Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre V/Chapitre 8
CHAPITRE VIII
MASSACRE DU CHAMP DE MARS (17 JUILLET 1791).
Les royalistes avaient besoin d’une émeute. — Fatale espièglerie au Champ de Mars. — Assassinat au Gros-Caillou. — Trois partis au Champ de Mars. — Pétition républicaine qui accuse l’Assemblée. — Le drapeau rouge est arboré. — Aspect pacifique du Champ de Mars. — La garde soldée et les royalistes tirent sur le peuple. — La garde nationale sauve les fuyards.
Tous les décrets de l’Assemblée n’auraient pas suffi à relever la royauté de terre ; il fallait un coup de vigueur qui lui rendît force en la faisant croire forte encore. Cela ne pouvait se faire sans une émeute, sans la victoire sur l’émeute. Les royalistes aux Tuileries, les constitutionnels à l’Assemblée, la désiraient certainement.
L’émeute n’avait qu’à paraître, elle était vaincue. Outre la garde nationale, corps imposant de soixante-mille hommes, organisé, habillé, La Fayette avait une arme infaillible, ce qu’on appelait la troupe du centre, garde nationale soldée de plus de neuf mille hommes, la plupart anciens Gardes-françaises, dont plusieurs sont devenus les officiers, les généraux de la République et de l’Empire.
Mais justement parce que l’émeute voyait en face des forces si redoutables, il y avait à parier qu’il n’y aurait pas d’émeute. Les dogues baissaient la tête. Le fameux brasseur Santerre, qui, par sa voix, sa taille, sa corpulence, avait si grande influence dans le faubourg Saint-Antoine, accepta aux Jacobins l’humble commission d’aller retirer la pétition du Champ de Mars. Les grands meneurs Cordeliers se montrèrent plus prudents encore. Ils sentirent la portée du dernier décret, virent parfaitement que le royalisme avait besoin d’une émeute ; les coups donnés à Fréron, à Rotondo, indiquaient assez qu’on serait peu scrupuleux sur les moyens de la provoquer. Ils disparurent. On le leur a reproché. Je crois pourtant que leur présence eût été plutôt un prétexte de dispute et de combat ; on n’eût pas manqué de dire qu’ils avaient animé le peuple, et tout l’odieux de l’affaire, qui tomba sur les constitutionnels, eût été pour leur parti. Danton en jugea ainsi. Dès le samedi soir, il s’éclipsa de Paris, fila au bois de Vincennes, à Fontenay, où son beau-père le limonadier avait une petite maison. Le vaillant boucher Legendre, qui n’avait à la bouche que combat, sang et ruine, enleva lui-même Desmoulins et Fréron, qui perdaient le temps à rédiger une pétition nouvelle, les emmena à la campagne, où ils passèrent au frais cette chaude journée et dînèrent avec Danton.
Les royalistes étaient rieurs ; au milieu de tous ces grands et tragiques événements, ils se croyaient toujours au temps de la Fronde, chansonnaient leurs ennemis. Jusqu’à la fin de l’Assemblée constituante, leur verve fut intarissable. Chaque jour, enfermés chez les restaurateurs des Tuileries, du Palais-Royal, ils écrivaient, parmi les bouteilles, leurs fameux Actes des apôtres. L’affaire de Varennes, qui, parmi ses côtés tristes, en avait de fort ridicules, n’était pas propre à mettre les rieurs de leur côté. Ils furent trop heureux de l’éclipse des fameux meneurs populaires. La nuit même, on fit à Fontenay, à la grille de Danton, une sorte de charivari, accompagné de cris, de défis et de menaces.
Une plaisanterie fatale, et dont l’issue fut terrible, fut tentée au Champ de Mars. Quelque triste et honteux que soit le détail, il est trop essentiel à la peinture des mœurs de l’époque pour que l’histoire puisse s’en taire. La gravité n’est pas son premier devoir ; c’est d’abord la vérité.
