa sainteté politique, que souvent ils croyaient devoir lui épargner telles décisions rigoureuses de salut public qui eussent coûté quelque chose à son cœur ou à la pureté de son caractère. S’il y avait quelque mauvaise besogne machiavélique à faire, ils aimaient mieux la faire sans lui, pour ne pas gâter leur dieu, qu’elle fût ou non conforme à sa politique réelle. Il ne manquait pas de gens pour les dévoyer ainsi, les porter au delà de Robespierre même, des gens de lettres de la pire espèce, des artistes adolescents, rapins affamés, qui jouaient la frénésie, de très près d’après David ; tel est devenu depuis pair et baron de l’Empire.

Le fanatisme sincère, si peu éclairé des uns, la violence vraie ou simulée des autres, la concurrence de fureur qui était entre eux, chacun voulant primer l’autre en colère patriotique, rendaient la société (toute disciplinée qu’elle semblait) très difficile à manier. Elle sortait souvent de la mesure que comportait le moment. Robespierre avait profité de la terreur de septembre pour faire l’élection de Paris. Il lui convenait assez que la Convention gardât quelque reste de terreur, qu’elle redoutât l’émeute, mais point du tout que l’émeute partît des Jacobins mêmes.

Le degré d’intimidation qu’il voulait se contenter d’exercer sur l’Assemblée est très bien caractérisé par un mot qu’il fit dire au représentant Durand de Maillane, dès les premières séances de la Convention. Celui-ci, prêtre, canoniste gallican, timide entre les timides, il le dit lui-même, s’était assis à la droite, près de Pétion. Robespierre comprit parfaitement que le pauvre homme avait peur de la Montagne, que, comme tant d’autres, il n’avait guère de parti que sa sûreté. Un ami de Robespierre traversa la salle et vint lui dire à sa place : « Vous croyez la Révolution finie, et vous vous trompez. Le parti le plus sûr est celui qui a le plus de vigueur et de force contre les ennemis de la liberté. »

Pour ébranler ainsi la droite, le centre, par menace ou douceur, par des conseils de prudence ou des prophéties menaçantes, l’émeute ne lui valait rien. Il fallait que les Jacobins, modérés, disciplinés dans la violence, pussent servir d’intermédiaire entre l’Assemblée et la rue, effrayer et rassurer tour à tour la Convention.

Sa grande affaire était donc de discipliner les Jacobins, chose assez difficile, avec l’invasion de barbares que la société venait de subir. La discipline politique ne tient pas peu aux habitudes de décence et de tenue, lesquelles expriment ou simulent les bonnes habitudes morales. Robespierre, quelle que fût l’autorité de ses discours, ne pouvait rien à cela que par son exemple. Nulle parole n’y suffisait ; mais sa tenue personnelle, sa vie connue, l’atmosphère d’honnêteté qui l’entourait, prêchaient, commandaient la moralité, au moins extérieure.

En ce sens, on peut dire qu’il n’était guère d’acte de sa vie privée qui ne fût aussi un acte de sa vie politique. Ses discours ont été peut-être la moindre partie de son influence. L’impression muette d’une personnalité arrangée si fortement était plus efficace encore.

Toute la vie de cet homme fut un calcul, un effort, une tension non interrompue de la volonté. Quoiqu’il ait varié d’une manière très notable, comme on va voir, dans les mœurs et les principes, ses variations furent voulues, nullement naïves, en sorte que, même en variant, il fut systématique encore et parut tout d’une pièce.

Personne n’ordonna plus heureusement sa vie, dans l’épuration progressive de ses mœurs. Arrivé à la Constituante et d’abord dans l’amitié des Lameth, il toucha un moment, par cette société de jeunes nobles, à la corruption du temps. Peut-être croyait-il, en cela, suivre encore son maître Rousseau, le Rousseau des Confessions. De bonne heure, il se releva[1]… L’Émile, le Vicaire savoyard, le Contrat social, l’affranchirent et l’ennoblirent ; il fut Robespierre. Comme mœurs, il n’est point descendu.

Nous l’avons vu, le soir du massacre du Champ de Mars (17 juillet 1791) prendre asile chez un menuisier ; un heureux hasard le voulut ainsi ; mais, s’il y revint, s’y fixa, ce ne fut en rien un hasard.

