Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVI/Chapitre 2

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CHAPITRE II

SUITE DE LA MISSION DE CARRIER (DU 23 DÉCEMRRE 1793 AU 6 FÉVRIER 1794).


L’armée vendéenne avait été embarrassée par les femmes. — Pourquoi elle ne put entraîner la Bretagne. — Différence de la femme bretonne et de la vendéenne. — La déroute reflue sur Nantes, fin décembre. — Le typhus. — Climat de Nantes. — Noyades. — Carrier consent à sauver les enfants. — Il veut proscrire les filles publiques. — On sollicite l’intervention de Robespierre. — Carrier rappelé, 6 février. — La légende de Carrier. — Le comité de Nantes s’assure de Robespierre. — On guillotine les agents de Carrier, 16 avril.

La France avait failli périr par le côté qu’on négligeait, par l’Ouest. Le Comité de salut public avait cru que le seul danger était le Rhin. Les victoires du Rhin, comme celle de Toulon, ne vinrent qu’à la fin de décembre. Mais, pendant six grandes semaines, du 16 octobre au 12 décembre, la Vendée, échappée et libre, par notre désorganisation, put à volonté se porter sur Nantes, ou s’emparer d’un des grands ports, ou même marcher sur Paris.

La Vendée périssait chez elle. Talmont conseilla de partir (16 octobre), et il fut appuyé, dans cette proposition romanesque, par Bonchamps, le plus judicieux des chefs vendéens. L’idéal de Bonchamps avait toujours été l’union de la Vendée et de la Bretagne.

À ce moment, il espérait justement dans le désespoir, dans les forces qu’il donnerait, quand, ayant quitté son fort, son profond Bocage, et mise en rase campagne, la Vendée courrait la France, dont les forces étaient aux frontières. Cette course de sanglier voulait une rapidité un élan terrible, une décision vigoureuse d’hommes et de soldats. Bonchamps n’avait pas calculé que dix ou douze mille femmes s’accrocheraient aux Vendéens et se feraient emmener.

Elles crurent trop dangereux de rester dans le pays. Aventureuses d’ailleurs, du même élan qu’elles avaient commencé la guerre civile, elles voulurent aussi en courir la suprême chance. Elles jurèrent qu’elles iraient plus vite et mieux que les hommes, qu’elles marcheraient jusqu’au bout du monde. Les unes, femmes sédentaires, les autres religieuses (comme l’abbesse de Fontevrault), elles embrassaient volontiers d’imagination l’inconnu de la croisade, d’une vie libre et guerrière. Et pourquoi la Révolution, si mal combattue par les hommes, n’aurait-elle pas été vaincue par les femmes, si Dieu le voulait ? On demandait à la tante d’un de mes amis, jusque-là bonne religieuse, ce qu’elle espérait en suivant cette grande armée confuse où elle courait bien des hasards. Elle répondait martialement : « Faire peur à la Convention. »

Bon nombre de Vendéennes croyaient que les hommes moins passionnés pourraient bien avoir besoin d’être soutenus, relevés par leur énergie. Elles voulaient faire marcher droit leurs maris et leurs amants, donner courage à leurs prêtres. Au passage de la Loire, les barques étant peu nombreuses, elles employaient, en attendant, le temps à se confesser. Les prêtres les écoutaient, assis sur les tertres du rivage. L’opération fut troublée par quelques volées perdues du canon républicain. Un des confesseurs fuyait… Sa pénitente le rattrape : « Eh ! mon père ! l’absolution ! — Ah ! ma fille, vous l’avez. » — Mais elle ne le tint pas quitte ; le retenant par sa soutane, elle le fît rester sous le feu.

Tout intrépides qu’elles fussent, ces dames n’en furent pas moins d’un grand embarras pour l’armée. Outre cinquante carrosses où elles s’étaient entassées, il y en avait des milliers, ou en charrette, ou à cheval, à pied, de toutes façons. Beaucoup traînaient des enfants. Plusieurs étaient grosses. Elles trouvèrent bientôt les hommes autres qu’ils n’étaient au départ. Les vertus du Vendéen tenaient à ses habitudes ; hors de chez lui, il se trouva démoralisé. Sa confiance en ses chefs, en ses prêtres, disparut ; il soupçonnait les premiers de vouloir fuir, s’embarquer. Pour les prêtres, leurs disputes, la fourbe de l’évêque d’Agra, les intrigues de Bernier, leurs mœurs jusque-là cachées, tout parut cyniquement. L’armée y perdit sa foi. Points de milieu ; dévots hier, tout à coup douteurs aujourd’hui, beaucoup ne respectaient plus rien.