L’émigration, la ruine de beaucoup qui n’émigraient pas, avaient mis sur le pavé une masse de valetaille, de gens attachés aux nobles, aux riches, à différents titres, agents de mode, de luxe, d’amusement, de libertinage. La première corporation, en ce genre, celle des perruquiers, était comme anéantie. Elle avait fleuri plus d’un siècle, par la bizarrerie des modes. Mais le terrible mot de l’époque : « Revenez à la nature », avait tué ces artistes, coiffeurs et coiffeuses ; tout allait vers une simplicité effrayante. Le perruquier perdait à la fois son existence et son importance. Je dis importance, il en avait réellement beaucoup sous l’ancien régime. Le précieux privilège des plus longues audiences, l’avantage de tenir une demi-heure, une heure, sous le fer, les belles dames de la cour, de jaser, de dire tout ce qu’il voulait, c’était le droit du perruquier. Valet de chambre, perruquier ou perruquier-maître, il était admis le matin au plus intime intérieur, et témoin de bien des choses, confident sans qu’on songeât à se confier à lui. Le perruquier était comme un animal domestique, un meuble de dames ; il participait fort de la frivolité des femmes auxquelles il appartenait. Ce fut au sieur Léonard, bien dévoué, mais de peu de tête, que la reine confia ses diamants et le soin d’aider Choiseul dans la fuite de Varennes ; et tout alla de travers. Il est inutile de dire que de telles gens regrettaient amèrement l’Ancien-Régime. Les plus furieux royalistes n’étaient peut-être ni les nobles, ni les prêtres, mais les perruquiers.
Agents, messagers de plaisirs, ils étaient aussi généralement libertins pour leur propre compte. L’un d’eux, le samedi soir, la veille du 17 juillet, eut une idée qui ne pouvait guère tomber que dans la tête d’un libertin désœuvré ; ce fut d’aller s’établir sous les planches de l’autel de la Patrie et de regarder sous les jupes des femmes. On ne portait plus de paniers alors, mais des jupes fort bouffantes par derrière. Les altières républicaines, tribuns en bonnet, orateurs des clubs, les romaines, les dames de lettres, allaient monter là fièrement. Le perruquier trouvait bouffon de voir (ou d’imaginer), puis d’en faire des gorges chaudes. Fausse ou vraie, la chose, sans nul doute, eût été vivement saisie dans les salons royalistes ; le ton y était très libre, celui même des plus grandes dames. On voit avec étonnement, dans les Mémoires de Lauzun, ce qu’on osait dire en présence de la reine. Les lectrices de Faublas et d’autres livres bien pires auraient sans nul doute reçu avidement ces descriptions effrontées.
Le perruquier, comme celui du Lutrin, pour s’enfermer dans ces ténèbres, voulut avoir un camarade et choisit un brave, un vieux soldat invalide, non moins royaliste, non moins libertin. Ils prennent des vivres, un baril d’eau, vont la nuit au Champ de Mars, lèvent une planche et descendent, la remettent adroitement. Puis, au moyen d’une vrille, ils se mettent à percer des trous. Les nuits sont courtes en juillet, il faisait bien clair, et ils travaillaient encore. L’attente du grand jour éveillait beaucoup de gens, la misère aussi, l’espoir de vendre quelque chose à la foule ; une marchande de gâteaux ou de limonade, prenant le devant sur les autres, rôdait déjà, en attendant, sur l’autel de la Patrie. Elle sent la vrille sous le pied, elle a peur, elle s’écrie. Il y avait là un apprenti, qui était venu studieusement copier les inscriptions patriotiques. Il court appeler la garde du Gros-Caillou, qui ne veut bouger ; il va, tout courant, à l’Hôtel de Ville, ramène des hommes, des outils, on ouvre les planches, on trouve les deux coupables, bien penauds, et qui font semblant de dormir. Leur affaire était mauvaise, on ne plaisantait pas alors sur l’autel de la Patrie ; un officier périt à Brest pour le crime de s’en être moqué. Ici, circonstance aggravante, ils avouent leur vilaine envie. La population du Gros-Caillou est toute de blanchisseuses, une rude population de femmes, armées de battoirs, qui ont eu parfois dans la Révolution leurs jours d’émeutes et de révoltes. Ces dames reçurent fort mal l’aveu d’un outrage aux femmes. D’autre part, parmi la foule, d’autres bruits couraient ; ils avaient, disait-on, reçu, pour tenter un coup, promesse de rentes viagères ; le baril d’eau, en passant de bouche en bouche, devint un baril de poudre ; puis la conséquence : « Ils voulaient faire sauter le peuple… » La garde ne peut plus les défendre, on les arrache, on les égorge ; puis, pour terrifier les aristocrates, on coupe les deux têtes, on les porte dans Paris. À huit heures et demie ou neuf heures, elles étaient au Palais-Royal.
Précisément, à cette heure, les officiers municipaux et notables, avec huissiers et trompettes, proclamaient aux carrefours les décisions de l’Assemblée, le discours sévère du président et les mesures répressives.
Voilà donc, dès le matin, les deux choses en face, qui devaient servir également la cause des royalistes : la menace, le crime à punir ; le glaive levé déjà et l’occasion de frapper.
L’Assemblée se réunissait ; la nouvelle tombe comme la foudre, arrangée, défigurée, comme on la voulait.