Au retour de son triomphe d’Arras, après la Constituante, en octobre 1791, il s’était logé avec sa sœur dans un appartement de la rue Saint-Florentin, noble rue, aristocratique, dont les nobles habitants avaient émigré. Charlotte de Robespierre, d’un caractère raide et dur, avait dès sa première jeunesse les aigreurs d’une vieille fille ; son attitude et ses goûts étaient ceux de l’aristocratie de province ; elle eût fort aisément tourné à la grande dame. Robespierre, plus fin et plus féminin, n’en avait pas moins aussi, dans la raideur de son maintien, sa tenue sèche, mais soignée, un certain air d’aristocratie parlementaire. Sa parole était toujours noble, dans la familiarité même, ses prédilections littéraires pour les écrivains, nobles ou tendus, pour Racine ou pour Rousseau.

Il n’était point membre de la Législative. Il avait refusé la place d’accusateur public, parce que, disait-il, s’étant violemment prononcé contre ceux qu’on poursuivait, ils l’auraient pu récuser comme ennemi personnel. On supposait aussi qu’il aurait eu trop de peine à surmonter ses répugnances pour la peine de mort. À Arras, elles l’avaient décidé à quitter sa place de juge d’Église. À l’Assemblée constituante, il s’était déclaré contre la peine de mort, contre la loi martiale, et toute mesure violente de salut public, qui répugnaient trop à son cœur.

Dans cette année, de septembre 1791 à septembre 1792, Robespierre hors des fonctions publiques, sans mission ni occupation que celles de journaliste et de membre des Jacobins, était moins sur le théâtre. Les Girondins y étaient. Ils y brillaient par leur accord parfait avec le sentiment national sur la question de la guerre. Robespierre et les Jacobins prirent la thèse de la paix, thèse essentiellement impopulaire, qui leur fit grand tort. Nul doute qu’à cette époque la popularité du grand démocrate n’eût un besoin essentiel de se fortifier et de se rajeunir. Il avait parlé longtemps, infatigablement, trois années, occupé, fatigué l’attention ; il avait eu, à la fin, son triomphe et sa couronne. Il était à craindre que le public, ce roi fantasque comme un roi, facile à blaser, ne crût l’avoir assez payé et n’arrêtât son regard sur quelque autre favori.

La parole de Robespierre ne pouvait changer, il n’avait qu’un style ; son théâtre pouvait changer et sa mise en scène. Il fallait une machine. Robespierre ne la chercha pas ; elle vint à lui, en quelque sorte. Il l’accepta, la saisit et regarda, sans nul doute, comme une chose heureuse et providentielle de loger chez un menuisier.

La mise en scène est pour beaucoup dans la vie révolutionnaire. Marat, d’instinct l’avait senti. Il eût pu très commodément rester dans son premier asile, le grenier du boucher Legendre ; il préféra les ténèbres de la cave des Cordeliers ; cette retraite souterraine d’où ses brûlantes paroles faisaient chaque matin éruption, comme d’un volcan inconnu, charmait son imagination ; elle devait saisir celle du peuple. Marat, fort imitateur, savait parfaitement qu’en 1788 le Marat belge, le jésuite Feller, avait tiré grand parti pour sa popularité d’avoir élu domicile à cent pieds sous terre, tout au fond d’un puits de houille.

Robespierre n’eût pas imité Feller ni Marat, mais il saisit volontiers l’occasion d’imiter Rousseau, de réaliser en pratique le livre qu’il imitait sans cesse en paroles, de copier l’Émile d’aussi près qu’il le pourrait.

