Aller au contenu

Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XIX/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
◄  II.
IV.  ►


CHAPITRE III

ON CONSPIRE CONTRE ROBESPIERRE (MAI 1794).


Police morale. — Conspiration contre Robespierre, 24 mai. — Robespierre rappelle Saint-Just. — Adresse de Barère contre Robespierre.


L’intronisation du nouveau pouvoir fut marquée par une rigueur toute nouvelle de la police et de la censure.

La police arrêta sur les chaises des Tuileries des discoureurs imprudents qui causaient d’idées sociales, et qu’on accusa, à tort ou à droit, de prêcher la loi agraire.

L’administration des prisons, moraliste tout à coup et préoccupée de l’âme des prisonniers (sinon de leur vie), leur ôta les livres dévots qui, disait-on, pouvaient exalter le mysticisme, et les livres indévots qui les auraient corrompus.

Le coup le plus significatif frappa le théâtre. Ce ne fut pas, comme en novembre, le Comité de salut public qui agit. Ce fut tout directement un homme de Robespierre, Jullien (de la Drôme), qui, le 9 mai, assistant à une grande répétition du Timoléon de Chénier, mit son veto à la pièce. Cette tragédie d’un frère immolant un frère tyran parut trop propre sans doute à faire des Charlotte Corday. Jullien prit adroitement le moment où le tyran reçoit la couronne et cria : « C’est abominable !… La pièce ne peut pas se jouer », etc. Père et fils, les deux Jullien, c’était Robespierre lui-même. Le fils, garçon de vingt ans que nous avons vu à Nantes, était alors à Bordeaux et, sans titre, trônait hardiment dans les fêtes sur un siège égal à celui du représentant du peuple. Les amis de Chénier lui dirent qu’il était un homme perdu, s’il ne sacrifiait sa pièce. Bon gré mal gré, ils le menèrent au Comité de sûreté, et là ce pauvre homme fît ce qu’avait refusé Desmoulins (disant : « Brûler n’est pas répondre » ). Chénier ne répondit pas, mais il brûla et vécut.

Quelque docile et résignée que fût la Convention, elle montrait sa désapprobation en se donnant pour présidents les membres du Comité les moins agréables à Robespierre, la trinité des travailleurs, Lindet, Carnot et Prieur, opposés à la trinité des robespierristes. Ils présidèrent six semaines, chose d’autant plus marquée que c’était l’entrée en campagne, époque d’un travail excessif pour ces dictateurs de la Guerre. Ce fut justement le 7 mai, le soir du fameux discours religieux de Robespierre, que l’Assemblée mécontente porta Carnot à la présidence.

Robespierre, pour forcer la main à la Convention, fit appuyer sa loi par les deux voix menaçantes de Paris, les Jacobins et la Commune. Chose inattendue : même aux Jacobins, chez lui, il trouva obstacle. La faute en fut au zèle extrême du petit Jullien, qui, revenu de Bordeaux, s’était chargé de l’adresse. Dans sa dévotion étroite, aveugle pour Robespierre, il le compromit, ayant placé dans l’adresse ce mot (incroyable alors) : « Qu’on devait bannir de la République quiconque ne croirait pas à l’Etre suprême. » C’était un mot de Rousseau, qui certainement ne l’écrivit que par occasion polémique, contre la coterie d’Holbach. Par une autre maladresse, Jullien faisait dire à la société qu’elle adoptait pour son credo le discours de Robespierre. C’était provoquer, défier la résistance, et elle eut lieu en effet. Royer dit courageusement qu’une telle adresse ne pouvait être adoptée, qu’elle aurait l’air de tomber d’en haut, imposée par l’autorité du Comité de salut public. Robespierre et Couthon, alarmés, vinrent et revinrent au secours. Robespierre fit effacer l’absurde intolérance de Jullien, disant qu’on pouvait laisser cette vérité dans les écrits de Rousseau. La société, à ce prix, adopta et porta l’adresse à la Convention.