Deux partis divisaient l’armée. L’un voulait qu’on profitât sérieusement de ce dernier coup, que, d’une marche rapide, on s’enfonçât en Bretagne, ou que, par la Normandie, on marchât au centre. Mais cela ne se pouvait qu’en abandonnant les faibles, cette masse de femmes et d’enfants. Le parti vraiment vendéen était pour les femmes, voulait marcher à leur pas, les garder, repasser la Loire, du moins s’en écarter peu.

Ce ne fut qu’après avoir échoué à Granville, échoué à Angers, à Ancenis, au passage de la Loire, que cette armée prit des ailes, parce que, dans l’absolue démoralisation où elle tomba, chacun ne pensant plus qu’à soi, on laissa les femmes et les enfants sur tous les chemins. On en trouvait à gauche, à droite, de trois ou quatre ans, jetés dans les prés.

Par deux fois l’armée vendéenne toucha la Bretagne, sans pouvoir s’y recruter. Pourquoi ? Il y en a deux raisons. Les Bretons n’ignoraient nullement la disposition antipathique et méprisante qu’ont les Vendéens pour eux. Ceux-ci, Français, ignorants et légers, ne comprennent rien à cette énigme de l’ancien monde et sont fort loin de deviner combien ces sauvages, inertes et sales, leur sont poétiquement supérieurs. Ajoutez le caractère, tout spécial en Bretagne, de la famille et du clergé. Le prêtre breton, qui est un paysan breton, homme de la localité, enraciné là par sa langue qu’on ne parle nulle part ailleurs, ne poussait nullement la population à courir hors du pays. Il n’avait pas sur la femme bretonne l’action du prêtre français sur la Vendéenne. La Bretonne, plus timide, qui, au repas, ne s’asseoit pas devant son mari, qui se nourrit pauvrement (et qui boit, malheureusement), n’est point du tout, comme l’autre, la maîtresse du logis. La Vendéenne, aux yeux noirs, emportée, nourrie de viande, ne doute de rien. Elle pense et veut plus que l’homme, qui passe ses jours tout seul entre deux haies, derrière ses bœufs, et elle le fait vouloir. Dans l’Aunis, il n’est pas rare qu’elle le batte ; en certains villages, on en fait ce qu’ils appellent des ballades et de grands charivaris.

Les Mémoires inédits de Mercier du Rocher, patriote fort modéré, d’autre part les registres judiciaires de Nantes, établissent à quel point la Vendéenne appartenait au prêtre. Les correspondances des religieuses de Vendée que saisit Mercier expliquent ces demi-mariages, et pourquoi les prêtres ne purent se décider à émigrer. Les registres sont pleins de femmes qui se battent pour les mêmes causes ou livrent des hommes à la mort. Marie Chevet, par exemple, une lingère de vingt-cinq ans, agent des dames La Rochefoucauld et Lépinay (amazones de Charette), avoue bravement qu’au 29 juin, elle vint au siège de Nantes, armée, pour tirer de prison le curé de Machecoul. À la messe du massacre qui fut dite (en mars) à Machecoul, sur le champ de mort, elle assistait en robe blanche près du drapeau blanc. (Registres du greffe de Nantes.)

« Ah ! brigandes ! ce sont les femmes qui sont cause de nos malheurs. Sans les femmes, la République serait déjà établie, et nous serions chez nous tranquilles. »

Ce mot, d’un officier républicain que j’ai cité déjà ailleurs, fait comprendre pourquoi les femmes furent si maltraitées à la bataille du Mans. Pas une pourtant ne fut tuée avant l’arrivée des représentants Bourbotte et Turreau. Alors on en fusilla beaucoup devant leurs fenêtres, sans qu’ils l’ordonnassent ou le défendissent. Les deux régiments qui avaient décidé l’affaire se montrèrent pourtant plus humains. Les soldats, donnant le bras aux dames tremblantes, les tirèrent de la bagarre. On en cacha tant qu’on put dans les familles de la ville. Marceau, dans un cabriolet à lui, sauva une demoiselle qui avait perdu tous les siens. Elle se souciait peu de vivre et ne fît rien pour aider son libérateur ; elle fut jugée et périt. Quelques-unes épousèrent ceux qui les avait sauvés ; ces mariages tournèrent mal ; l’implacable amertume revenait bientôt.