Un député effaré : « Deux bons citoyens ont péri… Ils recommandaient au peuple le respect des lois. On les a pendus. » (Mouvement d’horreur.)
Regnault de Saint-Jean-d’Angely : « Je demande la loi martiale… Il faut que l’Assemblée déclare ceux qui, par écrits individuels ou collectifs, porteraient le peuple à résister, criminels de lèse-nation. » — Ainsi le but était atteint, la pétition et l’assassinat étaient confondus ensemble, et tout rassemblement menacé comme réunion d’assassins.
Puis l’Assemblée, avec une liberté d’esprit étrange dans la situation, s’occupa de tout autre chose. Tout le jour elle resta là, faisant semblant d’écouter des rapports sur les finances, la marine, les troubles suscités par les prêtres, etc. Cependant elle agissait ; son président, Charles de Lameth, avec la violence impatiente de son caractère, envoyait, au nom de l’Assemblée, des messages à l’Hôtel de Ville, et stimulait la lenteur de la municipalité. Celle-ci, chargée d’exécuter, était moins impatiente ; elle prétendit ne savoir qu’à onze heures le meurtre commis entre sept et huit. Les troupes envoyées par elle arrivèrent vers midi au Gros-Caillou et prirent un des meurtriers ; il échappa, mais fut repris le lendemain avec un de ses complices.
L’Assemblée, avant midi, avait lancé son décret. Le mot écrits collectifs menaçait précisément la pétition des Jacobins. Robespierre sortit pour aller les avertir du péril et leur faire retirer la pétition du Champ de Mars. Leur salle était déserte ; à peine une trentaine de membres. Ces trente dépêchèrent Santerre et quelques autres.
Il n’y avait pas encore beaucoup de monde au Champ de Mars ; à l’autel, pas plus de deux cents personnes (Madame Roland, qui y était, le témoigne). Sur les glacis, vers le Gros-Caillou, des groupes épars, des hommes isolés, qui allaient et venaient. Ce petit nombre, perdu dans l’immensité du Champ de Mars, n’avait nul accord. Dès cette heure, s’y manifestaient trois opinions différentes. Les uns, c’étaient les Jacobins, disaient que l’Assemblée ayant décidé pour le roi, il fallait bien changer la pétition, que la société allait en faire une. Les autres, membres des Cordeliers, meneurs secondaires ravis d’agir dans l’absence de leurs chefs, insistaient pour rédiger sur la place même une pétition menaçante ; ceux-ci étaient des gens de lettres ou lettrés de divers étages, Robert et sa femme d’abord, un typographe, Brune (depuis général), un écrivain public, Hébert, Chaumette, élève en médecine, journaliste, etc.
Il y avait encore quelques autres Cordeliers, mais hommes de main, et qui ne s’amusaient pas à écrire, ils restaient sur les glacis, avec la populace du Gros-Caillou, irritée de ce que la justice se mêlait de réformer la justice sommaire qu’elle avait faite le matin des deux hommes pris sous l’autel. Cette irritation aboutirait-elle à une grande explosion populaire ? Il n’y avait nulle apparence. Mais ces furieux Cordeliers le croyaient ainsi. Parmi eux, il y avait des hommes néfastes, qu’on ne voit qu’en de tels jours. Verrières y était, selon toute apparence ; Fournier y fut certainement. Le premier, figure fantastique, l’affreux bossu du 6 octobre. Le 16 juillet au soir, ce nain sanguinaire, monté sur un grand cheval, avec de grands gestes effrayants, avait cavalcadé dans Paris, véritable apparition de l’Apocalypse. L’autre n’avait ni mots ni gestes, il ne savait que frapper ; c’était un homme déterminé, d’une âme violente, atroce, l’Auvergnat Fournier, dit l’Américain. Piqueur de nègres à Saint-Domingue, puis négociant, ruiné, aigri par un injuste procès, il avait fatigué en vain de ses pétitions l’Assemblée des notables et l’Assemblée constituante : celle-ci, menée par les planteurs, tels que les Lameth, par Barnave, ami des planteurs, avait définitivement repoussé la dernière pétition de Fournier, un mois à peine avant juillet. Dès lors on vit cet homme partout où l’on pouvait tuer : il se mêla aux plus terribles tragédies des rues, sans ambition, sans haine personnelle, mais par haine de l’espèce humaine, et comme amateur du sang. Après la Révolution, il retourna à Saint-Domingue ; il continua de tuer, mais des Anglais de préférence, et brilla comme corsaire.