Il était malade, rue Saint-Florentin, vers la fin de 1791, malade de ses fatigues, malade d’une inaction nouvelle pour lui, malade aussi de sa sœur, lorsque Mme Duplay vint faire à Charlotte une scène épouvantable pour ne pas l’avoir avertie de la maladie de son frère. Elle ne s’en alla pas sans enlever Robespierre, qui se laissa faire d’assez bonne grâce. Elle l’établit chez elle, malgré l’étroitesse du logis, dans une mansarde très propre, où elle mit les meilleurs meubles de la maison, un assez beau lit bleu et blanc, avec quelques bonnes chaises. Des rayons de sapin, tout neufs, étaient alentour, pour poser les quelques livres, peu nombreux, de l’orateur ; ses discours, rapports, mémoires, etc., très nombreux, remplissaient le reste. Sauf Rousseau et Racine, Robespierre ne lisait que Robespierre. Aux murs, la main passionnée de Mme Duplay avait suspendu partout les images et portraits qu’on avait faits de son dieu ; quelque part qu’il se tournât, il ne pouvait éviter de se voir lui-même ; à droite, à gauche, Robespierre, Robespierre encore, Robespierre toujours.

Le plus habile politique qui eût bâti la maison spécialement pour cet usage n’eût pas si bien réussi que l’avait fait le hasard. Si ce n’était une cave, comme le logis de Marat, la petite cour noire et sombre valait au moins une cave. La maison basse, dont les tuiles verdâtres attestaient l’humidité, avec le jardinet sans air qu’elle possédait au delà, était comme étouffée entre les maisons géantes de la rue Saint-Honoré, quartier mixte, à cette époque, de banque et d’aristocratie. Plus bas, c’étaient les hôtels princiers du faubourg et la splendide rue Royale, avec l’odieux souvenir des quinze cents étouffés du mariage de Louis XVI. Plus haut, c’étaient les hôtels des fermiers-généraux de la place Vendôme, bâtis de la misère du peuple.

Quelles étaient les impressions des visiteurs de Robespierre, des dévots, des pèlerins, quand, dans ce quartier impie où tout leur blessait les yeux, ils venaient contempler le Juste ? La maison prêchait, parlait. Dès le seuil, l’aspect pauvre et triste de la cour, le hangar, le rabot, les planches, leur disaient le mot du peuple : « C’est ici l’Incorruptible… » — S’ils montaient, la mansarde les faisait se récrier plus encore ; propre et pauvre, laborieuse visiblement, sans parure que les papiers du grand homme sur des planches de sapin, elle disait sa moralité parfaite, ses travaux infatigables, une vie donnée toute au peuple… Il n’y avait pas là le théâtral, le fantasmagorique du maniaque Marat, se démenant dans sa cave, variable de parole et de mise. Ici, nul caprice, tout réglé, tout honnête, tout sérieux. L’attendrissement venait ; on croyait avoir vu, pour la première fois, en ce monde, la maison de la vertu.

Notez pourtant avec cela que la maison, bien regardée, n’était pas une habitation d’artisan. Le premier meuble qu’on apercevait dans le petit salon du bas en avertissait assez. C’était un clavecin, instrument rare alors, même chez la bourgeoisie. L’instrument faisait deviner l’éducation que Mlles Duplay recevaient, chacune à son tour, au couvent voisin, au moins pendant quelques mois. Le menuisier n’était pas précisément menuisier ; il était entrepreneur en menuiserie de bâtiment. La maison était petite, mais enfin elle lui appartenait ; il logeait chez lui.

Tout ceci avait deux aspects ; c’était le peuple d’une part, et ce n’était pas le peuple ; c’était, si l’on veut, le peuple industrieux, laborieux, passé récemment par ses efforts et son travail, à l’état de petite bourgeoisie. La transition était visible. Le père, bon homme ardent et rude, la mère d’une volonté forte et violente, tous deux pleins d’énergie, de cordialité, étaient bien des gens du peuple. La plus jeune des quatre filles en avait la verve et l’élan ; les autres s’en écartaient déjà, l’aînée surtout, que les patriotes appelaient avec une galanterie respectueuse Mlle Cornélia. Celle-ci, décidément, était une demoiselle ; elle aussi sentait Racine, lorsque Robespierre faisait quelquefois lecture en famille. Elle avait à toute chose une grâce de fierté austère, au ménage comme au clavecin ; qu’elle aidât sa mère au hangar, pour laver ou pour préparer le repas de la famille, c’était toujours Cornélia.

Robespierre passa là une année, loin de la tribune, écrivain et journaliste, préparant tout le jour les articles et les discours qu’il devait le soir débiter aux Jacobins ; — une année, la seule, en réalité, qu’il ait vécue en ce monde.