Un jeune employé du Mans, nommé Goubin, trouve le soir de la bataille une pauvre demoiselle se cachant sous une porte et, ne sachant où aller. Lui-même, étranger à la ville, ne connaissant nulle maison sûre, il la retira chez lui. Cette infortunée, grelottant de froid ou de peur, il la mit dans son propre lit. Petit commis à six cents francs, il avait un cabinet, une chaise, un lit, rien de plus. Huit nuits de suite, il dormit sur sa chaise. Fatigué alors, devenant malade, il lui demanda, obtint de coucher près d’elle habillé. Inutile de dire qu’il fut ce qu’il devait être. Une heureuse occasion permit à la demoiselle de retourner chez ses parents. Il se trouva qu’elle était riche, de grande famille, et (c’est le plus étonnant) qu’elle avait de la mémoire. Elle fit dire à Goubin qu’elle voulait l’épouser : « Non, Mademoiselle ; je suis républicain ; les bleus doivent rester bleus ! »

Les historiens de l’Ouest raconteront cette cruelle histoire. Ils diront qu’un seul des généraux de la malheureuse armée, L’Augrenière, lui resta fidèle à son dernier jour. Il la conduisait encore quand elle périt à Savenay[1].

Comment dire la chasse horrible qui les rabattit sur Nantes ? En foule, ils venaient se livrer, attestant le décret qui sauvait ceux qui se rendaient. « Oui, ceux qui viennent d’eux-mêmes, disait-on ; mais vous venez traqués, cernés, ne pouvant plus échapper. » Nantes fut, à la lettre, submergée d’un déluge d’hommes. Procession épouvantable de cadavres vivants, de revenants, d’exhumés. Mille costumes étranges et bizarres. Des femmes demi-vêtues en hommes, des hommes ayant des jupes pour manteaux sur les épaules, jusqu’à des habits de théâtre qu’ils avaient pris dans les villes pour se garantir du froid. Ce carnaval de la mort l’apportait avec lui dans Nantes. Tous malades. On suivait les bandes à l’odeur.

Les prisons, combles déjà, étaient en proie au typhus. Et ils y apportaient encore une diarrhée meurtrière. Le froid des bivouacs, la misère, le blé noir, le cidre, nouveau pour eux, tout avait brisé le nerf vendéen. Et, contre cette énervation, la foi ne les soutenait plus. D’âme et de corps, la dissolution était arrivée. Ils ne venaient que pour mourir. La ville ne. les absorbait que pour les rendre à l’instant ; mais elle avait beau, la nuit, vomir des morts et des morts, elle s’emplissait le jour de malades, à en crever.

Le vertige d’un tel spectacle, l’infection qui se répandait, l’invasion de la mort qui voulait emporter tout, avaient troublé les plus fermes. Tels pleuraient, tels s’alitaient, d’autres s’enivraient et voulaient jouir encore. Carrier était hors de sens. Il n’avait pas dormi vingt heures sur quarante nuits. Ses yeux allumés et sanglants, son teint plombé, livide, trahissaient la flamme atroce qu’il avait dans les entrailles. Il se cachait à Richebourg, était invisible, sauf pour des amis de bouteille et des femmes avec qui il se roulait dans l’orgie.

Ceux qui connaissent l’histoire de la peste de Marseille n’ignorent pas jusqu’où les épidémies peuvent démoraliser. Il n’y a pas de ville qui y soit plus exposée que Nantes. Un vent doux, humide de la mer (mais non maritime, non salin et fortifiant), y souffle toute l’année. Qu’il vienne du midi, du grand maris vendéen, même du nord en rasant les marais de l’Erdre, il est admirable pour les végétaux, médiocrement sain pour l’homme. Toute décomposition s’y fait rapidement au profit de la vie végétale. Hâve sur l’Erdre, ailleurs blafarde et bouffie, cette population élève les plus beaux légumes du monde, les arbres même du Midi, les lauriers, les magnolias ; elle-même, elle végète mal, se flétrit vite ; jeune à peine, elle incline sans transition vers le penchant de la vie.

Un séjour de François Ier et de sa galante cour eut, dit-on, tel effet à Nantes qu’on dut fonder l’hospice du Sanitat. Si riche au dix-huitième siècle et devenue tout à coup une des belles villes du monde, elle soignait peu ses hôpitaux. Son Hôtel-Dieu, sur cent soixante lits de fiévreux, en perdait seize cents par année. (Voy. Laënnec et Leborgne.) La charité n’y manque pas. Mais le fatal commerce de la traite, commerce de paresseux, sans combinaisons, facile, et qui a tué même l’esprit d’entreprise, entraîne avec lui une extrême incurie de toutes choses, surtout de la vie humaine.