Les premières troupes entraient à peine au Champ de Mars, vers midi, conduites par un aide de camp de La Fayette. Des glacis part un coup de feu. L’aide de camp est blessé. La Fayette, peu après, traverse le Gros-Caillou avec la masse des troupes et du canon ; les furieux des glacis, la populace du quartier, étaient en train de faire une barricade ; ils renversaient des charrettes ; l’un d’eux, garde national (on croit que c’était Fournier), tira à bout portant sur La Fayette, à travers la barricade ; le fusil rata. L’homme fut pris à l’instant même ; La Fayette, par une générosité peu raisonnée, le fit relâcher. Il continua jusqu’à l’autel, où il trouva les orateurs et rédacteurs, peu nombreux, paisibles, qui lui jurèrent qu’il s’agissait uniquement d’une pétition ; la pétition signée, ils allaient retourner chez eux.
L’Assemblée sut à l’instant même qu’on avait tiré sur La Fayette. Le président, en toute hâte, écrit à l’Hôtel de Ville. On envoie au Champ de Mars deux municipaux pour sommer l’attroupement. À leur grande surprise, ils ne trouvent que des gens tranquilles. On leur lit la pétition à eux-mêmes, ils ne la désapprouvent pas. Elle était toutefois fort vive, elle faisait ressortir l’audace de l’Assemblée qui avait préjugé la question en faveur du roi, sans attendre le vœu de la France ; elle accusait de plus une bien grave illégalité, soutenant que les deux ou trois cents députés royalistes qui avaient fait la protestation et ne voulaient plus voter n’en étaient pas moins, cette fois, venus voter avec les autres.
Cette fameuse pétition (que j’ai sous les yeux) me paraît, au caractère, avoir été écrite par Robert, dont le nom se trouve au bas, avec ceux de Peyre, Vachart (ou Virchaux ?) et Dumont. Elle est toute vive, toute chaude, visiblement improvisée au Champ de Mars. Je la croirais volontiers dictée par Mme Robert (Mlle Kéralio), qui passa tout le jour sur l’autel avec son mari, avec une passion persévérante, à signer et faire signer. Le discours est coupé, coupé, comme d’une personne haletante. Plusieurs négligences heureuses, de petits élans dardés (comme la colère d’une femme ou celle du colibri), me sembleraient volontiers trahir la main féminine[1].
Suivent des milliers de signatures, remplissant plusieurs feuilles ou petits cahiers que l’on a cousus ensemble. Nul ordre. Visiblement chacun a signé à mesure qu’il arrivait, presque tous à l’encre, plusieurs au crayon. Beaucoup de noms sont connus, spécialement ceux de la section du Théâtre-Français (Odéon), qui étaient là en grand nombre : Sergent (le graveur ?) ; Rousseau (le premier chanteur de l’Opéra ?) ; Momoro, premier imprimeur pour la liberté et électeur pour la seconde législature ; Chaumette, étudiant en médecine, rue Mazarine, n° 9 ; Fabre (d’Églantine ?) ; Isambert, etc. D’autres qui ne sont point du même quartier, mais membres des Cordeliers : Hébert, écrivain, rue de Mirabeau ; Hanriot, Maillard. — Ajoutez quelques Jacobins, comme Andrieux, Cochon, Duquesnoy, Taschereau, David. — Enfin des noms de toute sorte : Girey-Dupré (le lieutenant de Brissot), Isabey père, Isabey fils ; Lagarde, Moreau, Renouard, etc.
En tête de la feuille 35, je lis cette note touchante : La poignarderez-vous (la liberté ? ou la patrie ?) dans son berceau, après l’avoir enfantée ?
Beaucoup ajoutent à leur nom : garde national ou soldat-citoyen pour la patrie. Beaucoup ne savent signer et mettent une croix. Il y a nombre de signatures de femmes et de filles. Sans doute, ce jour de dimanche, elles étaient au bras de leurs pères, de leurs frères ou de leurs maris. Croyantes d’une foi docile, elles ont voulu témoigner avec eux, communier avec eux, dans ce grand acte dont plusieurs d’entre elles ne comprenaient pas toute la portée. N’importe, elles restaient courageuses et fidèles, et plus d’une bientôt a témoigné aussi de son sang.
