Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XXI/Chapitre 1
LIVRE XXI
CHAPITRE PREMIER
DES CIMETIÈRES DE LA TERREUR. — RÉCLAMATIONS DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE (SUITE DE JUILLET-MESSIDOR).
Vertige et blasement. — Grandes chaleurs et craintes d’épidémie. — La Madeleine. — Monceaux. — Exécutions à la barrière du Trône. — Sainte-Marguerite. — Picpus. — Craintes et mécontentements du faubourg. — On cherche un autre cimetière. — Plan d’un monument pour brûler les morts. — Les dénonciateurs s’effrayent et renoncent.
La situation devenait épouvantablement tendue.
On pouvait le reconnaître à l’abattement des jacobins.
Le chiffre des prisonniers avait dépassé huit mille. On en avait entassé deux mille dans la seule enceinte, fort étroite, des Quatre-Nations (aujourd’hui l’Institut). Plusieurs de ces prisonniers étaient les noms les plus populaires de la France : Florian, Parny, les plus glorieux, Hoche et Kellermann, les plus patriotes, Antonelle. Qui pouvait se vanter d’être plus avancé que le chef du jury de 1793 !
De révolte, aucune apparence. Extrême était l’abattement. La guillotine roulait à son heure, faisait son repas. Les charrettes de cette boucherie venaient lui apporter sa viande ; le tombereau retournait plein. C’était une sorte de routine, une mécanique arrangée. Chacun semblait habitué. Était-ce blasement ou vertige ? Ce qu’on peut dire, c’est que l’homme qui semblait tourner cette roue, Fouquier-Tinville, commençait à s’éblouir. On assure qu’il eut l’idée d’introniser la guillotine au tribunal même. Les comités lui demandèrent s’il était devenu fou.
La terreur n’augmentait pas : soixante têtes, quarante ou trente, pour l’effet, c’était même chose. Mais l’horreur venait.
Je touche ici un triste sujet ; l’histoire le veut. Parvenu au plus haut de la Terreur, j’y trouve, comme au sommet des grandes montagnes, une extrême aridité, un désert où la vie cesse. Tout ce que je vais écrire ’est tiré littéralement de la sécheresse administrative des actes de l’époque[1]. La pitié était éteinte ou muette, l’horreur parlait, le dégoût, l’inquiétude de la grande ville, qui craignait une épidémie. Les vivants s’alarmèrent, crurent être entraînés par les morts. Ce qu’on n’eût osé dire au nom de l’humanité, on le dit au nom de l’hygiène et de la salubrité.
Si l'on songe à l’immensité des massacres qui se firent sous la monarchie à diverses époques, sans que Paris ait eu les mêmes craintes, on s’étonnera que douze cents suppliciés en deux mois l’aient inquiété pour la santé publique.
Le faubourg Saint-Antoine, qui, depuis cent cinquante ans, enterrait et ses morts et ceux des quartiers voisins au cimetière Sainte-Marguerite (des milliers de morts par an) sans souffrir de ce voisinage, déclara ne pouvoir supporter le surcroît, minime en comparaison, des guillotinés.
La chaleur était très forte et sans doute aggravait les choses. Cependant il faut remarquer que les plaintes avaient toujours été les mêmes, en tout quartier, en toute saison. C’était un trait général de l’imagination populaire. Les cimetières des suppliciés l’émouvaient, l’inquiétaient, lui faisaient toujours redouter des épidémies, même à l’époque où leur nombre très limité ajoutait un chiffre véritablement imperceptible au chiffre énorme des inhumations ordinaires de Paris.
Les plaintes avaient commencé dés le 7 février (19 pluviôse), en plein hiver, au quartier de la Madeleine, quartier bien moins peuplé alors et parfaitement aéré. Mais le roi, mais les Girondins étaient là ; l’imagination en était préoccupée. Les voisins se croyaient malades. La Commune (14 pluviôse et 14 ventôse), sur ces plaintes réitérées, décida que le cimetière serait fermé, qu’on enterrerait à Monceaux. Du 5 mars au 25 mars, les sections y enterrèrent. Mais les guillotinés étaient mis encore à la Madeleine. Hébert et Clootz furent les derniers qu’on y enterra le 24.
Le 25, comme on a vu, l’accusateur public avertit l’exécuteur que désormais les corps iraient à Monceaux. Danton, Desmoulins, Lucile, Chaumette, ont inauguré ce cimetière.