Cette ville est marquée de ce signe. Des quartiers entiers (l’île Feydeau, par exemple, chargée de palais) semblent frappés de la main de Dieu, comme ces villes de l’Ancien-Testament. Et en même temps les hauteurs, occupées de plus en plus par les longs murs des couvents, par des rues où l’on ne voit ni portes ni fenêtres, rappellent ces quartiers de Rome que gagne la mal’aria[2].

Telle était l’épidémie que, d’un poste de vingt hommes qui monta la garde aux prisons, dix-huit moururent en quelques jours.

« Voulait-on que les Vendéens, de leur odeur, de leurs cadavres, continuassent la guerre meurtrière qu’ils ne faisaient plus de leurs armes ? Pour ménager la Vendée, voulait-on exterminer Nantes ? » C’est ce que dirent à Carrier ses nouveaux amis, un Lamberty, carrossier, un Fouquet, tonnelier, un jeune Robin, étudiant, un Lavaux, un Lallouet, ces trois derniers de vingt ans.

On avait tué pour le péril. On tua pour la salubrité.

La difficulté était les enfants. Qu’en devait-on faire ? Après Savenay, il en vint jusqu’à trois cents du même coup. La commission militaire écrivit à Prieur (de la Marne), qui répondit : « Demandez à la Convention. » Mais s’adresser à la Convention, sans passer par les comités, c’était chose hasardeuse. La commission militaire écrivit au Comité de sûreté générale, lequel ne répondit pas, voyant bien qu’il n’y avait qu’une réponse possible et craignant, s’il la faisait, de passer pour modéré.

Les choses suivirent leur cours, et d’autant plus cruellement que Robin et les autres étaient des enfants eux-mêmes. Nul âge plus cruel pour l’enfance.

Ces sauvages disaient, comme ce pape, des enfants de Frédéric II : « De la vipère vient la vipère. »

Mais là on avait atteint les limites du possible. Ces noyades d’enfants bouleversèrent les cœurs. Les femmes allaient au moment et les arrachaient aux noyeurs. Chaux et d’autres membres du comité révolutionnaire ou de Vincent-la-Montagne, bonnes familles patriotes[3], se firent donner des enfants et les élevèrent. Malheureusement, comme il arrive dans les grandes villes commerçantes, la spéculation s’en mêla. Des femmes en prirent pour trafiquer de ces infortunés et firent des sérails d’enfants. Le comité révolutionnaire ordonna que les filles de plus de quinze ans seraient rendues aux prisons. C’était les rendre à la mort.

Le maire de la ville, Renard, était malade chez lui. Le département avait, dit-on, protesté, mais secrètement. D’honorables citoyens avaient hasardé quelques mots. Le seul qui fut écouté, ce fut Savary, ami de Kléber, l’excellent historien des guerres vendéennes. Savary dit à Carrier qu’en rendant à leurs parents les femmes, les vieillards, les enfants qui venaient de tant souffrir, il répandrait dans la Vendée une extrême terreur de la guerre et l’horreur de recommencer. Carrier parut goûter l’idée, et la chose était obtenue quand Kléber vit dans les rues l’affiche du comité pour faire rentrer les enfants en prison. Savary revient chez Carrier. « J’entre, dit-il, dans sa chambre. Il était encore au lit. Il paraît effrayé au bruit de la porte : « Qui t’amène si matin ? — « A-t-on juré de faire tout périr « dans la Vendée, jusqu’aux enfants au berceau ? » Cette question l’étonné ; je lui parle de l’ordre du comité ; c’était une énigme pour lui. Il entre en fureur, jure, tempête, saute de son lit, sonne : un gendarme se présente : « Qu’on aille sur-le-champ, « dit-il, chercher les membres du comité ; qu’on me « les amène. Pour toi, ajouta-t-il en me serrant « la main, reste ici pour être témoin de la réception que je vais leur faire… » Le comité arrivé, le président en tête ; on l’annonce. Carrier entre de nouveau en fureur, court à son sabre, en menace le président ; je le retiens. « Que signifie, clit-il en « jurant, cet avis du comité concernant les enfants « vendéens, et qui t’a autorisé à le faire afficher ? « Vous mériteriez tous qu’on vous fit passer à la « guillotine… — Citoyen représentant, répondit en a balbutiant le président, le comité a pensé qu’il « ne faisait que prévenir tes intentions : il n’a pas « cru te déplaire… » Nouvel accès de fureur de Carrier… « Si, dans cinq minutes, dit-il en menace çant, le comité n’a pas fait afficher un avis qui ce détruise celui-ci, je vous fais tous guillotiner… » Carrier m’a semblé un grand enfant qui aurait eu besoin de bonnes lisières ou d’une place à Charenton. »

On ferait un livre des inconséquences de Carrier.

