Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVIII/Chapitre 4

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CHAPITRE IV

CAMBON MENACÉ. — ASSIGNATS. — BIENS NATIONAUX (16 AVRIL 1794).


Haine de Robespierre et de Saint-Just pour Cambon. — Accusations publiques contre lui. — Ce qu’il eût pu répondre. — Difficulté insurmontable de la situation.


La dictature qui se faisait d’elle-même et fatalement pouvait-elle s’arrêter dans la proscription ? Elle l’eût voulu en vain. Elle était menée, poussée par la force des choses à proscrire et les rois déchus, j’appelle ainsi les représentants revenus des missions de 1793, et tôt ou tard les rois régnants, j’appelle ainsi le roi des Finances, le roi de la Guerre, Cambon et Carnot.

Celui-ci, qui, par la suppression du ministère de la guerre, avait désormais endossé la responsabilité complète, allait être seul accusé en cas de revers. Robespierre se fit une loi de ne jamais signer une seule pièce de la Guerre, tandis qu’à chaque instant ses actes, ceux de Saint-Just et Couthon recevaient de Carnot la signature de complaisance qu’on ne se refusait pas entre collègues. Il se tint, par cette réserve, en état de pouvoir toujours l’accuser, pour toute mesure dont l’utilité serait contestable, ce qui eut lieu en Thermidor.

Quant à Cambon, c’est l’homme que Robespierre et Saint-Just ont haï le plus.

Plus que Danton, plus que Vergniaud. Ceux-ci furent des individualités, mais Cambon fut un système. Ils le haïrent, non d’une haine éphémère et personnelle, mais d’une haine intrinsèque, inhérente au fonds même de leurs systèmes et de leurs idées.

Le premier discours de Saint-Just a été dirigé contre Cambon. Le dernier discours de Robespierre finira contre Cambon.

L’intelligent et perfide baron de Batz, habile agent royaliste, avait deviné la seule chance par où peut-être il eût pu entrer en rapport avec Robespierre (Déposition de Chabot). C’était de lui adresser des plans de finances propres à faire sauter Cambon.

L’antipathie des deux grands utopistes de la Révolution contre son grand homme d’affaires était tout à fait conforme au sentiment de leur parti et du peuple en général. La tyrannie de l’assignat, l’effrayante augmentation du papier, la disparition du numéraire, la déperdition si rapide des ressources de l’État, que sais-je ? le maximum, la famine… tout cela s’appelait Cambon.

« Qui seul a fait tout le mal de la Révolution ? Qui fut son mauvais génie, si ce n’est cet homme ?… Un homme ? non, un gouffre où la France s’est abîmée !

« Qu’a-t-il fait de nos espérances ? Où est cette superbe dépouille des biens ecclésiastiques ? Quatre milliards !… Absorbés. Où est le domaine royal ?… Et les biens des émigrés ? Voilà qu’ils fondent, ils disparaissent. .. Demain ils seront dévorés.

« Cette grande dot de la nation, ce patrimoine du pauvre, cette restitution naturelle des oisifs au peuple, le rêve de la Révolution, qu’est-ce que tout cela est devenu ? Tout a péri entre les mains ineptes 1, perfides peut-être, de cet exterminateur de la fortune publique.

« Qu’a-t-il su et qu’a-t-il fait ? Quelle fut la recette de cet empirique ? Une seule, la planche aux assignats. Cette planche, il s’y acharne, la roulant la nuit, le jour. À tout une seule parole, toujours la même réponse : « Encore un milliard ! » Non content des gros assignats, il les a divisés menus, partout divisés en parcelles. Et voilà que l’agiotage s’est répandu, jusque dans les moindres villages.

« Tout cela est-il innocent ? La faculté d’acheter les biens nationaux par annuités, qui a-t-elle favorisé ? L’homme d’argent, le spéculateur, qui, dès qu’il a jeté son premier payement minime, son sou à la nation, revend à profit, embourse et, de ce prix de revente, spécule, agiote et accapare, cache les denrées, organise la disette et regagne encore.

« N’avait-on pas dit à Cambon, l’autre hiver, que ses ventes précipitées des églises amenaient la guerre civile ?… Qui fit la Vendée ? C’est lui.

« Homme fatal !… Et le pis, les maux qu’il a faits dureront toujours. Tout a passé aux voleurs ; nous restons la faim aux dents. La ruse triomphe à jamais. Décidément l’Ancien-Régime pourra se moquer de nous et nous dire en ricanant la parole d’Évangile : « Vous aurez toujours des pauvres. »

« C’est fait de la Révolution. Elle a mangé un peu de miel, et voilà déjà qu’elle meurt. Elle avait cru mordre aux pommes du jardin des Hespérides, elle n’a trouvé sous la dent que fiel et que cendre. »

Telle était la douleur publique, les injustes accusations qui rapportaient à un homme tout ce que la situation avait fatalement engendré de maux. Ce qui défendait Cambon, c’est qu’en l’attaquant on ébranlait les lois qu’il avait proposées ; on portait un coup terrible au crédit, à la confiance.

