Histoire de la bienheureuse Raton, fille de joie/04

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Éditions Mornay (p. 49-58).
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IV


L e lendemain, Mme la Duchesse pria Raton de l’habiller de bonne heure, bien qu’elle eût passé une partie de la nuit au bal. Elle avait résolu d’entendre la messe aux Carmélites de la rue d’Enfer, selon sa coutume. Dans ce sérieux dessein, elle consignait sa porte à M. le Duc qui s’obstinait à vouloir pénétrer. Elle s’étonnait que, l’ayant reçu la veille pour en ouïr des balivernes, il manifestât le désir de recommencer. « Quelle mouche le pique ? Que peut-il lui prendre ? » Elle mêlait cette impatience aux choses saintes et aux rubans préparés par Raton. Du sentiment général, ils lui avaient donné l’air d’une sylphide, tant ils flottaient agréablement autour d’elle, en lui rendant une légèreté qu’elle disait avoir perdue sans en être très sûre. Aussi faisait-elle cent caresses à Raton, bien qu’en secret elle s’attribuât tous les mérites qu’elle lui faisait partager avec une générosité outrancière. Raton songeait, en sanglant le mulet, aux larmes inavouées qu’elle avait répandues sur ces rubans. Elle taisait encore à sa maîtresse, qui s’inquiétait de son appétit, la trouvaille d’un rat crevé qu’elle avait faite au repas du soir, ainsi que son appréhension d’en retrouver d’autres selon la promesse de Macée. Mais Raton n’en ressentait guère de peine, et ces réflexions éphémères n’étaient que pour mémoire. L’idée d’accompagner sa maîtresse l’élevait au-dessus des contingences, et, momentanément, la tirait de souci.

Mme la Duchesse avait choisi du noir. Elle s’était encore privée de mouches et de bijoux, afin d’accorder sa personne à la gravité de l’office et paraître s’égaler à ces dames qui donnaient au siècle le plus bel exemple de renoncement à ses pompes. Pour la même raison, elle avait commandé sa chaise au lieu de son carrosse ; toutes ces particularités édifiantes, elle les faisait connaître à Raton d’une voix modeste, comme si elle eût déjà parlé au seuil de l’église. Cependant, on n’était encore qu’à la hauteur de la rue des Saints-Pères. Mme la Duchesse se recueillit quelques instants en feuilletant un paroissien relié aux armes, du volume d’un bréviaire. Raton se perdit à son tour dans ses rêveries, heureusement bercée par le mouvement de la chaise. Elle était à cent lieues de M. Poitou, de M. Grand-Jean et de Mlle Macée ; elle ne souffrait plus des cris de la rue ; de la rue elle-même, elle ne voyait rien, ni l’encombrement des charrettes et des carrosses, ni les chevaux agenouillés que l’on relevait par des coups et des injures, ni la nouveauté encore fraîche à ses yeux des boutiques et des maisons. Il lui semblait qu’elle avait quitté Balleroy sans relai pour se rendre chez Dieu, en compagnie d’une bonne fée qui la traitait en égale, car Raton mêlait sans scrupule les fées, les saintes et les duchesses. Là, elle n’entendrait point le patois de la ville. Elle entendrait la langue même de Dieu, à laquelle on ne comprend rien non plus, mais qui se récite, qui se chante, qui vous émeut, enfin, plus profondément que le langage des oiseaux, quand on est assise sur le banc de sa chaumière et que la journée s’achève sans travail dans le beau silence du crépuscule.