D’après l’esprit de Chaumette, de la Commune de Paris, il persécutait les filles publiques. Déjà, dans sa mission de Rennes, il parlait de les faire périr. Elles furent protégées par le maire de cette ville, l’héroïque tailleur Leperdit, homme de bien, homme de Dieu, qui lui dit en face : « Je ne le souffrirai pas ; ce sont mes administrées ». À Nantes, où la guerre entassait de tous les pays voisins la population féminine, ces pauvres créatures étaient en nombre énorme. Les filles et les chiens remplissaient les rues. Ces derniers, errants, affamés, semblaient s’être donné rendez-vous de toute la Vendée. Carrier trouvait naturel, dans l’intérêt de la santé publique, de purger la ville des uns et des autres. Il s’en tint à la menace ; il eût irrité les soldats.

La tradition nantaise a accumulé sur lui nombre de récits fantastiques. Au boulevard, on montre avec terreur la place d’une maison disparue, qu’on appelait « le repaire du crime ». S’il a fait tout ce qu’on raconte, il faut avouer que personne n’a jamais rempli à ce point le temps. Il est resté cent jours à Nantes, et, des cent, la moitié passa dans l’extrême péril, la crise absorbante qui ne lui laissa pas deux nuits de sommeil. Il tomba malade ensuite et fit tout ce qu’il fallait pour l’être de plus en plus. Il buvait, et sa maîtresse, la Caron, ne le quittait pas ; de plus, entouré de femmes ; d’intrépides dames de Nantes s’immolaient pour sauver des hommes. Que ce malade, à tant de femmes, dans ces dernières six semaines, ait encore joint des prisonnières, il est difficile de le croire. On n’aurait pas manqué de mettre ce fait en lumière au procès de Carrier.

Ajoutez qu’elles étaient dans un état effroyable. Le typhus les protégeait ; elles le portaient avec elles. Exténuées, défaillantes de misères et de diarrhée, elles sentaient la mort à dix pas ; on brûlait huit jours du vinaigre où elles avaient passé.

Il paraît cependant que les noyeurs, Lamberty, le jeune Robin, eurent le féroce courage de s’attaquer à ces mourantes. Ils disaient qu’ils voulaient les républicaniser. Ils mettaient une joie sauvage à avilir ces grandes dames qui avaient lancé la Vendée. Ils respectèrent la résistance d’une femme de chambre des Lescure et se montrèrent impitoyables pour une marquise renommée pour son fanatisme, qui avait fait la campagne dans un beau carrosse, et qu’on appelait par emphase Marie-Antoinette.

Il n’y eut guère de noyades après Savenay[4]. Les fusillades firent tout. Les prisonniers des deux sexes passant devant les commissions militaires étaient précipitamment condamnés, exécutés, jetés dans les carrières de Gigand. Le métier de fusiller était exercé par des hommes ad hoc, des déserteurs allemands, qui, ne sachant pas le français, étaient sourds aux plaintes.

Ces commissions, sur qui tout retombait maintenant, se lassaient pourtant, s’inquiétaient de cette boucherie quotidienne. Elles voyaient que, peu à peu, chacun avait décliné la responsabilité, le tribunal révolutionnaire d’abord, qui déclarait ne vouloir condamner que sur pièces et procès-verbaux, puis le comité, qui désormais renvoyait tout aux commissions militaires. Celles-ci n’osaient s’arrêter : leur président seulement hasarda d’écrire à Couthon, qui en parla à Robespierre.

L’humanité commandait de faire quelque chose, et la politique aussi. L’occasion était bonne pour intervenir et se créer dans l’Ouest cette gratitude que Couthon s’était assurée dans le cœur des Lyonnais. Malheureusement Robespierre venait d’être obligé (le 23 décembre) de se rapprocher de Collot d’Herbois, il poursuivait les indulgents, Camille Desmoulins et Fabre, et, le 28 janvier, il proclama l’innocence de Ronsin, l’exécuteur des mitraillades de Lyon, l’ami de Carrier. Il semblait assez difficile que les robespierristes prissent à Nantes le rôle des indulgents, qu’ils accusaient à Paris.