Mme Duplay trouvait très doux de le tenir là, l’entourait d’une garde inquiète. On peut en juger par la vivacité avec laquelle elle dit au comité du 10 août, qui cherchait chez elle un lieu sûr : « Allez-vous-en ; vous allez compromettre Robespierre. »

C’était l’enfant de la maison, le dieu. Tous s’étaient donnés à lui. Le fils lui servait de secrétaire, copiait, recopiait ses discours tant raturés. Le père Duplay, le neveu, l’écoutaient insatiablement, dévorait toutes ses paroles. Mlles Duplay le voyaient comme un frère ; la plus jeune, vive et charmante, ne perdait pas une occasion de dérider le pâle orateur. Avec une telle hospitalité, nulle maison n’eût été triste. La petite cour, avivée par la famille et les ouvriers, ne manquait pas de mouvement. Robespierre, de sa mansarde, de la table de sapin où il écrivait, s’il levait les yeux entre deux périodes, voyait aller et venir de la maison au hangar, du hangar à la maison, Mlle Cornélia ou telle de ses aimables sœurs. Combien dut-il être fortifié, dans sa pensée démocratique, par une si douce image de la vie du peuple ! Le peuple, moins la vulgarité, moins la misère et les vices, compagnons de la misère ! Cette vie à la fois populaire et noble, où les soins domestiques se rehaussent de la distinction morale de ceux qui s’y livrent ! La beauté que prend le ménage, même en ses côtés les plus humbles, l’excellence du repas préparé par la main aimée !… Qui n’a senti toutes ces choses ? Et nous ne doutons pas que l’infortuné Robespierre, dans la vie sèche, sombre, artificielle, que les circonstances lui avaient faite depuis sa naissance, n’ait pourtant senti ce moment du charme de la nature, joui de ce doux rayon.

Il reste bien entendu qu’avec une telle famille, offrir une pension, un dédommagement, était impossible. Je juge qu’il en fut ainsi, d’après le reproche qu’un Jacobin dissident fît un jour à Robespierre : « d’exploiter la maison Duplay, de se faire nourrir par eux, comme Orgon nourrit Tartufe », reproche bas et grossier d’un homme indigne de sentir la fraternité de l’époque et le bonheur de l’amitié. Si Robespierre se hasarda d’offrir quelque chose, nul doute qu’il n’ait été rudement réprimandé de Monsieur et de Madame, et boudé des filles ; à coup sûr, il n’y revint plus.

On peut s’étonner d’une chose, c’est qu’une telle année, passée ainsi, n’ait pas considérablement modifié son caractère, adouci son cœur. Chose inattendue ! ce fut le contraire.

Tout s’aigrit dans un vase aigre. Et, dans cette âme, née malheureuse, travaillée dès l’enfance par le malheur, par l’effort habituel, l’âpre sentiment de la concurrence, ce qui eût été pour un autre le bonheur eut un effet différent. Tout ce qu’il avait, en théorie, de prédilection pour le peuple, fortifié par le spectacle qu’il eut de cette excellente famille, semble l’avoir exalté dans la haine des ennemis du peuple ; l’amitié (l’amour peut-être ?), les sentiments les plus doux, profitèrent en lui à l’amertume. Il devint impitoyable, comme il ne l’avait jamais été jusque-là. Sa haine, de plus en plus aigrie, lui rendit nécessaire, désirable la mort de ses ennemis, de ceux de la Révolution ; pour lui, c’était même chose.

Dans ce nombre, il comprenait tous ceux qui n’étaient pas exactement sur la ligne qu’il avait marquée. Le juste milieu de la Montagne, qu’il croyait avoir trouvé, était un trait fin, précis, ligne infiniment étroite, comme le fil d’une lame acérée, qu’il ne fallait pas manquer ni à droite ni à gauche. Des deux côtés également, c’était la damnation.