— Les saintes personnes que nous allons voir, dit enfin Mme la Duchesse qui trouvait long son propre silence, sont à peu près toutes de condition, de sorte que c’est un plaisir de prier chez elles et de penser à nos fins dernières. J’ai connu les unes dans mon enfance ; nous avons partagé les mêmes jeux. J’en ai connu d’autres dans le monde, dont elles se sont retirées à la suite de déceptions et de chagrins qui affectent profondément les cœurs sensibles, mais qui laissent encore une place à l’amour divin. On commence ou l’on finit par lui. Ainsi, voulais-je dire, Raton, que j’avais plaisir à prier chez elles parce que je me retrouvais au milieu de mes bonnes amies. J’imagine que je n’ai pas à me déranger, qu’elles ont choisi ma maison pour une neuvaine. On ne se parle pas, et voilà tout. D’ailleurs, pourquoi parlerait-on, puisque l’on chante ? Enfin, ces dames ne m’apprendraient rien que je ne sache d’elles-mêmes. Au parloir, je pourrais leur donner des nouvelles de ceux-ci et de ceux-là qui ont fait une fin ou qui continuent de bourreler les cœurs. L’un est ministre du Roi pour l’étranger. Il séduit à Rome, à Londres, à Lisbonne, à Vienne. L’autre jouit en paix de sa trahison, heureux qu’il existe des couvents où les femmes de cœur se confinent à jamais sans accabler un homme de leurs poursuites et de leurs reproches. Je pourrais encore apprendre à telles autres, qui se sont retirées du monde pour faire pièce à la volonté paternelle, ce que sont devenus les fiancés de leur préférence et ceux qu’on leur voulait imposer. Mais à quoi cela servirait-il ?… Qui vit là est bienheureuse, le siècle meurt à sa porte, et l’amour de Dieu est tout uni, sans alarmes ni rivalité. Ainsi jusque par delà les âges. On n’en voit pas la fin… Ah ! M. le Duc peut hausser les épaules et dire que ce doit être bien fatigant : il est encore doux pour une femme d’offrir au Divin Maître un cœur qu’il ne repousse pas dans son insatiable, son éternelle avidité !

Raton eut envie de se jeter au cou de sa maîtresse qui versait des larmes. Elle n’osa pas non plus les essuyer : son mouchoir n’était pas assez fin. Elle s’en servit pour elle-même, car elle pleurait aussi. Mais elle prit la main douce et potelée dont elle avait fardé les ongles et la baisa avec transport.

— Nous sommes arrivées, dit Mme la Duchesse en tapotant la joue de Raton. La prochaine fois, je prendrai tout de même le carrosse. On y est mieux et l’on s’y fait moins de mauvais sang.

L’office était commencé. En poussant la porte, Raton fut enveloppée d’encens et de musique. Il lui sembla qu’une légion exultante la frappait d’ailes invisibles pour l’exhorter à demeurer dans le colombier du Seigneur. Elle prit place à côté de sa maîtresse dans une petite chapelle latérale d’où l’on pouvait assister au service. Mme la Duchesse jeta quelques regards de connaissance qui ne pouvaient s’adresser particulièrement à personne, car, le chœur étant grillé et séparé de la nef par quatre colonnes de marbre vert, l’on distinguait à peine les religieuses qui chantaient à voix assourdies, formant unisson, qui rappelait le gémissement de la tourterelle. Mais elle pensa que ses bonnes amies l’avaient vue. Elle se recommanda ainsi à leur distraction profane. Après quoi elle lut son livre aussi attentivement que possible, en remuant les lèvres pour s’obliger à lire, et quelquefois son prie-Dieu pour ne pas succomber au sommeil.

Raton fut éblouie de la richesse de l’église. Le paradis qu’elle imaginait n’était pas si beau. L’autel, tout de marbre blanc et décoré d’une Annonciation du Guide, s’élevait au-dessus de douze marches entourées d’une rampe de même matière, aux balustres de bronze doré. Devant le tabernacle d’argent figurant l’Arche d’alliance, l’ostensoire d’or et de pierres précieuses flamboyait comme un astre au milieu de centaines de constellations que formaient les cierges et les bougies. Des chérubins joufflus comme des Éoles soufflaient de tous les coins l’esprit de Dieu et attisaient l’incendie d’innombrables dorures. Les murs étaient peuplés de peintures pompeuses représentant des scènes des deux Testaments. La voûte, peinte à fresque, paraissait ouverte sur le Ciel même, tant les personnages montraient de mouvement et de vérité. Raton y reconnut le triomphe des Justes après le Jugement dernier, quand Dieu les place à sa droite, qui est terrible, et pareillement à sa gauche qui ne l’est pas moins, mais dont il n’est guère parlé. Un ange fougueux, la tunique tourmentée par la tempête de son vol, annonçait de sa tuba que le partage équitable était résolu pour l’éternité. La croix du Sauveur, qui paraissait verticalement au centre, donnait de la science perspective de Philippe de Champagne l’idée la plus avantageuse, mais Raton n’en avait cure. Ici et là, elle remarqua dans leurs cadres Marie l’Égyptienne méditant sur un crâne, et Sainte Thérèse d’Avila livrant son cœur à la pique enflammée d’un ange. Un tableau représentant Marie-Madeleine, ouvrage de M. Le Brun, retint davantage son attention. Il était au-dessus de l’autel, dans la chapelle qui semblait être la loge réservée de Mme la Duchesse, de sorte que Raton put le détailler aisément. La Pécheresse, parée de ses riches vêtements de courtisane, repoussait du pied un coffret renversé d’où s’échappaient des colliers de perles et des bagues. Elle tordait d’une main ses beaux cheveux blonds devant un miroir, comme si l’amour du Dieu jaloux l’eût surprise dans les soins de sa coquetterie. Des larmes soudaines de repentir, d’un orient plus précieux que celui des perles, roulaient sur son visage où se lisaient encore la surprise et la crainte. Un lambeau de nuage orageux pénétrait par la fenêtre, semblable aux passions qui offusquent nos âmes et nous ravagent. Image de la vanité du monde, un palais se voyait au loin, dressant sa tour orgueilleuse au bord de la mer incertaine.