L’autorité n’ignorait pas l’amour et le fanatisme qui s’attachaient à ces noms. Elle fit pendant quelque temps un mystère des inhumations de Monceaux. Les suppliciés étaient d’abord déposés à la Madeleine, et c’était quelques jours après qu’on les portait à Monceaux, sans doute pendant la nuit. Les voisins n’en savaient rien ; ils croyaient qu’on les enterrait au haut de la rue Pigalle (alors le cimetière Roch) ; ils s’en plaignaient même et soutenaient que ces corps des suppliciés produiraient une épidémie.
Lorsqu’on sut positivement leur inhumation à Monceaux, ce furent d’autres plaintes. La naissante commune des Batignolles, si aérée, si clairsemée, au vent du nord, dans la plaine de Clichy, ne pouvait plus, disait-elle, supporter l’odeur des cadavres. En réalité, ce petit angle, détaché du parc de Monceaux (dix-neuf toises en tout sur vingt-neuf), se comblait et regorgeait. Quatre immenses sections de Paris venaient y enterrer leurs morts (sept mille en moins de trois ans). Les guillotinés comptaient pour bien peu dans ces nombres énormes. Ils y vinrent pendant dix semaines (du 25 mars au 10 juin), et du jour qu’ils n’y vinrent plus, les plaintes cessèrent ; les voisins ne s’aperçurent plus de la présence des morts.
Le lendemain de la terrible loi de prairial, qui devait tellement accélérer la machine révolutionnaire, on décida que les exécutions n’auraient plus lieu à la place de la Révolution, qu’elles se feraient à la place Saint-Antoine (ou de la Bastille). Dès longtemps, la rue Saint-Honoré se plaignait du passage des fatales charrettes ; ce quartier, le plus brillant alors, le plus commerçant de Paris, était inondé à ces heures d’un flot d’aboyeurs mercenaires et des furies de guillotine, affreux acteurs, toujours les mêmes, qui mettaient en fuite la population ; même après, la rue en restait attristée et funestée.
Cette décision du 23 fut réformée le 24. La place de la Bastille est un lieu de grand passage où arrivent nos routes de l’Est. C’est un centre de commerce pour les deux grands arts du faubourg, le fer et le bois, pour l’ébénisterie surtout et la fabrication des meubles, qui emploient des milliers de personnes. Cette place où fut la Bastille, où sur ses ruines on mit pour la fête du 10 août la Nature aux cent mamelles, où s’accomplit la scène la plus belle et la plus touchante de 1793, la communion de l’eau sainte entre nos départements, c’était le lieu sacro-saint de la Révolution, bien plus que la place qui sépare les Tuileries des Champs-Elysées. La souiller du sang des aristocrates, c’était un sacrilège qui devait blesser fort la délicatesse patriotique du faubourg.
On recula devant son opinion, et Ton décida qu’à partir du lendemain (25 prarial, 13 juin), les exécutions se feraient à l’autre bout du faubourg, à la barrière du Trône.
La file lugubre des charrettes dès lors suivait tout entière la longue, l’interminable rue. Les drames variés qu’elles offraient aux yeux s’accomplissaient sous les yeux des rudes travailleurs, des pauvres, des populations souffrantes, partant les plus irritées. Là, la fibre était plus dure. Cependant les accidents tragiques de famille et de parentés, la grande jeunesse des uns ou la vieillesse des autres, toutes ces choses de nature étaient peut-être plus senties dans le peuple des ouvriers que dans le monde du plaisir, plus facile aux larmes, mais au fond plus égoïste, plus prompt à détourner les yeux, à se refoncer bien vite dans les jouissances et l’oubli. Au faubourg, au contraire, loin des distractions du plaisir, on restait sur ces impressions. Les femmes les sentaient fortement, les exprimaient franchement, souvent, au foyer du soir, les retrouvaient, les ressassaient. Sous des paroles dures, furieuses, les cœurs peu à peu s’ébranlaient. De là leur immobilité au 9 thermidor. Ils ne firent rien pour soutenir le régime qui, quarante jours durant, les avaient saoulés, dégoûtés de ce rebutant spectacle.
La jalousie peut-être aussi y fit quelque chose. On avait soulagé de tout cela les beaux quartiers de Paris, et on l’infligeait au pauvre faubourg. Belle récompense de son patriotisme. Il devenait l’abattoir, le cimetière de la Révolution. Les condamnés, menés vivants le long du faubourg, morts le traversaient de nouveau pour aller se faire enterrer au centre même du quartier, au milieu de la section de Montreuil, au cimetière Sainte-Marguerite, cimetière comble et regorgeant. Dès germinal, les élèves du salpêtre, qui travaillaient dans l’église, ne supportaient pas, disaient-ils, la puanteur des fosses voisines. Le 26 prairial, les administrateurs de police écrivirent que le faubourg craignait une épidémie, si l’on ajoutait les guillotinés à ce foyer d’infection. Cent et quelques suppliciés qu’on y enterra, jusqu’au 4 messidor, portèrent au comble l’inquiétude et l’irritation de la section. Les habitants déclarèrent qu’ils n’en supportaient plus l’odeur.
