Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/03

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Éditions Mornay (p. 33-48).
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III


R aton ouvrit et bouleversa cent cartons avant de trouver celui qui convînt. Les uns contenaient des morceaux de fourrures qui répandirent une forte odeur de poivre et d’où néanmoins s’envolèrent des papillons ; les autres contenaient des plumes défraîchies, des dentelles, des gants, des cordons, du taffetas, de la gaze, des chiffons de toutes sortes. Des masques de satin, avec ou sans barbe et de diverses couleurs, l’intriguèrent beaucoup. L’expérience lui manquant, elle ne put se distraire à rapprocher sa découverte des fausses apparences humaines et du travestissement des passions. Mais elle choisit les rubans feu en éternuant sans répit et les disposa sur une table par ordre de grandeur. Après quoi elle prit la Bible de Royaumont et passa dans la petite chambre attenante à la garde-robe et tendue d’un papier à camaïeux rustiques, où se voyaient les détails d’une noce villageoise avec son concert de musettes, de tambour et de flageolet. Elle alluma un petit réchaud propre à chauffer des fers. Dans l’attente de repasser ses rubans, elle s’assit sur son lit et feuilleta le livre au hasard. La petitesse des caractères la forçait d’épeler les mots et de suivre les lignes du bout du doigt. Elle se promit d’apprendre à le lire plus couramment chaque jour, afin de mieux connaître les belles choses qui plaisaient tant à sa maîtresse et qui nourrissent les rêveries des honnêtes gens. D’ailleurs, elle avait à familiariser son esprit avec les visages et les circonstances, ce que l’on appelle réfléchir, même quand on n’en déduit rien. Elle laissa donc l’histoire de Nadab et Abiu, ces enfants d’Aaron que Dieu anéantit de ses foudres, en châtiment d’avoir rempli leurs encensoirs d’un charbon dérobé à la cuisine.

Raton se revit à l’office devant une longue table où jacassait la valetaille et que présidait M. Rapenod, le suisse. Elle l’avait déjà croisé en entrant avec M. Poitou. Dans son ignorance, elle l’avait pris pour M. le Duc, tant il était gros, coloré, majestueux, et richement vêtu, le chapeau tout galonné d’argent en tête et l’épée au côté. M. Rapenod raconta d’un air touché que Raton lui avait fait la révérence, et chacun d’éclater. Mais M. Rapenod avait rappelé tout le monde aux convenances en louant la politesse de Raton, qui était par surcroît une « cholie fille, tarteufle ! ». Les valets pouffaient dans leurs assiettes en se donnant du coude dans les côtes : ils n’étaient pas dupes de la méprise réciproque de Mlle Raton et de M. Rapenod. Quant à Raton, elle rougissait de se savoir la cause de cette joie mal réprimée, des confidences que l’on échangeait à voix basse après l’avoir regardée effrontément, des mines pincées qu’affectaient à son égard les personnes de son sexe. Le compliment de M. Rapenod, les regards tantôt énamourés, tantôt chargés de rancune de M. Poitou avaient achevé de la démonter. Elle ne levait plus les yeux et ramenait les jambes sous sa chaise pour échapper aux entreprises du pied de son voisin, que l’on appelait M. Grand-Jean. M. Grand-Jean buvait ferme, portait des santés ironiques à M. Rapenod, lançait des lardons et des équivoques, curait ses dents gâtées au moyen de son couteau de poche et grattait ses cheveux rousseaux. Sans M. Poitou qui répondait pour elle aux questions, elle eût été bien empêchée.

Le repas avait pris fin à son grand soulagement. M. Rapenod, que le vin attendrissait davantage, pria Mlle Macée, fille de charge, de montrer le chemin de sa chambre à Mlle Raton. M. Grand-Jean s’était proposé en arrondissant le bras comme un danseur. M. Poitou l’avait traité de singe de Nicolet, au grand amusement de l’assemblée. Après un timide salut, Raton s’était laissée conduire, à travers mille détours, dans l’appartement de Mme la Duchesse, dont la garde-robe, qu’elle devait occuper, s’ouvrait sur un escalier de dégagement. Là, elle retrouva sa malle devant le lit et ses yeux se remplirent de larmes : elle lui rappelait sa nourrice et sa maison.