Ce qui paraît avoir entraîné, malgré tout, Robespierre, c’est la lutte qui éclata dans le Morbihan cuire le représentant Tréhouard et les agents de Carrier au sujet des prêtres. Carrier soutenait que trente mille Anglais allaient débarquer ; qu’en ce péril, il fallait s’assurer des prêtres, véritables chefs des populations. Tréhouard emprisonnait non les prêtres, mais les agents de Carrier,

Celui-ci, dans son vertige, son ivresse permanente, poussa la fureur au point de défendre d’obéir à Tréhouard, son égal, son collègue, un représentant du peuple ! Toute sa prudence l’avait abandonné. Non seulement il avait accepté un banquet public sur l’infâme bateau des noyades, non seulement il avait arbitrairement fermé la société populaire, mais il avait donné des preuves écrites contre lui, deux ordres à Tronjolly, président du tribunal, de faire mettre à mort des prisonniers sans jugement. Mot absolument inutile, dans un moment où tous les prisonniers périssaient à peu près sans jugement ; on reconnaissait seulement l’identité et l’on appliquait le décret qui frappait de mort tous les insurgés.

On ne pouvait toutefois procéder contre Carrier qu’avec beaucoup de prudence, par un moyen indirect. L’agent fut le petit Jullien, le fils de Jullien (de la Drôme), qui voyageait comme membre de la commission exécutive de l’instruction publique. Sous ce titre pacifique, il devait préparer la guerre, observer l’ennemi, encourager Nantes contre Carrier, Bordeaux contre Tallien.

Et d’abord il alla au Morbihan examiner avec Tréhouard ce qu’on pouvait faire et s’informer exactement des prises qu’on pouvait avoir sur Carrier. La société populaire lui en voulait pour l’avoir fermée. Le comité révolutionnaire lui en voulait, parce qu’il savait que Carrier songeait à le remplacer par des hommes plus militaires, comme Sullivan et Foucauld, ou plus frénétiques, Lamberty, Fouquet et Robin.

L’attaque fut commencée par un brave homme du peuple, un potier d’étain, Champenois, de la société Vincent. La ville souffrait horriblement, pendant que Carrier était ivre, le général Turreau malade. Champenois crut avoir trouvé un moyen de saisir Charette ; il courut chez Carrier ; porte close. Champenois, en vrai sans-culotte, dit le soir à la société : « Si Carrier ne vient plus nous voir, il n’est plus des nôtres ; il faut le rayer. »

Comment dire l’étonnement, la fureur du roi de Nantes ? Il se fait amener Champenois, crie, menace. L’autre ne branle, loin de là, demande hardiment le nom de ceux qui l’ont dénoncé. Carrier sentit que cet homme était appuyé fortement et devint très doux.

Jullien effectivement était à Nantes (1er février) ; Carrier le fit venir, tira son grand sabre, et autres comédies ridicules. Le blondin de dix-neuf ans, fort de Robespierre, lui dit (en se mettant toutefois à l’autre bout de la chambre) : « Qu’il pouvait le faire tuer, mais qu’avant huit jours il irait à la guillotine ». Cela du ton didactique, qu’eut toujours, comme on le sait, ce célèbre philanthrope. Carrier devint aimable et doux.

Jullien partit le soir même, mais le coup était porté. La municipalité enhardie déclara que Champenois avait toute sa confiance.

De la première ville où il s’arrêta, d’Angers, Jullien écrivit à Robespierre une lettre habile, ostensible, contre la royauté de Carrier : « J’ai vu l’Ancien-Régime rétabli dans Nantes », etc. L’effet en fut excellent. Le jour où la lettre arriva, Carrier fut rappelé à la Convention (6 février).

Carrier, revenu à Paris, apportait à Robespierre une arme inappréciable pour faire la guerre aux hébertistes, quand le moment serait venu.

Carrier était une légende.

Une grande et féconde légende que l’imagination populaire allait chaque jour enrichir d’éléments nouveaux, rapportant à un même homme tout ce qui s’était fait d’atroce dans ce moment d’extermination. Tout ce qu’on fît devant Troie d’exploits héroïques, c’est Achille qui l’a fait ; et tout ce qu’on fît dans Nantes de choses effroyables, la tradition ne manque pas d’en faire honneur à Carrier.

La légende est capricieuse. À Lyon, c’est Collot d’Herbois qui en a été l’objet, quoique, sous lui, il ait péri dix fois moins d’hommes que sous son successeur Fouché. La mitraillade des soixante a marqué son nom pour toujours.