C’était la première fois, depuis le jour où les Jacobins refusèrent la radiation de Bourdon (de l’Oise), qu’ils hésitaient de suivre Robespierre. Une minorité était contre lui, laquelle pouvait par moments devenir majorité, comme il arriva bientôt quand la société prit pour président Fouché !

Le 23 mai, un homme tira sur Collot d’Herbois, le manqua, et déclara qu’il n’avait visé Collot qu’après avoir souvent et en vain guetté Robespierre.

Ce bruit, répandu dans Paris et remuant fort les esprits, produisit, comme il arrive, un acte d’imitation. Une petite fille royaliste, Cécile Renaud, fille d’un papetier de la Cité, fut prise chez Robespierre, munie de deux petits couteaux.

Le même jour (24 mai, 5 prairial), des députés, déplorant sans doute que la fille n’eût pas réussi, commencèrent à se demander s’il n’y avait nul moyen d’atteindre le dictateur. C’étaient Lécointre, Laurent, Courtois, Barras et Fréron, Thirion, Garnier (de l’Aube), Guffroy, tous dantonistes, unis dans leur haine et leur souvenir. Tallien et Rovère en étaient, par leur danger personnel, leur crainte des justices de Robespierre.

Voilà le germe de Thermidor, le premier commencement du complot contre le complot.

Robespierre fut-il averti ? Eut-il la seconde vue d’un homme en péril ? ou simplement l’impression de la petite fille Renaud ? Le soir du 24 mai, il écrivit de sa main, au nom du Comité de salut public, à l’armée du Nord. Il écrivit qu’on craignait un complot des aristocrates et des hébertistes. Il savait probablement l’union des dantonistes et voulait donner le change. Il fit signer la lettre de Prieur, Carnot, Billaud et Barère. Cette lettre priait Saint-Just de revenir pour quelques jours à Paris.

Le même soir, aux Jacobins, immense attendrissèment. Chacun avait la larme à l’œil. Legendre et Rousselin demandèrent qu’en présence de tels dangers que couraient les membres du gouvernement, on leur donnât une garde. Robespierre sentit le coup, le piège maladroit des dantonistes. Il repoussa violemment, aigrement cette proposition insidieuse, la regardant comme un couteau plus aigu que ceux de Cécile Renaud.

La vrai garde eût été le peuple. Payan le sentit. Cet ardent méridional, mis à la place de Chaumette à la Commune de Paris, s’empara habilement d’une loi de bienfaisance votée par la Convention. Il fit voter quinze sols par jour pour les mendiants. Au besoin, c’était une armée.

Saint-Just allait arriver, et Lebas, s’il le fallait, toutes les influences militaires. Ces rapides retours de Saint-Just avaient été souvent terribles. Barère, qui avec les autres avait signé sa lettre de rappel, était parfaitement averti. Si Robespierre n’eût craint le ridicule de paraître avoir peur, il eût écrit seul à Saint-Just. Et alors Barère, ignorant sa démarche, n’eût pas devancé Saint-Just, en donnant à Robespierre le plus violent coup de Jarnac que sa main gasconne eût jamais porté.

Il était convenu au Comité de salut public qu’au moment où notre flotte s’ébranlait de Brest pour combattre la flotte anglaise, il fallait profiter des assassinats, rejeter le tout sur Londres, créer à notre marine la nécessité de vaincre, décréter qu’on ne ferait plus de prisonniers de ce peuple assassin.

Mais ce qui n’était pas convenu, c’est que Barère, dans son rapport, insérerait tout au long les articles de journaux étrangers où l’on parlait de Robespierre comme s’il eût été déjà roi : Robespierre a fait ordonner… Quatre cents soldats de Robespierre ont été tués… Les troupes de Robespierre se sont emparées de telle place », etc.