La médiocrité d’or, qui était son idéal en politique, en fortune, en habitudes et en tout, était rappelée sans cesse dans ses paroles morales et sentimentales, sortes d’homélies qu’il mêlait aux diatribes ; elle l’était plus encore dans sa personne, sa tenue et son costume. La blancheur honnête et pure des bas, du gilet et de la cravate, surveillés sévèrement par Mme et Mlles Duplay ; la culotte de nankin et l’habit rayé[2] ; les cheveux poudrés, relevés en ailes, donnaient l’idée d’un rentier d’une aisance médiocre, le type même que Robespierre avait en esprit : L’homme de trois mille livres de rentes (ce serait cinq mille aujourd’hui). Il répétait souvent ce mot : « Il ne faut pas qu’on ait plus de trois mille livres de rentes. »

Au premier coup d’œil, on eût soupçonné que ce rentier tenait encore à l’Ancien-Régime sous quelques rapports, ce qui était vrai. Ses habitudes étaient toujours celles de l’ancienne robe, raides et guindées. Toutes les naïves enfances de l’esprit révolutionnaire (le bonnet de l’égalité, le tutoiement fraternel) lui étaient insupportables ; longtemps il parvint à les empêcher de s’établir aux Jacobins, comme choses inconvenantes. La décence d’abord, la tenue d’abord. La sienne était moins d’un tribun que d’un moralisateur de la République, d’un censeur impuissant et triste. Il ne riait guère que d’un rire aigu ; s’il souriait de la bouche, c’était d’un sourire si triste qu’on le supportait à peine ; le cœur en restait serré.

Il avait l’idée, juste au fond, que si l’on fondait la statue de la Révolution moitié d’or, moitié de boue, la boue emporterait l’or, et tout tomberait par terre. Comment empêcher ce mélange, avec le triste héritage de l’ancienne société ? Comment distinguer l’or du patriotisme et de la vertu, à quels signes le reconnaître ? On avait abusé de tous. Et plus la Terreur venait, plus soigneusement on se masquait sous les signes patriotiques. La cocarde fut un masque dès 1789. L’habit simple, les couleurs sombres, les cheveux noirs et plats, tout cela fut pris, en 1791, par les plus aristocrates. Les discours, qui n’en faisait ? La philanthropie, qui n’en abusait ? On ne peut trop accuser la défiance de Robespierre, quand on voit les déplorables alliés qui lui venaient tous les jours depuis le 2 septembre. Les exaltés lui étaient très spécialement suspects ; il les croyait traîtres, payés par Pitt ou par Coblentz, pour déshonorer la Révolution.

Toutes ces pénibles pensées qui le travaillaient apparurent de plus en plus dans son extérieur et en firent un objet étrange. Gauche, mal à l’aise, souffrant, dès 1789, sous les risées de la Constituante, il avait raidi de haine et s’était comme dressé sous l’applaudissement du peuple. Sa démarche automatique était d’un homme de pierre. Ses yeux, inquiets de plus en plus, roulant une lueur d’acier pâle[3], exprimaient l’effort d’un myope qui veut voir, qui voudrait voir au cœur même, et l’abstraction impitoyable d’un homme qui ne veut plus être homme, mais un principe vivant. Vain effort ! Il restait homme, — homme pour haïr toujours plus, — principe pour ne point pardonner.

Marat le lui avait dit, dès 1790 (24 octobre), qu’il tendait à l’Inquisition. Il voulait alors comprendre dans les criminels de lèse-nation, non seulement ceux qui attaquaient l’existence physique de la nation, mais son existence morale. Dès lors, lui dit très bien Marat, il vous faudra mettre à mort les libertins ; ils attaquent à coup sûr les mœurs de la nation. L’Évangile même ne sera pas à l’abri ; son précepte d’obéir aux puissances peut devenir une attaque directe à la moralité politique de la nation.

Cette tendance ultra-moraliste eût été loin, sous Robespierre, si les circonstances, violemment politiques, n’y eussent fait distraction. Déjà on commençait à porter, soit aux Jacobins, soit à la Commune, des causes d’adultère et autres affaires morales, qui au Moyen-âge regardaient l’autorité ecclésiastique.

Robespierre avait une chose très propre aux natures de prêtre, c’est que ses vertus s’arrangeaient à merveille avec ses vices et leur prêtaient, en quelque sorte, une assistance fraternelle. Sa rigueur de mœurs et de pensée lui sanctifiait ses haines. Ses ennemis, ses rivaux, même ses amis peu dociles, ceux qu’on appelait indulgents (Danton, Desmoulins, Lacroix, Fabre d’Églantine), il les sacrifia d’autant plus aisément qu’il put les condamner comme censeur des mœurs[4].