Mais la Loire eut bien plus d’effet. Cette grande rivière, d’aspect placide, qui, après avoir fécondé trois cents lieues de rivages, porte une mer d’eau douce à la mer, a l’innocence apparente des grandes forces de la nature. Qu’on l’eût associé aux fureurs de l’homme, qu’on en eût fait un bourreau, que, dans le mystère de ses flots, on ait enseveli un monde, tout le naufrage vendéen, prêtres, nobles, hommes et femmes, des femmes enceintes ! et des enfants !… l’imagination fut saisie, épouvantée. Loin d’en rabattre, de voir s’il n’y avait pas exagération, on y ajouta plutôt. Les hommes aiment à frissonner Mlle de La Métayric, qui fit pleurer tout le monde. Seulement elle oublie de.

Du chiffre probable, deux mille, Tronjolly, l’accusateur, porte le nombre à dix mille ; Mme de La Rochejaquelein en ajoute encore cinq mille, etc. De même que, dans la Loire, le flot pousse en avant le flot, les accusations, une fois commencées, allaient se poussant. Tronjolly, président du tribunal, accusa le comité ; le comité accusa Lamberty et le fit périr ; des amis de Lamberty échappèrent en rejetant tout sur Carrier. Ainsi, ce procès immense s’étendait, s’agrandissait, s’enrichissait de témoignages[5], Robespierre n’avait qu’à les laisser faire et regarder. Ils travaillaient tous à lui donner contre Carrier et, en général, contre le parti hébertiste, une force incalculable, celle de la passion populaire, celle d’une accusation poussée en commun par tous les partis de l’Ouest. Les uns, républicains, voulaient qu’on punît Carrier d’avoir sali la République. Les autres, secrètement royalistes, saisissaient l’occasion de venger sur lui la Vendée.

Ce fut le comité de Nantes qui, assez maladroitement, travaillant contre lui-même, fît commencer la rumeur à Paris. Il y envoya cent trente-deux Girondins (suspects pour la liaison de Villenave avec Bailly). Ces hommes, de leurs prisons, où chacun venait les voir, travaillèrent violemment l’opinion contre le comité, en même temps que l’agent de Robespierre agissait contre Carrier. Goullin surtout avait à craindre ; comme colon de Saint-Domingue, on le disait noble.

Mandés à Paris, Goullin et Chaux cherchèrent abri, dans cet orage, sous le patronage de Robespierre. Ils mirent à sa disposition tout ce qu’ils avaient contre Carrier ; c’était le 9 mars. Le 13, il devait faire arrêter les amis de Carrier, Hébert et Ronsin. Il reçut avec bonheur ce secours inespéré que lui envoyait la fortune, les accueillit, s’épanouit jusqu’à dire : « Rien d’étonnant si l’on vous persécute ; vous êtes de vrais patriotes. »

Carrier prêtait singulièrement. Il en disait contre lui-même encore plus que ses ennemis. Aux Jacobins, par exemple, comme on parlait de cimetières, prenant brusquement la parole, comme pour une chose personnelle : « Ah ! dit-il, il y en avait trop, je n’ai pu enterrer tout ! » Loin d’atténuer l’effet de sa sinistre personne, il l’augmentait à plaisir, se posant lugubre et tragique, comme l’homme de la fatalité, l’exterminateur, le fléau de Dieu. En quittant Nantes, il disait à une femme qu’il aimait : « Sois tranquille, ma bonne amie ; Nantes n’oubliera pas le nom de Carrier… Par le fer ou par le feu, elle périra tôt ou tard. »

Il se croyait en sûreté, imaginant qu’on ne l’attaquerait que pour exagération, c’est-à-dire que les accusateurs eux-mêmes s’avoueraient modérés et moins violents patriotes. Il ne s’attendait nullement au coup qui le transperça. Ses hommes, Lamberty et Fouquet, furent guillotinés le 16 avril pour contre-révolution et modérantisme[6].