Il ne s’attendait point du tout à cette lecture. Le noble et touchant discours qu’il avait préparé (sur ce texte : « J’ai assez vécu. » ) n’y avait aucun rapport. Jamais il ne s’éleva plus haut, jamais ne fut plus sincèrement applaudi, et de ses ennemis mêmes. Cependant il ne répondait point du tout aux dangereuses citations de Barère, ne repoussait point cette royauté que lui donnait l’ennemi. Loin de là, il avertissait la Convention des alternatives fâcheuses auxquelles le gouvernement parlementaire expose les nations : « Si la France était gouvernée quelques mois par une législature corrompue ou égarée, la liberté serait perdue. » Quelle conclusion à en tirer ? Qu’un gouvernement individuel donne plus de garanties qu’un gouvernement républicain ?

Ce grand discours de Barère, passionné pour Robespierre, et tout préoccupé de sa sûreté, énonçait et publiait les deux formules fatales que personne n’eût osé dire et qui le poussaient à la mort.

Les soldats de Robespierre. — Ainsi, aux yeux de l’Europe, l’armée et la France lui appartenaient.

Et dans l’interrogatoire de la petite Renaud, que citait Barère, ce mot qui n’est guère d’un enfant : « Je n’ai été chez Robespierre que pour voir comment était fait un tyran. »

Ce mot, vrai trait de lumière, sortit la situation de l’hypocrisie. Maître de toutes les forces publiques, Robespierre n’apparaissait pas encore un tyran. Son austérité, sa simplicité de vie et d’habit, la mesquinerie même de sa personne, tout éloignait l’idée du pouvoir suprême. Mais la Renaud le nomma, et Barère le répéta, tous le dirent après Barère, tous regardèrent Robespierre, comparèrent la figure au nom, le trouvèrent juste, dirent : « Oui, c’est un tyran ! »

Saint-Just arriva le 27, quand le coup était porté. Il répéta sa recette au Comité : « Nous périssons, c’est fait de nous, si nous n’avons un dictateur… Et le seul, c’est Robespierre. »

Le 25, on l’eût écouté. Le 27, la majorité du Comité tourna le dos, décidée à ne pas entendre. Le plus indulgent fut Barère, qui lui dit, tout en respectant ce délire de patriotisme, qu’une telle proposition devait faire longuement songer.

11 n’y avait rien à faire du côté du Comité. Saint-Just resta peu de jours et ne voulut pas assister à la fête de l’Être suprême. Parfaitement isolé du parti robespierriste, il jugeait avec un sens profond que tout le monde allait voir dans cet acte un retour vers le passé.

Robespierre avait sa voie invariablement tracée vers l’abîme.

Il ne prévoyait qu’un danger, le moindre, l’assassinat. Toute puissance était dans sa main. Toute place occupée par les siens. Des trois forces collectives que comptait la France, la jacobine était à lui, la militaire lui venait ; la troisième, celle des prêtres, sourdement protégée par lui, se rallie toujours au pouvoir. La fête de l’Être suprême allait être un premier pas dans la voie du rapprochement.

Ces pensées satisfaisantes l’occupaient dans le jardin de ses promenades habituelles, le parc réservé de Monceaux. Avec Dumas, Renaudin, Payan, Coffinhal, ses fidèles, ses violents, il marchait deux heures au moins, d’un pas rapide, accéléré, au mouvement de ses rêves, se parlant haut, sortant là de sa raideur ordinaire. La mort était à deux pas… Le savait-il ? Songeait-il qu’à peine un méchant petit mur le séparait du lieu aride, du lit de chaux dévorante où il avait mis Danton, Desmoulins, et où dans cinquante jours il devait venir lui-même ? Cette longue association de tribune avec Danton, cette camaraderie d’éloquence, ce bon, ce grand cœur de Camille, qui lui fut si -dévoué, tout ce passé déchirant était là tout près de lui dans la terre ; ils l’attendaient, l’appelaient, non comme des ombres irritées, mais comme des amis magnanimes, dans la clémence et la nature.