— Bonne nuit, Mademoiselle Raton, avait dit sa compagne. Il vous reste d’attendre Mme la Dussèche. Vous allumerez deux flambeaux chez elle en passant par cette porte, que vous laisserez ouverte pour l’entendre venir, et puis vous préparerez son lit. Vous attendrez p’têt’ longtemps. Dame ! ceusses-là qui n’ont rien à faire ne sont pas pressés de piausser… Mais on aura toujours la ressource de penser à son amoureux.

L’amoureux à part, Raton avait suivi toutes ces indications. Le lit de Mme la Duchesse, au-dessus duquel folâtraient des Amours, sa chambre, son boudoir tout reluisant de lustres et de dorures, plongèrent Raton dans l’émerveillement et la crainte. En se retournant, elle pensa se trouver mal : dans la pénombre, un homme, dont elle ne distinguait que la moitié du corps, la regardait en souriant. Elle se rendit enfin compte que ce n’était qu’une toile peinte, sans doute le portrait de M. le Duc.

Revenue dans sa chambre, elle s’était endormie sur une chaise, malgré qu’elle en eût, et la lettre du Chevalier à la main. Longtemps après, elle s’était éveillée en sursaut.

— Raton ! Raton ! où est la petite Raton ?… criait une voix flûtée.

Alors, elle s’était précipitée en trébuchant, sa lettre à bout de bras, et Mme la Duchesse lui apparut, toute ruisselante de brillants comme une fée des contes. Elle lui avait parlé si simplement que son cœur avait repris son cours normal et qu’elle avait allumé d’autres flambeaux sans trembler. Ensuite, Mme la Duchesse s’était abandonnée à ses soins pour qu’elle la déshabillât. Elle ne cessait de lui poser des questions avec volubilité et sans attendre les réponses. Le Chevalier de Balleroy par-ci, le Chevalier de Balleroy par-là. Comment avait-il entendu parler de Raton ? L’avait-elle vu ? Non. Serait-il bientôt à Paris ? Ah ! il errait comme Amadis !… Elle s’était endormie en babillant.

Raton, qui interrompait ses souvenirs de temps à autre pour attiser les charbons, se mit en devoir de repasser ses rubans. Le poivre lui chatouillait le nez et la gorge. Ses éternuements reprirent.

— À vos souhaits, Mademoiselle Raton ! fit une voix soudaine que Raton ne reconnut pas tout de suite pour celle de Mlle Macée et qui lui causa la plus grande frayeur.

« Alors, Mademoiselle Raton, à ce que je vois, on préfère lire des romans que de rire avec nous quand les maîtres sont partis ?… Comme on dit, quand le chat n’est pas là… »

Et Mlle Macée montrait la Bible de Royaumont qu’elle avait prise sur le lit.

— I n’doit pas y avoir longtemps que vous repassez, reprit-elle, car vot’lit est encore chaud. C’est donc ben beau, c’que vous lisez là… Eh ben, j’ons pensé qu’vous n’osiez pas descendre en bas, ou qu’vous attendiez la montée d’vot’manger par le tour, comme c’est qu’Madame l’a recommandé. Mais j’vous l’ons apporté et j’l’ons mis à côté. V’là qu’on vous nourrit, si l’on peut dire, comme une mijaurée. Des biscuits, des chinois, une glace de Samos !… I’n’tient qu’à vous d’attraper tous les jours un bon morceau, de morfier à votre aise, comme dirait Poitou… Non ? Ben, à cause de tout ça, i’en a qui prétendent que vous f’rez tôt la fière et la faraude. Mais j’savons ben que c’est des idées à Madame, qu’elle vous chambre rapport à la vertu… J’vas vous dire un s’cret. I’z’ont manigancé à trois ou quat’ de v’ni vous rend’visite en tapinois, et j’allons prend’ du bon temps. À part ça, j’voulions vous dire que M. Grand-Jean est quasiment affolé d’vous. I’nous a chargée d’vous r’mett’ une lett’ où qui s’déclare. C’est un bon fieu que c’ti là, et i’saura vous désennuyer.

— Je ne sais pas lire l’écriture, dit Raton, qui cette fois ne le regrettait pas.