Il y avait un remède. C’était de jeter force chaux, de hâter la destruction. A quoi se trouva un obstacle. Les suppliciés étant mis pêle-mêle à Sainte-Marguerite avec les morts du faubourg, on n’aurait brûlé les uns qu’en brûlant les autres. Et c’est à quoi s’opposait la sensibilité du peuple. Les sans-culottes voulaient que leurs morts pourrissent là à loisir et tranquillement.
Il y avait bien un autre cimetière dans le faubourg, non dans la section de Montreuil, mais dans celle des Quinze-Vingts. C’était celui de l’Abbaye Saint-Antoine (aujourd’hui hospice des Enfants). La section des Quinze-Vingts, désirant fort peu qu’on mît ce dépôt chez elle, montra que ce cimetière était de peu de ressources ; à dix pieds dessous, on rencontrait l’eau. Il était à craindre qu’on ne gâtât les puits du voisinage… On n’avait jamais enterré là que les dames de l’Abbaye, assez peu nombreuses, L’église était devenue un grenier à grains ; ces exhalaisons méphitiques ne les altéreraient-elles point ? On ne manqua pas de faire valoir encore cette considération.
La Commune, au reste, avait choisi un autre local, à la dernière extrémité du faubourg, à Picpus, près du mur d’enceinte de la barrière, où se faisaient les exécutions. C’était le jardin d’un couvent de chanoinesses. Ce bien national avait été loué à un spéculateur qui en faisait une affaire, excellente alors, fort commune, que faisaient beaucoup de gens. C’était une maison de santé, qui, pour des prisonniers riches ou favorisés, servait de maison d’arrêt ; je dis prisonniers des deux sexes, messieurs d’autrefois, grandes dames. La liberté était extrême dans ces galantes prisons ; on s’y amusait beaucoup ; l’incertitude du sort rendait les cœurs tendres. La mort était une puissante et rapide entremetteuse.
Cette maison, jusque-là fort tranquille en ce désert, se trouva fort dérangée, très cruellement surprise, quand tout à coup la Commune, « pour cause d’utilité publique », prit la moitié du jardin, l’entoura de planches, se mit à creuser des fosses. Ces pauvres suspects eurent sous leurs yeux un terrible Mémento mori, quand chaque fois arrivait le tombereau comble. Les scènes les plus funèbres s’y passaient la nuit.
On y dépouillait les corps en plein air et sous le ciel, pour envoyer les habits à la rivière, de là aux hospices. Les employés qui verbalisaient demandent à la Commune (lettre du 21 messidor) qu’elle leur bâtisse au moins une petite échoppe en planches ; car le vent éteint la lumière ; ils restent en pleines ténèbres avec leurs guillotinés, au préjudice réel de la chose publique ; les dépouilles, dans ce cas, peuvent disparaître dans l’ombre.
Du 4 au 21 messidor (23 juin-12 juillet), une première fosse fut pleine. La Commune en fit creuser une seconde, une troisième. Le mécontentement du faubourg était extrême, et non sans cause. Le sang inondant la place, on n’avait su d’autre remède que de creuser un trou de une toise en tous sens où il tombait. Le terrain, dur et argileux, n’absorbait rien : tout se décomposait là. Affreuses s’étendaient au loin les émanations. On couvrait ce trou de planches ; mais cela n’empêchait pas que tout ce qui se trouvait sous le vent, de quelque côté qu’il soufflât, ne sentît, à en vomir, cette odeur de pourriture.
« Que serait-ce, dit Poyet, l’architecte de la Ville chargé d’examiner la chose, si ce foyer d’infection s’étendant se confondait avec celui qui se forme aux fosses mêmes qui en sont peu éloignées ? » Il proposait que le sang fût reçu dans une brouette doublée de plomb, et qui, chaque jour, après l’exécution, serait emportée.