Il en vint, de plus en plus, à croire toute accusation, à juger dignes de mort tous ceux qu’il avait intérêt à perdre. Le rêve atroce d’une purgation absolue de la République prit racine en lui. Imitateur de sa nature, barbarement imitateur, il sembla s’être inspiré, non seulement des passages durs et amers de Rousseau, mais d’un petit livre qu’il savait par cœur, le paradoxal Dialogue de Sylla et d’Eucrate. Il aimait à en répéter ces fâcheuses paroles (qu’eût tant regrettées Montesquieu, s’il eût deviné l’usage qu’on devait en faire) : « La postérité trouvera peut-être que l’on a pas versé assez de sang, et que tous les ennemis de la liberté n’ont pas été proscrits[5]. »

Il se jugea assez pur pour prendre ce terrible rôle. Hélas ! qui est assez pur ?

Est-ce qu’il ne pouvait donc pas, dans son âme malade, à travers le patriotisme qui lui en couvrait le fond, distinguer le mal terrible qui était en lui ? le mal qui le transforma en si peu d’années ? Je parle de cette exaspération de rivalité et de concurrence. Rien ne lui fut plus fatal que sa jalouse tristesse de n’avoir jamais paru aux grandes journées de la République, ni en juillet 1791, ni en août 1792. La presse girondine le lui rappelait sans cesse, et il en souffrait cruellement. Quelque bonne contenance qu’il fît, il sentait vivement la piqûre de ces guêpes envenimées. Il ne fallut pas moins pour le pousser à cet excès incroyable, de faire accuser Brissot comme auteur du massacre du Champ de Mars, de le proclamer assassin du peuple et le vouer aux poignards.

De là encore la facilité étrange avec laquelle, oubliant ses velléités d’équilibre, il donna la main aux furieux qu’il avait voulu arrêter, avant leur adresse insensée contre la Convention.

Les Jacobins descendaient. Une scène inattendue révéla jusqu’où ils pouvaient aller pour trouver des auxiliaires. Il y avait, au plus bas de l’échelle des aboyeurs, un garçon, nommé Varlet, qui avait à peine vingt ans, qu’on avait toujours vu partout où le sang avait coulé, poussant au sang et au meurtre. Marat, plus d’une fois, exprima son horreur pour le jeune tigre ; il voulait bien qu’on tuât, mais qu’on tuât politiquement, disait-il, à propos, comme en septembre. Varlet allait son chemin, riant du bonhomme Marat. On le voyait communément portant d’une main une pique, de l’autre un petit tréteau, qu’il appuyait sur une borne ; si l’occasion semblait bonne, il sautait dessus, prêchait. Il aimait surtout à parler sur la terrasse des Feuillants, à la porte de l’Assemblée, dont le massacre était son texte le plus ordinaire. Les Jacobins jusque-là n’avaient jamais reçu Varlet qu’avec des huées. Une fois, le 7 novembre, il entre avec sa pique surmontée d’un bonnet rouge, obtient la parole et dit qu’il s’est constitué, dans sa tribune ambulante, le défenseur de Robespierre, l’accusateur de la Gironde, etc. La rougeur vint à plusieurs de l’audace du vaurien ; un seul pourtant osa parler pour qu’on le fît taire, un honnête homme, le boucher Legendre. Les autres prirent alors courage et chassèrent Varlet. Chose triste, un membre considérable de la Convention et de la Montagne, Bazire, prit sa défense, exigea qu’on l’entendît. Il rentra vainqueur, s’établit à la tribune, parla tout son soûl et fut applaudi.