— Ça n’fait rien à l’affaire, dit Macée. J’la lis très bien, et pis M. Grand-Jean vous répétera tout ça d’vive voix. Seulement, il a voulu s’annoncer, et c’est moins facile de parler qu’d’écrire quanque c’est qu’on est amoureux. À la parfin, v’là c’qui met tout au long :

« Mamselle,

« J’aurions pu demandé à l’écrivin pue-blique de nous torché un billet doux, mais si le major d’hommes avait appris par des raports de Monsieur Rapenot ou du lourdier que je fussions sortit, j’aurions tété prié d’enfilé la venelle et de vous quitté là pou toujoux. Vous devez ben savei que je sommes tous tenus comme de povres gallériens que je sommes, à preuve que vous n’avez point décendue. Je vous aurions dit deus mots avec plaisi parce que vous me plaisés ben. Si c’est pas un refus de vote par, je vous le prouverons quanque vous voudrez et que niaura personne comme aujourd’hui. Ladesu, Mamselle, je suis Grand-Jean qui vous aime pour vous servi et qui na pas de secrets pour vous. »

— Qu’est-ce que vous en dites, Mademoiselle Raton ? C’est-il envoyé ?…

— Mademoiselle Macée, dit Raton en balbutiant et sans lever la tête de son ouvrage, M. Grand-Jean se donne bien de la peine pour moi. Je ne suis qu’une servante, mais je veux rester sage, et tout cela me semble mal.

— J’suis-t-une servante comme vous, Mademoiselle Raton. Je n’repoussons pas l’amour d’un homme, c’est vrai. J’avons justement le P’tit-Louis que vous n’avez pas manqué de remarquer, c’ti-là qu’est noir, avec un nez r’troussé et des yeux de malice. Il est justement l’ami du Grand-Jean. P’tit-Louis et Grand-Jean, ça va ensemble qu’on ne peut pas mieux… C’est quasiment le pouce et l’index. On irait tous quatre à la Courtille et j’y ferions notre effet… Où qu’est le mal ?… Voyez-vous, Mademoiselle Raton, ia qu’l’amour qui amuse et qui console les pauvres. Pourtant, faudrait pas creire que Mme la Dussèche s’en prive, elle qu’est riche à mïons, quand le Balleroy qu’est son bon ami… Quoi, vous l’savez ben !

— Monsieur le Duc !… annonça une voix emphatique.

Raton ne sut où se mettre. Ses larmes recommencèrent à couler. Elle se voila le visage de son tablier et s’effondra sur une chaise. Des rires étouffés répondirent à sa frayeur. Macée essaya en riant de la réconforter.

— Ah ! ah ! ah !… Regardez, mais regardez donc, Mademoiselle Raton !… C’est Poitou, Grand-Jean et P’tit-Louis qui font des leurs… Hi hi !… C’est tellement drôle que je m’mouille… et que j’vas… ah ! ah ! que j’vas me répandre sus l’parquet !…

Raton n’en serrait son tablier qu’avec plus de force. Comme elle entendait les valets approcher, elle se leva vivement, traversa la chambre de sa maîtresse pour s’aller réfugier dans le boudoir. Là, elle se jeta dans un fauteuil, se vouant à Dieu, et regardant avec terreur du côté de la porte si ses persécuteurs auraient l’audace de la franchir.

Ils le firent le plus aisément du monde. Poitou passa le premier. Vêtu d’une robe de chambre de son maître, coiffé d’une de ses perruques poudrées, il marchait avec une dignité comique que Raton ne sut pas apprécier, les pieds en équerre et la main sur le rognon. Sa haute canne de cérémonie formait angle ouvert avec son corps. Le visage coloré de safran, il exagérait l’aspect de M. le Duc, toujours un peu barbouillé d’ictère. Derrière lui parurent Grand-Jean en droguiste de l’ancien théâtre, coiffé d’une enveloppe de pain de sucre, drapé d’une blouse noire, des lunettes sur le nez, la trogne cramoisie, et le clystère sur l’épaule ; enfin, Petit-Louis, pareillement fagoté et portant le vase indispensable. Il grimaçait de dégoût en fronçant les narines, bien que son organe olfactif, généreusement ouvert, ne semblât pas le désigner à d’autres fonctions que les siennes.

Poitou fit en passant un signe de connaissance au portrait de M. le Duc.

— Mademoiselle, dit-il, incliné devant Raton, je suis votre très humble serviteur. Notre bien-aimée Du Barry le cède à vos charmes ; Mme la Duchesse est à la retraite… Souffle-moi, Petit-Louis…

— C’est à moi de souffler, dit Grand-Jean, qui fit jouer son clystère.