Le nombre des signatures dut être véritablement immense. Les feuilles qui subsistent en contiennent plusieurs milliers. Mais il est visible que beaucoup ont été perdues. La dernière est cotée 50. Ce prodigieux empressement du peuple à signer un acte si hostile au roi, si sévère pour l’Assemblée, dut effrayer celle-ci. On lui porta, sans nul doute, une des copies qui circulaient, et elle vit avec terreur, cette assemblée souveraine, jusqu’ici juge et arbitre entre le roi et le peuple, qu’elle passait au rang d’accusée. Élue depuis si longtemps, sous l’empire d’une situation si différente, ayant dans tous les sens passé ses pouvoirs, elle se sentait très faible. Elle avait toujours dans son sein trois cents ennemis de la Constitution, qui, tout en protestant qu’ils n’agissaient plus, reparaissaient par moments, se mêlaient aux délibérations, les troublaient, votaient peut-être aux jours où ils pouvaient nuire ; cela seul suffisait pour entacher d’illégalité tous ses actes. Elle qui se croyait la loi et tirait le glaive au nom de la loi, elle se voyait surprise, si l’accusation était vraie, en flagrant délit de crime contre la loi. Il fallait dès lors, à tout prix, dissoudre le rassemblement, déchirer la pétition.
Telle fut certainement la pensée, je ne dis pas de l’Assemblée entière qui se laissait conduire, mais la pensée des meneurs. Ils prétendirent avoir avis que la foule du Champ de Mars voulait marcher sur l’Assemblée, chose inexacte certainement et positivement démentie par tout ce que les témoins oculaires, vivants encore, racontent de l’attitude du peuple. Qu’il y ait eu, dans le nombre, un Fournier ou quelque autre fou pour proposer l’expédition, cela n’est pas impossible ; mais ni lui ni autre n’avait la moindre action sur la foule. Elle était devenue immense, mêlée de mille éléments divers, d’autant moins facile à entraîner, d’autant moins offensive. Les villages de la banlieue, ne sachant rien des derniers événements, s’étaient mis en marche, spécialement la banlieue de l’Ouest, Vaugirard, Issy, Sèvres, Saint-Cloud, Boulogne, etc. Ils venaient comme à une fête ; mais une fois au Champ de Mars, ils n’avaient aucune idée d’aller au delà ; ils cherchaient plutôt, dans ce jour d’extrême chaleur, un peu d’ombre pour se reposer sous les arbres qui sont autour, ou bien au centre, sous la large pyramide de l’autel de la Patrie.
Cependant un dernier, un foudroyant message de l’Assemblée arrive, vers quatre heures, à l’Hôtel de Ville ; et, en même temps, un bruit venu de la même source se répand à la Grève, dans tout ce qu’il y avait là de garde soldée : « Une troupe de cinquante mille brigands se sont postés au Champ de Mars ; ils vont marcher sur l’Assemblée. »
Ceci était tout contraire au rapport de La Fayette, contraire au rapport des deux municipaux revenus plus tard encore à l’Hôtel de Ville, et qui même avaient ramené une députation de ces paisibles brigands, pour obtenir l’élargissement de deux ou trois personnes arrêtées. Le maire, la municipalité, le département, flottent entre ces impressions contraires ; ils voudraient trouver moyen d’ajourner encore. Cependant l’Assemblée commande ; Bailly ne peut qu’obéir. Les gens du département, La Rochefoucauld, Talleyrand, Beaumetz, Pastoret, tremblent d’avoir tant attendu, ils blâment les lenteurs de la municipalité : « Nous voilà, disent-ils, compromis à l’égard de l’Assemblée. »
Cependant la troupe soldée, les Hullin et autres, frémissait dans la Grève. Ces Gardes-françaises, dont beaucoup étaient des vainqueurs de la Bastille, étaient furieux dès longtemps, exaspérés contre les journaux, les agitateurs démocrates, qui les appelaient mouchards de La Fayette. Ils attendaient impatiemment le jour de laver cela dans le sang. Ce fut chez eux un cri de joie, quand ils virent aux fenêtres de l’Hôtel de Ville, qu’ils ne quittaient pas des yeux, arborer le drapeau rouge.
Le pauvre Bailly, fort pâle, descend à la Grève. L’astronome infortuné, après une vie tout entière passée dans le cabinet, se voit, par la nécessité, poussé à mener cette bande furieuse à verser le sang. Image de la fatalité, on voyait pourtant qu’il ne craignait rien ; il avait, de longue date, sacrifié sa vie. Au jour même, au jour triomphant du 23 juillet 1789, où il se laissa nommer maire, où Hullin lui donna le bras pour aller à Notre-Dame, Bailly, entouré de soldats, s’était dit : « N’ai-je pas l’air d’un prisonnier qu’on mène à la mort ? » Il avait bien l’air d’y aller le 17 juillet 1791. Il portait sur le visage le mot que lui lance un journal du temps : « Ce jour vous versera un poison lent jusqu’au dernier de vos jours. »
Depuis une heure environ, la générale était battue dans Paris, à l’étonnement de tout le monde ; les gardes nationaux arrivaient de toutes parts. Ils s’acheminaient en longues colonnes, les uns par les Champs-Élysées, les autres par les Invalides ou bien par le Gros-Caillou. Un moment avant d’arriver, on leur faisait charger les armes ; car, disait-on, les brigands étaient maîtres du Champ de Mars ; ils s’y étaient retranchés.