  1. Ce qui accabla les Vendéens et acheva de les rendre incapables de résistance, c’est qu’ils croyaient que tous leurs chefs avaient été tués. Ceux-ci firent une chose politique sans doute en repassant la Loire pour recommencer la Vendée. Mais leur peuple ne voulut jamais imaginer qu’ils pussent l’abandonner ; il crut à leur chevalerie et se tint pour sûr de leur mort. Voir la très importante déposition de Fordonet de l’Augrenière, pièce manuscrite de huit pages in-folio. (Collection Dugast-Matifeux.)
  2. Un jeune médecin, plein d’esprit, me disait : « Nantes n’est qu’un gémissement. » Cela est vrai dans plusieurs sens. C’est la ville de France où il y a le plus de couvents et le plus de femmes entretenues. Nulle part le divorce dans le mariage n’est réellement plus profond ; mais tout en grande décence… On n’aime pas les plaisirs publics. Le théâtre même est négligé.
  3. Citons entre autres les Mangin, de patriotisme, de talent héréditaires, famille dès ce temps chère à l’art, à la liberté.
  4. On peut dater sept noyades ; rien de certain au delà. Le comité ne fit que les deux noyades des prêtres. Les autres semblent avoir été faites par les hommes de Lamberty.

    Combien de noyés ? De deux mille à deux mille huit cents, selon le calcul le plus vraisemblable.

    Tous les noyés périssaient-ils ? On peut en douter. Cela dépendait du lieu et de la manière dont se faisait la noyade. Ce qui est sûr, c’est que deux des prêtres noyés ont vécu dans Nantes jusqu’aux derniers temps. — La mortalité totale à Nantes, en 1793, a été de douze mille. Mais ce chiffre officiel n’en est pas moins fort douteux. Les fossoyeurs, recevant tant par tête de mort qu’ils inhumaient, étaient fort intéressés à exagérer le nombre, et ils le pouvaient assez aisément dans le désordre qui régnait alors.

  5. Ce progrès de la boule de neige et de l’avalanche qui va grossissant explique le procès de Carrier. Il était, comme on a vu, très coupable. Mais de la manière dont on procéda, il aurait péri de même innocent. Il se défendit très mal, et Goullin le lui reprocha : « Eh ! Carrier, ne chicane donc pas ainsi ta vie, en procureur Tout ce que nous avons été forcés de faire, nous l’avons fait pour la République ! » On n’osait pas trop faire comparaître les véritables témoins à charge, qui eussent été les royalistes. Mais on s’était cotisé à Nantes pour envoyer et pensionner à Paris des témoins sans-culottes, d’autres aussi très récusables, un voleur, par exemple, déjà condamné à quatre ans de prison, et qui, pour la peine, eut sa grâce. Le vrai héros des débats appartient à une classe dont les riches disposaient aisément. C’est une poissonnière, la femme Laillet, admirablement choisie pour ajouter au dramatique : cette femme, d’un bec étonnant, parfois éloquente, interrompt à chaque instant, place un mot, et toujours bien. C’est elle qui a conté, avec une apparence de simplicité qui assénait mieux le coup, la mort de Mme et dire que ces dames étant cousines germaines de Charette, personne ne pouvait les sauver, et, si on l’eût essayé, on eût été proclamé traître par le peuple, par les poissonnières et peut-être par Laillet même.

    Les légendes de la Terreur rouge ont été ainsi très habilement exploitées. J’attends celles de la Terreur blanche. Certes, ses assassinats nocturnes en fourniraient de saisissantes. Pourquoi ne les écrit-on pas ? Par égard pour d’honorables familles. Les hommes, souvent très capables, des localités qui pouvaient les recueillir, m’ont souvent fait même réponse : « Nous serions assassinés. » — La prospérité apparente qui a recouvert les ruines ne doit pas faire illusion. Tel département qui alors eut comme une pléthore de -vie a vu tous les patriotes d’âge mûr égorgés par les chouans sur des listes systématiques, puis leurs fils tous morts dans nos grandes guerres, —puis leurs petits-fils livrés par les mères, les veuves, à la mortelle direction de ceux qui firent tuer leurs pères. Cette terre, si habilement stérilisée, ne porte plus que de bons sujets.

  6. Fouquet (de Nantes), âgé de trente-sept ans, ex-magasineur, adjudant général, et Lamberly, âgé de trente ans, ci-devant carrossier, adjudant général d’artillerie, ont été condamnés à mort, convaincus du crime de contrerévolution, en soustrayant à la vengeance nationale la femme Giroust de Marsilly, condamnée à mort le 25 pluviôse, et qualifiée par les comités révolutionnaires de Laval et la Flèche de seconde Marie-Antoinette, à cause de son acharnement contre les patriotes et son adhésion aux projets des brigands, ainsi que la femme de chambre de Lescure, fameux chef de brigands, et les filles Dubois, suspectes de complicité avec les brigands. (Greffe de Nantes, 23 germ.)