— Laissez-moi ! sanglotait Raton. Allez-vous-en tous, vous me faites horreur !… Allez-vous-en, ou je le dirai à Madame !…

— Je le dirai à Madame !… Je le dirai à Madame !… reprit Poitou en la contrefaisant. Voyez-vous, ça s’en croit parce que ça mange à part et que ça ne couche pas sous l’ardoise !… Pourtant, ça retire et passe la limace comme nous, Jarni !

— Et ça vide les pots comme moi, dit Petit-Louis.

— Et ça torche le proye comme personne de nous, dit Macée.

Cependant, le troisième valet, inquiet du succès de son entreprise, écarta les deux autres et s’avança en conciliateur.

— Là ! faut pas la rudoyer. Elle n’est pas encore faite à la bonne plaisanterie. On est tendre, on craint de déplaire aux maîtres, jusqu’au jour où l’on voit qu’ils font moins de cas de notre attachement que de celui d’une bête à quatre pattes. Bientôt, on se rend compte que parce qu’ils nous payent ils se croient quittes envers nous. Après tout, et quoique vous en pensiez, Mademoiselle Raton, on ne peut tout de même pas jouer à leurs jeux pour se distraire. Chacun sa façon… Mais on ne vous surprendra plus à l’avenir. Allons, faites risette à Grand-Jean qui vous aime, Mademoiselle Raton !…

Grand-Jean se penchait vers elle et tendait sa joue passée au carmin, comme s’il dût attendre un baiser.

— Celui-ci est parfait de ridicule, avec son clystère et son bonnet de papier ! lâcha Poitou qui prenait son rôle au sérieux.

— Ce n’est pas non plus parce que Monsieur se déguise en duc, dit Grand-Jean d’un ton piqué, qu’il tirera quelque chose de plus de Mademoiselle…

— Ah, Mademoiselle ! toujours Mademoiselle ! s’écria Macée en mettant les poings sur les hanches, et balançant la croupe. Est-ce qu’on m’appelle Mademoiselle, moi ?… Pas vrai, P’tit-Louis, est-ce que j’ai fait la bégueule quand tu t’es déclaré dans la cave ? T’avais un panier d’bouteilles, mais j’t’aime mieux avec un pot… Dites-donc, vous n’allez pas vous manger l’nez pour elle ?… Ma parole, i’sont là tous les trois comme des mâtins après une lice. Je n’sommes pu ren qu’du fiens et d’là crotte !…

— Paix-là ! paix-là, mauvaise ! dit Petit-Louis.

— Laissez-la donc, reprit Macée. Je l’savais bien qu’c’était une mouche. J’suis bien tranquille qu’elle va tout raconter !… Et d’abord, faut qu’je r’trouve la lettre du Grand-Jean…

— Ouais !… fit Poitou. Pour raconter nous verrons ça… Mais j’apprends que Grand-Jean fait ses coups en sourdine. Monsieur écrit des lettres, Monsieur les donne à porter ?

— Et Monsieur n’a pas de comptes à te rendre, dit Grand-Jean, les dents serrées. Tâche de te mêler de tes affaires et de filer doux, sans quoi…

Tous deux s’affrontèrent, la perruque de M. le Duc touchant le bonnet de M. Purgon. Agités de soubresauts prophétiques, la canne et la seringue présageaient en l’air une lutte imminente, quand Macée accourut de la garde-robe sur la pointe du pied :

— Chut !… Je crois qu’j’entends des pas dans le p’tit escayer… P’têt ben qu’on nous cerche. Aussi, vous faites un bruit !… Filons par l’aut’côté !… Chacun pour soi !…

Les trois valets la regardèrent avec stupidité. Ils enlevèrent piteusement leurs défroques en silence. Le masque de la servilité recouvrit sur leurs visages barbouillés les expressions de la haine et de la colère. Raton les vit disparaître, pareils aux figures bizarres et tyranniques d’un mauvais rêve, et chacun embarrassé de ses attributs bouffons.

Elle poussait déjà un soupir de délivrance, mais, par un raffinement de perversité, la Macée revint montrer son visage dans l’entre-bâillement de la porte qui s’était refermée sur leur retraite.