Cette apparition choquante d’un farceur de carrefour, qui prêchait habituellement le massacre de l’Assemblée, était-elle un accident ? Cette affreuse lueur de sang, était-ce un éclair fortuit ? Point du tout. Deux jours avant (5 novembre), le parleur ordinaire de la société, celui qui si souvent tenait la tribune avec tant d’applaudissements, Collot d’Herbois déclara : « Notre credo est septembre[6]. »

La société s’avilissait. Danton même, nullement hostile aux hommes les plus violents, ne voulait plus y revenir, dégoûté par le triomphe du bavardage et de la fausse énergie. Nommé président en octobre, il ne put se décider qu’à venir deux fois, dans deux grandes occasions, pour féliciter Dumouriez vainqueur et pour accueillir les Savoyards, qui se donnaient à la France.

Une partie de la Montagne, Cambon, Carnot, Thibaudeau et d’autres ne purent jamais surmonter leur répugnance instinctive pour les Jacobins, pour la violence des uns, pour l’hypocrisie des autres. Il y avait à l’entrée de la caverne une odeur de sang, et pourtant fade et mielleuse, que beaucoup ne supportaient pas.

Personne ne doutait, dès lors, qu’il n’y eût aux Jacobins un parti déterminé à refaire le 2 septembre, mais sur la Convention. Pour qu’ils en vinssent à flatter la tourbe émeutière en ses plus vils représentants, il fallait bien qu’ils eussent des desseins sinistres. La garde départementale n’avait point été créée. Mais un grand nombre de fédérés étaient accourus des départements, les uns pour défendre la vie de leurs députés en péril, les autres pour aller plus loin rejoindre l’armée ; on les retenait ici pour imposer à l’émeute. La Convention presque entière était secrètement unanime pour les garder à Paris ; elle n’osait le vouloir tout haut. Elle avait été profondément impressionnée d’un mot de Buzot, un mot prophétique, tiré des entrailles, d’un homme nullement timide, mais qui voyait venir la mort. À propos d’un rapport de Bazire qui innocentait septembre, il lança ce mot au centre : « Doit-on croire qu’on pourra toujours vous faire voter l’ordre du jour ? Quel gouvernement voulez-vous donc ? Quel apprêt funèbre vous préparez-vous à vous-mêmes ?… »

L’Assemblée eut froid, se tut. Mais elle reprit courage peu après, lorsqu’un homme, indépendant de la coterie girondine, Cambon, brisant à l’improviste tous les vains ménagements, lui montra sa position réelle, son danger, l’abîme où elle se laissait glisser, fascinée par la violence. Les Jacobins voulaient faire partir les fédérés, autrement dit, désarmer la Convention. On avait fait, hypocritement, présenter la demande par le ministre de la guerre, sous prétexte des besoins publics. Cambon éclata en paroles brèves et d’un accent terrible, comme un homme qui dirait : « Non, je ne veux pas mourir. » La Convention repoussa la demande du ministre, c’est-à-dire elle vota : Que les fédérés restaient à Paris.

Le discours de Cambon, sans apprêts ni éloquence, disait à peu près ceci : Qui a fait le 10 août ? Non ceux qui s’en vantent, mais nous, nous la Législative, qui avons désarmé le roi, lui avons chassé sa garde. Eh bien, la Convention en chassant aujourd’hui les fédérés, ne fait rien autre chose que préparer un 10 août contre elle-même. — Il parla ensuite de septembre avec une violente horreur, avoua l’affreuse mort du cœur dont tous avaient été saisis, lui, Cambon, comme les autres ; il regretta amèrement que la Législative n’eût tout prévenu, en s’emparant de la force municipale. « Et c’est encore, dit-il, par ces terreurs de septembre qu’on vient de dicter au ministre cette demande d’éloigner les fédérés, de désarmer la Convention… On dit que les méridionaux veulent fédéraliser la France. S’ils voulaient ce gouvernement, nous ne serions pas ici. S’ils le voulaient, ils l’auraient. Mais, tout au contraire, ils nous ont dit au départ, à nous députés du Midi : Nous voulons être Français, être un avec nos frères du Nord, et qu’il n’y ait qu’une France… Vos têtes en répondront… On a parlé de dictature, de Cromwell ; d’autres ont dit : On ne voit pas de Cromwell. Eh ! sans doute, on ne le voit pas. Mais qu’arrivera-t-il le jour où un ambitieux aura gagné des victoires et viendra vous dire : Faites-moi roi et vous serez plus heureux ?… Oui, voilà ce qu’on voudrait pouvoir dire, mais cela ne sera pas. Meurent les rois, les dictateurs, les protecteurs, les Cromwell ! »

D’un même coup, il avait frappé Dumouriez comme perfide, Robespierre comme impuissant.