Je copierai textuellement la narration inédite d’un témoin très digne, très croyable ; il était garde national dans le bataillon des Minimes, qui, avec ceux des Quinze-Vingts, de Popincourt et de Saint-Paul, s’alignèrent parallèlement à l’École militaire :
« L’aspect que présentait alors cette place immense nous frappa d’étonnement. Nous nous attendions à la voir occupée par une populace en furie ; nous n’y trouvâmes que la population pacifique des promeneurs du dimanche, rassemblée par groupes, en familles, et composée en grande partie de femmes[2] et d’enfants, au milieu desquels circulaient des marchands de coco, de pain d’épice et de gâteaux de Nanterre, qui avaient alors la vogue de la nouveauté. Il n’y avait dans cette foule personne qui fût armé, excepté quelques gardes nationaux parés de leur uniforme et de leur sabre ; mais la plupart accompagnaient leurs femmes et n’avaient rien de menaçant ni de suspect. La sécurité était si grande que plusieurs de nos compagnies mirent leurs fusils en faisceaux, et que, poussés par la curiosité, quelques-uns d’entre nous allèrent jusqu’au milieu du Champ de Mars. Interrogés à leur retour, ils dirent qu’il n’y avait rien de nouveau, sinon qu’on signait une pétition sur les marches de l’autel de la Patrie.
« Cet autel était une immense construction, haute de cent pieds ; elle s’appuyait sur quatre massifs qui occupaient les angles de son vaste quadrilatère et qui supportaient des trépieds de grandeur colossale. Ces massifs étaient liés entre eux par des escaliers dont la largeur était telle qu’un bataillon entier pouvait monter de front chacun d’eux. De la plateforme sur laquelle ils conduisaient s’élevait pyramidalement, par une multitude de degrés, un terre-plein que couronnait l’autel de la Patrie, ombragé d’un palmier.
« Les marches pratiquées sur les quatre faces, depuis la base jusqu’au sommet, avaient offert des sièges à la foule fatiguée par une longue promenade et par la chaleur du soleil de juillet. Aussi, quand nous arrivâmes, ce grand monument ressemblait-il à une montagne animée, formée d’êtres humains superposés. Nul de nous ne prévoyait que cet édifice élevé pour une fête allait être changé en un échafaud sanglant.
« La population qui remplissait le Champ de Mars ne s’était nullement inquiétée de l’arrivée de nos bataillons ; mais elle sembla s’émouvoir, quand le bruit des tambours annonça que d’autres forces militaires survenaient encore, qu’elles allaient entrer dans l’enceinte par la grille du Gros-Caillou, ouverte en face de l’autel. Cependant la foule, curieuse et confiante, se précipita à leur rencontre ; mais elle fut repoussée par les colonnes d’infanterie, qui, obstruant les issues, s’avancèrent et se déployèrent rapidement, et surtout par la cavalerie, qui, en courant occuper les ailes, éleva un nuage de poussière, dont toute cette scène tumultueuse fut enveloppée[3]. »
La scène était inexplicable, vue de l’École militaire. On peut dire même que peu de gens, dans le Champ de Mars, pouvaient bien s’en rendre compte. Il fallait, pour comprendre, dominer l’ensemble. C’est ce que firent plusieurs royalistes, apparemment bien avertis. L’Autrichien Weber, frère de lait de la reine, prit poste au coin du pont même. L’Américain Morris, familier intime des Tuileries, monta sur les hauteurs de Chaillot. Et c’est de là aussi que nous allons observer la scène ; la vue plonge admirablement, rien ne nous échappera ; le Champ de Mars est sous nos pieds.
Au fond même du tableau, devant l’École militaire, ce rideau de troupes, c’est la garde nationale du faubourg Saint-Antoine et du Marais. Nul doute que La Fayette se fie peu à ces gens-là. Il leur a adjoint un bataillon de garde soldée pour les surveiller.
Cette garde soldée est sa force. Vous la voyez presque entière, qui entre, bruyante et formidable, par le Gros-Caillou, au milieu du Champ de Mars, près du centre, près de l’autel, près du peuple… Gare au peuple !