— C’est La Vallière, dit tout bas Mme la Duchesse en se penchant vers Raton, La Vallière qui se nommait ici Sœur Louise de la Miséricorde…

Mais Raton, ignorant les amours des princes, pensa que sa maîtresse se trompait, car elle lisait sur le cadre le nom de la sainte écrit en belles capitales. Elle n’en admira pas moins la mansuétude du Divin Maître qui pardonne aux pécheresses, et elle s’étonna que de moins grands coupables ne sussent fléchir sa rigueur par l’abandon d’un cœur simple.

La beauté de la musique, la douceur des voix la plongèrent dans une paisible rêverie où elle ne formait d’autre désir que de s’y trouver toujours. Son esprit reposait sur l’encens et la musique comme l’oiseau marin sur la brise d’été. Certains chants l’élevaient soudainement dans l’éther ; il retombait avec d’autres et se laissait bercer à mi-chemin du souvenir, trop haut cependant pour en être blessé.

Mais quoi ! pensait Raton, quand le silence la restituait à la terre, il suffirait de prononcer des vœux, de se plier à la règle des bonnes amies de Mme la Duchesse pour goûter cette tranquille ivresse au milieu d’un décor plus somptueux que celui de M. le Duc et peut-être du Roi ? Se pouvait-il qu’une femme ambitionnât d’autre bonheur ? Elle se sentait faite pour celui-là, à l’exclusion de tous les autres. L’esquisse des passions malheureuses que sa maîtresse venait de lui faire ne l’encourageait pas à les connaître avant de se jeter dans le sein de Dieu, de qui l’amour est tout uni.

Comme elle achevait ces pensées, elle porta son regard vers le tableau de M. Le Brun. La Madeleine s’était effacée. À sa place elle revit l’image du Sauveur dans l’ormeau de Balleroy. Il écartait encore sa tunique pourpre et désignait son cœur en flammes. Sur le côté, ce n’étaient plus la chaumière ni la haie d’épine-vinette, mais l’hôtel de M. le Duc. Même elle s’y voyait entrer, et M. Poitou tenait sa malle sous le bras. Paris s’étendait dans une brume, avec sa houle de toitures.

— C’est un ordre, se dit Raton. Jésus me montre son cœur pour qu’il soit l’unique objet vers quoi doivent tendre mes pensées. La première fois, je voyais la chaumière de ma nourrice : c’était pour que je l’oubliasse. Aujourd’hui, la maison de M. le Duc représente la mollesse, les tentations de la Ville et aussi les chagrins qui me sont causés. Faut-il que je les quitte ou ne m’en soucie pas ? Ou bien sont-ce des moyens du Ciel pour m’acheminer plus sûrement vers mon salut ? Ah, Seigneur ! commandez à votre servante !… Et cet ormeau à l’ombre duquel j’ai passé mon enfance, qui m’abrita souvent de la chaleur du jour quand je réparais le linge fin signifie sans doute que l’amour du Divin Maître a crû sur l’innocence et la solitude de ma jeunesse, et qu’il me tiendra désormais sous sa protection.

— Allons, Raton, la messe est dite ! fit Mme la Duchesse. Tu n’as point prié, ma fille. Tu es distraite dans la maison de Dieu, c’est aussi que tu n’as pas de livre…

Raton suivit sa maîtresse. Mais elle se retourna et vit encore le Sauveur dans son arbre. Il lui sembla même que la main se rapprochait du cœur, et que le cœur jetait des flammes plus ardentes.

— À quoi pensais-tu, Raton ? reprit Mme la Duchesse quand elles furent montées dans la chaise qui les attendait.

— Je pensais, répondit Raton, que je voudrais bien entrer là.

— Entrer là ! Entrer là ! Mais sais-tu qu’il y faut cinq milles livres de dot ? Entrer là ! Mais tu es folle, ma pauvre Raton !…