La situation du faubourg n’était pas rassurante en réalité. Il était entre trois cimetières, tous trois alarmants. Sainte-Marguerite regorgeant, il avait fallu enterrer à Saint-Antoine, et là chaque lit de corps n’avait pas quatre pouces de terre. Pour Picpus, où allaient les guillotinés, on n’en soutenait pas la vue. L’argile repoussait tout, refusait de rien cacher. Tout restait à la surface. La putréfaction liquide surnageait et bouillonnait sous le soleil de juillet. La voirie, qui fit son rapport, n’osait répondre que la chaux absorbât cette odeur terrible. On couvrit les fosses de planches, et les corps étaient jetés par des trappes. On y jeta la chaux en masse, mais on versa maladroitement tant d’eau à la fois que l’état des choses empira encore.
Le 29 messidor, on songeait, qui le croirait ? à quitter Picpus, à conduire les guillotinés à Saint-Antoine, jugé comble le 27.
L’architecte trouva (1er thermidor) un terrain hors des barrières sur la route de Saint-Mandé. C’était une vieille carrière de sable abandonnée qu’on appelait Mont-au-Poivre. Seulement il fallait le temps de l’approprier à la chose. Il fallait au moins le fermer de planches et creuser les fosses. En notant ces dispositions, il fait cette curieuse remarque : « Qu’elles permettront de conserver une belle vigne et des arbres dont il serait intéressant de récolter les fruits. »
Pour tout préparer, il fallait quelques jours, mais, quelque promptitude qu’on y mît, la guillotine allait si vite que Picpus, comble et surchargé, fermentant de plus en plus, risquait de faire fuir tout le monde, de chasser ses fossoyeurs. La Commune, avertie le 8 thermidor, pensa qu’on pourrait bien attendre encore un jour ou deux, prescrivant seulement « de brûler sur les fosses du thym , de la sauge et du genièvre pendant les inhumations ».
Un architecte, sans nul doute inspiré de ces souvenirs, imagina un monument pour la combustion des morts qui aurait tout simplifié. Son plan était vraiment propre à saisir l’imagination. Représentez-vous un vaste portique circulaire, à jour. D’un pilastre à l’autre, autant d’arcades, et sous chacune est une urne qui contient les cendres. Au centre, une grande pyramide qui fume au sommet et aux quatre coins. Immense appareil chimique, qui, sans dégoût, sans horreur, abrégeant le procédé de la nature, eût pris une nation entière au besoin, et de l’état maladif, orageux, souillé, qu’on appelle la vie, l’eût transmise, par la flamme pure, à l’état paisible du repos définitif.
Il eut cette idée après la Terreur et la proposa en l’an vu, par un pressentiment, sans doute, de l’accroissement immense qu’allait recevoir l’empire de la Mort. Qu’était-ce que les douze cents guillotinés de ces deux mois (de prairial en thermidor), en présence des destructions prodigieuses par lesquelles commence le dix-neuvième siècle[2] ?
Revenons. Cette attitude du faubourg, ces réclamations, l’horreur, le dégoût qui gagnaient Paris, étaient bien capables d’enhardir les autorités qui voudraient enfin enrayer.
L’angoisse était telle aux prisons, la pâleur des prisonniers, la défaillance des femmes, que les faiseurs de listes mêmes ne tinrent pas à ce spectacle. Dans des lettres éperdues à Carnol, à Lindet, à Amar, ils déclarèrent qu’il leur était impossible de soutenir davantage leur horrible rôle, qu’ils défaillaient, qu’on eût pitié d’eux.
D’autre part, la commission du Louvre, jalouse du bureau d’Herman, déclara qu’un de ces moutons en qui il avait confiance était un aristocrate qui, le 10 août, tirait sur le peuple.
Le Comité de sûreté, fort de cette révélation, reprit quelque hardiesse. Amar, si faible jusque-là, se hasarda jusqu’à dire : « Qu’il était indigné des confidences dont les administrateurs de police se faisaient l’intermédiaire au Luxembourg. » Confidences de qui à qui ? Il n’osait le dire encore. Mais tout le monde comprenait : « Confidences du mouton Boyenval, transmises par l’administrateur Wiltcheritz au bureau d’Herman et Lanne. »
On répétait une parole, échappée à Collot d’Herbois, mot terrible, de l’histrion aux vertueux ! de l’homme des mitraillades au parti des philanthropes : ce Que nous restera —t-il donc, lorsque vous aurez démoralisé le supplice ? »
- ↑ Je dois tous les renseignements qui suivent à MM. les employés des archives de la Préfecture de la Seine. M. Albert Aubert m’a ouvert ce précieux dépôt, et M. Hardy a bien voulu faire le travail très considérable qui pouvait seul éclaircir ces questions, jusqu’ici absolument inconnues.
- ↑ Ce qu’on a guillotiné d’hommes à Paris pendant toute la Révolution fait la quarantième partie des morts d’une bataille, de la Moskowa.