Et avec la garde soldée entrent encore par le milieu nombre de gardes nationaux, les uns ardents Fayettistes (indignés qu’on ait tiré sur leur dieu), les autres furieux royalistes, qui viennent tout doucement verser le sang républicain sous le drapeau de La Fayette. Ce sont les officiers surtout de la garde nationale qui ont entendu l’appel ; plus d’officiers que de soldats ; tous ces officiers sont nobles, presque tous chevaliers de Saint-Louis. Un journal assure qu’à cette époque ces chevaliers sont douze mille à Paris. Ces militaires se faisaient nommer sans difficulté officiers de la garde nationale ; citons entre autres un Vendéen, ex-gouverneur de M. de Lescure ; Henri de La Rochejaquelein le fut bientôt de même dans la garde constitutionnelle du roi.
Les royalistes ardents, les plus impatients de frapper, ne savaient trop s’ils devaient suivre La Fayette, la garde soldée, ou bien se mettre dans le troisième corps, sous le drapeau rouge. Ce drapeau arrivait par le pont de bois (où est le pont d’Iéna), avec le maire de Paris. Il amenait une réserve de garde nationale, à laquelle s’étaient mêlés quelques dragons (arme connue pour son royalisme) et une bande assez ridicule de perruquiers, qui, outre l’épée qu’ils avaient droit de porter, étaient armés jusqu’aux dents. Ils venaient apparemment venger le perruquier pendu le matin par les gens du Gros-Caillou.
Le drapeau rouge, fort petit, invisible dans le Champ de Mars, entre donc avec le maire du côté du pont. À sa gauche, sur les glacis, se tenaient une masse de polissons du quartier, des vauriens de toute sorte et, sans nul doute aussi, le groupe de Fournier l’Américain. Le maire, se mettant en devoir de faire sa sommation, une grêle de pierres s’élève, puis un coup de feu, qui va, derrière Bailly, blesser un dragon. La garde nationale répondit, mais tira en l’air ou à poudre. Il n’y eut sur les glacis ni mort ni blessé.
La grande masse du peuple, qui était assise au centre, sur les marches de l’autel de la Patrie, vit-elle la scène de si loin ? Très confusément sans doute elle entendit les coups de feu et jugea avec raison qu’on tirait à poudre. Elle crut qu’on viendrait aussi lui faire des sommations. Beaucoup d’ailleurs hésitaient à quitter l’autel, voyant de tous côtés des troupes, à l’École militaire, au Gros-Caillou et vers Chaillot. La plaine, envahie rapidement par la cavalerie, tourbillonnait de groupes innombrables qui cherchaient en vain une issue vers Paris. L’autel, après tout, semblait être encore le lieu le plus sûr, surtout pour ceux qui étaient retardés par des femmes ou des enfants ; ils croyaient y trouver un asile inviolable. De quelque point de vue qu’on l’envisageât, en effet, de l’ancienne religion ou de la nouvelle, cet autel était sacré. Il n’y avait pas trois jours que le clergé de Paris était venu y dire la messe, et la Liberté elle-même n’y avait-elle pas officié, au jour de la Fédération ?
La masse des troupes soldées, entrées par le centre, l’artillerie, la cavalerie, s’alignant dans le Champ de Mars du côté du Gros-Caillou, se trouvaient avoir à dos les glacis où refluaient la canaille, les enfants, les furieux, qui déjà avaient tiré sur Bailly du côté de la rivière, et que la décharge à poudre avait dispersés. Moins effrayés qu’enhardis, pouvant toujours au besoin, si l’on tirait, s’effacer derrière les glacis, ils vociféraient et jetaient des pierres « aux mouchards de La Fayette ». Les meneurs comptaient que ceux-ci piqués des mouches, harcelés, finiraient par perdre la tête et feraient quelque grand malheur, que le peuple alors rentrerait furieux dans Paris, qu’un soulèvement général s’ensuivrait peut-être, comme en juillet 1789.
Le maire et le commandant, deux hommes nullement sanguinaires, n’avaient donné certainement qu’un ordre général d’employer la force en cas de résistance. Ils comptaient, sur le champ de bataille, donner des ordres spéciaux, un signal exprès, dire où et comment la force devait être employée.
Quelle influence meurtrière poussa la troupe du centre à frapper sans rien attendre ? Je ne crois pas que les provocations parties des glacis suffisent à expliquer la chose. J’y verrais bien plutôt l’action, l’instigation directe de ceux qui avaient intérêt à détruire la pétition avec les pétitionnaires. Je parle des royalistes. On a vu que les plus violents d’entre eux, nobles ou clients des nobles, perruquiers, dragons, etc., s’étaient réunis ou à la troupe du centre ou à celle de Bailly. Ces derniers, selon toute apparence, voyant que les gardes nationaux de Bailly ne tiraient qu’en l’air, coururent se joindre à la troupe du centre, lui dirent qu’on avait tiré sur le maire, que les sommations étaient impossibles. Les chefs auront pris cet avis pour un ordre du maire lui-même, et suivi leurs furieux guides qui montraient, marquaient le but, l’autel et la pétition.