  1. En 1790, apparemment, il en était à l’Héloïse ; il avait une maîtresse. Pour sa conduite, en 1789, j’hésite à raconter une anecdote suspecte. Je la tiens d’un artiste illustre, véridique, admirateur de Robespierre, mais qui la tenait lui-même de M. Alexandre de Lameth. L’artiste reconduisant un jour le vieux membre de la Constituante, celui-ci lui montra, rue de Fleurus, l’ancien hôtel des Lameth, et lui dit qu’un soir, Robespierre ayant dîné là avec eux, se préparait à retourner chez lui, rue de Saintonge, au Marais ; il s’aperçut qu’il avait oublié sa bourse et emprunta un écu de 6 francs, disant qu’il en avait besoin, parce qu’au retour il devait s’arrêter chez une fille : « Cela vaut mieux, dit-il, que de séduire les femmes de ses amis. » — Si l’on veut croire que Lameth n’a pas inventé ce mot, l’explication la plus probable, à mon sens, c’est que Robespierre, débarqué récemment à Paris et voulant se faire adopter par le parti le plus avancé, qui, dans la Constituante, était la jeune noblesse, croyait utile d’en imiter les mœurs, au moins en paroles. Il y a à parier qu’il sera retourné tout droit dans son honnête Marais.
  2. Successeur de l’habit olive, prédécesseur du célèbre habit bleu de ciel qu’il porta à la fête de l’Être suprême.
  3. Bleuâtre ou verdâtre. Un jeune homme (aujourd’hui représentant) demandant un jour au vieux Merlin (de Thionville) comment il avait pu condamner Robespierre, le vieillard parut en avoir quelque regret. Puis, se levant tout à coup avec un mouvement violent : « Robespierre ! dit-il, Robespierre !… ah ! si vous aviez vu ses yeux verts, vous l’auriez condamné comme moi. »
  4. Je tiens le récit suivant d’un ami de Robespierre, d’un ennemi de Camille Desmoulins. Tout suspect qu’il peut paraître, je dois le rapporter. Un jour Camille, avec une légèreté très coupable et très libertine, aurait donné un livre obscène à l’une des plus jeunes demoiselles Duplay. Robespierre le lui surprit dans les mains, et, comme tout homme sage eût fait, il le retira adroitement à la jeune fille, en lui donnant pour compensation un livre de belles images qui n’avait rien de dangereux. Il ne montra ni aigreur ni violence. Mais, soit haine du libertinage, soit profonde blessure d’amour-propre contre l’insolent qui respectait si peu le saint des saints de Robespierre, il oublia tous les services de l’ami, de l’ancien camarade, qui avait travaillé tant d’années à sa réputation, et « dès cette heure il voulut sa mort ».
  5. Un fait terrible témoigne du prodigieux endurcissement où parvint Robespierre. Un homme, non innocent sans doute, mais enfin illustre à jamais, un des fondateurs de nos libertés, le constituant Chapelier, se tenait caché dans Paris. À la fin de 1793, ne pouvant plus supporter sa réclusion, ses angoisses, il écrivit à Robespierre, son ancien collègue, qu’il était caché dans tel lieu et le priait de le sauver. Robespierre, à l’instant, envoya la lettre à l’autorité, qui le fit prendre, juger, guillotiner. Le fait est attesté par M. Pillet, alors commis dans les bureaux du Comité de salut public, par les mains duquel la lettre passa.
  6. Selon le Journal des Amis de la constitution, qui pâlit et énerve tout, les propres paroles sont celles-ci : « Il ne faut pas se dissimuler que c’est là le grand article du credo de notre liberté… Nous, hommes sensibles, qui voudrions ressusciter un innocent, pourrions-nous admettre en principe que les lois ont été violées dans cette journée », etc.

    Au reste, la société elle-même, dans une circulaire du 15 octobre que Marat nous a conservée textuellement (voir son no 58, 27 novembre), avait fait un éloge enthousiaste de la journée du 2 septembre.