— Adieu, guenippe ! fit-elle, en découvrant l’ébène ébréchée de sa bouche. Tu trouveras ben queuques fois un rat crevé dans ton assiette. Comme ça, i’n’s’ra pas dit qu’tu n’mangeras qu’des gimblettes et des pets de nonne !…

Raton reçut ces mots comme autant de coups de poignard. Ses pressentiments ne l’avaient donc pas trompée ? Elle serait le souffre-douleur de la valetaille. Il lui aurait fallu descendre échelon par échelon dans l’avilissement avant que de se mêler à elle, car la déchéance subite se reconnaît aussi aisément que l’élévation trop rapide. L’une et l’autre gardent des traces originelles qui éveillent la haine et le mépris. Non, ni M. Poitou ni M. Grand-Jean ne la saliraient assez de leurs amours ; d’ailleurs, ils ne cesseraient de rappeler sa candeur ou d’en révéler les vestiges, afin de perpétuer leur ignoble triomphe. Il n’était pas dans sa nature de se plaindre. Et que ferait sa maîtresse ? Ses remontrances ne pourraient que les aigrir et les rendre plus ingénieux. Elle ne les chasserait pas pour une novice. Ils étaient assimilés aux calamités de la vie, dont un certain âge s’accommode en feignant de plaisanter. Ou bien, ils bénéficiaient de la tolérance dédaigneuse que l’on accorde aux brutes inférieures sans âme ni raison : l’on conserve un chien voleur, un âne rétif, un chat perfide et dissimulé. Ainsi M. le Duc prenait-il les choses… Mais les chasserait-on que de nouveaux venus ne se montreraient pas moins hostiles.

Telle était sa condition : il lui fallait tout accepter avec humilité, en considérant sa délicatesse comme une tare. Celui-ci boite, il faut qu’il marche ; celui-là n’y voit goutte, il faut qu’il travaille. Et Raton voyait des boiteux portant la besace ou la hotte, la faulx du moissonneur ou le filet du marin ; des savetiers dans leurs échoppes manier l’alène et le ligneul en collant sur la semelle leurs nez chaussés de lunettes.

Pourtant non, ce n’était pas sa destinée ! Que de professions s’ouvraient à elle ! Mais qui l’y pousserait, et n’étaient-elles pas plus ou moins serviles ? Ah ! se dit Raton, contemplant les médaillons rustiques de la chambre où elle s’était réfugiée, que ne suis-je demeurée dans mon village, je n’y connaissais point d’ennemis ! Pourquoi m’avoir vantée à M. le Chevalier, que je n’ai jamais vu, que je ne connais pas, et qui s’est mépris sur mes talents ?… Mais aussi, comment eussé-je refusé d’alléger l’indigence d’une vieille femme qui n’est pas ma mère, et qui m’a nourrie de ses travaux ? Sa mort, en me privant de sa tendresse, m’aurait bientôt réduite à l’état où je suis. On me dit belle : j’aurais pu trouver un épouseur. Cependant, qui m’aurait prise sans argent, sinon quelqu’un de ma condition ?… Et Raton se vit molestée par un rustre. Il faut, reprit-elle mentalement, que je ne sois pas pareille aux autres pour me refuser au destin qui m’est fait. On m’a trouvée, mais qui m’a perdue ou abandonnée ?… Quel était seulement mon petit nom, car je n’ai rien, pas même un nom !… Raton, pauvre Raton !… Et Raton se remit à pleurer, assise au bord du lit, la tête dans ses mains.

Ces réflexions ne lui étaient jamais venues à l’esprit. Dans son chagrin, elle s’étonna de ne plus se reconnaître. De son cœur en éclats sortait une fille nouvelle, déjà mûrie par la douleur d’un jour.

Quand Raton releva la tête elle ne sentit plus sa faiblesse. Elle était résolue à supporter ses peines, mais avec l’entêtement d’y échapper un jour. Comment, elle ne le savait pas encore. Elle reprit distraitement la Bible de Royaumont, et elle eut le sentiment que ce livre plein de Dieu, et dont elle ne connaissait guère que le poids, contenait sa liberté et son salut. Aussi se confirma-t-elle dans sa résolution d’en épeler chaque soir une « figure » et de méditer ce qu’elle aurait lu. Ensuite, elle grignota les sucreries qu’on lui avait montées, renvoya le service par le tour et reprit son ouvrage. Comme il était de courte durée, elle mit les cartons en ordre, non sans avoir eu la précaution de tirer le verrou sur la porte qui l’isolait si peu de ses bourreaux. Mais quoi ? la visite qu’ils redoutaient n’avait point paru. La crainte, la lâcheté leur avait donné des ailes pour aller reprendre leurs fers.