Si la garde soldée n’eût été ainsi habilement dirigée par ceux qui avaient un but politique, elle eût, on peut l’affirmer, tiré de préférence sur ceux qui lui jetaient des pierres, frappé sur les agresseurs. Tout au contraire, elle laissa les groupes hostiles qui la provoquaient et tira sur la masse inoffensive de l’autel de la Patrie. La cavalerie prit le galop et s’en alla, folle et furieuse, contre cette montagne vivante, toute d’hommes, de femmes et d’enfants qui répondit à la décharge par un effroyable cri…
Chose étrange et pourtant certaine, l’artillerie, restée à sa place, voulant faire aussi quelque chose, allait tirer à mitraille, à travers la plaine, dans un nuage de poussière, parmi la foule qui fuyait, et sur ses propres cavaliers. Il fallut, pour arrêter ces idiots, que La Fayette poussât son cheval à la gueule des canons, qui allaient tirer.
Voyons quelle fut l’impression de cette scène affreuse sur la garde nationale, spécialement du côté de l’École militaire : « Nous ne vîmes ni officiers municipaux ni drapeau rouge, et nous n’avions pas la moindre idée qu’il fût possible de proclamer la loi martiale contre cette multitude inoffensive et désarmée, lorsque des clameurs se firent entendre et furent suivies aussitôt d’un grand feu prolongé. Des cris perçants, que ne purent étouffer ces détonations, nous apprirent que nous assistions non pas à une bataille, mais à un massacre. Au moment où la fumée commença à se dissiper, nous découvrîmes avec horreur que les marches de l’autel de la Patrie et tout son pourtour étaient jonchés de morts et de blessés. Des groupes d’hommes, de femmes, d’enfants, échappant à ce carnage, s’élancèrent vers nous, poursuivis par des cavaliers qui les chargeaient le sabre à la main. Nous ouvrîmes nos rangs pour protéger leur fuite, et leurs ennemis acharnés furent forcés de s’arrêter devant nos baïonnettes et de reculer devant nos menaces et nos malédictions. Un aide de camp qui vint nous apporter l’ordre de marcher en avant pour balayer la place et opérer une jonction avec les autres troupes, fut accueilli avec les mêmes vociférations ; et l’énergie de ces rudes manifestations ne laissa pas douter que cette journée, déjà si sanglante, ne pût le devenir encore plus.
« Sans attendre que ces dispositions éclatassent davantage, le commandant forma son bataillon en colonne, fit sortir des éclaireurs pour en couvrir les flancs. Les autres bataillons imitèrent ce mouvement, et tous ensemble, par une résolution spontanée, nous sortîmes du Champ de Mars, en manifestant notre indignation et notre douleur. »
- ↑ Spécialement à ce passage : « Mais, Messieurs, mais, représentants d’un peuple généreux et confiant, rappelez-vous », etc. (Voir l’original conservé aux archives de la Seine.) — J’avais cru d’abord voir les premiers cahiers tachés de sang ; mais c’est l’encre jetée par pâtés, qui, en s’évaporant, a laissé des traces d’un jaune rougeâtre. — La signature d’Hébert n’est point du tout en patte d’araignée, comme quelques-uns l’ont dit ; elle est peu allongée, plutôt basse et sans caractère, de tout point commune. — Parmi les signatures, il y a celles d’un ingénieur, de plusieurs mécaniciens, d’un peintre en miniature, celle d’une marchande de modes, Mme David, rue Saint-Jacques, n° 173 (écriture facile et jolie), celle d’un professeur (bien mal orthographiée) : Vinssent, professeurs de langue. — Autre encore, bizarre, mais énergiquement motivée : Je renonce au roy je ne le veux plus le conette pour le roy je suis sitoiien fransay pour la patry du bataillon de Boulogne Louis Magloire l’aîné à Boulogne. — La dernière signature est celle de Santerre, écrite à main posée, et probablement ajoutée le soir au faubourg Saint-Antoine, où, selon toute apparence, la pétition fut sauvée et cachée.
- ↑ Madame Roland y avait été le matin, Mme Robert (Mlle Kéralio) était encore sur l’autel, près de son mari. Mme de Condorcet était dans le Champ de Mars, — il y a du moins lieu de le croire, car Condorcet dit qu’à ce moment même on y promenait son enfant âgé d’un an.
- ↑ Je dois ce beau récit, jusqu’ici inédit, à mon vénérable confrère, M. Moreau de Jonnès.