Frapper Cambon ? mais qu’était-ce ? Frapper la fatalité de la France en 1793. Cambon n’était pas autre chose.

Ce n’était pas lui qui avait agi, c’était la situation, le péril, la crise désespérée. Ge temps déjà trop oublié où la France désarmée vit le monde entier contre elle, cette misère du 12 mars où le Trésor n’eut plus que quelques mille francs en papier, permettait-elle de choisir les moyens ? Laissait-elle les loisirs d’organiser des républiques de Lycurgue et de Numa ?

Ge grand homme eût d’ailleurs pu faire une foudroyante réponse : « Voulez-vous savoir pourquoi il m’a fallu vous ruiner ? Pourquoi la guerre a dévoré les ressources de la France ? Parce que vous n’avez pas voulu la guerre que je demandais. Ma guerre n’eût pas été la vôtre. Je la voulais offensive, et toute en pays ennemi. Vous l’avez prêchée défensive. Je l’ai voulue sociale ; vous l’avez faite politique. Vous déclariez aux Jacobins que la République française ne se mêlait point des autres peuples. Moi, je lançais la croisade, attribuant à la guerre les biens nationaux des peuples affranchis. Enfin je sonnais le tocsin et vous y mettiez la sourdine. .. Les rois, aujourd’hui rassurés, vous font des avances ; c’est bien. Ils voient que décidément vous n’avez pas remué en Europe la question capitale, celle des biens nationaux. La Révolution française restera chose isolée, et la France en payera les frais.

« Qu’ai-je fait, dans cette misère ? Une grande chose : j’ai sauvé l’honneur. La République française, dans sa plus terrible crise, août 1793, devant les banqueroutes des rois, a recueilli, accepté, consacré dans son Grand-Livre tous les engagements du passé. Si elle n’a pu payer le fonds, elle a garanti la rente, s’obligeant à payer toujours pour des fautes qui ne furent pas siennes, expiant l’injure du passé qu’elle pouvait repousser et bâtissant l’avenir sur cette libre et généreuse expiation.

Du reste, qu’ai-je pu, malheureux, en face des plus terribles exigences dont l’histoire ait parlé jamais ? Impossible d’emprunter, impossible d’imposer. On feignait de croire que le but de la Révolution était de ne rien payer. Nous avions beau rappeler la suppression des dîmes, des aides, des corvées, des gabelles ; toutes choses déjà oubliées. Mais on soupirait toujours sur la contribution mobilière ; on pleurait sur le pauvre peuple. Les enfouisseurs se lamentaient. Les vieilles qui donnaient tout aux prêtres ne laissaient lever l’impôt chez elles que le sabre à la main. Donc je ne pouvais que vendre, vendre vite, vendre à tout prix. Plus on avançait, plus les ventes étaient difficiles. Le pauvre fut de suite à sec ; au second des douze payements arrivait le spéculateur. Et nous en étions bien heureux ; nous proclamions patriotes ceux qui se portaient acquéreurs et voulaient bien faire fortune… La République, hélas ! eut à faire sa cour aux riches. Sans argent, nous périssions. On les laissa acheter les biens communaux, ce patrimoine des pauvres. On les laissa acheter les biens ecclésiastiques, les plus faciles à revendre. On fit effort pour s’assurer qu’au moins les biens des émigrés seraient divisés en parcelles ; on défendit d’en acheter pour plus de cinq cents francs, plus de quatre arpents. Eh bien, impossible de vendre. La spéculation s’éloignait. Il fallut bien fermer les yeux sur la violation des lois. »

Cambon, du reste, est justifié par un mot même de Saint-Just.

Dans ce discours du 16 avril, il dit que le mode d’acquisition par annuités permettait d’agioter, et un peu plus loin : Qu’il faut tranquilliser les acquisitions, innover le moins possible dans le régime des annuités. — Établissant ainsi : 1° que ce mode est détestable ; 2° qu’il faut le maintenir.

Fatalité ! infranchissable mur où venait heurter la Révolution.

Au fond même des lois révolutionnaires, l’ennemi s’est glissé, caché. L’insecte vit au fond du fruit ; on ne l’en sortira pas. Les lois de l’égalité ont refait l’aristocratie.

Mais, dira-t-on, si les lois sont impuissantes, pourquoi l’homme ne suppléerait-il ? Que sert d’avoir couvert la France d’autorités révolutionnaires, de sociétés populaires ? L’œil ouvert parmi les nuages qu’on voit sur le drapeau de la société jacobine, est-ce un insigne mensonger ? Tous attaquent les agioteurs, tous maudissent les accapareurs. Sont-ce là de vaines paroles ? Cette réquisition immense, morale autant que politique, ne peut-elle observer de près les acquéreurs équivoques, les prête-noms, les hommes de paille, et saisir derrière la ruse du spéculateur le secret des coalitions ?

La réponse à cette question, c’est la révélation d’un terrible mystère.